De l’Homme/Section 2/Chapitre 16

SECTION II
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 53-71).
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CHAPITRE XVI.

Cause de la différence d’opinions en morale, politique, et métaphysique.

La marche de l’esprit humain est toujours la même. L’application de l’esprit à tel ou tel genre d’étude ne change point cette marche. Les hommes apperçoivent-ils dans certaines sciences les mêmes rapports entre les objets qu’ils comparent ? ils doivent nécessairement appercevoir ces mêmes rapports dans toutes. Cependant l’observation ne s’accorde point avec le raisonnement. Mais cette contradiction n’est qu’apparente. La vraie cause en est facile à découvrir. En la cherchant, on voit, par exemple, que, si tous les hommes conviennent de la vérité des démonstrations géométriques, c’est qu’ils sont indifférents à la vérité ou à la fausseté de ces démonstrations ; c’est qu’ils attachent, non seulement des idées nettes, mais encore les mêmes idées, aux mots employés dans cette science ; c’est qu’enfin ils se font la même image du cercle, du quarré, du triangle, etc. : au contraire, en morale, politique, et métaphysique, si les opinions des hommes sont très différentes, c’est qu’ils n’ont pas toujours intérêt de voir les choses telles qu’elles sont réellement ; c’est qu’ils n’ont souvent que des idées obscures et confuses des questions qu’ils traitent ; c’est qu’ils pensent plus souvent d’après les autres que d’après eux ; c’est qu’enfin ils n’attachent point les mêmes idées aux mêmes mots.

Je choisis pour exemple ceux de bon, intérêt, et vertu.

Du mot bon.

Prend-on ce mot dans toute l’étendue de sa signification ? pour s’assurer si les hommes peuvent s’en former la même idée, sachons la maniere dont l’enfant l’acquiert.

Pour fixer son attention sur ce mot, on le prononce en lui montrant quelque sucrerie, ou ce qu’on appelle des bonbons. Ce mot, pris dans sa signification la plus simple, n’est d’abord appliqué qu’à ce qui flatte le goût de l’enfant et excite une sensation agréable dans son palais.

Veut-on ensuite donner à ce mot une idée un peu plus étendue ? on l’applique indifféremment à tout ce qui plaît à cet enfant, c’est-à-dire à l’animal, à l’homme, au camarade, avec lequel il joue et s’amuse. En général, tant qu’on n’attache cette expression qu’à des objets physiques, tels sont, par exemple, une étoffe, un outil, une denrée, les hommes s’en forment à-peu-près la même idée ; et cette expression rappelle, du moins confusément, à leur mémoire l’idée de tout ce qui peut être immédiatement bon pour eux[1].

Prend-on enfin ce mot dans une signification encore plus étendue ? l’applique-t-on à la morale et aux actions humaines ? on sent qu’alors cette expression doit nécessairement renfermer l’idée de quelque utilité publique ; et que, pour convenir en ce genre de ce qui est bon, il faut être précédemment convenu de ce qui est utile. Or, la plupart des hommes ignorent même que l’avantage général soit la mesure de la bonté des actions humaines.

Faute d’une éducation saine, les hommes n’ont de la bonté morale que des idées obscures. Ce mot bonté, arbitrairement employé par eux, ne rappelle à leur souvenir que les diverses applications qu’ils en ont entendu faire (3) ; applications toujours différentes et contradictoires, selon la diversité et des intérêts et des positions de ceux avec lesquels ils vivent. Pour convenir universellement de la signification du mot bon appliqué à la morale, il faudroit qu’un excellent dictionnaire en eût déterminé le sens précis. Jusqu’à la rédaction de cet ouvrage, toute dispute sur ce sujet est interminable. Il en est de même du mot intérêt.

intérêt.

