De l’Esprit/Texte entier

De l’Esprit
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 1 (p. 189-285).
DE L’ESPRIT.




DISCOURS PREMIER.

De l’Esprit en lui-même.


CHAPITRE I.



On dispute tous les jours sur ce qu’on doit appeler Esprit : chacun dit son mot ; personne n’attache les mêmes idées à ce mot, et tout le monde parle sans s’entendre.

Pour pouvoir donner une idée juste et précise de ce mot Esprit, et des différentes acceptions dans lesquelles on le prend, il faut d’abord considérer l’esprit en lui-même.

Ou l’on regarde l’esprit comme l’effet de la faculté de penser (et l’esprit n’est, en ce sens, que l’assemblage des pensées d’un homme), ou on le considere comme la faculté même de penser.

Pour savoir ce que c’est que l’esprit pris dans cette derniere signification, il faut connoître quelles sont les causes productrices de nos idées.

Nous avons en nous deux facultés, ou, si je l’ose dire, deux puissances passives, dont l’existence est généralement et distinctement reconnue.

L’une est la faculté de recevoir les impressions différentes que font sur nous les objets extérieurs : on la nomme sensibilité physique.

L’autre est la faculté de conserver l’impression que ces objets ont faite sur nous ; on l’appelle mémoire ; et la mémoire n’est autre chose qu’une sensation continuée, mais affoiblie.

Ces facultés, que je regarde comme les causes productrices de nos pensées, et qui nous sont communes avec les animaux, ne nous fourniroient cependant qu’un très petit nombre d’idées, si elles n’étoient jointes en nous à une certaine organisation extérieure.

Si la nature, au lieu de mains et de doigts flexibles, eût terminé nos poignets par un pied de cheval, qui doute que les hommes, sans arts, sans habitations, sans défense contre les animaux, tout occupés du soin de pourvoir à leur nourriture et d’éviter les bêtes féroces, ne fussent encore errants dans les forêts comme des troupeaux fugitifs[1] ?

Or, dans cette supposition, il est évident que la police n’eût, dans aucune société, été portée au degré de perfection où maintenant elle est parvenue. Il n’est aucune nation qui, en fait d’esprit, ne fût restée fort inférieure à certaines nations sauvages qui n’ont pas deux cents idées[2], deux cents mots pour exprimer leurs idées, et dont la langue, par conséquent, ne fût réduite, comme celle des animaux, à cinq ou six sons ou cris[3], si l’on retranchoit de cette même langue les mots d’arcs, de fléches, de filets, etc., qui supposent l’usage de nos mains. D’où je conclus que, sans une certaine organisation extérieure, la sensibilité et la mémoire ne seroient en nous que des facultés stériles.

Maintenant il faut examiner si, par le secours de cette organisation, ces deux facultés ont réellement produit toutes nos pensées.

Avant d’entrer à ce sujet dans aucun examen, peut-être me demandera-t-on si ces deux facultés sont des modifications d’une substance spirituelle ou matérielle. Cette question, autrefois agitée par les philosophes[4], débattue entre les anciens peres[5] et renouvelée de nos jours, n’entre pas nécessairement dans le plan de mon ouvrage. Ce que j’ai à dire de l’esprit s’accorde également bien avec l’une et l’autre de ces hypotheses. J’observerai seulement à ce sujet que, si l’église n’eût pas fixé notre croyance sur ce point, et qu’on dût, par les seules lumieres de la raison, s’élever jusqu’à la connoissance du principe pensant, on ne pourroit s’empêcher de convenir que nulle opinion en ce genre n’est susceptible de démonstration ; qu’on doit peser les raisons pour et contre, balancer les difficultés, se déterminer en faveur du plus grand nombre de vraisemblances, et par conséquent ne porter que des jugements provisoires. Il en seroit de ce problême, comme d’une infinité d’autres qu’on ne peut résoudre qu’à l’aide du calcul des probabilités[6]. Je ne m’arrête donc pas davantage à cette question ; je viens à mon sujet : et je dis que la sensibilité physique et la mémoire, ou, pour parler plus exactement, que la sensibilité seule produit toutes nos idées. En effet la mémoire ne peut être qu’un des organes de la sensibilité physique : le principe qui sent en nous doit être nécessairement le principe qui se ressouvient, puisque se ressouvenir, comme je vais le prouver, n’est proprement que sentir. Lorsque, par une suite de mes idées ou par l’ébranlement que certains sons causent dans l’organe de mon oreille, je me rappelle l’image d’un chêne, alors mes organes intérieurs doivent nécessairement se trouver à-peu-près dans la même situation où ils étoient à la vue de ce chêne. Or cette situation des organes doit incontestablement produire une sensation : il est donc évident que se ressouvenir c’est sentir.

Ce principe posé, je dis encore que c’est dans la capacité que nous avons d’appercevoir les ressemblances ou les différences, les convenances ou les disconvenances, qu’ont entre eux les objets divers, que consistent toutes les opérations de l’esprit. Or cette capacité n’est que la sensibilité physique même : tout se réduit donc à sentir.

Pour nous assurer de cette vérité, considérons la nature. Elle nous présente des objets ; ces objets ont des rapports avec nous et des rapports entre eux ; la connoissance de ces rapports forme ce qu’on appelle l’Esprit : il est plus ou moins grand, selon que nos connoissances en ce genre sont plus ou moins étendues. L’esprit humain s’éleve jusqu’à la connoissance de ces rapports ; mais ce sont des bornes qu’il ne franchit jamais. Aussi tous les mots qui composent les diverses langues, et qu’on peut regarder comme la collection des signes de toutes les pensées des hommes, nous rappellent, ou des images, tels sont les mots, chêne, océan, soleil ; ou désignent des idées, c’est-à-dire, les divers rapports que les objets ont entre eux, et qui sont, ou simples, comme les mots grandeur, petitesse ; ou composés, comme vice, vertu ; ou ils expriment enfin les rapports divers que les objets ont avec nous, c’est-à-dire notre action sur eux, comme dans ces mots, je brise, je creuse, je souleve ; ou leur impression sur nous, comme dans ceux-ci, je suis blessé, ébloui, épouvanté.

Si j’ai resserré ci-dessus la signification de ce mot idée, qu’on prend dans des acceptions très différentes, puisqu’on dit également l’idée d’un arbre et l’idée de vertu, c’est que la signification indéterminée de cette expression peut faire quelquefois tomber dans les erreurs qu’occasionne toujours l’abus des mots.

La conclusion de ce que je viens de dire, c’est que, si tous les mots des diverses langues ne désignent jamais que des objets, ou les rapports de ces objets avec nous et entre eux, tout l’esprit par conséquent consiste à comparer et nos sensations et nos idées, c’est-à-dire à voir les ressemblances et les différences, les convenances et les disconvenances, qu’elles ont entre elles. Or, comme le jugement n’est que cette appercevance elle-même, ou du moins que le prononcé de cette appercevance, il s’ensuit que toutes les opérations de l’esprit se réduisent à juger.

La question renfermée dans ces bornes, j’examinerai maintenant si juger n’est pas sentir. Quand je juge la grandeur ou la couleur des objets qu’on me présente, il est évident que le jugement porté sur les différentes impressions que ces objets ont faites sur mes sens n’est proprement qu’une sensation, que je puis dire également : Je juge ou je sens que, de deux objets, l’un, que j’appelle toise, fait sur moi une impression différente de celui que j’appelle pied ; que la couleur que je nomme rouge agit sur mes yeux différemment de celle que je nomme jaune : et j’en conclus qu’en pareil cas, juger n’est jamais que sentir. Mais, dira-t-on, supposons qu’on veuille savoir si la force est préférable à la grandeur du corps, peut-on assurer qu’alors juger soit sentir ? Oui, répondrai-je : car, pour porter un jugement sur ce sujet, ma mémoire doit me tracer successivement les tableaux des situations différentes où je puis me trouver le plus communément dans le cours de ma vie. Or juger, c’est voir dans ces divers tableaux que la force me sera plus souvent utile que la grandeur du corps. Mais, répliquera-t-on, lorsqu’il s’agit de juger si dans un roi la justice est préférable à la bonté, peut-on imaginer qu’un jugement ne soit alors qu’une sensation ?

Cette opinion sans doute a d’abord l’air d’un paradoxe : cependant, pour en prouver la vérité, supposons dans un homme la connoissance de ce qu’on appelle le bien et le mal, et que cet homme sache encore qu’une action est plus ou moins mauvaise, selon qu’elle nuit plus ou moins au bonheur de la société. Dans cette supposition, quel art doit employer le poëte ou l’orateur, pour faire plus vivement appercevoir que la justice, préférable dans un roi à la bonté, conserve à l’état plus de citoyens ?

L’orateur présentera trois tableaux à l’imagination de ce même homme : dans l’un, il lui peindra le roi juste, qui condamne et fait exécuter un criminel ; dans le second, le roi bon qui fait ouvrir le cachot de ce même criminel, et lui détache ses fers ; dans le troisieme, il représentera ce même criminel qui, s’armant de son poignard au sortir de son cachot, court massacrer cinquante citoyens. Or quel homme, à la vue de ces trois tableaux, ne sentira pas que la justice, qui, par la mort d’un seul, prévient la mort de cinquante hommes, est, dans un roi, préférable à la bonté ? Cependant ce jugement n’est réellement qu’une sensation. En effet, si, par l’habitude d’unir certaines idées à certains mots, on peut, comme l’expérience le prouve, en frappant l’oreille de certains sons, exciter en nous à peu près les mêmes sensations qu’on éprouveroit à la présence même des objets ; il est évident qu’à l’exposé de ces trois tableaux, juger que, dans un roi, la justice est préférable à la bonté, c’est sentir et voir que, dans le premier tableau, on n’immole qu’un citoyen, et que, dans le troisieme, on en massacre cinquante : d’où je conclus que tout jugement n’est qu’une sensation.

Mais, dira-t-on, faudra-t-il mettre encore au rang des sensations les jugements portés, par exemple, sur l’excellence plus ou moins grande de certaines méthodes, telles que la méthode propre à placer beaucoup d’objets dans notre mémoire, ou la méthode des abstractions, ou celle de l’analyse ?

Pour répondre à cette objection, il faut d’abord déterminer la signification de ce mot méthode. Une méthode n’est autre chose que le moyen dont on se sert pour parvenir au but qu’on se propose. Supposons qu’un homme ait dessein de placer certains objets ou certaines idées dans sa mémoire, et que le hasard les y ait rangés de maniere que le ressouvenir d’un fait ou d’une idée lui ait rappelé le souvenir d’une infinité d’autres faits ou d’autres idées, et qu’il ait ainsi gravé plus facilement et plus profondément certains objets dans sa mémoire : alors, juger que cet ordre est le meilleur, et lui donner le nom de méthode, c’est dire qu’on a fait moins d’efforts d’attention, qu’on a éprouvé une sensation moins pénible, en étudiant dans cet ordre que dans tout autre : or, se ressouvenir d’une sensation pénible, c’est sentir. Il est donc évident que, dans ce cas, juger est sentir.

Supposons encore que, pour prouver la vérité de certaines propositions de géométrie, et pour les faire plus facilement concevoir à ses disciples, un géometre se soit avisé de leur faire considérer les lignes indépendamment de leur largeur et de leur épaisseur : alors, juger que ce moyen ou cette méthode d’abstraction est la plus propre à faciliter à ses éleves l’intelligence de certaines propositions de géométrie, c’est dire qu’ils font moins d’efforts d’attention, et qu’ils éprouvent une sensation moins pénible en se servant de cette méthode que d’une autre.

Supposons, pour dernier exemple, que, par un examen séparé de chacune des vérités que renferme une proposition compliquée, on soit plus facilement parvenu à l’intelligence de cette proposition ; juger alors que le moyen ou la méthode de l’analyse est la meilleure, c’est pareillement dire qu’on a fait moins d’efforts d’attention, et qu’on a par conséquent éprouvé une sensation moins pénible lorsqu’on a considéré en particulier chacune des vérités renfermées dans cette proposition compliquée, que lorsqu’on les a voulu saisir toutes à la fois.

Il résulte de ce que j’ai dit, que les jugements portés sur les moyens ou les méthodes que le hasard nous présente pour parvenir à un certain but, ne sont proprement que des sensations, et que, dans l’homme, tout se réduit à sentir.

Mais, dira-t-on, comment jusqu’à ce jour a-t-on supposé en nous une faculté de juger distincte de la faculté de sentir ? On ne doit cette supposition, répondrai-je, qu’à l’impossibilité où l’on s’est cru jusqu’à présent d’expliquer d’aucune autre maniere certaines erreurs de l’esprit.

Pour lever cette difficulté, je vais, dans les chapitres suivants, montrer que tous nos faux jugements et nos erreurs se rapportent à deux causes qui ne supposent en nous que la faculté de sentir ; qu’il seroit par conséquent inutile, et même absurde, d’admettre en nous une faculté de juger qui n’expliqueroit rien qu’on ne puisse expliquer sans elle. J’entre donc en matiere, et je dis qu’il n’est point de faux jugement qui ne soit un effet ou de nos passions ou de notre ignorance.


CHAPITRE II.

Des erreurs occasionnées par nos passions.



Les passions nous induisent en erreur, parcequ’elles fixent toute notre attention sur un côté de l’objet qu’elles nous présentent, et qu’elles ne nous permettent point de le considérer sous toutes ses faces. Un roi est jaloux du titre de conquérant : La victoire, dit-il, m’appelle au bout de la terre ; je combattrai, je vaincrai, je briserai l’orgueil de mes ennemis, je chargerai leurs mains de fers ; et la terreur de mon nom, comme un rempart impénétrable, défendra l’entrée de mon empire. Enivré de cet espoir, il oublie que la fortune est inconstante, que le fardeau de la misere est presque également supporté par le vainqueur et par le vaincu ; il ne sent point que le bien de ses sujets ne sert que de prétexte à sa fureur guerriere, et que c’est l’orgueil qui forge ses armes et déploie ses étendards : toute son attention est fixée sur le char et la pompe du triomphe.

Non moins puissante que l’orgueil, la crainte produira les mêmes effets : on la verra créer des spectres, les répandre autour des tombeaux ; et, dans l’obscurité des bois, les offrir aux regards du voyageur effrayé, s’emparer de toutes les facultés de son ame, et n’en laisser aucune de libre pour considérer l’absurdité des motifs d’une terreur si vaine.

Non seulement les passions ne nous laissent considérer que certaines faces des objets qu’elles nous présentent ; mais elles nous trompent encore en nous montrant souvent ces mêmes objets où ils n’existent pas. On sait le conte d’un curé et d’une dame galante. Ils avoient ouï dire que la lune étoit habitée, ils le croyoient ; et, le télescope en main, tous deux tâchoient d’en reconnoître les habitants. « Si je ne me trompe, dit d’abord la dame, j’apperçois deux ombres ; elles s’inclinent l’une vers l’autre : je n’en doute point, ce sont deux amants heureux… » — « Eh ! fi donc, madame, reprend le curé, ces deux ombres que vous voyez sont deux clochers d’une cathédrale ». Ce conte est notre histoire ; nous n’appercevons le plus souvent dans les choses que ce que nous desirons y trouver : sur la terre, comme dans la lune, des passions différentes nous y feront toujours voir ou des amants ou des clochers. L’illusion est un effet nécessaire des passions, dont la force se mesure presque toujours par le degré d’aveuglement où elles nous plongent. C’est ce qu’avoit très bien senti je ne sais quelle femme qui, surprise par son amant entre les bras de son rival, osa lui nier le fait dont il étoit témoin : « Quoi ! lui dit-il, vous poussez à ce point l’impudence !… » — « Ah ! perfide, s’écria-t-elle, je le vois, tu ne m’aimes plus ; tu crois plus ce que tu vois que ce que je te dis ». Ce mot n’est pas seulement applicable à la passion de l’amour, mais à toutes les passions. Toutes nous frappent du plus profond aveuglement. Qu’on transporte ce même mot à des sujets plus relevés ; qu’on ouvre le temple de Memphis : en présentant le bœuf Apis aux Égyptiens craintifs et prosternés, le prêtre s’écrie : « Peuples, sous cette métamorphose, reconnoissez la divinité de l’Égypte ; que l’univers entier l’adore ; que l’impie qui raisonne et qui doute, exécration de la terre, vil rebut des humains, soit frappé du feu céleste. Qui que tu sois, tu ne crains point les dieux, mortel superbe qui dans Apis n’apperçois qu’un bœuf, et qui crois plus ce que tu vois que ce que je te dis ». Tels étoient sans doute les discours des prêtres de Memphis, qui devoient se persuader, comme la femme déja citée, qu’on cessoit d’être animé d’une passion forte au moment même qu’on cessoit d’être aveugle. Comment ne l’eussent-ils pas cru ? On voit tous les jours de bien plus foibles intérêts produire sur nous de semblables effets. Lorsque l’ambition, par exemple, met les armes à la main à deux nations puissantes, et que les citoyens inquiets se demandent les uns aux autres des nouvelles ; d’une part, quelle facilité à croire les bonnes ! de l’autre, quelle incrédulité sur les mauvaises ! Combien de fois une trop sotte confiance en des moines ignorants n’a-t-elle pas fait nier à des chrétiens la possibilité des antipodes ? Il n’est point de siecle qui, par quelque affirmation ou quelque négation ridicule, n’apprête à rire au siecle suivant. Une folie passée éclaire rarement les hommes sur leur folie présente.

Au reste, ces mêmes passions, qu’on doit regarder comme le germe d’une infinité d’erreurs, sont aussi la source de nos lumieres. Si elles nous égarent, elles seules nous donnent la force nécessaire pour marcher ; elles seules peuvent nous arracher à cette inertie et à cette paresse toujours prêtes à saisir toutes les facultés de notre ame.

Mais ce n’est pas ici le lieu d’examiner la vérité de cette proposition. Je passe maintenant à la seconde cause de nos erreurs.


CHAPITRE III.

De l’Ignorance.



Nous nous trompons, lorsqu’entraînés par une passion, et fixant toute notre attention sur un des côtés d’un objet, nous voulons, par ce seul côté, juger de l’objet entier. Nous nous trompons encore, lorsque, nous établissant juges sur une matiere, notre mémoire n’est point chargée de tous les faits de la comparaison desquels dépend la justesse de nos décisions. Ce n’est pas que chacun n’ait l’esprit juste ; chacun voit bien ce qu’il voit : mais, personne ne se défiant assez de son ignorance, on croit trop facilement que ce que l’on voit dans un objet est tout ce que l’on y peut voir.

Dans les questions un peu difficiles, l’ignorance doit être regardée comme la principale cause de nos erreurs. Pour savoir combien en ce cas il est facile de se faire illusion à soi-même, et comment, en tirant des conséquences toujours justes de leurs principes, les hommes arrivent à des résultats entièrement contradictoires, je choisirai pour exemple une question un peu compliquée : telle est celle du luxe, sur laquelle on a porté des jugements très différents, selon qu’on l’a considérée sous telle ou telle face.

Comme le mot de luxe est vague, n’a aucun sens bien déterminé, et n’est ordinairement qu’une expression relative, il faut d’abord attacher une idée nette à ce mot de luxe pris dans une signification rigoureuse, et donner ensuite une définition du luxe considéré par rapport à une nation et par rapport à un particulier.

Dans une signification rigoureuse, on doit entendre par luxe toute espece de superfluités, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas absolument nécessaire à la conservation de l’homme. Lorsqu’il s’agit d’un peuple policé et des particuliers qui le composent, ce mot de luxe a une toute autre signification ; il devient absolument relatif. Le luxe d’une nation policée est l’emploi de ses richesses à ce que nomme superfluités le peuple avec lequel on compare cette nation. C’est le cas où se trouve l’Angleterre par rapport à la Suisse.

Le luxe, dans un particulier, est pareillement l’emploi de ses richesses à ce que l’on doit appeler superfluités, eu égard au poste que cet homme occupe dans un état, et au pays dans lequel il vit. Tel étoit le luxe de Bourvalais.

Cette définition donnée, voyons sous quels aspects différents on a considéré le luxe des nations, lorsque les uns l’ont regardé comme utile, et les autres comme nuisible, à l’état.

Les premiers ont porté leurs regards sur ces manufactures que le luxe construit, où l’étranger s’empresse d’échanger ses trésors contre l’industrie d’une nation. Ils voient l’augmentation des richesses amener à sa suite l’augmentation du luxe et la perfection des arts propres à le satisfaire. Le siecle du luxe leur paroît l’époque de la grandeur et de la puissance d’un état. L’abondance d’argent qu’il suppose et qu’il attire, rend, disent-ils, la nation heureuse au dedans, et redoutable au dehors. C’est par l’argent qu’on soudoie un grand nombre de troupes, qu’on bâtit des magasins, qu’on fournit des arsenaux, qu’on contracte, qu’on entretient alliance avec de grands princes, et qu’une nation enfin peut non seulement résister, mais encore commander à des peuples plus nombreux, et par conséquent plus réellement puissants qu’elle. Si le luxe rend un état redoutable au dehors, quelle félicité ne lui procure-t-il pas au-dedans ! Il adoucit les mœurs, il crée de nouveaux plaisirs, fournit par ce moyen à la subsistance d’une infinité d’ouvriers. Il excite une cupidité salutaire qui arrache l’homme à cette inertie, à cet ennui qu’on doit regarder comme une des maladies les plus communes et les plus cruelles de l’humanité. Il répand par-tout une chaleur vivifiante, fait circuler la vie dans tous les membres d’un état, y réveille l’industrie, fait ouvrir des ports, y construit des vaisseaux, les guide à travers l’océan, et rend enfin communes à tous les hommes les productions et les richesses que la nature avare enferme dans les gouffres des mers, dans les abymes de la terre, ou qu’elle tient éparses dans mille climats divers. Voilà, je pense, à-peu-près le point de vue sous lequel le luxe se présente à ceux qui le considerent comme utile aux états.

Examinons maintenant l’aspect sous lequel il s’offre aux philosophes qui le regardent comme funeste aux nations.

Le bonheur des peuples dépend et de la félicité dont ils jouissent au dedans, et du respect qu’ils inspirent au dehors.

À l’égard du premier objet, nous pensons, diront ces philosophes, que le luxe et les richesses qu’il attire dans un état n’en rendroient les sujets que plus heureux, si ces richesses étoient moins inégalement partagées, et que chacun pût se procurer les commodités dont l’indigence le force à se priver.

Le luxe n’est donc pas nuisible comme luxe, mais simplement comme l’effet d’une grande disproportion entre les richesses des citoyens[7]. Aussi le luxe n’est-il jamais extrême, lorsque le partage des richesses n’est pas trop inégal ; il s’augmente à mesure qu’elles se rassemblent en un plus petit nombre de mains ; il parvient enfin à son dernier période, lorsque la nation se partage en deux classes, dont l’une abonde en superfluités, et l’autre manque du nécessaire.

Arrivé une fois à ce point, l’état d’une nation est d’autant plus cruel qu’il est incurable. Comment remettre alors quelque égalité dans les fortunes des citoyens ? L’homme riche aura acheté de grandes seigneuries : à portée de profiter du dérangement de ses voisins, il aura réuni en peu de temps une infinité de petites propriétés à son domaine. Le nombre des propriétaires diminué, celui des journaliers sera augmenté : lorsque ces derniers seront assez multipliés pour qu’il y ait plus d’ouvriers que d’ouvrage, alors le journalier suivra le cours de toute espece de marchandise, dont la valeur diminue lorsqu’elle est commune. D’ailleurs, l’homme riche, qui a plus de luxe encore que de richesses, est intéressé à baisser le prix des journées, à n’offrir au journalier que la paye absolument nécessaire pour sa subsistance[8] : le besoin contraint ce dernier à s’en contenter ; mais s’il lui survient quelque maladie ou quelque augmentation de famille, alors, faute d’une nourriture saine ou assez abondante, il devient infirme, il meurt, et laisse à l’état une famille de mendiants. Pour prévenir un pareil malheur, il faudroit avoir recours à un nouveau partage des terres : partage toujours injuste et impraticable. Il est donc évident que, le luxe parvenu à un certain période, il est impossible de remettre aucune égalité entre la fortune des citoyens. Alors les riches et les richesses se rendent dans les capitales, où les attirent les plaisirs et les arts du luxe : alors la campagne reste inculte et pauvre ; sept ou huit millions d’hommes languissent dans la misere[9], et cinq ou six mille vivent dans une opulence qui les rend odieux, sans les rendre plus heureux.

