De l’Homme/Section 2/Chapitre 15

SECTION II
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 47-52).
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CHAPITRE XV.

De l’esprit.

Qu’est-ce que l’esprit en lui-même ? L’aptitude à voir les ressemblances et les différences, les convenances et les disconvenances qu’ont entre eux les objets divers. Mais quel est dans l’homme le principe productif de son esprit ? Sa sensibilité physique, sa mémoire, et sur-tout l’intérêt qu’il a de combiner ses sensations entre elles[1]. L’esprit n’est donc en lui que le résultat de ses sensations comparées ; et le bon esprit consiste dans la justesse de leur comparaison.

Tous les hommes, il est vrai, n’éprouvent pas précisément les mêmes sensations ; mais tous sentent les objets dans une proportion toujours la même. Tous ont donc une égale aptitude à l’esprit.

En effet, si, comme l’expérience le prouve, chaque homme apperçoit les mêmes rapports entre les mêmes objets ; si chacun d’eux convient de la vérité des propositions géométriques ; si d’ailleurs nulle différence dans la nuance de leurs sensations ne change leur maniere de voir ; si (pour en donner un exemple sensible), au moment où le soleil s’éleve du sein des mers, tous les habitants des mêmes côtes, frappés au même instant de l’éclat de ses rayons, le reconnoissent également pour l’astre le plus brillant de la nature, il faut avouer que tous les hommes portent ou peuvent porter les mêmes jugements sur les mêmes objets ; qu’ils peuvent atteindre aux mêmes vérités[2] ; et qu’enfin si tous n’ont pas dans le fait également d’esprit, tous du moins en ont également en puissance, c’est-à-dire en aptitude à en avoir.

Je n’insisterai pas davantage sur cette question, je me contenterai de rapporter à ce sujet une observation que j’ai déjà faite dans le livre de l’Esprit. Elle est vraie.

Qu’on présente, dis-je, à divers hommes une question simple, claire, et sur la vérité de laquelle ils soient indifférents ; tous porteront le même jugement[3], parceque tous appercevront les mêmes rapports entre les mêmes objets. Tous sont donc nés avec l’esprit juste. Or il en est du mot esprit juste comme de celui d’humanité éclairée. Cette espece d’humanité condamne-t-elle un assassin au supplice ? elle ne s’occupe en cet instant que du salut d’une infinité de citoyens honnêtes. L’idée de justice, et par conséquent de presque toutes les vertus, se trouve donc comprise dans la signification étendue du mot humanité. Il en est de même du mot esprit juste. Cette expression, prise dans sa signification étendue, renferme pareillement toutes les différentes sortes d’esprit : ce qu’au moins on peut assurer, c’est qu’en nous si tout est sensation et comparaison entre nos sensations, il n’est d’autre sorte d’esprit que celui qui compare, et compare juste.

Mais, dira-t-on, si l’on regarde le témoignage universel rendu à la vérité des propositions géométriques comme une preuve démonstrative que tous les hommes communément bien organisés apperçoivent les mêmes rapports entre les objets, pourquoi ne pas regarder pareillement la différence d’opinions en matiere de morale, politique, et métaphysique, comme la preuve qu’au moins dans ces dernieres sciences les hommes n’apperçoivent plus les mêmes rapports entre les mêmes objets ?


  1. Supposson qu’en chaque genre de science et d’art les hommes eussent comparé entre eux tous les objets et tous les faits déjà connus, et qu’ils fussent enfin parvenus à découvrir tous leurs divers rapports ; les hommes alors n’ayant plus de nouvelles combinaisons à faire, ce qu’on appelle l’esprit n’existeroit plus ; alors tout seroit science ; et l’esprit humain, nécessité à se reposer jusqu’à ce que la découverte des faits inconnus lui permît de nouveau de les comparer et de les combiner entre eux, seroit la mine épuisée qu’on laisse reposer jusqu’à la formation de nouveaux filons.
  2. Pour atteindre à certaines idées il faut méditer. C’est la méditation qui seule peut nous révéler ces vérités premieres, générales, les clefs et les principes des sciences. C’est à la découverte de ces vérités qu’on devra toujours le titre de grand philosophe ; parcequ’en tout genre de science ce sera toujours la généralité des principes, l’étendue de leur application, et enfin la grandeur des ensembles, qui constituera le génie philosophique.
  3. Les hommes sont-ils d’avis différent sur la même question ? cette différence est toujours l’effet, ou de ce qu’ils ne s’entendent pas, ou de ce qu’ils n’ont pas les mêmes objets présents à leurs yeux et à leur souvenir, ou enfin de ce qu’indifférents à la question même ils mettent peu d’intérêt à son examen, et peu d’importance à leur jugement.