Parmi les hommes, peu sont honnêtes ; et le mot intérêt doit en conséquence réveiller dans la plupart d’entre eux l’idée d’un intérêt pécuniaire, ou d’un objet aussi vil et aussi méprisable. Une ame noble et élevée en a-t-elle la même idée ? Non ; ce mot lui rappelle uniquement le sentiment de l’amour de soi. Le vertueux n’apperçoit dans l’intérêt que le ressort puissant et général qui, moteur de tous les hommes, les porte tantôt au vice, tantôt à la vertu. Mais les jésuites attachoient-ils à ce mot une idée aussi étendue lorsqu’ils combattoient mon opinion ? Ce que je sais, c’est qu’alors banquiers, commerçants, banqueroutiers, ils devoient avoir perdu de vue toute idée d’intérêt noble ; c’est que ce mot ne devoit réveiller en eux que l’idée d’intrigue et d’intérêt pécuniaire.

Or, un si vil intérêt leur ordonnoit de poursuivre un homme persécuté, même en adoptant en secret ses opinions. La preuve en est un ballet donné à Rouen en 1750, dont l’objet étoit de montrer que le plaisir forme la jeunesse aux vraies vertus, c’est-à-dire, premiere entrée, aux vertus civiles ; seconde entrée, aux vertus guerrieres ; troisieme entrée, aux vertus propres à la religion. Ils avoient dans ce ballet prouvé cette vérité par des danses. La Religion personnifiée y avoit un pas de deux avec le Plaisir ; « et, pour rendre le Plaisir plus piquant, disoient alors les jansénistes, les jésuites l’ont mis en culottes. » Or, si le plaisir, selon eux, peut tout sur l’homme, que ne peut sur lui l’intérêt ? Tout intérêt ne se réduit-il pas en nous à la recherche du plaisir ?

Plaisirs et douleurs sont les moteurs de l’univers. Dieu les a déclarés tels à la terre en créant le paradis pour les vertus, et l’enfer pour les crimes. L’église catholique elle-même en est convenue, lorsque, dans la dispute de MM. Bossuet et Fénélon, elle décida qu’on n’aimoit point Dieu pour lui-même, c’est-à-dire indépendamment des peines et des récompenses dont il est le dispensateur. On a donc toujours été convaincu que l’homme, mu par le sentiment de l’amour de soi, n’obéit jamais qu’à la loi de sont intérêt[2].


Que prouve sur ce sujet la diversité d’opinions ? Rien, sinon qu’on ne s’entend point. L’on ne s’entend guere mieux lorsqu’on parle de vertu.

vertu.

Ce mot rappelle souvent des idées très différentes, selon l’état et la position où l’on se trouve, la société où l’on vit, le pays et le siecle où l’on naît. Que, dans la coutume de Normandie, un cadet profitât, comme Jacob, de la faim ou de la soif de son frere pour lui ravir son droit d’aînesse ; ce seroit un frippon, déclaré tel dans tous les tribunaux. Qu’un homme, à l’exemple de David, fît périr le mari de sa maîtresse ; on ne le citeroit point au nombre des vertueux, mais des scélérats. On auroit beau dire qu’il a fait une bonne fin : les assassins en font quelquefois une pareille, et ne sont point donnés pour des modeles de vertu.

Jusqu’à ce qu’on ait attaché des idées nettes à ce mot, on dira donc toujours de la vertu ce que les pyrrhoniens disoient de la vérité : « Elle est, comme l’orient, différente, selon le point de vue d’où on la considere. »

Dans les premiers siecles de l’église, les chrétiens étoient en horreur aux nations ; ils craignoient de n’être point tolérés. Que prêchoient-ils alors ? L’indulgence, et l’amour du prochain. Le mot vertu rappeloit alors à leur mémoire l’idée d’humanité et de douceur. La conduite de leur maître les confirmoit dans cette idée. Jésus, doux avec les esséniens, les Juifs, et les païens, ne portoit point de haine aux Romains. Il pardonnoit aux Juifs leurs injures, à Pilate ses injustices ; il recommandoit par-tout la charité. En est-il de même aujourd’hui ? Non. La haine du prochain, la barbarie, sous les noms de zele et de police, sont en France, en Espagne, et en Portugal, maintenant comprises dans l’idée de vertu.