En effet que peut ajouter au bonheur d’un homme l’excellence plus ou moins grande de sa table ? Ne lui suffit-il pas d’attendre la faim, de proportionner ses exercices ou la longueur de ses promenades au mauvais goût de son cuisinier, pour trouver délicieux tout mets qui ne sera pas détestable ? D’ailleurs la frugalité et l’exercice ne le font-ils pas échapper à toutes les maladies qu’occasionne la gourmandise irritée par la bonne chere ? Le bonheur ne dépend donc pas de l’excellence de la table.

Il ne dépend pas non plus de la magnificence des habits ou des équipages : lorsqu’on paroît en public couvert d’un habit brodé et traîné dans un char brillant, on n’éprouve pas des plaisirs physiques, qui sont les seuls plaisirs réels ; on est, tout au plus, affecté d’un plaisir de vanité, dont la privation seroit peut-être insupportable, mais dont la jouissance est insipide. Sans augmenter son bonheur, l’homme riche ne fait, par l’étalage de son luxe, qu’offenser l’humanité et le malheureux qui, comparant les haillons de la misere aux habits de l’opulence, s’imagine qu’entre le bonheur du riche et le sien il n’y a pas moins de différence qu’entre leurs vêtements ; qui se rappelle, à cette occasion, le souvenir douloureux des peines qu’il endure ; et qui se trouve ainsi privé du seul soulagement de l’infortuné, de l’oubli momentané de sa misere.

Il est donc certain, continueront ces philosophes, que le luxe ne fait le bonheur de personne, et qu’en supposant une trop grande inégalité de richesses entre les citoyens, il suppose le malheur du plus grand nombre d’entre eux. Le peuple chez qui le luxe s’introduit n’est donc pas heureux au-dedans : voyons s’il est respectable au-dehors.

L’abondance d’argent que le luxe attire dans un état en impose d’abord à l’imagination ; cet état est pour quelques instants un état puissant : mais cet avantage (supposé qu’il puisse exister quelque avantage indépendant du bonheur des citoyens) n’est, comme le remarque M. Hume, qu’un avantage passager. Assez semblables aux mers, qui successivement abandonnent et couvrent mille plages différentes, les richesses doivent successivement parcourir mille climats divers. Lorsque, par la beauté de ses manufactures et la perfection des arts de luxe, une nation a attiré chez elle l’argent des peuples voisins, il est évident que le prix des denrées et de la main-d’œuvre doit nécessairement baisser chez ces peuples appauvris, et que ces peuples, en enlevant quelques manufacturiers, quelques ouvriers à cette nation riche, peuvent l’appauvrir à son tour en l’approvisionnant, à meilleur compte, des marchandises dont cette nation les fournissoit[10]. Or, sitôt que la disette d’argent se fait sentir dans un état accoutumé au luxe, la nation tombe dans le mépris.

Pour s’y soustraire, il faudroit se rapprocher d’une vie simple ; et les mœurs ainsi que les lois s’y opposent. Aussi l’époque du plus grand luxe d’une nation est-elle ordinairement l’époque la plus prochaine de sa chûte et de son avilissement. La félicité et la puissance apparente que le luxe communique durant quelques instants aux nations, est comparable à ces fievres violentes qui prêtent, dans le transport, une force incroyable au malade qu’elles dévorent, et qui semblent ne multiplier les forces d’un homme, que pour le priver, au déclin de l’accès, et de ces mêmes forces et de la vie.

Pour se convaincre de cette vérité, diront encore les mêmes philosophes, cherchons ce qui doit rendre une nation réellement respectable à ses voisins : c’est, sans contredit, le nombre, la vigueur de ses citoyens, leur attachement pour la patrie, et enfin leur courage et leur vertu.

Quant au nombre des citoyens, on sait que les pays de luxe ne sont pas les plus peuplés ; que, dans la même étendue de terrain cultivé, la Suisse peut compter plus d’habitants que l’Espagne, la France, et même l’Angleterre.

La consommation d’hommes, qu’occasionne nécessairement un grand commerce[11], n’est pas en ces pays l’unique cause de la dépopulation : le luxe en crée mille autres, puisqu’il attire les richesses dans les capitales, laisse les campagnes dans la disette, favorise le pouvoir arbitraire et par conséquent l’augmentation des subsides, et qu’il donne enfin aux nations opulentes la facilité de contracter des dettes[12] dont elles ne peuvent ensuite s’acquitter sans surcharger les peuples d’impôts onéreux. Or ces différentes causes de dépopulation, en plongeant tout un pays dans la misere, y doivent nécessairement affoiblir la constitution des corps. Le peuple adonné au luxe n’est jamais un peuple robuste : de ces citoyens, les uns sont énervés par la mollesse, les autres exténués par le besoin.

Si les peuples sauvages ou pauvres, comme le remarque le chevalier Folard, ont à cet égard une grande supériorité sur les peuples livrés au luxe, c’est que le laboureur est, chez les nations pauvres, souvent plus riche que chez les nations opulentes ; c’est qu’un paysan suisse est plus à son aise qu’un paysan français[13].

Pour former des corps robustes, il faut une nourriture simple, mais saine et assez abondante ; un exercice qui, sans être excessif, soit fort ; une grande habitude à supporter les intempéries des saisons, habitude que contractent les paysans, qui, par cette raison, sont infiniment plus propres à soutenir les fatigues de la guerre que des manufacturiers, la plupart habitués à une vie sédentaire. C’est aussi chez les nations pauvres que se forment ces armées infatigables qui changent le destin des empires.

Quels remparts opposeroit à ces nations un pays livré au luxe et à la mollesse ? Il ne peut leur en imposer ni par le nombre, ni par la force de ses habitants. L’attachement pour la patrie, dira-t-on, peut suppléer au nombre et à la force des citoyens. Mais qui produiroit en ces pays cet amour vertueux de la patrie ? L’ordre des paysans, qui compose à lui seul les deux tiers de chaque nation, y est malheureux : celui des artisans n’y possede rien ; transplanté de son village dans une manufacture ou une boutique, et de cette boutique dans une autre, l’artisan est familiarisé avec l’idée du déplacement ; il ne peut contracter d’attachement pour aucun lieu ; assuré presque par-tout de sa subsistance, il doit se regarder, non comme le citoyen d’un pays, mais comme un habitant du monde.

Un pareil peuple ne peut donc se distinguer long-temps par son courage ; parceque, dans un peuple, le courage est ordinairement ou l’effet de la vigueur du corps, de cette confiance aveugle en ses forces qui cache aux hommes la moitié du péril auquel ils s’exposent, ou l’effet d’un violent amour pour la patrie qui leur fait dédaigner les dangers : or le luxe tarit à la longue ces deux sources de courage[14]. Peut-être la cupidité en ouvriroit-elle une troisieme, si nous vivions encore dans ces siecles barbares où l’on réduisoit les peuples en servitude, et l’on abandonnoit les villes au pillage. Le soldat n’étant plus maintenant excité par ce motif, il ne peut l’être que par ce qu’on appelle l’honneur ; or le desir de l’honneur s’éteint chez un peuple, lorsque l’amour des richesses s’y allume[15]. En vain diroit-on que les nations riches gagnent du moins en bonheur et en plaisirs ce qu’elles perdent en vertu et en courage : un Spartiate[16] n’étoit pas moins heureux qu’un Perse : les premiers Romains, dont le courage étoit récompensé par le don de quelques denrées, n’auroient point envié le sort de Crassus.

Caïus Duillius, qui, par ordre du sénat, étoit tous les soirs reconduit à sa maison à la clarté des flambeaux et au son des flûtes, n’étoit pas moins sensible à ce concert grossier que nous le sommes à la plus brillante sonate. Mais, en accordant que les nations opulentes se procurent quelques commodités inconnues aux peuples pauvres, qui jouira de ces commodités ? un petit nombre d’hommes privilégiés et riches, qui, se prenant pour la nation entiere, concluent de leur aisance particuliere que le paysan est heureux. Mais, quand même ces commodités seroient réparties entre un plus grand nombre de citoyens, de quel prix est cet avantage comparé à ceux que procurent à des peuples pauvres une ame forte, courageuse et ennemie de l’esclavage ? Les nations chez qui le luxe s’introduit sont tôt ou tard victimes du despotisme ; elles présentent des mains foibles et débiles aux fers dont la tyrannie veut les charger. Comment s’y soustraire ? Dans ces nations, les uns vivent dans la mollesse, et la mollesse ne pense ni ne prévoit : les autres languissent dans la misere ; et le besoin pressant, entièrement occupé à se satisfaire, n’éleve point ses regards jusqu’à la liberté. Dans la forme despotique, les richesses de ces nations sont à leurs maîtres ; dans la forme républicaine, elles appartiennent aux gens puissants, comme aux peuples courageux qui les avoisinent.

« Apportez-nous vos trésors, auroient pu dire les Romains aux Carthaginois ; ils nous appartiennent. Rome et Carthage ont toutes deux voulu s’enrichir, mais elles ont pris des routes différentes pour arriver à ce but : tandis que vous encouragiez l’industrie de vos citoyens, que vous établissiez des manufactures, que vous couvriez la mer de vos vaisseaux, que vous alliez reconnoître des côtes inhabitées, et que vous attiriez chez vous tout l’or des Espagnes et de l’Afrique ; nous, plus prudents, nous endurcissions nos soldats aux fatigues de la guerre, nous élevions leur courage ; nous savions que l’industrieux ne travailloit que pour le brave. Le temps de jouir est arrivé ; rendez-nous des biens que vous êtes dans l’impuissance de défendre ». Si les Romains n’ont pas tenu ce langage, du moins leur conduite prouve-t-elle qu’ils étoient affectés des sentiments que ce discours suppose. Comment la pauvreté de Rome n’eût-elle pas commandé à la richesse de Carthage, et conservé, à cet égard, l’avantage que presque toutes les nations pauvres ont eu sur les nations opulentes ? N’a-t-on pas vu la frugale Lacédémone triompher de la riche et commerçante Athenes ; les Romains fouler aux pieds les sceptres d’or de l’Asie ? N’a-t-on pas vu l’Égypte, la Phénicie, Tyr, Sidon, Rhodes, Gênes, Venise, subjuguées, ou du moins humiliées, par des peuples qu’elles appelloient barbares ? Et qui sait si on ne verra pas un jour la riche Hollande, moins heureuse au-dedans que la Suisse, opposer à ses ennemis une résistance moins opiniâtre ? Voilà sous quel point de vue le luxe se présente aux philosophes, qui l’ont regardé comme funeste aux nations.

La conclusion de ce que je viens de dire, c’est que les hommes, en voyant bien ce qu’ils voient, en tirant des conséquences très justes de leurs principes, arrivent cependant à des résultats souvent contradictoires, parcequ’ils n’ont pas dans la mémoire tous les objets de la comparaison desquels doit résulter la vérité qu’ils cherchent.

Il est, je pense, inutile de dire qu’en présentant la question du luxe sous deux aspects différents, je ne prétends point décider si le luxe est réellement nuisible ou utile aux états : il faudroit, pour résoudre exactement ce problême moral, entrer dans des détails étrangers à l’objet que je me propose : j’ai seulement voulu prouver, par cet exemple, que dans les questions compliquées et sur lesquelles on juge sans passions, on ne se trompe jamais que par ignorance, c’est-à-dire en imaginant que le côté qu’on voit dans un objet est tout ce qu’il y a à voir dans ce même objet.


CHAPITRE IV.

De l’Abus des mots.



Une autre cause d’erreur, et qui tient pareillement à l’ignorance, c’est l’abus des mots, et les idées peu nettes qu’on y attache. M. Locke a si heureusement traité ce sujet, que je ne m’en permets l’examen que pour épargner la peine des recherches aux lecteurs, qui tous n’ont pas l’ouvrage de ce philosophe également présent à l’esprit.

Descartes avoit déjà dit, avant Locke, que les péripatéticiens, retranchés derriere l’obscurité des mots, étoient assez semblables à des aveugles qui, pour rendre le combat égal, attireroient un homme clairvoyant dans une caverne obscure. Que cet homme, ajoutoit-il, sache donner du jour à la caverne, qu’il force les péripatéticiens d’attacher des idées nettes aux mots dont ils se servent, son triomphe est assuré. D’après Descartes et Locke, je vais donc prouver qu’en métaphysique et en morale l’abus des mots et l’ignorance de leur vraie signification est, si j’ose le dire, un labyrinthe où les plus grands génies se sont quelquefois égarés. Je prendrai pour exemple quelques-uns de ces mots qui ont excité les disputes les plus longues et les plus vives entre les philosophes : tels sont, en métaphysique, les mots de matiere, d’espace et d’infini.

L’on a de tout temps et tour-à-tour soutenu que la matiere sentoit ou ne sentoit pas, et l’on a sur ce sujet disputé très longuement et très vaguement. L’on s’est avisé très tard de se demander sur quoi l’on disputoit, et d’attacher une idée précise à ce mot de matiere. Si d’abord l’on en eût fixé la signification, on eût reconnu que les hommes étoient, si j’ose le dire, les créateurs de la matiere, que la matiere n’étoit pas un être, qu’il n’y avoit dans la nature que des individus auxquels on avoit donné le nom de corps, et qu’on ne pouvoit entendre par ce mot de matiere que la collection des propriétés communes à tous les corps. La signification de ce mot ainsi déterminée, il ne s’agissoit plus que de savoir si l’étendue, la solidité, l’impénétrabilité étoient les seules propriétés communes à tous les corps ; et si la découverte d’une force, telle, par exemple, que l’attraction ne pouvoit pas faire soupçonner que les corps eussent encore quelques propriétés inconnues, telles que la faculté de sentir, qui, ne se manifestant que dans les corps organisés des animaux, pouvoit être cependant commune à tous les individus. La question réduite à ce point, on eût alors senti que, s’il est à la rigueur impossible de démontrer que tous les corps soient absolument insensibles, tout homme qui n’est pas sur ce sujet éclairé par la révélation ne peut décider la question qu’en calculant et comparant la probabilité de cette opinion avec la probabilité de l’opinion contraire.

Pour terminer cette dispute, il n’étoit donc point nécessaire de bâtir différents systêmes du monde, de se perdre dans la combinaison des possibilités, et de faire ces efforts prodigieux d’esprit qui n’ont abouti et n’ont dû réellement aboutir qu’à des erreurs plus ou moins ingénieuses. En effet, (qu’il me soit permis de le remarquer ici), s’il faut tirer tout le parti possible de l’observation, il faut ne marcher qu’avec elle, s’arrêter au moment qu’elle nous abandonne, et avoir le courage d’ignorer ce qu’on ne peut encore savoir.

Instruits par les erreurs des grands hommes qui nous ont précédés, nous devons sentir que nos observations multipliées et rassemblées suffisent à peine pour former quelques uns de ces systêmes partiels renfermés dans le systême général ; que c’est des profondeurs de l’imagination qu’on a jusqu’à présent tiré celui de l’univers ; et que si l’on n’a jamais que des nouvelles tronquées des pays éloignés de nous, les philosophes n’ont pareillement que des nouvelles tronquées du systême du monde. Avec beaucoup d’esprit et de combinaisons, ils ne débiteront jamais que des fables, jusqu’à ce que le temps et le hasard leur aient donné un fait général auquel tous les autres puissent se rapporter.

Ce que j’ai dit du mot de matiere, je le dis de celui d’espace ; la plupart des philosophes en ont fait un être, et l’ignorance de la signification de ce mot a donné lieu à de longues disputes[17]. Ils les auroient abrégées s’ils avoient attaché une idée nette à ce mot : ils seroient alors convenus que l’espace, considéré abstractivement, est le pur néant ; que l’espace, considéré dans les corps, est ce qu’on appelle l’étendue ; que nous devons l’idée de vuide, qui compose en partie l’idée d’espace, à l’intervalle apperçu entre deux montagnes élevées ; intervalle qui, n’étant occupé que par l’air, c’est-à-dire par un corps qui, d’une certaine distance, ne fait sur nous aucune impression sensible, a dû nous donner une idée du vuide, qui n’est autre chose que la possibilité de nous représenter des montagnes éloignées les unes des autres, sans que la distance qui les sépare soit remplie par aucun corps.

À l’égard de l’idée de l’infini, renfermée encore dans l’idée de l’espace, je dis que nous ne devons cette idée de l’infini qu’à la puissance qu’un homme placé dans une plaine a d’en reculer toujours les limites, sans qu’on puisse à cet égard fixer le terme où son imagination doive s’arrêter : l’absence des bornes est donc, en quelque genre que ce soit, la seule idée que nous puissions avoir de l’infini. Si les philosophes, avant que d’établir aucune opinion sur ce sujet, avoient déterminé la signification de ce mot d’infini, je crois que, forcés d’adopter la définition ci-dessus, ils n’auroient pas perdu leur temps à des disputes frivoles. C’est à la fausse philosophie des siecles précédents qu’on doit principalement attribuer l’ignorance grossiere où nous sommes de la vraie signification des mots : cette philosophie consistoit presque entièrement dans l’art d’en abuser. Cet art, qui faisoit toute la science des scholastiques, confondoit toutes les idées ; et l’obscurité qu’il jetoit sur toutes les expressions se répandoit généralement sur toutes les sciences, et principalement sur la morale.

Lorsque le célebre M. de la Rochefoucauld dit que l’amour-propre est le principe de toutes nos actions, combien l’ignorance de la vraie signification de ce mot amour-propre ne souleva-t-elle pas de gens contre cet illustre auteur ! On prit l’amour-propre pour orgueil et vanité, et l’on s’imagina en conséquence que M. de la Rochefoucauld plaçoit dans le vice la source de toutes les vertus. Il étoit cependant facile d’appercevoir que l’amour-propre, ou l’amour de soi, n’étoit autre chose qu’un sentiment gravé en nous par la nature ; que ce sentiment se transformoit dans chaque homme en vice ou en vertu, selon les goûts et les passions qui l’animoient ; et que l’amour-propre, différemment modifié, produisoit également l’orgueil et la modestie.

La connoissance de ces idées auroit préservé M. de la Rochefoucault du reproche tant répété qu’il voyoit l’humanité trop en noir ; il l’a connue telle qu’elle est. Je conviens que la vue nette de l’indifférence de presque tous les hommes à notre égard est un spectacle affligeant pour notre vanité ; mais enfin il faut prendre les hommes comme ils sont : s’irriter contre les effets de leur amour-propre, c’est se plaindre des giboulées du printemps, des ardeurs de l’été, des pluies de l’automne, et des glaces de l’hiver.

Pour aimer les hommes, il faut en attendre peu : pour voir leurs défauts sans aigreur, il faut s’accoutumer à les leur pardonner, sentir que l’indulgence est une justice que la foible humanité est en droit d’exiger de la sagesse. Or rien de plus propre à nous porter à l’indulgence, à fermer nos cœurs à la haine, à les ouvrir aux principes d’une morale humaine et douce, que la connoissance profonde du cœur humain, telle que l’avoit M. de la Rochefoucauld : aussi les hommes les plus éclairés ont-ils presque toujours été les plus indulgents. Que de maximes d’humanité répandues dans leurs ouvrages ! Vivez, disoit Platon, avec vos inférieurs et vos domestiques comme avec des amis malheureux. « Entendrai-je toujours, disoit un philosophe indien, les riches s’écrier, Seigneur, frappe quiconque nous dérobe la moindre parcelle de nos biens ; tandis que, d’une voix plaintive et les mains étendues vers le ciel, le pauvre dit, Seigneur, fais-moi part des biens que tu prodigues au riche ; et si de plus infortunés m’en enlevent une partie, je n’implorerai point ta vengeance, et je considérerai ces larcins de l’œil dont on voit, au temps des semailles, les colombes se répandre dans les champs pour y chercher leur nourriture. »

Au reste, si le mot d’amour-propre, mal entendu, a soulevé tant de petits esprits contre M. de la Rochefoucauld, quelles disputes, plus sérieuses encore, n’a point occasionné le mot de liberté ! disputes qu’on eût facilement terminées, si tous les hommes, aussi amis de la vérité que le P. Malebranche, fussent convenus, comme cet habile théologien, dans sa Prémotion physique, que la liberté étoit un mystere. Lorsqu’on me pousse sur cette question, disoit-il, je suis forcé de m’arrêter tout court. Ce n’est pas qu’on ne puisse se former une idée nette du mot de liberté pris dans une signification commune. L’homme libre est l’homme qui n’est ni chargé de fers, ni détenu dans les prisons, ni intimidé, comme l’esclave, par la crainte des châtiments ; en ce sens, la liberté de l’homme consiste dans l’exercice libre de sa puissance : je dis, de sa puissance, parcequ’il seroit ridicule de prendre pour une non-liberté l’impuissance où nous sommes de percer la nue comme l’aigle, de vivre sous les eaux comme la baleine, et de nous faire roi, pape, ou empereur.

On a donc une idée nette de ce mot de liberté, pris dans une signification commune. Il n’en est pas ainsi lorsqu’on applique ce mot de liberté à la volonté. Que seroit-ce alors que la liberté ? On ne pourroit entendre par ce mot que le pouvoir libre de vouloir ou de ne pas vouloir une chose : mais ce pouvoir supposeroit qu’il peut y avoir des volontés sans motifs, et par conséquent des effets sans cause. Il faudroit donc que nous pussions également nous vouloir du bien et du mal ; supposition absolument impossible. En effet, si le desir du plaisir est le principe de toutes nos pensées et de toutes nos actions, si tous les hommes tendent continuellement vers leur bonheur réel ou apparent, toutes nos volontés ne sont donc que l’effet de cette tendance. En ce sens, on ne peut donc attacher aucune idée nette à ce mot de liberté. Mais, dira-t-on, si l’on est nécessité à poursuivre le bonheur par-tout où l’on l’apperçoit, du moins sommes-nous libres sur le choix des moyens que nous employons pour nous rendre heureux[18]. Oui, répondrai-je ; mais libre n’est alors qu’un synonyme d’éclairé, et l’on ne fait que confondre ces deux notions : selon qu’un homme saura plus ou moins de procédure et de jurisprudence, qu’il sera conduit dans ses affaires par un avocat plus ou moins habile, il prendra un parti meilleur ou moins bon ; mais, quelque parti qu’il prenne, le desir de son bonheur lui fera toujours choisir le parti qui lui paroîtra le plus convenable à ses intérêts, ses goûts, ses passions, et enfin à ce qu’il regarde comme son bonheur.

Comment pourroit-on philosophiquement expliquer le problême de la liberté ? Si, comme M. Locke l’a prouvé, nous sommes disciples des amis, des parents, des lectures, et enfin de tous les objets qui nous environnent, il faut que toutes nos pensées et nos volontés soient des effets immédiats ou des suites nécessaires des impressions que nous avons reçues.

On ne peut donc se former aucune idée de ce mot liberté, appliqué à la volonté[19] ; il faut la considérer comme un mystere ; s’écrier avec S. Paul, O altitudo ! convenir que la théologie seule peut discourir sur une pareille matiere, et qu’un traité philosophique de la liberté ne seroit qu’un traité des effets sans cause.

On voit quel germe éternel de disputes et de calamités renferme souvent l’ignorance de la vraie signification des mots. Sans parler du sang versé par les haines et les disputes théologiques, disputes presque toutes fondées sur un abus de mots, quels autres malheurs encore cette ignorance n’a-t-elle point produits, et dans quelles erreurs n’a-t-elle point jeté les nations !

Ces erreurs sont plus multipliées qu’on ne pense. On sait ce conte d’un Suisse : on lui avoit consigné une porte des Tuileries, avec défense d’y laisser entrer personne. Un bourgeois s’y présente : « On n’entre point, lui dit le Suisse. — Aussi, répond le bourgeois, je ne veux point entrer, mais sortir seulement du Pont-Royal… — Ah ! S’il s’agit de sortir, reprend le Suisse, monsieur, vous pouvez passer[20] ». Qui le croiroit ? ce conte est l’histoire du peuple Romain. César se présente dans la place publique ; il veut s’y faire couronner : et les Romains, faute d’attacher des idées précises au mot de royauté, lui accordent, sous le nom d’imperator, la puissance qu’ils lui refusent sous le nom de rex.

