De l’Homme/Section 10/Chapitre 11

SECTION X
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 12 (p. 139-146).


CHAPITRE XI.

De l’instruction, après qu’on auroit levé les obstacles qui s’opposent à ses progrès.

Les honneurs et les récompenses sont-ils en un pays toujours décernés au mérite ? l’intérêt particulier y est-il toujours lié à l’intérêt public ? l’éducation morale est nécessairement excellente, et les citoyens nécessairement vertueux.

L’homme, et l’expérience le prouve, est de sa nature imitateur et singe. Vit-il au milieu de citoyens honnêtes ? il le devient. Lorsque les préceptes des maîtres ne sont point contredits par les mœurs nationales, lorsque les maximes et les exemples concourent également à allumer dans un homme le desir des talents et des vertus, lorsque nos concitoyens ont le vice en horreur et l’ignorance en mépris, on n’est ni sot ni méchant. L’idée de mérite s’associe dans notre mémoire à l’idée de bonheur, et l’amour de notre félicité nous nécessite à l’amour de la vertu.

Que je voie les honneurs accumulés sur ceux qui se sont rendus utiles à la patrie, que je ne rencontre par-tout que des citoyens sensés, et n’entende que des discours honnêtes, j’apprendrai, si je l’ose dire, la vertu comme on apprend sa propre langue, sans s’en appercevoir.

En tout pays, si l’on en excepte le fort, le méchant est celui que les lois et l’instruction rendent tel (9).

J’ai montré que l’excellence de l’éducation morale dépend de l’excellence du gouvernement. J’en puis dire autant de l’éducation physique. Dans toute sage constitution l’on se propose de former non seulement des citoyens vertueux, mais encore des citoyens forts et robustes. De tels hommes sont et plus heureux, et plus propres aux divers emplois auxquels l’intérêt de la république les appelle. Tout gouvernement éclairé rétablira donc les exercices de la gymnastique.

Quant à l’éducation qui consiste à créer des hommes illustres dans les arts et les sciences, il est évident que sa perfection dépend encore de la sagesse du législateur. A-t-il affranchi les instituteurs du respect superstitieux conservé pour les anciens usages ? laisse-t-il un libre essor à leur génie ? les force-t-il, par l’espoir des récompenses, de perfectionner et les méthodes d’instruction (10), et le ressort de l’émulation ? il est impossible qu’encouragés par cet espoir, des maîtres instruits, et dans l’habitude de manier l’esprit de leurs éleves, ne parviennent bientôt à donner à cette partie déja la plus avancée de l’instruction tout le degré de perfection dont elle est susceptible.

La bonne ou mauvaise éducation est presque en entier l’œuvre des lois. Mais, dira-t-on, que de lumieres pour les faire bonnes ! Moins qu’on ne pense. Il suffit pour cet effet que le ministere ait intérêt et le desir de les faire telles. Supposons d’ailleurs qu’il manque de connoissances ; tous les citoyens éclairés et vertueux viendront à son secours : les bonnes lois seront faites, et les obstacles qui s’opposent aux progrès de l’instruction seront levés.

Mais ce qui sans doute est facile dans des sociétés foibles, naissantes, et dont les intérêts sont encore peu compliqués, est-il possible dans des sociétés riches, puissantes et nombreuses ? Comment y contenir l’amour illimité des hommes pour le pouvoir ? comment y prévenir les projets des ambitieux ligués pour s’asservir leurs compatriotes ? comment enfin s’opposer toujours efficacement à l’élévation de ce pouvoir colossal et despotique qui, fondé sur le mépris des talents et de la vertu, fait languir les peuples dans l’inertie, la crainte et la misere ?

Dans de trop vastes empires, il n’est peut-être qu’un moyen de résoudre d’une maniere durable le double problême d’une excellente législation et d’une parfaite éducation ; c’est, comme je l’ai d"ja dit, de subdiviser ces mêmes empires en un certain nombre de républiques fédératives, que leur petitesse défende de l’ambition de leurs concitoyens, et leur confédération de l’ambition des peuples voisins.

Je ne m’étendrai pas davantage sur cette question. Ce que je me suis proposé dans cette section c’est de donner des idées nettes et simples de l’éducation physique et morale ; de déterminer les diverses instructions qu’on doit à l’homme, au citoyen, et au citoyen de telle profession ; de désigner les réformes à faire dans les gouvernements ; d’indiquer les obstacles qui s’opposent maintenant aux progrès de la science de la morale ; et de montrer enfin que, ces obstacles levés, on auroit presque en entier résolu le problême d’une excellente éducation.

Je finirai ce chapitre par cette observation, c’est que, pour jeter plus de lumieres sur un sujet si important, il falloit connoître l’homme, déterminer l’étendue des facultés de son esprit, monter les ressorts qui le meuvent, la maniere dont ces ressorts sont mis en action, et faire enfin entrevoir au législateur de nouveaux moyens de perfectionner le grand œuvre des lois. Ai-je sur ces objets divers révélé aux hommes quelques vérités neuves et utiles ? j’ai rempli ma tâche, j’ai droit à leur estime et à leur reconnoissance.

Entre une infinité de questions traités dans cet ouvrage, une des plus importantes étoit de savoir si le génie, les vertus et les talents, auxquels les nations doivent leur grandeur et leur félicité, étoient un effet de la différence des nourritures, des tempéraments, et enfin des organes des cinq sens, sur lesquels l’excellence des lois et de l’administration n’a nulle influence ; ou si ce même génie, ces mêmes vertus et ces mêmes talents, étoient l’effet de l’éducation, sur laquelle les lois et la forme du gouvernement peuvent tout.

Si j’ai prouvé la vérité de cette derniere assertion, il faut convenir que le bonheur des nations est entre leurs mains ; qu’il est entièrement dépendant de l’intérêt plus ou moins vif qu’elles mettront à perfectionner la science de l’éducation.

(9) Dans tout gouvernement où je ne puis être heureux que par le malheur des autres, je deviens méchant. Nul remede à ce mal qu’une réforme dans le gouvernement.

(10) Supposons que l’étude de la langue latine fût aussi utile que peut-être elle l’est peu, et qu’on voulût dans le moindre temps possible en graver tous les mots dans la mémoire d’un enfant, que faire ? L’entourer d’hommes qui ne parlent que latin. Si le voyageur jeté par la tempête sur une île dont il ignore la langue ne tarde pas à la parler, c’est qu’il a le besoin et la nécessité pour maîtres. Or, qu’on mette l’enfant le plus près possible de cette position, il saura plus de latin en deux ans qu’il n’en apprendroit en dix dans les colleges.