L’église naissante, quelle que fût la religion d’un homme, honoroit en lui la probité, et s’occupoit peu de sa croyance. « Celui-là, dit S. Justin, est chrétien qui est vertueux, fût-il d’ailleurs athée » : et quicumque secundum rationem et verbum vixere, christiani sunt, quamvis athei.

Jésus préféroit dans ses paraboles l’incrédule samaritain au dévot pharisien[3] S. Paul n’étoit guere plus difficile que Jésus et S. Justin. Cornélius (chap. X, v. 2 des Actes des apôtres) est cité comme un homme religieux, parcequ’il étoit honnête (5) ; néanmoins il n’étoit pas encore chrétien. Il est dit pareillement d’une certaine Lidie (Chap. XVI, v. 14 des mêmes Actes) qu’elle servoit Dieu ; elle n’avoit cependant pas encore entendu S. Paul, et ne s’étoit point convertie.

Du temps de Jésus, l’ambition et la vanité n’étoient point comptées parmi les vertus ; le royaume de Dieu n’étoit pas de ce monde : Jésus n’avoit desiré ni richesses, ni titres, ni crédit en Judée ; il ordonnoit à ses disciples d’abandonner leurs biens pour le suivre. Quelles idées a-t-on maintenant de la vertu ? Point de prélat catholique qui ne brigue des titres, des honneurs ; point d’ordre religieux qui ne s’intrigue dans les cours, qui ne fasse le commerce, qui ne s’enrichisse par la banque. Jésus et ses apôtres n’avoient pas cette idée de l’honnêteté.

Du temps de ces derniers, la persécution ne portoit point encore le nom de charité : les apôtres n’excitoient point Tibere à emprisonner le gentil ou l’incrédule : celui qui dans ce siecle eût voulu s’asservir les opinions d’autrui, régner par la terreur, élever le tribunal de l’inquisition, brûler ses semblables, et s’en approprier les richesse, eût été déclaré infâme : on n’eût point lu sans horreur les sentences dictées par l’orgueil, l’avarice, et la cruauté sacerdotale. Aujourd’hui, l’orgueil, l’avarice et la cruauté, sont, dans les pays d’inquisition, mis au rang des vertus.

Jésus haïssoit le mensonge ; il n’eût donc point, comme l’église, obligé Galilée de venir, la torche au poing, rétracter aux autels du Dieu de vérité celles qu’il avoit découvertes. L’église n’est plus ennemie du mensonge ; elle canonise les fraudes pieuses (6).

Jésus, fils de Dieu, étoit humble (7) ; et son orgueilleux vicaire prétend commander aux souverains, légitimer à son gré le crime, rendre les assassinats méritoires : il a béatifié Clément. Sa vertu n’est donc pas celle de Jésus.

L’amitié, honorée comme vertu chez les Scythes, n’est plus regardée comme telle dans les monasteres ; la regles l’y rend même criminelle (8). Le vieillard malade et languissant dans sa cellule y est délaissé par l’amitié et l’humanité. Eût-on fait aux moines un précepte de la haine mutuelle, il ne seroit pas plus fidèlement observé dans le cloître.

Jésus vouloit qu’on rendît à César ce qui appartient à César ; il défendoit de s’emparer par ruse ou par force du bien d’autrui. Mais le mot de vertu, qui rappeloit alors à la mémoire l’idée de justice, ne la rappeloit plus du temps de S. Bernard, lorsqu’à la tête des croisés il ordonnoit aux nations de déserter l’Europe pour ravager l’Asie, pour détrôner les sultans, et briser des couronnes sur lesquelles ces nations n’avoient aucun droit.