Ce que je dis des Romains peut généralement s’appliquer à tous les divans et à tous les conseils des princes. Parmi les peuples, comme parmi les souverains, il n’en est aucun que l’abus des mots n’ait précipité dans quelque erreur grossiere. Pour échapper à ce piege, il faudroit, suivant le conseil de Leibnitz, composer une langue philosophique, dans laquelle on détermineroit la signification précise de chaque mot. Les hommes alors pourroient s’entendre, se transmettre exactement leurs idées ; les disputes qu’éternise l’abus des mots se termineroient ; et les hommes, dans toutes les sciences, seroient bientôt forcés d’adopter les mêmes principes.

Mais l’exécution d’un projet si utile et si desirable est peut-être impossible. Ce n’est point aux philosophes, c’est au besoin, qu’on doit l’invention des langues ; et le besoin, en ce genre, n’est pas difficile à satisfaire. En conséquence on a d’abord attaché quelques fausses idées à certains mots ; ensuite on a combiné, comparé, ces idées et ces mots entre eux ; chaque nouvelle combinaison a produit une nouvelle erreur ; ces erreurs se sont multipliées, et, en se multipliant, se sont tellement compliquées, qu’il seroit maintenant impossible, sans une peine et un travail infinis, d’en suivre et d’en découvrir la source. Il en est des langues comme d’un calcul algébrique : il s’y glisse d’abord quelques erreurs ; ces erreurs ne sont pas apperçues ; on calcule d’après ses premiers calculs ; de proposition en proposition, l’on arrive à des conséquences entièrement ridicules : on en sent l’absurdité ; mais comment retrouver l’endroit où s’est glissée la premiere erreur ? Pour cet effet il faudroit refaire et revérifier un grand nombre de calculs : malheureusement il est peu de gens qui puissent l’entreprendre, encore moins qui le veuillent, sur-tout lorsque l’intérêt des hommes puissants s’oppose à cette vérification.

J’ai montré les vraies causes de nos faux jugements ; j’ai fait voir que toutes les erreurs de l’esprit ont leur source ou dans les passions, ou dans l’ignorance, soit de certains faits, soit de la vraie signification de certains mots. L’erreur n’est donc pas essentiellement attachée à la nature de l’esprit humain ; nos faux jugements sont donc l’effet de causes accidentelles, qui ne supposent point en nous une faculté de juger distincte de la faculté de sentir ; l’erreur n’est donc qu’un accident : d’où il suit que tous les hommes ont essentiellement l’esprit juste[21].

Ces principes une fois admis, rien ne m’empêche maintenant d’avancer, que juger, comme je l’ai déjà prouvé, n’est proprement que sentir.

La conclusion générale de ce discours, c’est que l’esprit peut être considéré ou comme la faculté productrice de nos pensées, et l’esprit, en ce sens, n’est que sensibilité et mémoire ; ou l’esprit peut être regardé comme un effet de ces mêmes facultés, et, dans cette seconde signification, l’esprit n’est qu’un assemblage de pensées, et peut se subdiviser dans chaque homme en autant de parties que cet homme a d’idées.

Voilà les deux aspects sous lesquels se présente l’esprit considéré en lui-même : examinons maintenant ce que c’est que l’esprit par rapport à la société.


Discours II

De l’Esprit par rapport à la société.


CHAPITRE I


La science n’est que le souvenir ou des faits ou des idées d’autrui : l’esprit, distingué de la science, est donc un assemblage d’idées neuves quelconques.

Cette définition de l’esprit est juste, elle est même très instructive pour un philosophe ; mais elle ne peut être généralement adoptée : il faut au public une définition qui le mette à portée de comparer les différents esprits entre eux, et de juger de leur force et de leur étendue. Or, si l’on admettoit la définition que je viens de donner, comment le public mesureroit-il l’étendue d’esprit d’un homme ? qui donneroit au public une liste exacte des idées de cet homme ? et comment distinguer en lui la science et l’esprit ?

Supposons que je prétende à la découverte d’une idée déja connue : il faudroit que le public, pour savoir si je mérite réellement à cet égard le titre de second inventeur, sût préliminairement ce que j’ai lu, vu et entendu ; connoissance qu’il ne veut ni ne peut acquérir. D’ailleurs, dans l’hypothese impossible que le public pût avoir un dénombrement exact et de la quantité et de l’espece des idées d’un homme, je dis qu’en conséquence de ce dénombrement le public seroit souvent forcé de placer au rang des génies des hommes auxquels il ne soupçonne pas même qu’on puisse accorder le titre d’hommes d’esprit ; tels sont, en général, tous les artistes.

Quelque frivole que paroisse un art, cet art cependant est susceptible de combinaisons infinies. Lorsque Marcel, la main appuyée sur le front, l’œil fixe, le corps immobile, et dans l’attitude d’une méditation profonde, s’écrie tout-à-coup, en voyant danser son écoliere : « Que de choses dans un menuet » ! il est certain que ce danseur appercevoit alors, dans la maniere de plier, de relever et d’emboiter ses pas, des adresses invisibles aux yeux ordinaires[22], et que son exclamation n’est ridicule que par la trop grande importance mise à de petites choses. Or, si l’art de la danse renferme un très grand nombre d’idées et de combinaisons, qui sait si l’art de la déclamation ne suppose point dans l’actrice qui y excelle autant d’idées qu’en emploie un politique pour former un systême de gouvernement ? Qui peut assurer, lorsqu’on consulte nos bons romans, que, dans les gestes, la parure et les discours étudiés d’une coquette parfaite, il n’entre pas autant de combinaisons et d’idées qu’en exige la découverte de quelque systême du monde, et qu’en des genres très différents la Lecouvreur et Ninon de l’Enclos n’aient eu autant d’esprit qu’Aristote et Solon ?

Je ne prétends pas démontrer à la rigueur la vérité de cette proposition, mais faire seulement sentir que, toute ridicule qu’elle paroisse, il n’est cependant personne qui puisse la résoudre exactement.

Trop souvent dupes de notre ignorance, nous prenons pour les limites d’un art celles que cette même ignorance lui donne. Mais supposons qu’on pût à cet égard détromper le public, je dis qu’en l’éclairant on ne changeroit rien à sa maniere de juger. Il ne mesurera jamais son estime pour un art uniquement sur le nombre plus ou moins grand de combinaisons nécessaires pour y réussir ; 1o parceque le dénombrement en est impossible à faire ; 2o parcequ’il ne doit considérer l’esprit que du point de vue sous lequel il est important de le connoître, c’est-à-dire par rapport à la société. Or, sous cet aspect, je dis que l’esprit n’est qu’un assemblage plus ou moins nombreux, non seulement d’idées neuves, mais encore d’idées intéressantes pour le public ; et que c’est moins au nombre et à la finesse qu’au choix heureux de nos idées qu’on a attaché la réputation d’homme d’esprit.

En effet, si les combinaisons du jeu des échecs sont infinies, si l’on n’y peut exceller sans en faire un grand nombre, pourquoi le public ne donne-t-il pas aux grands joueurs d’échecs le titre de grands esprits ? C’est que leurs idées ne lui sont utiles ni comme agréables ni comme instructives, et qu’il n’a par conséquent nul intérêt de les estimer : or l’intérêt[23] préside à tous nos jugements. Si le public a toujours fait peu de cas de ces erreurs dont l’invention suppose quelquefois plus de combinaisons et d’esprit que la découverte d’une vérité, et s’il estime plus Locke que Malebranche, c’est qu’il mesure toujours son estime sur son intérêt. À quelle autre balance peseroit-il le mérite des idées des hommes ? Chaque particulier juge des choses et des personnes par l’impression agréable ou désagréable qu’il en reçoit : le public n’est que l’assemblage de tous les particuliers ; il ne peut donc jamais prendre que son utilité pour regle de ses jugements.

Ce point de vue, sous lequel j’examine l’esprit, est, je crois, le seul sous lequel il doive être considéré. C’est l’unique maniere d’apprécier le mérite de chaque idée, de fixer sur ce point l’incertitude de nos jugements, et de découvrir enfin la cause de l’étonnante diversité des opinions des hommes en matiere d’esprit ; diversité absolument dépendante de la différence de leurs passions, de leurs idées, de leurs préjugés, de leurs sentiments, et par conséquent de leurs intérêts.

Il seroit en effet bien singulier que l’intérêt général[24] eût mis le prix aux différentes actions des hommes, qu’il leur eût donné les noms de vertueuses, de vicieuses, ou de permises, selon qu’elles étoient utiles, nuisibles, ou indifférentes au public, et que ce même intérêt n’eût pas été l’unique dispensateur de l’estime ou du mépris attaché aux idées des hommes.

On peut ranger les idées, ainsi que les actions, sous trois classes différentes.

Les idées utiles ; et, prenant cette expression dans le sens le plus étendu, j’entends par ce mot toute idée propre à nous instruire ou à nous amuser.

Les idées nuisibles ; ce sont celles qui font sur nous une impression contraire.

Les idées indifférentes ; je veux dire toutes celles qui, peu agréables en elles-mêmes, ou devenues trop familieres, ne font presque aucune impression sur nous. Or de pareilles idées n’ont presque point d’existence, et ne peuvent, pour ainsi dire, porter qu’un instant le nom d’indifférentes ; leur durée ou leur succession, qui les rend ennuyeuses, les fait bientôt rentrer dans la classe des idées nuisibles.

Pour faire sentir combien cette maniere de considérer l’esprit est féconde en vérités, je ferai successivement l’application des principes que j’établis aux actions et aux idées des hommes, et je prouverai qu’en tout temps, en tout lieu, tant en matiere de morale qu’en matiere d’esprit, c’est l’intérêt personnel qui dicte le jugement des particuliers, et l’intérêt général qui dicte celui des nations ; qu’ainsi c’est toujours, de la part du public comme des particuliers, l’amour ou la reconnoissance qui loue, la haine ou la vengeance qui méprise.

Pour démontrer cette vérité, et faire appercevoir l’exacte et perpétuelle ressemblance de nos manieres de juger, soit les actions, soit les idées des hommes, je considérerai la probité et l’esprit à différents égards, et relativement 1o à un particulier, 2o à une petite société, 3o à une nation, 4o aux différents siécles et aux différents pays, 5o à l’univers entier ; et, prenant toujours l’expérience pour guide dans mes recherches, je montrerai que, sous chacun de ces points de vue, l’intérêt est l’unique juge de la probité et de l’esprit.


CHAPITRE II.

De la Probité par rapport à un Particulier.


Ce n’est point de la vraie probité, c’est-à-dire de la probité par rapport au public, dont il s’agit dans ce chapitre, mais simplement de la probité considérée relativement à chaque particulier.

Sous ce point de vue, je dis que chaque particulier n’appelle probité dans autrui que l’habitude des actions qui lui sont utiles : je dis l’habitude, parceque ce n’est point une seule action honnête, non plus qu’une seule idée ingénieuse, qui nous obtiennent le titre de vertueux ou de spirituel. On sait qu’il n’est point d’avare qui ne se soit une fois montré généreux, de libéral qui n’ait été une fois avare, de frippon qui n’ait fait une bonne action, de stupide qui n’ait dit un bon mot, et d’homme enfin qui, si l’on rapproche certaines actions de sa vie, ne paroisse doué de toutes les vertus et de tous les vices contraires. Plus de conséquence dans la conduite des hommes supposeroit en eux une continuité d’attention dont ils sont incapables ; ils ne different les uns des autres que du plus au moins. L’homme absolument conséquent n’existe point encore ; et c’est pourquoi rien de parfait sur la terre, ni dans le vice, ni dans la vertu.

C’est donc à l’habitude des actions qui lui sont utiles qu’un particulier donne le nom de probité ; je dis des actions, parcequ’on n’est point juge des intentions. Comment le seroit-on ? Une action n’est presque jamais l’effet d’un sentiment ; nous ignorons souvent nous-mêmes les motifs qui nous déterminent. Un homme opulent enrichit un homme estimable et pauvre : il fait sans doute une bonne action ; mais cette action est-elle uniquement l’effet du desir de faire un heureux ? La pitié, l’espoir de la reconnoissance, la vanité même, tous ces divers motifs, séparés ou réunis, ne peuvent-ils pas à son insu l’avoir déterminé à cette action louable ? Or, si le plus souvent l’on ignore soi-même les motifs de son bienfait, comment le public les appercevroit-il ? Ce n’est donc que par les actions des hommes que le public peut juger de leur probité.

Je conviens que cette maniere de juger est encore fautive. Un homme a, par exemple, vingt degrés de passion pour la vertu, mais il aime ; il a trente degrés d’amour pour une femme, et cette femme en veut faire un assassin : dans cette hypothese, il est certain que cet homme est plus près du forfait que celui qui, n’ayant que dix degrés de passion pour la vertu, n’aura que cinq degrés d’amour pour cette méchante femme ; d’où je conclus que, de deux hommes, le plus honnête dans ses actions est quelquefois le moins passionné pour la vertu.

Aussi tout philosophe convient que la vertu des hommes dépend infiniment des circonstances dans lesquelles ils se trouvent placés. On n’a que trop souvent vu des hommes vertueux céder à un enchaînement malheureux d’événements bizarres. Celui qui, dans toutes les situations possibles, répond de sa vertu, est un imposteur ou un imbécille dont il faut également se défier.

Après avoir déterminé l’idée que j’attache à ce mot de probité considérée par rapport à chaque particulier ; il faut, pour s’assurer de la justesse de cette définition, avoir recours à l’observation ; elle nous apprend qu’il est des hommes auxquels un heureux naturel, un desir vif de la gloire et de l’estime, inspirent pour la justice et la vertu le même amour que les hommes ont communément pour les grandeurs et les richesses. Les actions personnellement utiles à ces hommes vertueux sont les actions justes, conformes à l’intérêt général, ou qui du moins ne lui sont pas contraires.

Ces hommes sont en si petit nombre, que je n’en fais ici mention que pour l’honneur de l’humanité. La classe la plus nombreuse, et qui compose à elle seule presque tout le genre humain, est celle où les hommes, uniquement attentifs à leurs intérêts, n’ont jamais porté leurs regards sur l’intérêt général. Concentrés, pour ainsi dire, dans leur bien-être[25], ces hommes ne donnent le nom d’honnêtes qu’aux actions qui leur sont personnellement utiles. Un juge absout un coupable, un ministre éleve aux honneurs un sujet indigne ; l’un et l’autre sont toujours justes au dire de leurs protégés : mais, que le juge punisse, que le ministre refuse, ils seront toujours injustes aux yeux du criminel et du disgracié.

Si les moines, chargés sous la premiere race d’écrire la vie de nos rois, ne donnerent que la vie de leurs bienfaiteurs ; s’ils ne désignerent les autres regnes que par ces mot NIHIL FECIT ; et s’ils ont donné le nom de rois fainéants à des princes très estimables ; c’est qu’un moine est un homme, et que tout homme ne prend dans ses jugements conseil que de son intérêt.

Les chrétiens, qui donnoient avec justice le nom de barbarie et de crime aux cruautés qu’exerçoient sur eux les païens, ne donnerent-ils pas le nom de zele aux cruautés qu’ils exercerent à leur tour sur ces mêmes païens ? Qu’on examine les hommes, on verra qu’il n’est point de crime qui ne soit mis au rang des actions honnêtes par les sociétés auxquelles ce crime est utile, ni d’action utile au public qui ne soit blâmée de quelque société particuliere à qui cette même action est nuisible.

Quel homme, en effet, s’il sacrifie l’orgueil de se dire plus vertueux que les autres à l’orgueil d’être plus vrai, et s’il sonde avec une attention scrupuleuse tous les replis de son ame, ne s’appercevra pas que c’est uniquement à la maniere différente dont l’intérêt personnel se modifie qu’on doit ses vices et ses vertus[26] ; que tous les hommes sont mus par la même force ; que tous tendent également à leur bonheur ; que c’est la diversité des passions et des goûts, dont les uns sont conformes et les autres contraires à l’intérêt public, qui décide de nos vertus et de nos vices ? Sans mépriser le vicieux, il faut le plaindre, se féliciter d’un naturel heureux, remercier le ciel de ne nous avoir donné aucun de ces goûts et de ces passions qui nous eussent forcés de chercher notre bonheur dans l’infortune d’autrui : car enfin on obéit toujours à son intérêt ; et de là l’injustice de tous nos jugements, et ces noms de juste et d’injuste prodigués à la même action, relativement à l’avantage ou au désavantage que chacun en reçoit.

Si l’univers physique est soumis aux lois du mouvement, l’univers moral ne l’est pas moins à celle de l’intérêt. L’intérêt est sur la terre le puissant enchanteur qui change aux yeux de toutes les créatures la forme de tous les objets. Ce mouton paisible qui pâture dans nos plaines n’est-il pas un objet d’épouvante et d’horreur pour ces insectes imperceptibles qui vivent dans l’épaisseur de la pampe des herbes ? « Fuyons, disent-ils, cet animal vorace et cruel, ce monstre dont la gueule engloutit à la fois et nous et nos cités. Que ne prend-il exemple sur le lion et le tigre ? Ces animaux bienfaisants ne détruisent point nos habitations, ils ne se repaissent point de notre sang ; justes vengeurs du crime, ils punissent sur le mouton les cruautés que le mouton exerce sur nous. » C’est ainsi que des intérêts différents métamorphosent les objets : le lion est à nos yeux l’animal cruel ; à ceux de l’insecte c’est le mouton. Aussi peut-on appliquer à l’univers moral ce que Leibnitz disoit de l’univers physique : « Que ce monde, toujours en mouvement, offroit à chaque instant un phénomene nouveau et différent à chacun de ses habitants. »

Ce principe est si conforme à l’expérience, que, sans entrer dans un plus long examen, je me crois en droit de conclure que l’intérêt personnel est l’unique et universel appréciateur du mérite des actions des hommes ; et qu’ainsi la probité, par rapport à un particulier, n’est, conformément à ma définition, que l’habitude des actions personnellement utiles à ce particulier.


CHAPITRE III

De l’Esprit par rapport à un Particulier


Transportons maintenant aux idées les principes que je viens d’appliquer aux actions ; l’on sera contraint d’avouer que chaque particulier ne donne le nom d’esprit qu’à l’habitude des idées qui lui sont utiles, soit comme instructives, soit comme agréables ; et qu’à ce nouvel égard l’intérêt personnel est encore le seul juge du mérite des hommes.

Toute idée qu’on nous présente a toujours quelques rapports avec notre état, nos passions ou nos opinions. Or, dans tous ces différents cas, nous prisons d’autant plus une idée que cette idée nous est plus utile. Le pilote, le médecin et l’ingénieur, auront plus d’estime pour le constructeur de vaisseau, le botaniste et le mécanicien, que n’en auront pour ces mêmes hommes le libraire, l’orfevre et le maçon, qui leur préféreront toujours le romancier, le dessinateur et l’architecte.

Lorsqu’il s’agira d’idées propres à combattre ou à favoriser nos passions ou nos goûts, les plus estimables à nos yeux seront sans contredit les idées qui flatteront le plus ces mêmes passions ou ces mêmes goûts[27]. Une femme tendre fera plus de cas d’un roman que d’un livre de métaphysique ; un homme tel que Charles XII préférera l’histoire d’Alexandre à tout autre ouvrage ; l’avare ne trouvera certainement d’esprit qu’à ceux qui lui indiqueront le moyen de placer son argent au plus gros intérêt.

En fait d’opinions comme en fait de passions, pour estimer les idées d’autrui il faut être intéressé à les estimer ; sur quoi j’observerai qu’à ce dernier égard les hommes peuvent être mus par deux sortes d’intérêt.

Il est des hommes animés d’un orgueil noble et éclairé, qui, amis du vrai, attachés à leur sentiment sans opiniâtreté, conservent leur esprit dans cet état de suspension qui y laisse une entrée libre aux vérités nouvelles : de ce nombre sont quelques esprits philosophiques, et quelques gens trop jeunes pour s’être formé des opinions et rougir d’en changer ; ces deux sortes d’hommes estimeront toujours dans les autres des idées vraies, lumineuses, et propres à satisfaire la passion qu’un orgueil éclairé leur donne pour le vrai.

Il est d’autres hommes, et dans ce nombre je les comprends presque tous, qui sont animés d’une vanité moins noble ; ceux-là ne peuvent estimer dans les autres que des idées conformes aux leurs[28], et propres à justifier la haute opinion qu’ils ont tous de la justesse de leur esprit. C’est sur cette analogie d’idées que sont fondés leur haine ou leur amour. De là cet instinct sûr et prompt qu’ont presque tous les gens médiocres pour connoître et fuir les gens de mérite[29] : de là cet attrait puissant que les gens d’esprit ont les uns pour les autres ; attrait qui les force, pour ainsi dire, à se rechercher, malgré le danger que met souvent dans leur commerce le desir commun qu’ils ont de la gloire : de là cette maniere sûre de juger du caractere et de l’esprit d’un homme par le choix de ses livres et de ses amis. Un sot, en effet, n’a jamais que de sots amis : toute liaison d’amitié, lorsqu’elle n’est pas fondée sur un intérêt de bienséance, d’amour, de protection, d’avarice, d’ambition, ou sur quelque autre motif pareil, suppose toujours quelque ressemblance d’idées ou de sentiments entre deux hommes. Voilà ce qui rapproche des gens d’une condition très différente[30] ; voilà pourquoi les Auguste, les Mécene, les Scipion, les Julien, les Richelieu et les Condé vivoient familièrement avec les gens d’esprit, et ce qui a donné lieu au proverbe dont la trivialité atteste la vérité : « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. »

L’analogie ou la conformité des idées et des opinions doit donc être considérée comme la force attractive et répulsive qui éloigne ou rapproche les hommes les uns des autres[31]. Qu’on transporte à Constantinople un philosophe, qui, n’étant point éclairé par les lumieres de la révélation, ne peut suivre que les lumieres de la raison ; que ce philosophe nie la mission de Mahomet, les visions et les prétendus miracles de ce prophete : qui doute que ceux qu’on appelle les bons musulmans n’aient de l’éloignement pour ce philosophe, ne le regardent avec horreur, et ne le traitent de fou, d’impie, et quelquefois même de malhonnête homme ? En vain diroit-il que, dans une pareille religion, il est absurde de croire aux miracles dont on n’est pas soi-même le témoin ; et que, s’il y a toujours plus à parier pour un mensonge que pour un miracle[32], les croire trop facilement, c’est moins croire en Dieu qu’aux imposteurs : en vain représenteroit-il que, si Dieu eût voulu annoncer la mission de Mahomet, il n’eût point fait de ces prodiges ridicules aux yeux de la raison la moins exercée ; il eût fait des miracles visibles à tous les yeux, comme de détacher à la voix du prophete les astres du firmament, de bouleverser les éléments, etc. Quelque raison que ce philosophe apportât de son incrédulité, il n’obtiendroit jamais la réputation de sage et d’honnête auprès de ces bons musulmans qu’en devenant assez imbécille pour croire des choses absurdes, ou assez faux pour feindre de les croire. Tant il est vrai que les hommes ne jugent les opinions des autres que par la conformité qu’elles ont avec les leurs. Aussi ne persuade-t-on jamais les sots qu’avec des sottises.

