De l’Homme/Section 10/Chapitre 10

SECTION X
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 12 (p. 133-139).
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CHAPITRE X.

Toute réforme importante dans la partie morale de l’éducation en suppose une dans les lois et la forme du gouvernement.

Propose-t-on dans un gouvernement vicieux un bon plan d’éducation ? les préceptes de cette éducation nouvelle sont-ils en contradiction avec les mœurs et le gouvernement ? ils sont toujours réputés mauvais. En quel moment seroit-il adopté ? Lorsqu’un peuple éprouve de grands malheurs, de grandes calamités, et qu’un concours heureux et singulier de circonstances fait sentir au prince la nécessité d’une réforme.

Quelques hommes illustres ont jeté de grandes lumieres sur ce sujet, et l’éducation est toujours la même. Pourquoi ? C’est qu’il suffit d’être éclairé pour concevoir un bon plan d’instruction, et qu’il faut être puissant pour l’établir. Qu’on ne s’étonne donc pas si dans ce genre les meilleurs ouvrages n’ont point encore opéré de changement sensible. Mais ces ouvrages doivent-ils, en conséquence, être regardés comme inutiles ? Non. Ils ont réellement avancé la science de l’éducation. Un méchanicien invente une machine nouvelle. En a-t-il calculé les effets et prouvé l’utilité ? la science est perfectionnée. La machine n’est point faite : elle n’est encore d’aucun avantage au public ; mais elle est découverte : il ne s’agit que de trouver le riche qui la fasse construire ; et tôt ou tard ce riche se trouve.

Qu’une idée si flatteuse encourage les philosophes à l’étude de la science de l’éducation. S’il est une recherche digne d’un citoyen vertueux, c’est celle des vérités dont la connoissance peut être un jour si utile à l’humanité. Quel espoir consolant dans ses travaux que celui du bonheur de la postérité ! Les découvertes en ce genre sont comme autant de germes qui, déposés dans les bons esprits, n’attendent qu’un évènement qui les féconde ; et tôt ou tard cet évènement arrive.

L’univers moral est, aux yeux du stupide, dans un état constant de repos et d’immobilité ; il croit que tout a été, est et sera comme il est : dans le passé et l’avenir il ne voit jamais que le présent. Il n’en est pas ainsi de l’homme éclairé ; le monde moral lui présente le spectacle toujours varié d’une révolution perpétuelle ; l’univers toujours en mouvement lui paroît forcé de se reproduire sans cesse sous des formes nouvelles, jusqu’à l’épuisement total de toutes les combinaisons, jusqu’à ce que tout ce qui peut être ait été, et que l’imaginable ait existé.

Le philosophe apperçoit donc dans un plus ou moins grand lointain le moment où la puissance adoptera le plan d’instruction présenté par la sagesse. Qu’excité par cet espoir le philosophe s’occupe d’avance à saper les préjugés qui s’opposent à l’exécution de ce plan.

Veut-on élever un magnifique monument ? il faut, avant d’en jeter les fondements, faire choix de la place, abattre les masures qui la couvrent, en enlever les décombres. Tel est l’ouvrage de la philosophie. Qu’on ne l’accuse plus de rien édifier[1]. C’est elle qui maintenant subsitue une morale claire, saine, et puisée dans les besoins mêmes de l’homme, à cette morale obscure, monacale et fanatique, fléau de l’univers présent et passé. C’est à elle qu’on doit cet unique et premier axiôme de la morale,

Que le bonheur public soit la suprême loi.

Peu de gouvernements sans doute se conduisent par cette maxime ; mais doit-on en imputer la faute aux philosophes ? ce seroit leur faire un crime de leur impuissance. Quand l’architecte a donné le plan, le devis et la coupe du palais, il a rempli sa tâche : c’est à l’état d’acheter le terrain et de fournir les fonds nécessaires à sa construction. L’architecte de l’édifice moral c’est le philosophe. Le plan est fait. Qu’on leve les obstacles qu’une stupidité religieuse ou tyrannique met aux progrès de la morale, c’est alors qu’on pourra se flatter de porter la science de l’éducation au degré de perfection dont elle est susceptible.



  1. On a dit long-temps des philosophes qu’ils détruisoient tout, qu’ils n’édifioient rien. Que signifie ce reproche ? Ces Hercules modernes n’eussent-ils étouffé que des erreurs monstrueuses, ils eussent encore bien mérité de l’humanité. L’accusation portée contre eux à cet égard est l’effet du besoin qu’en général les hommes ont de croire soit des vérités soit des mensonges. C’est dans la premiere jeunesse qu’on leur fait contracter ce besoin, qui devient ensuite en eux une faculté toujours avide de pâture. Un philosophe brise-t-il une erreur ? on est toujours prêt à lui dire : Par quelle autre la remplacerez-vous ? Il me semble entendre un malade demande à son médecin : Monsieur, lorsque vous m’aurez guéri de ma fievre, quelle autre incommodité y substituerez-vous ?