Lorsque, pour enrichir son ordre, ce saint promettoit cent arpents dans le ciel à qui lui en donneroit dix sur la terre ; lorsque, par cette promesse ridicule et frauduleuse, il s’approprioit le patrimoine d’un grand nombre d’héritiers légitimes, il falloit que l’idée de vol et d’injustice fût alors comprise dans la notion de vertu (9).

Quelle autre idée pouvoient s’en former les Espagnols lorsque l’église leur permettoit d’attaquer Montézuma et les incas, de les dépouiller de leurs richesses, et de s’asseoir sur les trônes du Mexique et du Pérou ? Les moines, maîtres alors de l’Espagne, eussent pu la forcer de restituer aux Mexicains et aux Péruviens (10) leur or, leur liberté, leur pays, et leur prince ; ils pouvoient du moins hautement condamner la conduite des Espagnols. Que firent alors les théologiens ? Ils se turent. Ont-ils en d’autres temps montré plus de justice ? Non. Le P. Hennepin, récollet, répete sans cesse qu’il n’est qu’un seul moyen de convertir les sauvages, c’est de les réduire à l’esclavage[4]. Un moyen aussi injuste, aussi barbare, se fût-il présenté au récollet Hennepin si les théologiens actuels avoient de la vertu les mêmes idées que Jésus ? S. Paul dit expressément que la persuasion est la seule arme que l’on puisse employer à la conversion des gentils. Quel homme recourroit à la violence pour prouver les vérités géométriques ? Quel homme ne sait pas que la vertu se recommande d’elle-même ? Quel est donc le cas où l’on peut faire usage des prisons, des tortures, et des bûchers ? Lorsqu’on prêche le crime, l’erreur, et l’absurdité.

C’est le fer en main que Mahomet prouvoit la vérité de ses dogmes. Une religion, disoient alors les chrétiens, qui permet à l’homme de forcer la croyance de l’homme est une religion fausse. Ils condamnoient Mahomet dans leurs discours, et le justifioient par leur conduite ; ce qu’ils appeloient vice en lui, ils l’appeloient vertu en eux. Croiroit-on que le musulman, si dur dans ses principes, fût dans ses mœurs plus doux que le catholique ? Faut-il que le Turc soit tolérant envers le chrétien (11), l’incrédule, le Juif, le gentil ; et que le moine, à qui sa religion fait un devoir de l’humanité, brûle en Espagne ses semblables, et précipite en France dans les cachots le janséniste et le déiste ?

Le chrétien commettroit-il autant d’abominations s’il avoit de la vertu les mêmes idées que le fils de Dieu, et si le prêtre, docile aux seuls conseils de son ambition, n’étoit sourd à ceux de l’évangile (12) ?


(3) Ce que je dis de la bonté peut également s’appliquer à la beauté. L’idée différente qu’on s’en forme dépend presque toujours de l’application qu’on entend faire de ce mot dans son enfance. M’a-t-on toujours vanté la figure de telle femme en particulier ? cette figure se grave dans ma mémoire comme modele de beauté, et je ne jugerai plus de celle des autres femmes que sur la ressemblance plus ou moins grande qu’elles ont avec ce modele. De là la diversité de nos goûts, et la raison pour laquelle l’un préfere la femme svelte à la femme grasse pour laquelle un autre a plus de desir.

(4) Cette décision de l’église fait sentir le ridicule d’une critique qui m’a été faite. Comment, disoit-on, ai-je pu soutenir que l’amitié étoit fondée sur un besoin et un intérêt réciproque ? Mais si l’église et les jésuites eux-mêmes conviennent que Dieu, quelque bon et puissant qu’il soit, n’est point aimé pour lui-même, ce n’est donc point sans cause que j’aime mon ami. Or, de quelle nature peut être cette cause ? Ce n’est pas de l’espece de celles qui produisent la haine, c’est-à-dire un sentiment de mal-aise et de douleur ; c’est au contraire de l’espece de celles qui produisent l’amour, c’est-à-dire un sentiment de plaisir. Les critiques qui m’ont été faites à ce sujet sont si absurdes, que ce n’est pas sans honte que j’y réponds.