Si le sauvage du Canada nous préfere aux autres peuples de l’Europe, c’est que nous nous prêtons davantage à ses mœurs, à son genre de vie ; c’est à cette complaisance que nous devons l’éloge magnifique qu’il croit faire d’un Français, lorsqu’il dit : « C’est un homme comme moi. »

En fait de mœurs, d’opinions et d’idées, il paroît donc que c’est toujours soi qu’on estime dans les autres ; et c’est la raison pour laquelle les César, les Alexandre, et généralement tous les grands hommes, ont toujours eu d’autres grands hommes sous leurs ordres. Un prince est habile, il prend en main le sceptre ; à peine est-il monté sur le trône que toutes les places se trouvent remplies par des hommes supérieurs : le prince ne les a point formés, il semble même les avoir pris au hasard ; mais, forcé de n’estimer et de n’élever aux premiers postes que des hommes dont l’esprit soit analogue au sien, il est par cette raison toujours nécessité aux bons choix. Un prince, au contraire, est peu éclairé : contraint par cette même raison d’attirer près de lui des gens qui lui ressemblent, il est presque toujours nécessité aux mauvais choix. C’est la suite de semblables princes qui souvent a fait substituer les plus grandes places de sots en sots durant plusieurs siecles. Aussi les peuples, qui ne peuvent connoître personnellement leur maître, ne le jugent-ils que sur le talent des hommes qu’il emploie, et sur l’estime qu’il a pour les gens de mérite. « Sous un monarque stupide, disoit la reine Christine, toute sa cour ou l’est, ou le devient. »

Mais, dira-t-on, on voit quelquefois des hommes admirer dans les autres des idées qu’ils n’auroient jamais produites, et qui même n’ont nulle analogie avec les leurs. On sait ce mot d’un cardinal. Après la nomination du pape, ce cardinal s’approche du saint pere, et lui dit : « Vous voilà élu pape ; voici la derniere fois que vous entendrez la vérité. Séduit par les respects, vous allez bientôt vous croire un grand homme. Souvenez-vous qu’avant votre exaltation vous n’étiez qu’un ignorant et un opiniâtre. Adieu, je vais vous adorer. » Peu de courtisans, sans doute, sont doués de l’esprit et du courage nécessaires pour tenir un pareil discours ; mais la plupart d’entre eux, semblables à ces peuples qui tour-à-tour adorent et fouettent leur idole, sont en secret charmés de voir humilier le maître auquel ils sont soumis. La vengeance leur inspire l’éloge qu’ils font de pareils traits, et la vengeance est un intérêt. Qui n’est point animé d’un intérêt de cette espece n’estime et même ne sent que les idées analogues aux siennes. Aussi la baguette propre à découvrir un mérite naissant et inconnu ne tourne-t-elle et ne doit-elle réellement tourner qu’entre les mains des gens d’esprit, parce qu’il n’y a que le lapidaire qui se connoisse en diamants bruts, et que l’esprit qui sente l’esprit. Ce n’étoit que l’œil d’un Turenne qui, dans le jeune Curchill, pouvoit appercevoir le fameux Marlborough.

Toute idée trop étrangere à notre maniere de voir et de sentir nous semble toujours ridicule. Le même projet, qui, vaste et grand, paroîtra cependant d’une exécution facile au grand ministre, sera traité par un ministre ordinaire de fou, d’insensé ; et ce projet, pour me servir de la phrase usitée parmi les sots, sera renvoyé à la république de Platon. Voilà la raison pour laquelle, en certains pays où les esprits, énervés par la superstition, sont paresseux et peu capables des grandes entreprises, on croit couvrir un homme du plus grand ridicule lorsqu’on dit de lui, C’est un homme qui veut réformer l’état ; ridicule que la pauvreté, le dépeuplement de ces pays, et par conséquent la nécessité d’une réforme, fait, aux yeux des étrangers, retomber sur les moqueurs. Il en est de ces peuples comme de ces plaisants subalternes[33] qui croient déshonorer un homme lorsqu’ils disent de lui, d’un ton sottement malin, C’est un Romain, c’est un esprit ; raillerie qui, rappelée à son sens précis, apprend seulement que cet homme ne leur ressemble point, c’est-à-dire qu’il n’est ni sot ni fripon. Combien un esprit attentif n’entend-il pas dans les conversations de ces aveux imbécilles et de ces phrases absurdes qui, réduites à leur signification exacte, étonneroient fort ceux qui les emploient ! Aussi l’homme de mérite doit-il être indifférent à l’estime comme au mépris d’un particulier dont l’éloge ou la critique ne signifient rien, sinon que cet homme pense ou ne pense pas comme lui. Je pourrois encore par une infinité d’autres faits prouver que nous n’estimons jamais que les idées analogues aux nôtres ; mais, pour constater cette vérité, il faut l’appuyer sur des preuves de pur raisonnement.


CHAPITRE IV

De la nécessité où nous sommes de n’estimer que nous dans les autres.


Deux causes également puissantes nous y déterminent : l’une est la vanité, et l’autre est la paresse. Je dis la vanité, parce que le desir de l’estime est commun à tous les hommes ; non que quelques-uns d’entre eux ne veuillent joindre au plaisir d’être admirés le mérite de mépriser l’admiration ; mais ce mépris n’est pas vrai, et jamais l’admirateur n’est stupide aux yeux de l’admiré. Or, si tous les hommes sont avides d’estime, chacun d’eux, instruit par l’expérience que ces idées ne paroîtront estimables ou méprisables aux autres qu’autant qu’elles seront conformes ou contraires à leurs opinions, il s’ensuit qu’inspiré par sa vanité, chacun ne peut s’empêcher d’estimer dans les autres une conformité d’idées qui l’assure de leur estime, et de haïr en eux une opposition d’idées, garant sûr de leur haine, ou du moins de leur mépris, qu’on doit regarder comme un calmant de la haine.

Mais, dans la supposition même qu’un homme fît à l’amour de la vérité le sacrifice de sa vanité, si cet homme n’est point animé du desir le plus vif de s’instruire, je dis que sa paresse ne lui permet d’avoir pour des opinions contraires aux siennes qu’une estime sur parole. Pour expliquer ce que j’entends par estime sur parole, je distinguerai deux sortes d’estime.

L’une, qu’on peut regarder comme l’effet ou du respect qu’on a pour l’opinion publique[34] ou de la confiance qu’on a dans le jugement de certaines personnes, et que je nomme estime sur parole. Telle est celle que certaines gens conçoivent pour des romans très médiocres, uniquement parce qu’ils les croient de quelques uns de nos écrivains célebres : telle est encore l’admiration qu’on a pour les Descartes et les Newton ; admiration qui, dans la plupart des hommes, est d’autant plus enthousiaste qu’elle est moins éclairée ; soit qu’après s’être formé une idée vague du mérite de ces grands génies, leurs admirateurs respectent en cette idée l’ouvrage de leur imagination ; soit qu’en s’établissant juges du mérite d’un homme tel que Newton, ils croient s’associer aux éloges qu’ils lui prodiguent. Cette sorte d’estime, dont notre ignorance nous force à faire souvent usage, est par-là même la plus commune. Rien de si rare que de juger d’après soi.

L’autre espece d’estime est celle qui, indépendante de l’opinion d’autrui, naît uniquement de l’impression que font sur nous certaines idées, et que par cette raison j’appelle estime sentie, la seule véritable, et celle dont il s’agit ici. Or, pour prouver que la paresse ne nous permet d’accorder cette sorte d’estime qu’aux idées analogues aux nôtres, il suffit de remarquer que c’est, comme le prouve sensiblement la géométrie, par l’analogie et les rapports secrets que les idées déjà connues ont avec les idées inconnues qu’on parvient à la connoissance de ces dernieres, et que c’est en suivant la progression de ces analogies qu’on peut s’élever au dernier terme d’une science : d’où il suit que des idées qui n’auroient nulle analogie avec les nôtres seroient pour nous des idées inintelligibles. Mais, dira-t-on, il n’est point d’idées qui n’aient nécessairement entre elles quelque rapport sans lequel elles seroient universellement inconnues. Oui ; mais ce rapport peut être immédiat ou éloigné : lorsqu’il est immédiat, le foible desir que chacun a de s’instruire le rend capable de l’attention que suppose l’intelligence de pareilles idées : mais, s’il est éloigné, comme il l’est presque toujours lorsqu’il s’agit de ces opinions qui sont le résultat d’un grand nombre d’idées et de sentiments différents, il est évident qu’à moins qu’on ne soit animé d’un desir vif de s’instruire, et qu’on ne se trouve dans une situation propre à satisfaire ce desir, la paresse ne nous permettra jamais de concevoir, ni par conséquent d’avoir d’estime sentie pour des opinions trop contraires aux nôtres.

Un jeune homme qui s’agite en tous sens pour s’élever à la gloire est saisi d’enthousiasme au bruit du nom des gens célèbres en tout genre. A-t-il une fois fixé l’objet de ses études et de son ambition, il n’a plus d’estime sentie que pour ses modeles, et n’accorde qu’une estime sur parole à ceux qui suivent une carrière différente de la sienne. L’esprit est une corde qui ne frémit qu’à l’unisson.

Peu d’hommes ont le loisir de s’instruire. Le pauvre, par exemple, ne peut ni réfléchir ni examiner ; il ne reçoit la vérité, comme l’erreur, que par préjugé : occupé d’un travail journalier, il ne peut s’élever à une certaine sphere d’idées ; aussi préfere-t-il la bibliotheque bleue aux écrits de S.-Réal, de la Rochefoucauld et du cardinal De Retz.

Aussi, dans ces jours de réjouissances publiques où le spectacle s’ouvre gratis, les comédiens, ayant alors d’autres spectateurs à amuser, donneront plutôt Dom Japhet et Pourceaugnac, qu’Héraclius et le Misanthrope. Ce que je dis du peuple peut s’appliquer à toutes les différentes classes d’hommes. Les gens du monde sont distraits par mille affaires et mille plaisirs ; les ouvrages philosophiques ont aussi peu d’analogie avec leur esprit, que le Misanthrope avec l’esprit du peuple. Aussi préféreront-ils en général la lecture d’un roman à celle de Locke. C’est par ce même principe des analogies qu’on explique comment les savants, et même les gens d’esprit, ont donné à des auteurs moins estimés la préférence sur ceux qui le sont davantage. Pourquoi Malherbe préféroit-il Stace à tout autre poëte ? Pourquoi Heinsius[35] et Corneille faisoient-ils plus de cas de Lucain que de Virgile ? Par quelle raison Adrien préféroit-il l’éloquence de Caton à celle de Cicéron ? Pourquoi Scaliger[36] regardoit-il Homere et Horace comme fort inférieurs à Virgile et à Juvenal ? C’est que l’estime plus ou moins grande qu’on a pour un auteur dépend de l’analogie plus ou moins grande que ses idées ont avec celles de son lecteur.

Que, dans un ouvrage manuscrit, et sur lequel on n’a aucune prévention, l’on charge séparément dix hommes d’esprit de marquer les morceaux qui les auront le plus frappés : je dis que chacun d’eux soulignera des endroits différents ; et que, si l’on confronte ensuite les endroits approuvés avec l’esprit et le caractere de chaque approbateur, on sentira que chacun d’eux n’a loué que les idées analogues à sa maniere de voir et de sentir, et que l’esprit est, je le répete, une corde qui ne frémit qu’à l’unisson.

Si le savant abbé de Longuerue, comme il le disoit lui-même, n’avoit rien retenu des ouvrages de S. Augustin, sinon que le cheval de Troie étoit une machine de guerre ; et si, dans le roman de Cléopatre, un avocat célebre ne voyoit rien d’intéressant que les nullités du mariage d’Élise avec Artaban ; il faut avouer que la seule différence qui se trouve à cet égard entre les savants ou les gens d’esprit, et les hommes ordinaires, c’est que les premiers ayant un plus grand nombre d’idées, leur sphere d’analogies est beaucoup plus étendue. S’agit-il d’un genre d’esprit très différent du sien ? pareil en tout aux autres hommes, l’homme d’esprit n’estime que les idées analogues aux siennes. Qu’on rassemble un Newton, un Quinaut, un Machiavel ; qu’on ne les nomme point, et qu’on ne les mette point à portée de concevoir l’un pour l’autre cette espece d’estime que j’appelle estime sur parole, on verra qu’après avoir réciproquement, mais inutilement, essayé de se communiquer leurs idées, Newton regardera Quinaut comme un rimailleur insupportable, celui-ci prendra Newton pour un faiseur d’almanachs, tous deux regarderont Machiavel comme un politique du Palais-Royal ; et tous trois enfin, se traitant réciproquement d’esprits médiocres, se vengeront, par un mépris réciproque, de l’ennui mutuel qu’ils se seront procuré.

Or, si les hommes supérieurs, entièrement absorbés dans leur genre d’étude, ne peuvent avoir d’estime sentie pour un genre d’esprit trop différent du leur, tout auteur qui donne au public des idées nouvelles ne peut donc espérer d’estime que de deux sortes d’hommes ; ou des jeunes gens qui, n’ayant point adopté d’opinions, ont encore le desir et le loisir de s’instruire ; ou de ceux dont l’esprit, ami de la vérité et analogue à celui de l’auteur, soupçonne déja l’existence des idées qu’il lui présente. Ce nombre d’hommes est toujours très petit : voilà ce qui retarde les progrès de l’esprit humain, et pourquoi chaque vérité est toujours si lente à se dévoiler aux yeux de tous.

Il résulte de ce que je viens de dire, que la plupart des hommes, soumis à la paresse, ne conçoivent que les idées analogues aux leurs, qu’ils n’ont d’estime sentie que pour cette espece d’idées : et de là cette haute opinion que chacun est, pour ainsi dire, forcé d’avoir de soi-même ; opinion que les moralistes n’eussent peut-être point attribuée à l’orgueil, s’ils eussent eu une connoissance plus approfondie des principes ci-dessus établis. Ils auroient alors senti que, dans la solitude, le saint respect et l’admiration profonde dont on se sent quelquefois pénétré pour soi-même ne peut être que l’effet de la nécessité où nous sommes de nous estimer préférablement aux autres.

Comment n’auroit-on pas de soi la plus haute idée ? Il n’est personne qui ne changeât d’opinions s’il croyoit ses opinions fausses. Chacun croit donc penser juste, et par conséquent beaucoup mieux que ceux dont les idées sont contraires aux siennes. Or, s’il n’est pas deux hommes dont les idées soient exactement semblables, il faut nécessairement que chacun en particulier croie mieux penser que tout autre[37]. La duchesse de La Ferté disoit un jour à Mme De Staal : « Il faut l’avouer, ma chere amie, je ne trouve que moi qui aie toujours raison[38] ». Écoutons le talapoin, le bonze, le bramine, le guebre, le grec, l’iman, l’hérétique : lorsque dans l’assemblée du peuple ils prêchent les uns contre les autres, chacun d’eux ne dit-il pas, comme la duchesse de La Ferté, Peuples, je vous l’assure, moi seul j’ai toujours raison ? Chacun se croit donc un esprit supérieur, et les sots ne sont pas ceux qui s’en croient le moins[39] : c’est ce qui a donné lieu au conte des quatre marchands qui viennent en foire vendre de la beauté, de la naissance, des dignités, et de l’esprit, et qui trouvent tous le débit de leur marchandise, à l’exception du dernier, qui se retire sans étrenner.

Mais, dira-t-on, on voit quelques gens reconnoître dans les autres plus d’esprit qu’en eux. Oui, répondrai-je, on voit des hommes en faire l’aveu ; et cet aveu est d’une belle ame : cependant ils n’ont pour celui qu’ils avouent leur supérieur qu’une estime sur parole ; ils ne font que donner à l’opinion publique la préférence sur la leur, et convenir que ces personnes sont plus estimées, sans être intérieurement convaincus qu’elles soient plus estimables[40].

Un homme du monde conviendra sans peine qu’il est, en géométrie, fort inférieur aux Fontaine, aux d’Alembert, aux Clairaut, aux Euler ; que dans la poésie il le cede aux Moliere, aux Racine, aux Voltaire : mais je dis en même temps que cet homme fera d’autant moins de cas d’un genre, qu’il reconnoîtra plus de supérieurs en ce même genre, et que d’ailleurs il se croira tellement dédommagé de la supériorité qu’ont sur lui les hommes que je viens de citer, soit en cherchant à trouver de la frivolité dans les arts et les sciences, soit par la variété de ses connoissances, le bon sens, l’usage du monde, ou par quelque autre avantage pareil ; que, tout pesé, il se croira aussi estimable que qui que ce soit[41].

Mais, ajoutera-t-on, comment imaginer qu’un homme qui, par exemple, remplit les petits offices de la magistrature puisse se croire autant d’esprit que Corneille ? Il est vrai, répondrai-je, qu’il ne mettra personne à cet égard dans sa confidence. Cependant, lorsque, par un examen scrupuleux, l’on a découvert de combien de sentiments d’orgueil nous sommes journellement affectés sans nous en appercevoir, et par combien d’éloges il faut être enhardi pour s’avouer à soi-même et aux autres la profonde estime qu’on a pour son esprit, on sent que le silence de l’orgueil n’en prouve point l’absence. Supposons, pour suivre l’exemple ci-dessus rapporté, qu’au sortir de la comédie le hasard rassemble trois praticiens ; qu’ils viennent à parler de Corneille : tous trois, peut-être, s’écrieront à-la-fois que Corneille est le plus grand génie du monde. Cependant, si, pour se décharger du poids importun de l’estime, l’un d’eux ajoutoit que ce Corneille est à la vérité un grand homme, mais dans un genre frivole ; il est certain, si l’on en juge par le mépris que certaines gens affectent pour la poésie, que les deux autres praticiens pourroient se ranger à l’avis du premier ; puis, de confiance en confiance, s’ils venoient à comparer la chicane à la poésie, L’art de la procédure, diroit un autre, a bien ses ruses, ses finesses et ses combinaisons, comme tout autre art : Vraiment, répondroit le troisieme, il n’est point d’art plus difficile. Or, dans l’hypothese très admissible que, dans cet art si difficile, chacun de ces praticiens se crût le plus habile, sans qu’aucun d’eux eût prononcé le mot, le résultat de cette conversation seroit que chacun d’eux se croiroit autant d’esprit que Corneille. Nous sommes, par la vanité et sur-tout par l’ignorance, tellement nécessités à nous estimer préférablement aux autres, que le plus grand homme dans chaque art est celui que chaque artiste regarde comme le premier après lui[42]. Du temps de Thémistocle, où l’orgueil n’étoit différent de l’orgueil du siecle présent qu’en ce qu’il étoit plus naïf, tous les capitaines, après la bataille de Salamine, ayant été obligés de déclarer par des billets pris sur l’autel de Neptune ceux qui avoient eu le plus de part à la victoire, chacun, s’y donnant la premiere part, adjugea la seconde à Thémistocle ; et le peuple crut alors devoir décerner la premiere récompense à celui que chacun des capitaines en avoit regardé comme le plus digne après lui.

Il est donc certain que chacun a nécessairement de soi la plus haute idée, et qu’en conséquence on n’estime jamais dans autrui que son image et sa ressemblance.

La conclusion générale de ce que j’ai dit de l’esprit considéré par rapport à un particulier, c’est que l’esprit n’est que l’assemblage des idées intéressantes pour ce particulier, soit comme instructives, soit comme agréables : d’où il suit que l’intérêt personnel, comme je m’étois proposé de le montrer, est en ce genre le seul juge du mérite des hommes.


CHAPITRE V

De la Probité par rapport à une Société particulière.


Sous ce point de vue, je dis que la probité n’est que l’habitude plus ou moins grande des actions particulièrement utiles à cette petite société. Ce n’est pas que certaines sociétés vertueuses ne paroissent souvent se dépouiller de leur propre intérêt pour porter sur les actions des hommes des jugements conformes à l’intérêt public ; mais elles ne font alors que satisfaire la passion qu’un orgueil éclairé leur donne pour la vertu, et par conséquent qu’obéir comme toute autre société à la loi de l’intérêt personnel. Quel autre motif pourroit déterminer un homme à des actions généreuses ? Il lui est aussi impossible d’aimer le bien pour le bien, que d’aimer le mal pour le mal[43].

Brutus ne sacrifia son fils au salut de Rome que parce que l’amour paternel avoit sur lui moins de puissance que l’amour de la patrie ; il ne fit alors que céder à sa plus forte passion : c’est elle qui, l’éclairant sur l’intérêt public, lui fit appercevoir dans un parricide si généreux, si propre à ranimer l’amour de la liberté, l’unique ressource qui pût sauver Rome, et l’empêcher de retomber sous la tyrannie des Tarquins. Dans les circonstances critiques où Rome se trouvoit alors, il falloit qu’une pareille action servît de fondement à la vaste puissance à laquelle l’éleva depuis l’amour du bien public et de la liberté.

Mais, comme il est peu de Brutus et de sociétés composées de pareils hommes, c’est dans l’ordre commun que je prendrai mes exemples pour prouver que dans chacune des sociétés l’intérêt particulier est l’unique distributeur de l’estime accordée aux actions des hommes.

Pour s’en convaincre, qu’on jette les yeux sur un homme qui sacrifie tous ses biens pour sauver de la rigueur des lois un parent assassin : cet homme passera certainement dans sa famille pour très vertueux, quoiqu’il soit réellement très injuste. Je dis très injuste, parce que, si l’espoir de l’impunité doit multiplier les forfaits chez une nation, si la certitude du supplice est absolument nécessaire pour y entretenir l’ordre, il est évident qu’une grace accordée à un criminel est envers le public une injustice dont se rend complice celui qui sollicite une pareille grace[44].

Qu’un ministre, sourd aux sollicitations de ses parents et de ses amis, croie ne devoir élever aux premieres places que des hommes du premier mérite ; ce ministre si juste passera certainement dans sa société pour un homme inutile, sans amitié, peut-être même sans honnêteté. Il faut le dire à la honte du siecle ; ce n’est presque jamais qu’à des injustices qu’un homme en grande place doit les titres de bon ami, de bon parent, d’homme vertueux et bienfaisant, que lui prodigue la société dans laquelle il vit[45].

Que, par ses intrigues, un pere obtienne l’emploi de général pour un fils incapable de commander, ce pere sera cité dans sa famille comme un homme honnête et bienfaisant : cependant quoi de plus abominable que d’exposer une nation, ou du moins plusieurs de ses provinces, aux ravages qui suivent une défaite, uniquement pour satisfaire l’ambition d’une famille ?

Quoi de plus punissable que des sollicitations contre lesquelles il est impossible qu’un souverain soit toujours en garde ? De pareilles sollicitations, qui n’ont que trop souvent plongé les nations dans les plus grands malheurs, sont des sources intarissables de calamités ; calamités auxquelles peut-être on ne peut soustraire les peuples qu’en brisant entre les hommes tous les liens de la parenté, et déclarant tous les citoyens enfants de l’état. C’est l’unique moyen d’étouffer des vices qu’autorise une apparence de vertu, d’empêcher la subdivision d’un peuple en une infinité de familles ou de petites sociétés, dont les intérêts, presque toujours opposés à l’intérêt public, éteindroient à la fin dans les ames toute espece d’amour pour la patrie.

Ce que j’ai dit prouve suffisamment que, devant le tribunal d’une petite société, l’intérêt est le seul juge du mérite des actions des hommes : aussi n’ajouterois-je rien à ce que je viens de dire, si je ne m’étois proposé l’utilité publique pour but principal de cet ouvrage. Or je sens qu’un homme honnête, effrayé de l’ascendant que doit nécessairement avoir sur lui l’opinion des sociétés dans lesquelles il vit, peut craindre avec raison d’être à son insu souvent détourné de la vertu.

Je n’abandonnerai donc pas cette matiere sans indiquer les moyens d’échapper aux séductions, et d’éviter les pieges que l’intérêt des sociétés particulieres tend à la probité des plus honnêtes gens, et dans lesquels il ne l’a que trop souvent surprise.


CHAPITRE VI

Des moyens de s’assurer de la Vertu


Un homme est juste lorsque toutes ses actions tendent au bien public. Ce n’est point assez de faire du bien pour mériter le titre de vertueux. Un prince a mille places à donner ; il faut les remplir ; il ne peut s’empêcher de faire mille heureux. C’est donc uniquement de la justice[46] ou de l’injustice de ses choix que dépend sa vertu. Si, lorsqu’il s’agit d’une place importante, il donne, par amitié, par foiblesse, par sollicitation, ou par paresse, à un homme médiocre la préférence sur un homme supérieur, il doit se regarder comme injuste, quelques éloges d’ailleurs que donne à sa probité la société dans laquelle il vit.

En fait de probité, c’est uniquement l’intérêt public qu’il faut consulter et croire, et non les hommes qui nous environnent : l’intérêt personnel leur fait trop souvent illusion.

Dans les cours, par exemple, cet intérêt ne donne-t-il pas le nom de prudence à la fausseté, et de sottise à la vérité, qu’on y regarde du moins comme une folie, et qu’on y doit toujours regarder comme telle ?

Elle y est dangereuse ; et les vertus nuisibles seront toujours comptées au rang des défauts. La vérité ne trouve grace qu’auprès des princes humains et bons, tels que les Louis XII, les Henri IV. Les comédiens avoient joué le premier sur le théâtre ; les courtisans exhortoient le prince à les punir : « Non, dit-il, ils me rendent justice ; ils me croient digne d’entendre la vérité ». Exemple de modération imité depuis par M. le duc d’Orléans, régent. Ce prince, forcé de mettre quelques impositions sur une province, et fatigué des remontrances d’un député des états de cette province, lui répondit avec vivacité : « Et quelles sont vos forces, pour vous opposer à mes volontés ? Que pouvez-vous faire ? — Obéir, et haïr », répliqua le député. Réponse noble, qui fait également honneur au député et au prince. Il étoit presque aussi difficile à l’un de l’entendre qu’à l’autre de la faire. Ce même prince avoit une maîtresse ; un gentilhomme la lui avoit enlevée ; le prince étoit piqué, et ses favoris l’excitoient à la vengeance : « Punissez, disoient-ils, un insolent. — Je sais, leur répondit-il, que la vengeance m’est facile ; un mot suffit pour me défaire d’un rival, et c’est ce qui m’empêche de le prononcer. »

Une pareille modération est trop rare ; la vérité est ordinairement trop mal accueillie des princes et des grands, pour séjourner long-temps dans les cours. Comment habiteroit-elle un pays où la plupart de ceux qu’on appelle les honnêtes gens, habitués à la bassesse et à la flatterie, donnent et doivent réellement donner à ces vices le nom d’usage du monde ? On apperçoit difficilement le crime où se trouve l’utilité. Qui doute cependant que certaines flatteries ne soient plus dangereuses, et par conséquent plus criminelles, aux yeux d’un prince ami de la gloire, que des libelles faits contre lui ? Non que je prenne ici le parti des libelles : mais enfin une flatterie peut, à son insu, détourner un bon prince du chemin de la vertu, lorsqu’un libelle peut quelquefois y ramener un tyran. Ce n’est souvent que par la bouche de la licence que les plaintes des opprimés peuvent s’élever jusqu’au trône[47]. Mais l’intérêt cachera toujours de pareilles vérités aux sociétés particulieres de la cour. Ce n’est peut-être qu’en vivant loin de ces sociétés qu’on peut se défendre des illusions qui les séduisent. Il est du moins certain que, dans ces mêmes sociétés, on ne peut conserver une vertu toujours forte et pure sans avoir habituellement présent à l’esprit le principe de l’utilité publique[48], sans avoir une connoissance profonde des véritables intérêts de ce public, par conséquent de la morale et de la politique. La parfaite probité n’est jamais le partage de la stupidité ; une probité sans lumieres n’est tout au plus qu’une probité d’intention, pour laquelle le public n’a et ne doit effectivement avoir aucun égard, 1°. parce qu’il n’est point juge des intentions ; 2°. parce qu’il ne prend dans ses jugements conseil que de son intérêt.

S’il soustrait à la mort celui qui par malheur tue son ami à la chasse, ce n’est pas seulement à l’innocence de ses intentions qu’il fait grace, puisque la loi condamne au supplice la sentinelle qui s’est involontairement laissé surprendre au sommeil. Le public ne pardonne dans le premier cas que pour ne point ajouter à la perte d’un citoyen celle d’un autre citoyen ; il ne punit dans le second que pour prévenir les surprises et les malheurs auxquels l’exposeroit une pareille invigilance.

Il faut donc pour être honnête joindre à la noblesse de l’ame les lumieres de l’esprit. Quiconque rassemble en soi ces différents dons de la nature se conduit toujours sur la boussole de l’utilité publique. Cette utilité est le principe de toutes les vertus humaines, et le fondement de toutes les législations. Elle doit inspirer le législateur, forcer les peuples à se soumettre à ses lois : c’est enfin à ce principe qu’il faut sacrifier tous ses sentiments, jusqu’au sentiment même de l’humanité.

L’humanité publique est quelquefois impitoyable envers les particuliers[49]. Lorsqu’un vaisseau est surpris par de longs calmes, et que la famine a d’une voix impérieuse commandé de tirer au sort la victime infortunée qui doit servir de pâture à ses compagnons, on l’égorge sans remords. Ce vaisseau est l’emblême de chaque nation : tout devient légitime et même vertueux pour le salut public.

La conclusion de ce que je viens de dire c’est qu’en fait de probité, ce n’est point des sociétés où l’on vit dont il faut prendre conseil, mais uniquement de l’intérêt public. Qui le consulteroit toujours ne feroit jamais que des actions ou immédiatement utiles au public, ou avantageuses aux particuliers sans être nuisibles à l’état. Or de pareilles actions lui sont toujours utiles.

L’homme qui secourt le mérite malheureux donne sans contredit un exemple de bienfaisance conforme à l’intérêt général ; il acquitte la taxe que la probité impose à la richesse.

L’honnête pauvreté n’a d’autre patrimoine que les trésors de la vertueuse opulence.

Qui se conduit par ce principe peut se rendre à lui-même un témoignage avantageux de sa probité, peut se prouver qu’il mérite réellement le titre d’honnête homme. Je dis mériter : car, pour obtenir quelque réputation en ce genre, il ne suffit pas d’être vertueux ; il faut, de plus, se trouver, comme les Codrus et les Regulus, heureusement placé dans des temps, des circonstances et des postes où nos actions puissent beaucoup influer sur le bien public. Dans toute autre position, la probité d’un citoyen toujours ignoré du public, n’est, pour ainsi dire, qu’une qualité de société particuliere, à l’usage seulement de ceux avec lesquels il vit.

C’est uniquement par ses talents qu’un homme privé peut se rendre utile et recommandable à sa nation. Qu’importe au public la probité d’un particulier[50] ? Cette probité ne lui est de presque aucune utilité[51]. Aussi juge-t-il les vivants comme la postérité juge les morts. Elle ne s’informe point si Juvénal étoit méchant, Ovide débauché, Annibal cruel, Lucrece impie, Horace libertin, Auguste dissimulé, et César la femme de tous les maris ; c’est uniquement leurs talents qu’elle juge.

Sur quoi je remarquerai que la plupart de ceux qui s’emportent avec fureur contre les vices domestiques d’un homme illustre prouvent moins leur amour pour le bien public que leur envie contre les talents ; envie qui prend souvent à leurs yeux le masque d’une vertu, mais qui n’est le plus souvent qu’une envie déguisée, puisqu’en général ils n’ont pas la même horreur pour les vices d’un homme sans mérite. Sans vouloir faire l’apologie du vice, que d’honnêtes gens auroient à rougir des sentiments dont ils se targuent, si on leur en découvroit le principe et la bassesse !

Peut-être le public marque-t-il trop d’indifférence pour la vertu ; peut-être nos auteurs sont-ils quelquefois plus soigneux de la correction de leurs ouvrages que de celle de leurs mœurs, et prennent-ils exemple sur Averroès, ce philosophe qui se permettoit, dit-on, des friponneries, qu’il regardoit non seulement comme peu nuisibles, mais même comme utiles à sa réputation. Il donnoit par-là, disoit-il, le change à ses rivaux, détournoit adroitement sur ses mœurs les critiques qu’ils eussent faites de ses ouvrages ; critiques qui sans doute auroient porté à sa gloire de plus dangereuses atteintes.

J’ai, dans ce chapitre, indiqué le moyen d’échapper aux séductions des sociétés particulieres, de conserver une vertu toujours inébranlable au choc de mille intérêts particuliers et différents ; et ce moyen consiste à prendre, dans toutes ses démarches, conseil de l’intérêt public.


CHAPITRE VII

De l’Esprit par rapport aux sociétés particulières.


Ce que j’ai dit de l’esprit par rapport à un seul homme, je le dis de l’esprit considéré par rapport aux sociétés particulieres. Je ne répéterai donc point à ce sujet le détail fatigant des mêmes preuves ; je montrerai seulement, par de nouvelles applications du même principe, que chaque société, comme chaque particulier, n’estime ou ne méprise les idées des autres sociétés que par la convenance ou la disconvenance que ces idées ont avec ses passions, son genre d’esprit, et enfin le rang que tiennent dans le monde ceux qui composent cette société.

Qu’on produise un fakir dans un cercle de sybarites ; ce fakir n’y sera-t-il pas regardé avec cette pitié méprisante que des ames sensuelles et douces ont pour un homme qui perd des plaisirs réels pour courir après des biens imaginaires ? Que je fasse pénétrer un conquérant dans la retraite des philosophes : qui doute qu’il ne traite de frivolités leurs spéculations les plus profondes, qu’il ne les considere avec le mépris dédaigneux qu’une ame qui se dit grande a pour des ames qu’elle croit petites, et que la puissance a pour la foiblesse ? Mais qu’à son tour, je transporte ce conquérant au portique : Orgueilleux, lui dira le stoïcien outragé, toi qui méprises des ames plus hautes que la tienne, apprends que l’objet de tes desirs est ici celui de nos mépris ; que rien ne paroît grand sur la terre, à qui la contemple d’un point de vue élevé. Dans une forêt antique, c’est du pied des cedres où s’assied le voyageur que leur faîte semble toucher aux cieux : du haut des nues où plane l’aigle, les hautes futaies rampent comme la bruyere, et n’offrent aux yeux du roi des airs qu’un tapis de verdure déployé sur des plaines. C’est ainsi que l’orgueil blessé du stoïcien se vengera du dédain de l’ambitieux, et qu’en général se traiteront tous ceux qui seront animés de passions différentes.

Qu’une femme jeune, belle, galante, telle enfin que l’histoire nous peint cette célebre Cléopatre qui, par la multiplicité de ses beautés, les charmes de son esprit, la variété de ses caresses, faisoit goûter chaque jour à son amant les délices de l’inconstance, et dont enfin la premiere jouissance n’étoit, dit Échard, qu’une premiere faveur ; qu’une telle femme se trouve dans une assemblée de ces prudes dont la vieillesse et la laideur assurent la chasteté, on y méprisera ses graces et ses talents. À l’abri de la séduction, sous l’égide de la laideur, ces prudes ne sentent pas combien l’ivresse d’un amant est flatteuse ; avec quelle peine, quand on est belle, on résiste au desir de mettre un amant dans la confidence de mille appas secrets : elles se déchaîneront donc avec fureur contre cette belle femme, et mettront ses foiblesses au rang des plus grands crimes. Mais, si l’une de ces prudes se présente à son tour dans un cercle de coquettes, elle y sera traitée sans aucun des ménagements que la jeunesse et la beauté doivent à la vieillesse et à la laideur. Pour se venger de sa pruderie, on lui dira que la belle qui cede à l’amour, et la laide qui lui résiste, ne font toutes deux qu’obéir au même principe de vanité ; que, dans un amant, l’une cherche un admirateur de ses attraits, l’autre fuit un délateur de ses disgraces ; et qu’animées toutes deux par le même motif, entre la prude et la femme galante, il n’y a jamais que la beauté de différence.

Voilà comme les passions différentes s’insultent réciproquement ; et pourquoi le glorieux, qui méconnoît le mérite dans une condition médiocre, qui le dédaigne, et qui voudroit le voir ramper à ses pieds, est à son tour méprisé des gens éclairés. Insensé, lui diroient-ils volontiers, homme sans mérite et même sans orgueil, de quoi t’applaudis-tu ? des honneurs qu’on te rend ? Mais ce n’est point à ton mérite, c’est à ton faste et à ta puissance, qu’on rend hommage. Tu n’es rien par toi-même ; si tu brilles, c’est de l’éclat que réfléchit sur toi la faveur du souverain. Regarde ces vapeurs qui s’élevent de la fange des marécages ; soutenues dans les airs, elles s’y changent en nuages éclatants ; elles brillent comme toi, mais d’une splendeur empruntée du soleil ; l’astre se couche, l’éclat du nuage a disparu.

Si des passions contraires excitent le mépris respectif de ceux qu’elles animent, trop d’opposition dans les esprits produit à-peu-près le même effet.

Nécessités, comme je l’ai prouvé dans le chapitre IV, à ne sentir dans les autres que les idées analogues à nos idées, comment admirer un genre d’esprit trop différent du nôtre ? Si l’étude d’une science ou d’un art nous y fait appercevoir une infinité de beautés et de difficultés que nous ignorerions sans cette étude, c’est donc pour la science et l’art que nous cultivons que nous avons nécessairement le plus de cette estime que j’appelle sentie.

Notre estime pour les autres arts ou sciences est toujours proportionnée au rapport plus ou moins prochain qu’ils ont avec la science ou l’art auquel nous nous appliquons. Voilà pourquoi le géometre a communément plus d’estime pour le physicien que pour le poëte, qui doit en accorder davantage à l’orateur qu’au géometre.

C’est aussi de la meilleure foi du monde qu’on voit des hommes illustres en des genres différents faire très peu de cas les uns des autres. Pour se convaincre de la réalité d’un mépris toujours réciproque de leur part (car il n’y a point de dette plus fidèlement acquittée que le mépris), prêtons l’oreille aux discours qui échappent aux gens d’esprit.

Semblables aux vendeurs de mithridate répandus dans une place publique, chacun d’eux appelle les admirateurs à soi, et croit les mériter seul. Le romancier se persuade que c’est son genre d’ouvrage qui suppose le plus d’invention et de délicatesse dans l’esprit ; le métaphysicien se voit comme la source de l’évidence, et le confident de la nature. Moi seul, dit-il, je puis généraliser les idées, et découvrir le germe des événements qui se développent journellement dans le monde physique et moral, et c’est par moi seul que l’homme peut être éclairé. Le poëte, qui regarde les métaphysiciens comme des fous sérieux, les assure que, s’ils cherchent la vérité dans le puits où elle s’est retirée, ils n’ont pour y puiser que le seau des Danaïdes ; que les découvertes de leur esprit sont douteuses, mais que les agrémens du sien sont certains.

C’est par de tels discours que ces trois hommes se prouveroient réciproquement le peu de cas qu’ils font les uns des autres ; et si dans une pareille contestation ils prenoient un politique pour arbitre, Apprenez, leur diroit-il à tous, que les sciences et les arts ne sont que de sérieuses bagatelles, et de difficiles frivolités. L’on s’y peut appliquer dans l’enfance pour donner plus d’exercice à son esprit ; mais c’est uniquement la connoissance des intérêts des peuples qui doit occuper la tête d’un homme fait et sensé ; tout autre objet est petit, et tout ce qui est petit est méprisable. D’où il concluroit que lui seul est digne de l’admiration universelle.

Or, pour terminer cet article par un dernier exemple, supposons qu’un physicien prêtât l’oreille à cette conclusion : Tu te trompes, répliqueroit-il à ce politique ; si l’on ne mesure la grandeur de l’esprit que par la grandeur des objets qu’il considere, c’est moi seul qu’on doit réellement estimer. Une seule de mes découvertes change les intérêts des peuples. J’aimante une aiguille, je l’enferme dans une boussole ; l’Amérique se découvre, on fouille ses mines, mille vaisseaux chargés d’or fendent les mers, abordent en Europe, et la face du monde politique est changée. Toujours occupé de grands objets, si je me recueille dans le silence et la solitude, ce n’est point pour y étudier les petites révolutions des gouvernements, mais celles de l’univers ; ce n’est point pour y pénétrer les frivoles secrets des cours, mais ceux de la nature : je découvre comment les mers ont formé les montagnes, et se sont répandues sur la terre : je mesure et la force qui meut les astres, et l’étendue des cercles lumineux qu’ils décrivent dans l’azur du ciel : je calcule leur masse, je la compare à celle de la terre, et je rougis de la petitesse du globe. Or, si j’ai tant de honte de la ruche, juge du mépris que j’ai pour l’insecte qui l’habite. Le plus grand législateur n’est à mes yeux que le roi des abeilles.

Voilà par quels raisonnements chacun se prouve à lui-même qu’il est possesseur du genre d’esprit le plus estimable ; et comment, excités par le desir de le prouver aux autres, les gens d’esprit se déprisent réciproquement, sans s’appercevoir que chacun d’eux, enveloppé dans le mépris qu’il inspire pour ses pareils, devient le jouet et la risée de ce même public dont il devroit être l’admiration.

Au reste, c’est en vain qu’on voudroit diminuer la prévention favorable que chacun a pour son esprit. On se moque d’un fleuriste immobile près d’une plate-bande de tulipes ; il tient les yeux toujours fixés sur leurs calices ; il ne voit rien d’admirable sur la terre que la finesse et le mélange des couleurs dont il a par sa culture forcé la nature à les peindre. Chacun est ce fleuriste ; s’il ne mesure l’esprit des hommes que sur la connoissance qu’ils ont des fleurs, nous ne mesurons pareillement notre estime pour eux que sur la conformité de leurs idées avec les nôtres.

Notre estime est tellement dépendante de cette conformité d’idées, que personne ne peut s’examiner avec attention sans s’appercevoir que, si dans tous les instants de la journée il n’estime point le même homme précisément au même degré, c’est toujours à quelques unes de ces contradictions, inévitables dans le commerce intime et journalier, qu’il doit attribuer la perpétuelle variation du thermometre de son estime : aussi tout homme dont les idées ne sont point analogues à celles de la société en est-il toujours méprisé.

Le philosophe, qui vivra avec des petits-maîtres sera l’imbécille et le ridicule de leur société ; il s’y verra joué par le plus mauvais bouffon, dont les plus fades quolibets passeront pour d’excellents mots ; car le succès des plaisanteries dépend moins de la finesse d’esprit de leur auteur que de son attention à ne ridiculiser que les idées désagréables à sa société. Il en est des plaisanteries comme des ouvrages de parti ; elles sont toujours admirées de la cabale.

Le mépris injuste des sociétés particulieres les unes pour les autres est donc, comme le mépris de particulier à particulier, uniquement l’effet et de l’ignorance et de l’orgueil : orgueil sans doute condamnable, mais nécessaire et inhérent à la nature humaine. L’orgueil est le germe de tant de vertus et de talents, qu’il ne faut ni espérer de le détruire, ni même tenter de l’affoiblir, mais seulement de le diriger aux choses honnêtes. Si je me moque ici de l’orgueil de certaines gens, je ne le fais sans doute que par un autre orgueil, peut-être mieux entendu que le leur dans ce cas particulier, comme plus conforme à l’intérêt général ; car la justice de nos jugements et de nos actions n’est jamais que la rencontre heureuse de notre intérêt avec l’intérêt public[52].

Si l’estime que les diverses sociétés ont pour certains sentiments et certaines sciences est différente, selon la diversité des passions et du genre d’esprit de ceux qui les composent, qui doute que la différence entre les conditions des hommes ne produise à-peu-près le même effet, et que des idées agréables aux gens d’un certain rang ne soient ennuyeuses pour des hommes d’un autre état ? Qu’un homme de guerre, un négociant, dissertent devant des gens de robe ; l’un sur l’art des sieges, des campements et des évolutions militaires ; l’autre sur le commerce de l’indigo, de la soie, du sucre et du cacao ; ils seront écoutés avec moins de plaisir et d’avidité, que l’homme qui, plus au fait des intrigues du palais, des prérogatives de la magistrature, et de la maniere de conduire une affaire, leur parlera de tous les objets que le genre de leur esprit ou de leur vanité rend plus particulièrement intéressants pour eux.

En général, on méprise jusqu’à l’esprit dans un homme d’un état inférieur au sien. Quelque mérite qu’ait un bourgeois, il sera toujours méprisé d’un homme en place, si cet homme en place est stupide ; « quoiqu’il n’y ait, dit Domat, qu’une distinction civile entre le bourgeois et le grand seigneur, et une distinction naturelle entre l’homme d’esprit et le grand seigneur stupide. »

C’est donc toujours l’intérêt personnel, modifié selon la différence de nos besoins, de nos passions, de notre genre d’esprit et de nos conditions, qui, se combinant dans les diverses sociétés d’un nombre infini de manieres, produit l’étonnante diversité des opinions.

C’est conséquemment à cette variété d’intérêt que chaque société a son ton, sa maniere particuliere de juger et son grand esprit, dont elle feroit volontiers un dieu, si la crainte des jugements du public ne s’opposoit à cette apothéose.

Voilà pourquoi chacun trouve à s’assortir. Aussi n’est-il point de stupide, s’il apporte une certaine attention au choix de sa société, qui n’y puisse passer une vie douce au milieu d’un concert de louanges données par des admirateurs sinceres ; aussi n’est-il point d’homme d’esprit, s’il se répand dans différentes sociétés, qui ne s’y voie successivement traité de fou, de sage, d’agréable, d’ennuyeux, de stupide et de spirituel.

La conclusion générale de ce que je viens de dire, c’est que l’intérêt personnel est dans chaque société l’unique appréciateur du mérite des choses et des personnes. Il ne me reste plus qu’à montrer pourquoi les hommes les plus généralement fêtés et recherchés des sociétés particulieres, telles que celles du grand monde, ne sont pas toujours les plus estimés du public.


CHAPITRE VIII.

De la différence des jugements du public et de ceux des sociétés particulieres.


Pour découvrir la cause des jugements différents que portent sur les mêmes gens le public et les sociétés particulieres, il faut observer qu’une nation n’est que l’assemblage des citoyens qui la composent ; que l’intérêt de chaque citoyen est toujours, par quelque lien, attaché à l’intérêt public ; que, semblable aux astres qui, suspendus dans les déserts de l’espace, y sont mus par deux mouvements principaux, dont le premier, plus lent[53], leur est commun avec tout l’univers, et le second, plus rapide, leur est particulier, chaque société est aussi mue par deux différentes especes d’intérêt.

Le premier, plus foible, lui est commun avec la société générale, c’est-à-dire, avec la nation ; et le second, plus puissant, lui est absolument particulier.

Conséquemment à ces deux sortes d’intérêt, il est deux sortes d’idées propres à plaire aux sociétés particulieres.

L’une, dont le rapport plus immédiat à l’intérêt public a pour objet le commerce, la politique, la guerre, la législation, les sciences et les arts : cette espece d’idées, intéressantes pour chacun d’eux en particulier, est en conséquence la plus généralement mais la plus foiblement estimée de la plupart des sociétés. Je dis la plupart, parce qu’il est des sociétés, telles que les sociétés académiques, pour qui les idées le plus généralement utiles sont les idées le plus particulièrement agréables, et dont l’intérêt personnel se trouve par ce moyen confondu avec l’intérêt public.

L’autre espece d’idées a des rapports immédiats à l’intérêt particulier de chaque société, c’est-à-dire, à ses goûts, à ses aversions, à ses projets, à ses plaisirs. Plus intéressante et plus agréable par cette raison aux yeux de cette société, elle est communément assez indifférente à ceux du public.

Cette distinction admise, quiconque acquiert un très grand nombre d’idées de cette derniere espece, c’est-à-dire d’idées particulièrement intéressantes pour les sociétés où il vit, y doit être en conséquence regardé comme très spirituel : mais que cet homme s’offre aux yeux du public, soit dans un ouvrage, soit dans une grande place, il ne lui paroîtra souvent qu’un homme très médiocre. C’est une voix charmante en chambre, mais trop foible pour le théâtre.

Qu’un homme, au contraire, ne s’occupe que d’idées généralement intéressantes, il sera moins agréable aux sociétés dans lesquelles il vit ; il y paroîtra même quelquefois et lourd et déplacé : mais qu’il s’offre aux yeux du public, soit dans un ouvrage, soit dans une grande place ; étincelant alors de génie, il méritera le titre d’homme supérieur. C’est un colosse monstrueux, et même désagréable, dans l’attelier du sculpteur, qui, élevé dans la place publique, devient l’admiration des citoyens.

Mais pourquoi ne réuniroit-on pas en soi les idées de l’une et l’autre espece, et n’obtiendroit-on pas à-la-fois l’estime de la nation et celle des gens du monde ? C’est, répondrai-je, parce que le genre d’étude auquel il faut se livrer pour acquérir des idées intéressantes pour le public ou pour les sociétés particulieres est absolument différent.

Pour plaire dans le monde il ne faut approfondir aucune matiere, mais voltiger incessamment de sujets en sujets ; il faut avoir des connoissances très variées, et dès lors très superficielles ; savoir de tout, sans perdre son temps à savoir parfaitement une chose ; et donner par conséquent à son esprit plus de surface que de profondeur.

Or, le public n’a nul intérêt d’estimer des hommes superficiellement universels ; peut-être même ne leur rend-il point une exacte justice, et ne se donne-t-il jamais la peine de prendre le toisé d’un esprit partagé en trop de genres différents.