(5) La primitive église ne chicanoit pas les gens sur leur croyance : Synésius en est un exemple. Il vivoit dans le cinquieme siecle. Il étoit philosophe platonicien. Théophile, alors évêque d’Alexandrie, voulant se faire honneur de cette conversion, pria Synésius de se laisser baptiser. Ce philosophe y consentit à condition qu’il conserveroit ses opinions. Peu de temps après, les habitants de Ptolémaïde demandent Synésius pour leur évêque. Synésius refuse l’épiscopat ; et tels sont les motifs que, dans sa cent-cinquieme lettre, il donne à son frere de son refus : « Plus je m’examine, dit-il, moins je me sens propre à l’épiscopat. J’ai jusqu’ici partagé ma vie entre l’étude de la philosophie et l’amusement : au sortir de mon cabinet je me livre au plaisir. Or il ne faut pas, dit-on, qu’un évêque se réjouisse ; c’est un homme divin. Je suis d’ailleurs incapable de toute application aux affaires civiles et domestiques. J’ai une femme que j’aime : il me seroit également impossible de la quitter, ou de ne la voir qu’en secret. Théophile en est instruit ; mais ce n’est pas tout. L’esprit n’abandonne pas les vérités qu’il s’est démontrées. Or, les dogmes de la philosophie sont contradictoires à ceux qu’un évêque doit enseigner. Comment prêcher la création de l’ame après le corps, la fin du monde, la résurrection, et enfin tout ce que je ne crois pas ? Je ne puis me résoudre à la fausseté. Un philosophe, dira-t-on, peut se prêter à la foiblesse du vulgaire, lui cacher des vérités qu’il ne peut pas porter. Oui : mais il faut alors que la dissimulation soit absolument nécessaire. Je serai évêque si je puis conserver mes opinions, en parler avec mes amis, et si, pour entretenir le peuple dans l’erreur, on ne me force point à lui débiter des fables ; mais, s’il faut qu’un évêque prêche contre ce qu’il pense, et pense comme le peuple, je refuserai l’épiscopat. Je ne sais s’il est des vérités qu’on doive cacher au vulgaire ; mais je sais qu’un évêque ne doit pas prêcher le contraire de ce qu’il croit. Il faut respecter la vérité comme Dieu : et je proteste devant Dieu que je ne trahirai jamais mes sentiments dans mes prédications ». Synésius, malgré sa répugnance, fut ordonné évêque, et tint parole. Les hymnes qu’il ne composa ne sont que l’exposition des systêmes de Pythagore, de Platon, et des stoïciens, ajustés aux dogmes et au culte des chrétiens.

(6) La pieuse calomnie est encore une vertu de nouvelle création. Rousseau et moi en avons été les victimes. Que de faux passages de nos ouvrages cités dans les mandements de saints évêques !

(7) Le clergé, qui se dit humble, ressemble à Diogene, dont on voyoit l’orgueil à travers les trous de son manteau.

(8) Qu’on lise à ce sujet les derniers chapitres de la regle de S. Benoît ; l’on y verra que si les moines sont impitoyables et méchants, c’est qu’ils doivent l’être.

En général, des hommes assurés de leur subsistance, et sans inquiétude à cet égard, sont dures ; ils ne plaignent point dans les autres des maux qu’ils ne peuvent éprouver. D’ailleurs le bonheur ou le malheur des moines retirés dans un cloître est entièrement indépendant de celui de leurs parents et de leurs concitoyens. Les moines doivent donc voir l’homme des villes avec l’indifférence d’un voyageur pour l’animal qu’il rencontre dans les forêts. Ce sont les lois monastiques qui condamnent le religieux à l’inhumanité. En effet, qui produit dans les hommes le sentiment de la bienveillance ? Le secours éloigné ou prochain qu’ils peuvent se prêter les uns aux autres. C’est ce principe qui rassembla les hommes en société. Les lois isolent-elles mon intérêt de l’intérêt public ? dès lors je deviens méchant. De là la dureté des gouvernements arbitraires, et la raison pour laquelle les moines et les despotes ont en général toujours été les plus inhumains des hommes.