Uniquement intéressé à estimer ceux qui se rendent supérieurs en un genre, et qui avancent à cet égard l’esprit humain, le public doit faire peu de cas de l’esprit du monde.

Il faut donc, pour obtenir l’estime générale, donner à son esprit plus de profondeur que de surface, et concentrer, pour ainsi dire, dans un seul point, comme dans le foyer d’un verre ardent, toute la chaleur et les rayons de son esprit. Eh ! comment se partager entre ces deux genres d’étude, puisque la vie qu’il faut mener pour suivre l’un ou l’autre est entièrement différente ? L’on n’a donc l’une de ces especes d’esprit qu’exclusivement à l’autre.

Si, pour acquérir des idées intéressantes pour le public, il faut, comme je le prouverai dans les chapitres suivants, se recueillir dans le silence et la solitude ; il faut au contraire pour présenter aux sociétés particulieres les idées les plus agréables pour elles, se jeter absolument dans le tourbillon du monde. Or on ne peut y vivre sans se remplir la tête d’idées fausses et puériles : je dis fausses, parce que tout homme qui ne connoît qu’une seule façon de penser regarde nécessairement sa société comme l’univers par excellence : il doit imiter les nations dans le mépris réciproque qu’elles ont pour leur mœurs, leur religion, et même leurs habillements différents ; trouver ridicule tout ce qui contredit les idées de sa société, et tomber en conséquence dans les erreurs les plus grossieres. Quiconque s’occupe fortement des petits intérêts des sociétés particulieres doit nécessairement attacher trop d’estime et d’importance à des fadaises.

Or, qui peut se flatter d’échapper à cet égard aux pieges de l’amour-propre, lorsqu’on voit qu’il n’est point de procureur dans son étude, de conseiller dans sa chambre, de marchand dans son comptoir, d’officier dans sa garnison, qui ne croie l’univers occupé de ce qui l’intéresse[54] ?

Chacun peut s’appliquer ce conte de la mere Jésus, qui, témoin d’une dispute entre la discrete et la supérieure, demande au premier qu’elle trouve au parloir : savez-vous que la mere Cécile et la mere Thérese viennent de se brouiller ? Mais vous êtes surpris ! Quoi ! tout de bon, vous ignoriez leur querelle ? Et d’où venez-vous donc ? » Nous sommes tous, plus ou moins, la mere Jésus : ce dont notre société s’occupe, c’est ce dont tous les hommes doivent s’occuper ; ce qu’elle pense, croit et dit, c’est l’univers entier qui le pense, le croit et le dit.

Comment un courtisan qui vit répandu dans un monde où l’on ne parle que des cabales, des intrigues de la cour, de ceux qui s’élevent en crédit ou qui tombent en disgrace, et qui, dans le cercle étendu de ses sociétés, ne voit personne qui ne soit plus ou moins affecté des mêmes idées ; comment, dis-je, ce courtisan ne se persuaderoit-il pas que les intrigues de la cour sont pour l’esprit humain les objets les plus dignes de méditation et les plus généralement intéressants ? Peut-il imaginer que dans la boutique la plus voisine de son hôtel on ne connoît ni lui ni tous ceux dont il parle ; qu’on n’y soupçonne pas même l’existence des choses qui l’occupent si vivement ; que dans un coin de son grenier loge un philosophe auquel les intrigues et les cabales que forme un ambitieux pour se faire chamarrer de tous les cordons de l’Europe paroissent aussi puériles et moins sensées qu’un complot d’écoliers pour dérober une boîte de dragées, et pour qui enfin les ambitieux ne sont que vieux enfants qui ne croient pas l’être ?

Un courtisan ne devinera jamais l’existence de pareilles idées. S’il venoit à la soupçonner, il seroit comme ce roi du Pégu qui, ayant demandé à quelques Vénitiens le nom de leur souverain, et ceux-ci lui ayant répondu qu’ils n’étoient point gouvernés par des rois, trouva cette réponse si ridicule qu’il en pâma de rire.

Il est vrai qu’en général les grands ne sont pas sujets à de pareils soupçons. Chacun d’eux croit tenir un grand espace sur la terre, et s’imagine qu’il n’y a qu’une seule façon de penser qui doit faire loi parmi les hommes, et que cette façon de penser est renfermée dans sa société. Si de temps en temps il entend dire qu’il est des opinions différentes des siennes, il ne les apperçoit pour ainsi dire que dans un lointain confus ; il les croit toutes reléguées dans la tête d’un très petit nombre d’insensés : il est à cet égard aussi fou que ce géographe chinois qui, plein d’un orgueilleux amour pour sa patrie, dessina une mappemonde dont la surface étoit presque entièrement couverte par l’empire de la Chine, sur les confins de laquelle on ne faisoit qu’appercevoir l’Asie, l’Afrique, l’Europe et l’Amérique. Chacun est tout dans l’univers ; les autres n’y sont rien.

On voit donc que, forcé, pour se rendre agréable aux sociétés particulieres, de se répandre dans le monde, de s’occuper de petits intérêts, et d’adopter mille préjugés, on doit insensiblement charger sa tête d’une infinité d’idées absurdes et ridicules aux yeux du public.

Au reste, je suis bien aise d’avertir que je n’entends point ici par les gens du monde uniquement les gens de la cour. Les Turenne, les Richelieu, les Luxembourg, les la Rochefoucauld, les Retz, et plusieurs autres hommes de leur espece, prouvent que la frivolité n’est pas l’apanage nécessaire d’un rang élevé, et qu’il faut uniquement entendre par hommes du monde tous ceux qui ne vivent que dans son tourbillon.

Ce sont ceux-là que le public, avec tant de raison, regarde comme des gens absolument vuides de sens : j’en apporterai pour preuve leurs prétentions folles et exclusives sur le bon ton et le bel usage. Je choisis ces prétentions d’autant plus volontiers pour exemple, que les jeunes gens, dupes du jargon du monde, ne prennent que trop souvent son cailletage pour esprit, et le bon sens pour sottise.


CHAPITRE IX.

Du bon ton et du bel usage.


Toute société divisée d’intérêt et de goût s’accuse respectivement de mauvais ton ; celui des jeunes gens déplaît aux vieillards, celui de l’homme passionné à l’homme froid, et celui du cénobite à l’homme du monde.

Si l’on entend par bon ton le ton propre à plaire également dans toute société, en ce sens il n’est point d’homme de bon ton. Pour l’être, il faudroit avoir toutes les connoissances, tous les genres d’esprit, et peut-être tous les jargons différents ; supposition impossible à faire. L’on ne peut donc entendre par ce mot de bon ton que le genre de conversation dont les idées et l’expression de ces mêmes idées doit plaire le plus généralement. Or le bon ton ainsi défini n’appartient à nulle classe d’hommes en particulier, mais uniquement à ceux qui s’occupent d’idées grandes et qui, puisées dans des arts et des sciences tels que la métaphysique, la guerre, la morale, le commerce, la politique, présentent toujours à l’esprit des objets intéressants pour l’humanité. Ce genre de conversation, sans contredit le plus généralement intéressant, n’est pas, comme je l’ai déjà dit, le plus agréable pour chaque société en particulier. Chacune d’elles regarde son ton comme supérieur à celui des gens d’esprit, et celui des gens d’esprit simplement comme supérieur à toute autre espece de ton.

Les sociétés sont à cet égard comme les paysans de diverses provinces, qui parlent plus volontiers le patois de leur canton que la langue de leur nation, mais qui préferent la langue nationale au patois des autres provinces. Le bon ton est celui que chaque société regarde comme le meilleur après le sien ; et ce ton est celui des gens d’esprit.

J’avouerai cependant, à l’avantage des gens du monde, que s’il falloit, entre les différentes classes d’hommes, en choisir une au ton de laquelle on dût donner la préférence, ce seroit sans contredit à celle des gens de cour ; non qu’un bourgeois n’ait autant d’idées qu’un homme du monde ; tous deux, si j’ose m’exprimer ainsi, parlent souvent à vuide, et n’ont peut-être, en fait d’idées, aucun avantage l’un sur l’autre ; mais le dernier, par la position où il se trouve, s’occupe d’idées plus généralement intéressantes.

En effet, si les mœurs, les inclinations, les préjugés et le caractere des rois ont beaucoup d’influence sur le bonheur ou le malheur public ; si toute connoissance à cet égard est intéressante ; la conversation d’un homme attaché à la cour, qui ne peut parler de ce qui l’occupe sans parler souvent de ses maîtres, est donc nécessairement moins insipide que celle du bourgeois. D’ailleurs les gens du monde étant en général fort au-dessus des besoins, et n’en ayant presque point d’autre à satisfaire que celui du plaisir, il est encore certain que leur conversation doit à cet égard profiter des avantages de leur état : c’est ce qui rend en général les femmes de la cour si supérieures aux autres femmes en graces, en esprit, en agréments ; et pourquoi la classe des femmes d’esprit n’est presque composée que de femmes du monde.

Mais, si le ton de la cour est supérieur à celui de la bourgeoisie, les grands n’ayant cependant pas toujours à citer de ces anecdotes curieuses sur la vie privée des rois, leur conversation doit le plus communément rouler sur les prérogatives de leurs charges, sur celles de leur naissance, sur leurs aventures galantes, et sur les ridicules donnés ou rendus à un souper : or de pareilles conversations doivent être insipides à la plupart des sociétés.

Les gens du monde sont donc vis-à-vis d’elles précisément dans le cas des gens fortement occupés d’un métier ; ils en font l’unique et perpétuel sujet de leur conversation : en conséquence on les taxe de mauvais ton, parce que c’est toujours par un mot de mépris qu’un ennuyé se venge d’un ennuyeux.

On me répondra peut-être qu’aucune société n’accuse les gens du monde de mauvais ton. Si la plupart des sociétés se taisent à cet égard, c’est que la naissance et les dignités leur en imposent, les empêchent de manifester leurs sentiments, et souvent même de se les avouer à elles-mêmes. Pour s’en convaincre, qu’on interroge sur ce sujet un homme de bon sens : Le ton du monde, dira-t-il, n’est le plus souvent qu’un persifflage ridicule. Ce ton, usité à la cour, y fut sans doute introduit par quelque intrigant qui, pour voiler ses menées, vouloit parler sans rien dire. Dupes de ce persifflage, ceux qui le suivirent, sans avoir rien à cacher, emprunterent le jargon du premier, et crurent dire quelque chose lorsqu’ils prononçoient des mots assez mélodieusement arrangés. Les gens en place, pour détourner les grands des affaires sérieuses, et les en rendre incapables, applaudirent à ce ton, permirent qu’on le nommât esprit, et furent les premiers à lui en donner le nom. Mais, quelque éloge qu’on donne à ce jargon, si, pour apprécier le mérite de la plupart de ces bons mots si admirés dans la bonne compagnie, on les traduisoit dans une autre langue, la traduction dissiperoit le prestige, et la plupart de ces bons mots se trouveroient vuides de sens. Aussi, bien des gens, ajouteroit-il, ont pour ce qu’on appelle les gens brillants un dégoût très marqué, et répete-t-on souvent ce vers de la comédie :

Quand le bon ton paroît, le bon sens se retire.

Le vrai bon ton est donc celui des gens d’esprit, de quelque état qu’ils soient.

Je veux, dira quelqu’un, que les gens du monde, attachés à de trop petites idées, soient à cet égard inférieurs aux gens d’esprit, ils leur sont du moins supérieurs dans la maniere d’exprimer leurs idées. Leur prétention à cet égard paroît sans contredit mieux fondée. Quoique les mots en eux-mêmes ne soient ni nobles ni bas, et que, dans un pays où le peuple est respecté, comme en Angleterre, on ne fasse ni ne doive faire cette distinction ; dans un état monarchique, où l’on n’a nulle considération pour le peuple, il est certain que les mots doivent prendre l’une ou l’autre de ces dénominations, selon qu’ils sont usités ou rejetés à la cour ; et qu’ainsi l’expression des gens du monde doit toujours être élégante : aussi l’est-elle. Mais la plupart des courtisans ne s’exerçant que sur des matieres frivoles, le dictionnaire de la langue noble est, par cette raison, très court, et ne suffit pas même au genre du roman, dans lequel ceux des gens du monde qui voudroient écrire se trouveroient souvent fort inférieurs aux gens de lettres[55].

À l’égard des sujets qu’on regarde comme sérieux, et qui tiennent aux arts et à la philosophie, l’expérience nous apprend que, sur de tels sujets, les gens du monde ne peuvent qu’avec peine bégayer leurs pensées[56] : d’où il résulte qu’à l’égard même de l’expression ils n’ont nulle supériorité sur les gens d’esprit, et qu’ils n’en ont à cet égard sur le commun des hommes que dans des matieres frivoles sur lesquelles ils sont très exercés, et dont ils ont fait une étude et, pour ainsi dire, un art particulier ; supériorité qui n’est pas encore bien constatée, et que presque tous les hommes s’exagerent par le respect mécanique qu’ils ont pour la naissance et pour les dignités.

Au reste, quelque ridicule que donne aux gens du monde leur prétention exclusive au bon ton, ce ridicule est moins un ridicule de leur état qu’un de ceux de l’humanité. Comment l’orgueil ne persuaderoit-il pas aux grands qu’eux et les gens de leur espece sont doués de l’esprit le plus propre à plaire dans la conversation, puisque ce même orgueil a bien persuadé à tous les hommes en général que la nature n’avoit allumé le soleil que pour féconder dans l’espace ce petit point nommé la terre, et qu’elle n’avoit semé le firmament d’étoiles que pour l’éclairer pendant les nuits ?

On est vain, méprisant, et par conséquent injuste, toutes les fois qu’on peut l’être impunément. C’est pourquoi tout homme s’imagine que sur la terre il n’est point de partie du monde, dans cette partie du monde de nation, dans la nation de province, dans la province de ville, dans la ville de société comparable à la sienne ; qui ne se croie encore l’homme supérieur de sa société, et qui de proche en proche ne se surprenne en s’avouant à lui-même qu’il est le premier homme de l’univers[57]. Aussi, quelque folles que soient les prétentions exclusives au bon ton, et quelque ridicule que le public donne à ce sujet aux gens du monde, ce ridicule trouvera toujours grace devant l’indulgente et saine philosophie, qui doit même, à cet égard, leur épargner l’amertume des remedes inutiles.

Si l’animal enfermé dans un coquillage, et qui ne connoît de l’univers que le rocher sur lequel il est attaché, ne peut juger de son étendue, comment l’homme du monde, qui vit concentré dans une petite société, qui se voit toujours environné des mêmes objets, et qui ne connoît qu’une seule opinion, pourroit-il juger du mérite des choses ?

La vérité ne s’apperçoit et ne s’engendre que dans la fermentation des opinions contraires. L’univers ne nous est connu que par celui avec lequel nous commerçons. Quiconque se renferme dans une société ne peut s’empêcher d’en adopter les préjugés, sur-tout s’ils flattent son orgueil.

Qui peut s’arracher à une erreur, quand la vanité, complice de l’ignorance, l’y a attaché, et la lui a rendu chere ?

C’est par un effet de la même vanité que les gens du monde se croient les seuls possesseurs du bel usage, qui, selon eux, est le premier des mérites, et sans lequel il n’en est aucun. Ils ne s’apperçoivent pas que cet usage, qu’ils regardent comme l’usage du monde par excellence, n’est que l’usage particulier de leur monde. En effet, au Monomotapa, où, quand le roi éternue, tous les courtisans sont, par politesse, obligés d’éternuer, et où, l’éternuement gagnant de la cour à la ville, et de la ville aux provinces, tout l’empire paroît affligé d’un rhume général, qui doute qu’il n’y ait des courtisans qui ne se piquent d’éternuer plus noblement que les autres hommes, qui ne se regardent à cet égard comme les possesseurs uniques du bel usage, et qui ne traitent de mauvaise compagnie ou de nations barbares tous les particuliers et tous les peuples dont l’éternuement leur paroît moins harmonieux ?

Les Mariannois ne prétendront-ils pas que la civilité consiste à prendre le pied de celui auquel on veut faire honneur, à s’en frotter doucement le visage, et ne jamais cracher devant son supérieur ?

Les Chiriguanes ne soutiendront-ils pas qu’il faut des culottes, mais que le bel usage est de les porter sous le bras, comme nous portons nos chapeaux ?

Les habitants des Philippines ne diront-ils pas que ce n’est point au mari à faire éprouver à sa femme les premiers plaisirs de l’amour ; que c’est une peine dont il doit, en payant, se décharger sur quelque autre ? N’ajouteront-ils pas qu’une fille qui l’est encore lors de son mariage est une fille sans mérite, qui n’est digne que de mépris ?

Ne soutient-on pas au Pégu qu’il est du bel usage et de la décence qu’un éventail à la main le roi s’avance dans la salle d’audience, précédé de quatre jeunes gens des plus beaux de la cour, et qui, destinés à ses plaisirs, sont en même temps ses interpretes et les hérauts qui déclarent ses volontés ?

Que je parcoure toutes les nations, je trouverai par-tout des usages différents[58] ; et chaque peuple en particulier se croira nécessairement en possession du meilleur usage. Or, s’il n’est rien de plus ridicule que de pareilles prétentions, même aux yeux des gens du monde ; qu’ils fassent quelque retour sur eux-mêmes, ils verront que, sous d’autres noms, c’est d’eux-mêmes dont ils se moquent.

Pour prouver que ce qu’on appelle ici usage du monde, loin de plaire universellement, doit au contraire déplaire le plus généralement, qu’on transporte successivement à la Chine, en Hollande et en Angleterre le petit-maître le plus savant dans ce composé de gestes, de propos et de manieres appellé usage du monde, et l’homme sensé que son ignorance à cet égard fait traiter de stupide ou de mauvaise compagnie ; il est certain que ce dernier passera chez ces divers peuples pour plus instruit du véritable usage du monde que le premier.

Quel est le motif d’un pareil jugement ? C’est que la raison, indépendante des modes et des coutumes d’un pays, n’est nulle part étrangere et ridicule ; c’est qu’au contraire l’usage d’un pays, inconnu à un autre pays, rend toujours l’observateur de cet usage d’autant plus ridicule qu’il y est plus exercé et s’y est rendu plus habile.

Si, pour éviter l’air pesant et méthodique en horreur à la bonne compagnie, nos jeunes gens ont souvent joué l’étourderie ; qui doute qu’aux yeux des Anglais, des Allemands ou des Espagnols, nos petits-maîtres ne paroissent d’autant plus ridicules qu’ils seront à cet égard plus attentifs à remplir ce qu’ils croiront du bel usage ?

Il est donc certain, du moins si on en juge par l’accueil qu’on fait à nos agréables dans le pays étranger, que ce qu’ils appellent usage du monde, loin de réussir universellement, doit au contraire déplaire le plus généralement ; et que cet usage est aussi différent du vrai usage du monde, toujours fondé sur la raison, que la civilité l’est de la vraie politesse.

L’une ne suppose que la science des manieres ; et l’autre, un sentiment fin, délicat et habituel de bienveillance pour les hommes.

Au reste, quoiqu’il n’y ait rien de plus ridicule que ces prétentions exclusives au bon ton et au bel usage, il est si difficile, comme je l’ai dit plus haut, de vivre dans les sociétés du grand monde sans adopter quelques unes de leurs erreurs, que les gens d’esprit les plus en garde à cet égard ne sont pas toujours sûrs de s’en défendre. Aussi n’est-ce, en ce genre, que des erreurs extrêmement multipliées qui déterminent le public à placer les agréables au rang des esprits faux et petits ; je dis petits, parce que l’esprit, qui n’est ni grand ni petit en soi, emprunte toujours l’une ou l’autre de ces dénominations de la grandeur ou de la petitesse des objets qu’il considere, et que les gens du monde ne peuvent guere s’occuper que de petits objets.

Il résulte des deux chapitres précédents que l’intérêt public est presque toujours différent de celui des sociétés particulieres ; qu’en conséquence les hommes les plus estimés de ces sociétés ne sont pas toujours les plus estimables aux yeux du public.

Maintenant je vais montrer que ceux qui méritent le plus d’estime de la part du public doivent, par leur maniere de vivre et de penser, être souvent désagréables aux sociétés particulieres.


CHAPITRE X

Pourquoi l’homme admiré du public n’est pas toujours estimé des gens du monde.


Pour plaire aux sociétés particulieres il n’est pas nécessaire que l’horizon de nos idées soit fort étendu ; mais il faut connoître ce qu’on appelle le monde, s’y répandre et l’étudier. Au contraire, pour s’illustrer dans quelque art ou quelque science que ce soit, et mériter en conséquence l’estime du public, il faut, comme je l’ai dit plus haut, faire des études très différentes.

Supposons des hommes curieux de s’instruire dans la science de la morale. Ce n’est que par le secours de l’histoire, et sur les ailes de la méditation, qu’ils pourront, selon les forces inégales de leur esprit, s’élever à différentes hauteurs, d’où l’un découvrira des villes, l’autre des nations, celui-ci une partie du monde, et celui-là l’univers entier. Ce n’est qu’en contemplant la terre de ce point de vue, en s’élevant à cette hauteur, qu’elle se réduit insensiblement devant un philosophe à un petit espace, et qu’elle prend à ses yeux la forme d’une bourgade habitée par différentes familles qui portent le nom de Chinoise, d’Anglaise, de Française, d’Italienne, enfin tous ceux qu’on donne aux différentes nations. C’est de là que, venant à considérer le spectacle des mœurs, des lois, des coutumes, des religions et des passions différentes, un homme, devenu presque insensible à l’éloge comme à la satyre des nations, peut briser tous les liens des préjugés, examiner d’un œil tranquille la contrariété des opinions des hommes, passer sans étonnement du serrail à la chartreuse, contempler avec plaisir l’étendue de la sottise humaine, voir du même œil Alcibiade couper la queue à son chien, et Mahomet s’enfermer dans une caverne, l’un pour se moquer de la légèreté des Athéniens, l’autre pour jouir de l’adoration du monde.

Or de pareilles idées ne se présentent que dans le silence et la solitude. Si les muses, disent les poëtes, aiment les bois, les prés, les fontaines, c’est qu’on y goûte une tranquillité qui fuit les villes ; et que les réflexions qu’un homme détaché des petits intérêts des sociétés y fait sur lui-même sont des réflexions qui, faites sur l’homme en général, appartiennent et plaisent à l’humanité. Or, dans cette solitude, où l’on est comme malgré soi porté vers l’étude des arts et des sciences, comment s’occuper d’une infinité de petits faits qui font l’entretien journalier des gens du monde ?

Aussi nos Corneille et nos la Fontaine ont-ils quelquefois paru insipides dans nos soupers de bonne compagnie ; leur bonhommie même contribuoit à les faire trouver tels. Comment les gens du monde pourroient-ils, sous le manteau de la simplicité, reconnoître l’homme illustre ? Il est peu de connoisseurs en vrai mérite. Si la plupart des Romains, dit Tacite, trompés par la douceur et la simplicité d’Agricola, cherchoient le grand homme sous son extérieur modeste, sans pouvoir l’y reconnoître ; on sent que, trop heureux d’échapper au mépris des sociétés particulieres, le grand homme, surtout s’il est modeste, doit renoncer à l’estime sentie de la plupart d’entre elles. Aussi n’est-il que foiblement animé du desir de leur plaire. Il sent confusément que l’estime de ces sociétés ne prouveroit que l’analogie de ses idées avec les leurs, que cette analogie seroit souvent peu flatteuse, et que l’estime publique est la seule digne d’envie, la seule desirable, puisqu’elle est toujours un don de la reconnoissance publique, et par conséquent la preuve d’un mérite réel. C’est pourquoi le grand homme, incapable d’aucun des efforts nécessaires pour plaire aux sociétés particulieres, trouve tout possible pour mériter l’estime générale. Si l’orgueil de commander aux rois dédommageoit les Romains de la dureté de la discipline militaire, le noble plaisir d’être estimé console les hommes illustres des injustices même de la fortune. Ont-ils obtenu cette estime ; ils se croient les possesseurs du bien le plus desiré. En effet, quelque indifférence qu’on affecte pour l’opinion publique, chacun cherche à s’estimer soi-même, et se croit d’autant plus estimable qu’il se voit plus généralement estimé.

Si les besoins, les passions, et sur-tout la paresse, n’étouffoient en nous ce desir de l’estime, il n’est personne qui ne fît des efforts pour la mériter, et qui ne desirât le suffrage public pour garant de la haute opinion qu’il a de soi. Aussi le mépris de la réputation, et le sacrifice qu’on en fait, dit-on, à la fortune et à la considération, est-il toujours inspiré par le désespoir de se rendre illustre.

On doit vanter ce qu’on a, et dédaigner ce qu’on n’a pas : c’est un effet nécessaire de l’orgueil. On le révolteroit si l’on ne paroissoit pas sa dupe. Il seroit, en pareil cas, trop cruel d’éclairer un homme sur les vrais motifs de ses dédains ; aussi le mérite ne se porte-t-il jamais à cet excès de barbarie. Tout homme (qu’il me soit permis de l’observer en passant), lorsqu’il n’est pas né méchant, et lorsque les passions n’offusquent pas les lumieres de sa raison, sera toujours d’autant plus indulgent qu’il sera plus éclairé. C’est une vérité dont je me refuse d’autant moins la preuve, qu’en rendant justice, à cet égard, à l’homme de mérite, je puis, dans les motifs même de son indulgence, faire plus nettement appercevoir la cause du peu de cas qu’il fait de l’estime des sociétés particulieres, et en conséquence du peu de succès qu’il doit y avoir.

Si le grand homme est toujours le plus indulgent ; s’il regarde comme un bienfait tout le mal que les hommes ne lui font pas, et comme un don tout ce que leur iniquité lui laisse ; s’il verse enfin sur les défauts d’autrui le baume adoucissant de la pitié, et s’il est lent à les appercevoir ; c’est que la hauteur de son esprit ne lui permet pas de s’arrêter sur les vices et les ridicules d’un particulier, mais sur ceux des hommes en général. S’il en considere les défauts, ce n’est point de l’œil malin et toujours injuste de l’envie, mais de cet œil serein avec lequel s’examineroient deux hommes qui, curieux de connoître le cœur et l’esprit humain, se regarderoient réciproquement comme deux sujets d’instruction, et deux cours vivants d’expérience morale : bien différents à cet égard de ces demi-esprits, avides d’une réputation qui les fuit, toujours dévorés du poison de la jalousie, et qui, sans cesse à l’affût des défauts d’autrui, perdroient tout leur petit mérite si les hommes perdoient leurs ridicules. Ce n’est point à de pareilles gens qu’appartient la connoissance de l’esprit humain : ils sont faits pour étendre la célébrité des talents par les efforts qu’ils font pour les étouffer. Le mérite est comme la poudre ; son explosion est d’autant plus forte qu’elle est plus comprimée. Au reste, quelque haine qu’on porte à ces envieux, ils sont cependant encore plus à plaindre qu’à blâmer. La présence du mérite les importune : s’ils l’attaquent comme un ennemi, et s’ils sont méchants, c’est qu’ils sont malheureux ; c’est qu’ils poursuivent dans les talents l’offense que le mérite fait à leur vanité : leurs crimes ne sont que des vengeances.

Un autre motif de l’indulgence de l’homme de mérite tient à la connoissance qu’il a de l’esprit humain. Il en a tant de fois éprouvé la foiblesse ; au milieu des applaudissements d’un aréopage il a tant de fois été tenté, comme Phocion, de se retourner vers son ami pour lui demander s’il n’a pas dit une grande sottise, que, toujours en garde contre sa vanité, il excuse volontiers dans les autres des erreurs dans lesquelles il est quelquefois tombé lui-même. Il sent que c’est à la multitude des sots qu’on doit la création du mot homme d’esprit ; et qu’en reconnoissance il doit donc écouter sans aigreur les injures que lui prodiguent des gens médiocres. Que ces derniers se vantent entre eux et en secret des ridicules qu’ils donnent au mérite, du mépris qu’ils ont, disent-ils, pour l’esprit ; ils sont semblables à ces fanfarons d’impiété qui ne blasphêment qu’en tremblant.

La derniere cause de l’indulgence de l’homme de mérite tient à la vue nette qu’il a de la nécessité des jugements humains. Il sait que nos idées sont, si je l’ose dire, des conséquences si nécessaires des sociétés où l’on vit, des lectures qu’on fait et des objets qui s’offrent à nos yeux, qu’une intelligence supérieure pourroit également, et par les objets qui se sont présentés à nous, deviner nos pensées, et par nos pensées, deviner le nombre et l’espece des objets que le hasard nous a offerts.

L’homme d’esprit sait que les hommes sont ce qu’ils doivent être ; que toute haine contre eux est injuste ; qu’un sot porte des sottises, comme le sauvageon des fruits amers ; que l’insulter c’est reprocher au chêne de porter le gland plutôt que l’olive ; que si l’homme médiocre est stupide à ses yeux, il est fou à ceux de l’homme médiocre : car, si tout fou n’est pas homme d’esprit, du moins tout homme d’esprit paroîtra toujours fou aux gens bornés. L’indulgence sera donc toujours l’effet de la lumiere, lorsque les passions n’en intercepteront pas l’action. Mais cette indulgence, principalement fondée sur la hauteur d’ame qu’inspire l’amour de la gloire, rend l’homme éclairé très indifférent à l’estime des sociétés particulieres. Or cette indifférence, jointe aux genres différents de vie et d’étude nécessaires pour plaire, soit au public, soit à ce qu’on appelle la bonne compagnie, fera presque toujours de l’homme de mérite un homme assez désagréable aux gens du monde.

La conclusion générale de ce que j’ai dit de l’esprit par rapport aux sociétés particulieres, c’est qu’uniquement soumise à son intérêt, chaque société mesure sur l’échelle de ce même intérêt le degré d’estime qu’elle accorde aux différents genres d’idées et d’esprits. Il en est des petites sociétés comme d’un particulier. A-t-il un procès ? si ce procès est considérable, il recevra son avocat avec plus d’empressement, plus de témoignages de respect et d’estime, qu’il ne recevroit Descartes, Locke, ou Corneille. Le procès est-il accommodé ? c’est à ces derniers qu’il marquera le plus de déférence. La différence de sa position décidera de la différence de ses réceptions.

Je voudrois, en finissant ce chapitre, pouvoir rassurer le très petit nombre de gens modestes qui, distraits par des affaires ou par le soin de leur fortune, n’ont pu faire preuve de grands talents, et ne peuvent, conséquemment aux principes ci-dessus établis, savoir si, quant à l’esprit, ils sont réellement dignes d’estime. Quelque desir que j’aie à cet égard de leur rendre justice, il faut convenir qu’un homme, qui s’annonce comme un grand esprit, sans se distinguer par aucun talent, est précisément dans le cas d’un homme qui se dit noble sans avoir de titres de noblesse. Le public ne connoît et n’estime que le mérite prouvé par les faits. A-t-il à juger des hommes de conditions différentes ? il demande au militaire, Quelle victoire avez-vous remportée ? à l’homme en place, Quel soulagement avez-vous apporté aux miseres du peuple ? au particulier, Par quel ouvrage avez-vous éclairé l’humanité ? Qui n’a rien à répondre à ces questions n’est ni connu ni estimé du public.

Je sais que, séduits par les prestiges de la puissance, par le faste qui l’environne, par l’espoir des graces dont un homme en place est le distributeur, un grand nombre d’hommes reconnoissent machinalement un grand mérite où ils apperçoivent un grand pouvoir ; mais leurs éloges, aussi passagers que le crédit de ceux auxquels ils les prodiguent, n’en imposent point à la saine partie du public. À l’abri de toute séduction, exempt de tout intérêt, le public juge comme l’étranger, qui ne reconnoît pour homme de mérite que l’homme distingué par ses talents. C’est celui-là seul qu’il recherche avec empressement : empressement toujours flatteur pour quiconque en est l’objet[59]. Lorsqu’on n’est point constitué en dignité, c’est le signe certain d’un mérite réel.

Qui veut savoir exactement ce qu’il vaut ne peut donc l’apprendre que du public, et doit par conséquent s’exposer à son jugement. On sait les ridicules qu’à cet égard on s’efforce de donner à ceux qui prétendent en qualité d’auteurs à l’estime de leur nation : mais ces ridicules ne font nulle impression sur l’homme de mérite ; il les regarde comme un effet de la jalousie de ces petits esprits qui, s’imaginant que, si personne ne faisoit preuve de mérite, ils pourroient s’en croire autant qu’à qui que ce soit, ne peuvent souffrir qu’on produise de pareils titres. Sans ces titres cependant personne ne mérite ni n’obtient l’estime du public.

Qu’on jette les yeux sur tous ces grands esprits si vantés dans les sociétés particulieres, on verra que, placés par le public au rang des hommes médiocres, ils ne doivent la réputation d’esprit dont quelques gens les décorent qu’à l’incapacité où ils sont de prouver leur sottise, même par de mauvais ouvrages. Aussi, parmi ces merveilleux, ceux-là même qui promettent le plus ne sont, si je l’ose dire, en esprit, tout au plus que des peut-être.

Quelque certaine que soit cette vérité, et quelque raison qu’aient les gens modestes de douter d’un mérite qui n’a pas passé par la coupelle du public, il est pourtant certain qu’un homme peut, quant à l’esprit, se croire réellement digne de l’estime générale, 1°. lorsque c’est pour les gens les plus estimés du public et des nations étrangeres qu’il se sent le plus d’attrait ; 2°. lorsqu’il est loué[60], comme dit Ciceron, par un homme déja loué ; 3°. lorsqu’enfin il obtient l’estime de ceux qui, dans des ouvrages ou de grandes places, ont déjà fait éclater de grands talents. Leur estime pour lui suppose une grande analogie entre leurs idées et les siennes ; et cette analogie peut être regardée, sinon comme une preuve complete, du moins comme une assez grande probabilité, que, s’il se fût, comme eux, exposé aux regards du public, il eût eu, comme eux, quelque part à son estime.


CHAPITRE XI

De la Probité par rapport au Public.


Ce n’est plus de la probité par rapport à un particulier ou une petite société, mais de la vraie probité, de la probité considérée par rapport au public, dont il s’agit dans ce chapitre. Cette espece de probité est la seule qui réellement en mérite et qui en obtienne généralement le nom. Ce n’est qu’en considérant la probité sous ce point de vue qu’on peut se former des idées nettes de l’honnêteté, et trouver un guide à la vertu.

Or, sous cet aspect, je dis que le public, comme les sociétés particulieres, est, dans ses jugements, uniquement déterminé par le motif de son intérêt ; qu’il ne donne le nom d’honnêtes, de grandes ou d’héroïques, qu’aux actions qui lui sont utiles ; et qu’il ne proportionne point son estime pour telle ou telle action sur le degré de force, de courage ou de générosité nécessaire pour l’exécuter, mais sur l’importance même de cette action, et l’avantage qu’il en retire.

En effet, qu’encouragé par la présence d’une armée, un homme se batte seul contre trois hommes blessés ; cette action, sans doute estimable, n’est cependant qu’une action dont mille de nos grenadiers sont capables, et pour laquelle ils ne seroient jamais cités dans l’histoire : mais que le salut d’un empire qui doit subjuguer l’univers se trouve attaché au succès de ce combat ; Horace est un héros, l’admiration de ses concitoyens ; et son nom, célébré dans l’histoire, passe aux siecles les plus reculés.

Que deux personnes se précipitent dans un gouffre ; c’est une action commune à Sapho et à Curtius : mais la premiere s’y jette pour s’arracher aux malheurs de l’amour, et le second pour sauver Rome ; Sapho est une folle, et Curtius un héros. En vain quelques philosophes donneroient-ils également à ces deux actions le nom de folie ; le public, plus éclairé qu’eux sur ses véritables intérêts, ne donnera jamais le nom de fou à ceux qui le sont à son profit.


CHAPITRE XII

De l’Esprit par rapport au Public.


Appliquons à l’esprit ce que j’ai dit de la probité : on verra que, toujours le même dans ses jugements, le public ne prend jamais conseil que de son intérêt ; qu’il ne proportionne point son estime pour les différents genres d’esprit à l’inégale difficulté de ces genres, c’est-à-dire au nombre et à la finesse des idées nécessaires pour y réussir, mais seulement à l’avantage plus ou moins grand qu’il en retire.

Qu’un général ignorant gagne trois batailles sur un général encore plus ignorant que lui, il sera, du moins pendant sa vie, revêtu d’une gloire qu’on n’accordera pas au plus grand peintre du monde. Ce dernier n’a cependant mérité le titre de grand peintre que par une grande supériorité sur des hommes habiles, et qu’en excellant dans un art, sans doute moins nécessaire, mais peut-être plus difficile que celui de la guerre. Je dis plus difficile, parce qu’à l’ouverture de l’histoire, on voit une infinité d’hommes, tels que les Épaminondas, les Lucullus, les Alexandre, les Mahomet, les Spinola, les Cromwel, les Charles XII, obtenir la réputation de grands capitaines le jour même qu’ils ont commandé et battu des armées, et qu’aucun peintre, quelque heureuse disposition qu’il ait reçu de la nature, n’est cité entre les peintres illustres s’il n’a du moins consommé dix ou douze ans de sa vie en études préliminaires de cet art. Pourquoi donc accorder plus d’estime au général ignorant qu’au peintre habile ?

Cet inégal partage de gloire, si injuste en apparence, tient à l’inégalité des avantages que ces deux hommes procurent à leur nation. Qu’on se demande encore pourquoi le public donne au négociateur habile le titre d’esprit supérieur qu’il refuse à l’avocat célebre ; l’importance des affaires dont on charge le premier prouve-t-elle en lui quelque supériorité d’esprit sur le second ? Ne faut-il pas souvent autant de sagacité et de finesse pour discuter les intérêts et terminer les procès de deux seigneurs de paroisse que pour pacifier deux nations ? Pourquoi donc le public, si avare de son estime envers l’avocat, en est-il si prodigue envers le négociateur ? C’est que le public, toutes les fois qu’il n’est pas aveuglé par quelque préjugé ou quelque superstition, est, sans s’en appercevoir, capable de faire sur ce qui l’intéresse les raisonnements les plus fins. L’instinct, qui lui fait tout rapporter à son intérêt, est comme l’éther, qui pénetre tous les corps sans y faire aucune impression sensible. Il a moins besoin de peintres et d’avocats célebres que de généraux et de négociateurs habiles ; il attachera donc aux talents de ces derniers le prix d’estime nécessaire pour engager toujours quelque citoyen à les acquérir.

De quelque côté qu’on jette les yeux, on verra toujours l’intérêt présider à la distribution que le public fait de son estime.

Lorsque les Hollandais érigent une statue à ce Guillaume Buckelst qui leur avoit donné le secret de saler et d’encaquer les harengs, ce n’est point à l’étendue de génie nécessaire pour cette découverte qu’ils déferent cet honneur, mais à l’importance du secret, et aux avantages qu’il procure à la nation.

Dans toute découverte cet avantage en impose tellement à l’imagination, qu’il en décuple le mérite, même aux yeux des gens sensés.

Lorsque les petits Augustins députerent à Rome pour obtenir du saint siege la permission de se couper la barbe, qui sait si le P. Eustache n’employa pas dans cette négociation autant de finesse et d’esprit que le président Jeannin dans ses négociations de Hollande ? Personne ne peut rien affirmer à ce sujet. À quoi donc attribuer le sentiment du rire ou de l’estime qu’excitent ces deux négociations différentes, si ce n’est à la différence de leurs objets ? Nous supposons toujours de grandes causes à de grands effets. Un homme occupe une grande place ; par la position où il se trouve il opere de grandes choses avec peu d’esprit : cet homme passera près de la multitude pour supérieur à celui qui, dans un poste inférieur et des circonstances moins heureuses, ne peut qu’avec beaucoup d’esprit exécuter de petites choses. Ces deux hommes seront comme des poids inégaux appliqués à différents points d’un long levier, où le poids plus léger, placé à une des extrémités, enleve un poids décuple placé plus près du point d’appui.

Or, si le public, comme je l’ai prouvé, ne juge que d’après son intérêt, et s’il est indifférent à toute autre espece de considération ; ce même public, admirateur enthousiaste des arts qui lui sont utiles, ne doit point exiger des artistes qui les cultivent ce haut degré de perfection auquel il veut absolument qu’atteignent ceux qui s’attachent à des arts moins utiles, et dans lesquels il est souvent plus difficile de réussir. Aussi les hommes, selon qu’ils s’appliquent à des arts plus ou moins utiles, sont-ils comparables à des outils grossiers ou à des bijoux : les premiers sont toujours jugés bons quand l’acier en est bien trempé ; et les seconds ne sont estimés qu’autant qu’ils sont parfaits. C’est pourquoi notre vanité est en secret toujours d’autant plus flattée d’un succès, que nous obtenons ce succès dans un genre moins utile au public, où l’on mérite plus difficilement son approbation, dans lequel enfin la réussite suppose nécessairement plus d’esprit et de mérite personnel.

En effet, de quelles préventions différentes le public n’est-il pas affecté lorsqu’il pese le mérite ou d’un auteur ou d’un général ! Juge-t-il le premier ? il le compare à tous ceux qui ont excellé dans son genre, et ne lui accorde son estime qu’autant qu’il surpasse ou qu’au moins il égale ceux qui l’ont précédé. Juge-t-il un général ? il n’examine point, avant d’en faire l’éloge, s’il égale en habileté les Scipion, les César, ou les Sertorius. Qu’un poëte dramatique fasse une bonne tragédie sur un plan déjà connu ; c’est, dit-on, un plagiaire méprisable : mais qu’un général se serve dans une campagne, de l’ordre de bataille et des stratagêmes d’un autre général ; il n’en paroît souvent que plus estimable.

Qu’un auteur emporte un prix sur soixante concurrents ; si le public n’avoue point le mérite de ces concurrents, ou si leurs ouvrages sont foibles, l’auteur et son succès sont bientôt oubliés.

Mais, quand le général a triomphé, le public, avant que de le couronner, a-t-il jamais constaté l’habileté et la valeur des vaincus ? Exige-t-il d’un général ce sentiment fin et délicat de gloire qui, à la mort de M. de Turenne, détermina M. de Montecuculi à quitter le commandement des armées ? « On ne peut plus, disoit-il, m’opposer d’ennemi digne de moi. »

Le public pese donc à des balances très différentes le mérite d’un auteur et celui d’un général. Or pourquoi dédaigner dans l’un la médiocrité que souvent il admire dans l’autre ? C’est qu’il ne tire nul avantage de la médiocrité d’un écrivain, et qu’il en peut tirer de très grands de celle d’un général, dont l’ignorance est quelquefois couronnée du succès. Il est donc intéressé à priser dans l’un ce qu’il méprise dans l’autre.

D’ailleurs, si le bonheur public dépend du mérite des gens en place, et si les grandes places sont rarement remplies par de grands hommes, pour engager les gens médiocres à porter du moins dans leurs entreprises toute la prudence et l’activité dont ils sont capables, il faut nécessairement les flatter de l’espoir d’une grande gloire. Cet espoir seul peut élever jusqu’au terme de la médiocrité des hommes qui n’y eussent jamais atteint, si le public, trop sévere appréciateur de leur mérite, les eût dégoûtés de son estime par la difficulté de l’obtenir.

Voilà la cause de l’indulgence secrete avec laquelle le public juge les gens en place ; indulgence quelquefois aveugle dans le peuple, mais toujours éclairée dans l’homme d’esprit. Il sait que les hommes sont les disciples des objets qui les environnent ; que la flatterie, assidue auprès des grands, préside à toutes les instructions qu’on leur donne ; et qu’ainsi l’on ne peut sans injustice leur demander autant de talents et de vertus qu’on en exige d’un particulier.

Si le spectateur éclairé siffle au théâtre français ce qu’il applaudit aux Italiens ; si, dans une belle femme et un joli enfant, tout est grace, esprit et gentillesse, pourquoi ne pas traiter les grands avec la même indulgence ? On peut légitimement admirer en eux des talents qu’on trouve communément chez un particulier obscur, parce qu’il leur est plus difficile de les acquérir. Gâtés par les flatteurs, comme les jolies femmes par les galants ; occupés d’ailleurs de mille plaisirs, distraits par mille soins, ils n’ont point, comme un philosophe, le loisir de penser, d’acquérir un grand nombre d’idées[61], ni de reculer et les bornes de leur esprit et celles de l’esprit humain. Ce n’est point aux grands qu’on doit les découvertes dans les arts et les sciences ; leur main n’a pas levé le plan de la terre et du ciel, n’a point construit des vaisseaux, édifié des palais, forgé le soc des charrues, ni même écrit les premieres lois : ce sont les philosophes qui, de l’état de sauvages, ont porté les sociétés au point de perfection où maintenant elles semblent parvenues. Si nous n’eussions été secourus que par les lumieres des hommes puissants, peut-être n’auroit-on point encore de bled pour se nourrir, ni de ciseaux pour se faire les ongles.

La supériorité d’esprit dépend principalement, comme je le prouverai dans le discours suivant, d’un certain concours de circonstances où les petits sont rarement placés, mais dans lequel il est presque impossible que les grands se rencontrent. On doit donc juger les grands avec indulgence, et sentir que, dans une grande place, un homme médiocre est un homme très rare.

Aussi le public, sur-tout dans les temps de calamités, leur prodigue-t-il une infinité d’éloges. Que de louanges données à Varron pour n’avoir point désespéré du salut de la république ! En des circonstances pareilles à celles où se trouvoient alors les Romains, l’homme d’un vrai mérite est un dieu.

Si Camille eût prévenu les malheurs dont il arrêta le cours ; si ce héros, élu général à la bataille d’Allia, eût défait à cette journée les Gaulois, qu’il vainquit au pied du capitole ; Camille, pareil alors à cent autres capitaines, n’eût point eu le titre de second fondateur de Rome. Si, dans des temps de prospérité, M. de Villars eût rencontré en Italie la journée de Denain ; s’il eût gagné cette bataille dans un moment où la France n’eût point été ouverte à l’ennemi ; la victoire eût été moins importante, la reconnoissance du public moins vive, et la gloire du général moins grande.

La conclusion de ce que j’ai dit, c’est que le public ne juge que d’après son intérêt. Perd-on cet intérêt de vue ? nulle idée nette de la probité, ni de l’esprit.

Si les nations enchaînées sous un pouvoir despotique sont le mépris des autres nations ; si, dans les empires du Mogol et de Maroc, on voit très peu d’hommes illustres ; c’est que l’esprit, comme je l’ai dit plus haut, n’étant en soi ni grand ni petit, il emprunte l’une ou l’autre de ces dénominations de la grandeur ou de la petitesse des objets qu’il considere. Or, dans la plupart des gouvernements arbitraires, les citoyens ne peuvent, sans déplaire au despote, s’occuper de l’étude du droit de nature, du droit public, de la morale, et de la politique. Ils n’osent remonter en ce genre jusqu’aux premiers principes de ces sciences, ni s’élever à de grandes idées ; ils ne peuvent donc mériter le titre de grands esprits. Mais, si tous les jugements du public sont soumis à la loi de son intérêt, il faut, dira-t-on, trouver dans ce même principe de l’intérêt général la cause de toutes les contradictions qu’on croit à cet égard appercevoir dans les idées du public. Pour cet effet je poursuis le parallele commencé entre le général et l’auteur, et je me fais cette question : Si l’art militaire de tous les arts est le plus utile, pourquoi tant de généraux dont la gloire éclipsoit de leur vivant celle de tous les hommes illustres en d’autres genres ont-ils été, eux, leur mémoire et leurs exploits, ensevelis dans la même tombe, lorsque la gloire des auteurs leurs contemporains conserve encore son premier éclat ? La réponse à cette question c’est que, si l’on en excepte les capitaines qui réellement ont perfectionné l’art militaire, et qui, tels que les Pyrrhus, les Annibal, les Gustave, les Condé, les Turenne, doivent en ce genre être mis au rang des modeles et des inventeurs, tous les généraux moins habiles que ceux-là, cessant à leur mort d’être utiles à leur nation, n’ont plus de droit à sa reconnoissance, ni par conséquent à son estime. Au contraire, en cessant de vivre, les auteurs n’ont pas cessé d’être utiles au public ; ils ont laissé entre ses mains les ouvrages qui leur avoient déjà mérité son estime : or, comme la reconnoissance doit subsister autant que le bienfait, leur gloire ne peut s’éclipser qu’au moment que leurs ouvrages cesseront d’être utiles à leur patrie. C’est donc uniquement à la différente et inégale utilité dont l’auteur et le général paroissent au public après leur mort qu’on doit attribuer cette successive supériorité de gloire qu’en des temps différents ils obtiennent tour-à-tour l’un sur l’autre.