(9) On croyoit autrefois que Dieu, selon les temps divers, pouvoit avoir des idées différentes de la vertu ; et l’église s’en est clairement expliquée dans le concile de Bâle tenu à l’occasion des hussites. Ceux-ci ayant protesté n’admettre d’autre doctrine que celle contenue dans les écritures, les peres de ce concile leur répondirent, par la bouche du cardinal de Carsan, « que les écritures n’étoient point absolument nécessaires pour la conservation de l’église, mais seulement pour la mieux conserver ; qu’il falloit toujours interpréter l’écriture selon le courant de l’église actuelle, qui, changeant de sentiment, nous oblige de croire que Dieu en change aussi. »

(10) On vante beaucoup les restitutions que fait faire la religion. J’ai vu quelquefois restituer le cuivre, et jamais l’or. Les moines n’ont point encore restitué d’héritage, ni les princes catholiques les royaumes envahis en Amérique.

(11) C’est une justice de s’armer d’intolérance contre l’intolérant, comme un devoir au prince d’opposer une armée à une armée ennemie.

(12) En ouvrant l’Encyclopédie, article Vertu, quelle surprise d’y trouver, non une définition de la vertu, mais une déclamation sur ce sujet ! « Ô homme, s’écrie le compositeur de cet article, veux-tu savoir ce que c’est que vertu ? rentre en toi-même ; sa définition est au fond de ton cœur ». Mais pourquoi ne seroit-elle pas également au fond du cœur de l’auteur ? Et, supposé qu’elle y fût, pourquoi ne l’eût-il pas donnée ? Peu d’hommes, je l’avoue, ont une si bonne opinion de leurs lecteurs, et si peu d’eux-mêmes. Si cet écrivain eût plus long-temps médité le mot vertu, il eût senti qu’elle consiste dans la connoissance de ce que les hommes se doivent les uns aux autres, et qu’elle suppose par conséquent la formation des sociétés. Avant cette formation, quel bien ou quel mal faire à une société non encore existante ? L’homme des forêts, l’homme nu et sans langage, peut bien acquérir une idée claire et nette de la force ou de la foiblesse, mais non de la justice et de l’équité. Né dans une île déserte, abandonné à moi-même, j’y vis sans vice et sans vertu ; je n’y puis manifester ni l’un ni l’autre. Que faut-il donc entendre par ces mots vertueuses et vicieuses ? Les actions utiles ou nuisibles à la société. Cette idée simple et claire est, à mon sens, préférable à toute déclamation obscure et ampoulée sur la vertu. Un prédicateur qui ne définit rien dans ses sermons sur la vertu, un moraliste qui soutient tous les hommes bons et ne croit pas aux injustes, est quelquefois un sot, mais plus souvent un frippon qui veut être cru honnête simplement parcequ’il est homme.


  1. C’est de cet adjectif bon qu’on a fait le substantif bonté, pris par tant de gens pour un être réel, ou du moins pour une qualité inhérente à certains objets.
  2. Le guerrier veut-il s’avancer ? il desire la guerre. Mais qu’est-ce que le souhait de la guerre dans l’officier subalterne ? C’est le souhait d’une augmentation de six ou sept cents francs d’appointements, le souhait de la dévastation des empires, de la mort des amis, des connoissances avec lesquelles il vit, et qui lui sont supérieurs en grade.
  3. Jésus se déclare par-tout ennemi des prêtres juifs. Il leur reproche par-tout leur avarice et leur cruauté. Jésus fut puni de sa véracité. Ô prêtres catholiques, vous êtes-vous montrés moins barbares que les prêtres juifs ? et le sincere adorateur de Jésus vous doit-il moins de haine ?
  4. Voyez Description des mœurs des sauvages de la Louisiane, page 105.