Voilà par quelle raison tant de rois déifiés sur le trône ont été oubliés immédiatement après leur mort ; voilà pourquoi le nom des écrivains illustres, qui de leur vivant se trouve si rarement à côté de celui des princes, s’est, à la mort de ces écrivains, si souvent confondu avec ceux des plus grands rois ; pourquoi le nom de Confucius est plus connu, plus respecté en Europe, que celui d’aucun des empereurs de la Chine ; et pourquoi l’on cite les noms d’Horace et de Virgile à côté de celui d’Auguste.

Qu’on applique à l’éloignement des lieux ce que je dis de l’éloignement des temps ; qu’on se demande pourquoi le savant illustre est moins estimé de sa nation que le ministre habile ; et par quelle raison un Rosny, plus honoré chez nous qu’un Descartes, est moins considéré de l’étranger : c’est, répondrai-je, qu’un grand ministre n’est guere utile qu’à son pays ; et qu’en perfectionnant l’instrument propre à la culture des arts et des sciences, en habituant l’esprit humain à plus d’ordre et de justesse, Descartes s’est rendu plus utile à l’univers, et doit par conséquent en être plus respecté.

Mais, dira-t-on, si, dans tous leurs jugements, les nations ne consultoient jamais que leur intérêt, pourquoi le laboureur et le vigneron, plus utiles sans doute que le poëte et le géometre, en seroient-ils moins estimés ?

C’est que le public sent confusément que l’estime est entre ses mains un trésor imaginaire, qui n’a de valeur réelle qu’autant qu’il en fait une distribution sage et ménagée ; que par conséquent il ne doit point attacher d’estime à des travaux dont tous les hommes sont capables. L’estime alors, devenue trop commune, perdroit, pour ainsi dire, toute sa vertu ; elle ne féconderoit plus les germes d’esprit et de probité répandus dans toutes les ames, et ne produiroit plus enfin ces hommes illustres en tous les genres qu’anime à la poursuite de la gloire la difficulté de l’obtenir. Le public apperçoit donc qu’à l’égard de l’agriculture c’est l’art et non l’artiste qu’il doit honorer ; et que, s’il a jadis, sous les noms de Cérès et de Bacchus, déifié le premier laboureur et le premier vigneron, cet honneur, si justement accordé aux inventeurs de l’agriculture, ne doit point être prodigué à des manœuvres.

Dans tout pays où le paysan n’est point surchargé d’impôts, l’espoir du gain, attaché à celui de la récolte, suffit pour l’engager à la culture des terres ; et j’en conclus que, dans certains cas, comme l’a déjà fait voir M. Duclos[62], il est de l’intérêt des nations de proportionner leur estime, non seulement à l’utilité d’un art, mais encore à sa difficulté.

Qui doute qu’un recueil de faits, tel que celui de la Bibliotheque orientale, ne soit aussi instructif, aussi agréable, et par conséquent aussi utile, qu’une excellente tragédie ? Pourquoi donc le public a-t-il plus d’estime pour le poëte tragique que pour le savant compilateur ? C’est qu’assuré, par le grand nombre des entreprises comparé au petit nombre des succès, de la difficulté du genre dramatique, le public sent que, pour former des Corneille, des Racine, des Crébillon et des Voltaire, il doit attacher infiniment plus de gloire à leurs succès ; et qu’au contraire il suffit d’honorer les simples compilateurs du plus foible genre d’estime, pour être abondamment pourvu de ces ouvrages, dont tous les hommes sont capables, et qui ne sont proprement que l’œuvre du temps et de la patience.

Parmi les savants, tous ceux qui, totalement privés des lumieres philosophiques, ne font que rassembler dans des recueils les faits épars dans les ruines de l’antiquité, sont, par rapport à l’homme d’esprit, ce que les tireurs de pierre sont par rapport à l’architecte ; ce sont eux qui fournissent les matériaux des édifices ; sans eux l’architecte seroit inutile. Mais peu d’hommes peuvent devenir bons architectes ; tous sont propres à tirer la pierre : il est donc de l’intérêt public d’accorder aux premiers une paie d’estime proportionnée à la difficulté de leur art. C’est par ce même motif, et parce que l’esprit d’invention et de systême ne s’acquiert ordinairement que par de longues et pénibles méditations, qu’on attache plus d’estime à ce genre d’esprit qu’à tout autre ; et qu’enfin, dans tous les genres d’une utilité à-peu-près pareille, le public proportionne toujours son estime à l’inégale difficulté de ces divers genres.

Je dis d’une utilité à-peu-près pareille, parce que, s’il étoit possible d’imaginer une sorte d’esprit absolument inutile, quelque difficile qu’il fût d’y exceller, le public n’accorderoit aucune estime à un pareil talent ; il traiteroit celui qui l’auroit acquis comme Alexandre traita cet homme qui devant lui dardoit, dit-on, avec une adresse merveilleuse, des grains de millet à travers le trou d’une aiguille, et qui n’obtint de l’équité du prince qu’un boisseau de millet pour récompense.

La contradiction qu’on croit quelquefois appercevoir entre l’intérêt et les jugements du public n’est donc jamais qu’apparente. L’intérêt public, comme je m’étois proposé de le prouver, est donc le seul distributeur de l’estime accordée aux différentes sortes d’esprit.


CHAPITRE XIII

De la Probité par rapport aux siecles et aux peuples divers.


Dans tous les siecles et les pays divers la probité ne peut être que l’habitude des actions utiles à sa nation. Quelque certaine que soit cette proposition, pour en faire sentir plus évidemment la vérité, je tâcherai de donner des idées nettes et précises de la vertu.

Pour cet effet, j’exposerai les deux sentiments qui sur ce sujet ont jusqu’à présent partagé les moralistes.

Les uns soutiennent que nous avons de la vertu une idée absolue et indépendante des siecles et des gouvernements divers ; que la vertu est toujours une et toujours la même. Les autres soutiennent, au contraire, que chaque nation s’en forme une idée différente.

Les premiers apportent en preuve de leurs opinions les rêves ingénieux, mais inintelligibles, du platonisme. La vertu, selon eux, n’est autre chose que l’idée même de l’ordre, de l’harmonie, et d’un beau essentiel. Mais ce beau est un mystere dont ils ne peuvent donner d’idée précise : aussi n’établissent-ils point leur systême sur la connoissance que l’histoire nous donne du cœur et de l’esprit humain.

Les seconds, et parmi eux Montaigne, avec des armes d’une trempe plus forte que des raisonnements, c’est-à-dire avec des faits, attaquent l’opinion des premiers, font voir qu’une action vertueuse au nord est vicieuse au midi, et en concluent que l’idée de la vertu est purement arbitraire.

Telles sont les opinions de ces deux especes de philosophes. Ceux-là, pour n’avoir pas consulté l’histoire, errent encore dans le dédale d’une métaphysique de mots ; ceux-ci, pour n’avoir point assez profondément examiné les faits que l’histoire présente, ont pensé que le caprice seul décidoit de la bonté ou de la méchanceté des actions humaines. Ces deux sectes de philosophes se sont également trompées ; mais l’une et l’autre auroient échappé à l’erreur, s’ils avoient considéré d’un œil attentif l’histoire du monde. Alors ils auroient senti que les siecles doivent nécessairement amener dans le physique et le moral des révolutions qui changent la face des empires ; que, dans les grands bouleversements, les intérêts d’un peuple éprouvent toujours de grands changements ; que les mêmes actions peuvent lui devenir successivement utiles et nuisibles, et par conséquent prendre tour-à-tour le nom de vertueuses et de vicieuses.

Conséquemment à cette observation, s’ils eussent voulu se former de la vertu une idée purement abstraite, et indépendante de la pratique, ils auroient reconnu que par ce mot de vertu l’on ne peut entendre que le desir du bonheur général ; que par conséquent le bien public est l’objet de la vertu, et que les actions qu’elle commande sont les moyens dont elle se sert pour remplir cet objet ; qu’ainsi l’idée de la vertu n’est point arbitraire ; que, dans les siecles et les pays divers, tous les hommes, du moins ceux qui vivent en société, ont dû s’en former la même idée ; et qu’enfin, si les peuples se la représentent sous des formes différentes, c’est qu’ils prennent pour la vertu même les divers moyens dont elle se sert pour remplir son objet.

Cette définition de la vertu en donne, je pense, une idée nette, simple, et conforme à l’expérience ; conformité qui peut seule constater la vérité d’une opinion.

La pyramide de Vénus-Uranie, dont la cime se perdoit dans les cieux, et dont la base étoit appuyée sur la terre, est l’emblême de tout systême, qui s’écroule à mesure qu’on l’édifie, s’il ne porte sur la base inébranlable des faits et de l’expérience. C’est aussi sur des faits, c’est-à-dire sur la folie et la bizarrerie jusqu’à présent inexplicables des lois et des usages divers, que j’établis la preuve de mon opinion.

Quelque stupides qu’on suppose les peuples, il est certain qu’éclairés par leurs intérêts, ils n’ont point adopté sans motifs les coutumes ridicules qu’on trouve établies chez quelques-uns d’eux : la bizarrerie de ces coutumes tient donc à la diversité des intérêts des peuples. En effet, s’ils ont toujours confusément entendu par le mot de vertu le desir du bonheur public, s’ils n’ont en conséquence donné le nom d’honnêtes qu’aux actions utiles à la patrie, et si l’idée d’utilité a toujours été secrètement associée à l’idée de vertu, on peut assurer que les coutumes les plus ridicules, et même les plus cruelles, ont, comme je vais le montrer par quelques exemples, toujours eu pour fondement l’utilité réelle ou apparente du bien public.

Le vol étoit permis à Sparte ; on n’y punissoit que la mal-adresse du voleur surpris[63]. Quoi de plus bizarre que cette coutume ? Cependant, si l’on se rappelle les lois de Lycurgue, et le mépris qu’on avoit pour l’or et l’argent dans une république où les lois ne donnoient cours qu’à une monnoie d’un fer lourd et cassant, on sentira que les vols de poules et de légumes étoient les seuls qu’on y pût commettre. Toujours faits avec adresse, souvent niés avec fermeté[64], de pareils vols entretenoient les lacédémoniens dans l’habitude du courage et de la vigilance. La loi qui permettoit le vol pouvoit donc être très utile à ce peuple, qui n’avoit pas moins à redouter de la trahison des ilotes que de l’ambition des Perses, et qui ne pouvoit opposer aux attentats des uns, comme aux armées innombrables des autres, que le boulevard de ces deux vertus. Il est donc certain que le vol, nuisible à tout peuple riche, mais utile à Sparte, y devoit être honoré.

À la fin de l’hiver, lorsque la disette des vivres contraint le sauvage à quitter sa cabane, et que la faim lui commande d’aller à la chasse faire de nouvelles provisions, quelques-unes des nations sauvages s’assemblent avant leur départ, font monter leurs sexagénaires sur des chênes, et font secouer ces chênes par des bras nerveux ; la plupart des vieillards tombent, et sont massacrés dans le moment même de leur chûte. Ce fait est connu, et rien ne paroît d’abord plus abominable que cette coutume : cependant, quelle surprise, lorsqu’après avoir remonté à son origine on voit que le sauvage regarde la chûte de ces malheureux vieillards comme la preuve de leur impuissance à soutenir les fatigues de la chasse ! Les laissera-t-il, dans des cabanes ou des forêts, en proie à la famine ou aux bêtes féroces ? Il aime mieux leur épargner la durée et la violence des douleurs, et, par des parricides prompts et nécessaires, arracher leurs peres aux horreurs d’une mort trop cruelle et trop lente. Voilà le principe d’une coutume si exécrable ; voilà comme un peuple vagabond, que la chasse et le besoin de vivres retient six mois dans des forêts immenses, se trouve, pour ainsi dire, nécessité à cette barbarie, et comment en ces pays le parricide est inspiré et commis par le même principe d’humanité qui nous le fait regarder avec horreur[65].

Mais, sans avoir recours aux nations sauvages, qu’on jette les yeux sur un pays policé, tel que la Chine ; qu’on se demande pourquoi l’on y donne aux peres le droit de vie et de mort sur leurs enfants ; et l’on verra que les terres de cet empire, quelque étendues qu’elles soient, n’ont pu quelquefois subvenir qu’avec peine aux besoins de ses nombreux habitants : or, comme la trop grande disproportion entre la multiplicité des hommes et la fécondité des terres occasionneroit nécessairement des guerres funestes à cet empire, et peut-être même à l’univers, on conçoit que, dans un instant de disette, et pour prévenir une infinité de meurtres et de malheurs inutiles, la nation chinoise, humaine dans ses intentions, mais barbare dans le choix des moyens, a pu, par le sentiment d’une humanité peu éclairée, regarder ces cruautés comme nécessaires au repos du monde. « J’y sacrifie, s’est-elle dit, quelques victimes infortunées auxquelles l’enfance et l’ignorance dérobent la connoissance et les horreurs de la mort, en quoi consiste peut-être ce qu’elle a de plus redoutable[66]. »

C’est sans doute au desir de s’opposer à la trop grande multiplication des hommes, et par conséquent à la même origine, qu’on doit attribuer la vénération ridicule que certains peuples d’Afrique conservent encore aujourd’hui pour des solitaires qui s’interdisent avec les femmes le commerce qu’ils se permettent avec les brutes.

Ce fut pareillement le motif de l’intérêt public, et le desir de protéger la pudique beauté contre les attentats de l’incontinence, qui jadis engagea les Suisses à publier un édit par lequel il étoit non seulement permis, mais même ordonné à chaque prêtre de se pourvoir d’une concubine[4].

Sur les côtes de Coromandel, où les femmes s’affranchissoient par le poison du joug importun de l’hymen, ce fut enfin le même motif qui, par un remede aussi odieux que le mal, engagea le législateur à pourvoir à la sûreté des maris, en forçant les femmes de se brûler sur les tombeaux de leurs époux[5].

D’accord avec mes raisonnements, tous les faits que je viens de citer concourent à prouver que les coutumes, même les plus cruelles et les plus folles, ont toujours pris leur source dans l’utilité réelle ou du moins apparente du public.

Mais, dira-t-on, ces coutumes n’en sont pas moins odieuses ou ridicules. Oui, parce que nous ignorons les motifs de leur établissement, et parce que ces coutumes, consacrées par leur antiquité ou par la superstition, ont, par la négligence ou la foiblesse des gouvernements, subsisté long-temps après que les causes de leur établissement avoient disparu.

Lorsque la France n’étoit, pour ainsi dire, qu’une vaste forêt, qui doute que ces donations de terres en friche faites aux ordres religieux ne dussent alors être permises, et que la prorogation d’une pareille permission ne fût maintenant aussi absurde et aussi nuisible à l’état qu’elle pouvoit être sage et utile lorsque la France étoit encore inculte ? Toutes les coutumes qui ne procurent que des avantages passagers sont comme des échafauds qu’il faut abattre quand les palais sont élevés.

Rien de plus sage au fondateur de l’empire des incas que de s’annoncer d’abord aux Péruviens comme le fils du Soleil, et de leur persuader qu’il leur apportoit les lois que lui avoit dictées le dieu son pere. Ce mensonge imprimoit aux sauvages plus de respect pour sa législation ; ce mensonge étoit donc trop utile à cet état naissant, pour ne devoir point être regardé comme vertueux. Mais, après avoir assis les fondements d’une bonne législation, après s’être assuré par la forme même du gouvernement de l’exactitude avec laquelle les lois seroient toujours observées, il falloit que, moins orgueilleux, ou plus éclairé, ce législateur prévît les révolutions qui pourroient arriver dans les mœurs et les intérêts de ses peuples, et les changements qu’en conséquence il faudroit faire dans ses lois ; qu’il déclarât à ces mêmes peuples, par lui ou par ses successeurs, le mensonge utile et nécessaire dont il s’étoit servi pour les rendre heureux ; que, par cet aveu, il ôtât à ses lois le caractere de divinité qui, les rendant sacrées et inviolables, devoit s’opposer à toute réforme, et qui peut-être eût un jour rendu ces mêmes lois nuisibles à l’état, si, par le débarquement des Européens, cet empire n’eût été détruit presque aussitôt que formé.

L’intérêt des états est, comme toutes les choses humaines, sujet à mille révolutions. Les mêmes lois et les mêmes coutumes deviennent successivement utiles et nuisibles au même peuple : d’où je conclus que ces lois doivent être tour-à-tour adoptées et rejetées, et que les mêmes actions doivent successivement porter les noms de vertueuses ou de vicieuses ; proposition qu’on ne peut nier sans convenir qu’il est des actions à-la-fois vertueuses et nuisibles à l’état, sans saper par conséquent les fondements de toute législation et de toute société.

La conclusion générale de tout ce que je viens de dire, c’est que la vertu n’est que le desir du bonheur des hommes ; et qu’ainsi la probité, que je regarde comme la vertu mise en action, n’est, chez tous les peuples et dans tous les gouvernements divers, que l’habitude des actions utiles à sa nation[67].

Quelque évidente que soit cette conclusion, comme il n’est point de nation qui ne connoisse et ne confonde ensemble deux différentes especes de vertu, l’une que j’appellerai vertu de préjugé, et l’autre, vraie vertu ; je crois, pour ne laisser rien à desirer à ce sujet, devoir examiner la nature de ces différentes sortes de vertu.


CHAPITRE XIV

Des vertus de préjugés, et des vrais vertus


Je donne le nom de vertus de préjugé à toutes celles dont l’observation exacte ne contribue en rien au bonheur public ; telles sont la chasteté des vestales, les austérités de ces fakirs insensés dont l’Inde est peuplée ; vertus qui, souvent indifférentes, et même nuisibles à l’état, font le supplice de ceux qui s’y vouent. Ces fausses vertus sont, dans la plupart des nations, plus honorées que les vraies vertus, et ceux qui les pratiquent en plus grande vénération que les bons citoyens.

Personne de plus honoré dans l’Indoustan que les bramines[68] : on y adore jusqu’à leurs nudités[69] ; on y respecte aussi leurs pénitences, et ces pénitences sont réellement affreuses[70] : les uns restent toute leur vie attachés à un arbre ; les autres se balancent sur les flammes ; ceux-ci portent des chaînes d’un poids énorme ; ceux-là ne se nourrissent que de liquides ; quelques uns se ferment la bouche d’un cadenas ; et quelques autres s’attachent une clochette au prépuce : il est d’une femme de bien d’aller en dévotion baiser cette clochette ; et c’est un honneur aux peres de prostituer leurs filles à des fakirs.

Entre les actions ou les coutumes auxquelles la superstition attache le nom de sacrées, une des plus plaisantes, sans contredit, est celles des Juibus, prêtresses de l’île Formose. « Pour officier dignement, et mériter la vénération des peuples, elles doivent, après des sermons, des contorsions et des hurlements, s’écrier qu’elles voient leurs dieux. Ce cri jeté, elles se roulent par terre, montent sur le toit des pagodes, découvrent leur nudité, se claquent les fesses, lâchent leur urine, descendent nues, et se lavent en présence de l’assemblée[71]. »

trop heureux encore les peuples chez qui du moins les vertus de préjugé ne sont que ridicules ; souvent elles sont barbares[72]. Dans la capitale du Cochin, l’on éleve des crocodiles ; et quiconque s’expose à la fureur de ces animaux, et s’en fait dévorer, est compté parmi les élus. Au royaume de Martemban, c’est un acte de vertu, le jour qu’on promene l’idole, de se précipiter sous les roues du chariot, ou de se couper la gorge à son passage : qui se voue à cette mort est réputé saint, et son nom est à cet effet inscrit dans un livre.

Or, s’il est des vertus, il est aussi des crimes de préjugé. C’en est un pour un bramine d’épouser une vierge. Dans l’île Formose, si, pendant les trois mois qu’il est ordonné d’aller nud, un homme est couvert du plus petit morceau de toile, il porte, dit-on, une parure indigne d’un homme. Dans cette même île, c’est un crime aux femmes enceintes d’accoucher avant l’âge de trente-cinq ans. Sont-elles grosses ? elles s’étendent aux pieds de la prêtresse, qui, en exécution de la loi, les y foule jusqu’à ce qu’elles soient avortées.

Au Pégu, lorsque les prêtres ou magiciens ont prédit la convalescence ou la mort d’un malade[73], c’est un crime au malade condamné d’en revenir. Dans sa convalescence, chacun le fuit et l’injurie. S’il eût été bon, disent les prêtres, Dieu l’eût reçu en sa compagnie.

Il n’est peut-être point de pays où l’on n’ait pour quelques uns de ces crimes de préjugé plus d’horreur que pour les forfaits les plus atroces et les plus nuisibles à la société.

Chez les Giagues, peuple anthropophage qui dévore ses ennemis vaincus, on peut sans crime, dit le P. Cavazi, piler ses propres enfants dans un mortier, avec des racines, de l’huile et des feuilles ; les faire bouillir, en composer une pâte dont on se frotte pour se rendre invulnérable : mais ce seroit un sacrilege abominable que de ne pas massacrer au mois de mars, à coups de bêche, un jeune homme et une jeune femme devant la reine du pays. Lorsque les grains sont mûrs, la reine, entourée de ses courtisans, sort de son palais, égorge ceux qui se trouvent sur son passage, et les donne à manger à sa suite. Ces sacrifices, dit-elle, sont nécessaires pour appaiser les mânes de ses ancêtres, qui voient avec regret des gens du commun jouir d’une vie dont ils sont privés : cette foible consolation peut seule les engager à bénir la récolte.

Au royaume de Congo, d’Angole et de Matamba, le mari peut sans honte vendre sa femme, le pere son fils, le fils son pere. Dans ces pays on ne connoît qu’un seul crime[74] ; c’est de refuser les prémices de sa récolte au Chitombé, grand-prêtre de la nation. Ces peuples, dit le P. Labat, si dépourvus de toutes vraies vertus, sont très scrupuleux observateurs de cet usage. On juge bien qu’uniquement occupé de l’augmentation de ses revenus c’est tout ce que leur recommande le Chitombé[75] : il ne desire point que ces negres soient plus éclairés ; il craindroit même que des idées trop saines de la vertu ne diminuassent et la superstition et le tribut qu’elle lui paye.

Ce que j’ai dit des crimes et des vertus de préjugé suffit pour faire sentir la différence de ces vertus aux vraies vertus, c’est-à-dire à celles qui sans cesse ajoutent à la félicité publique, et sans lesquelles les sociétés ne peuvent subsister.

Conséquemment à ces deux différentes especes de vertu, je distinguerai deux différentes especes de corruption de mœurs : l’une que j’appellerai corruption religieuse, et l’autre corruption politique. Cette distinction m’est nécessaire : 1°. parce ue je considere la probité philosophiquement, et indépendamment des rapports que la religion a avec la société ; ce que je prie le lecteur de ne pas perdre de vue dans tout le cours de cet ouvrage : 2°. pour éviter la contradiction perpétuelle qui se trouve chez les nations idolâtres entre les principes de la religion et ceux de la politique et de la morale. Mais, avant d’entrer dans cet examen, je déclare que c’est en qualité de philosophe, et non de théologien, que j’écris ; et qu’ainsi je ne prétends, dans ce chapitre et les suivants, traiter que des vertus purement humaines. Cet avertissement donné, j’entre en matiere ; et je dis qu’en fait de mœurs on donne le nom de corruption religieuse à toute espece de libertinage, et principalement à celui des hommes avec les femmes. Cette espece de corruption, dont je ne suis point l’apologiste, et qui est sans doute criminelle puisqu’elle offense Dieu, n’est cependant point incompatible avec le bonheur d’une nation. Différents peuples ont cru et croient encore que cette espece de corruption n’est pas criminelle. Elle l’est sans doute en France, puisqu’elle blesse les lois du pays ; mais elle le seroit moins si les femmes étoient communes, et les enfants déclarés enfants de l’état : ce crime alors n’auroit politiquement plus rien de dangereux. En effet, qu’on parcoure la terre, on la voit peuplée de nations différentes, chez lesquelles ce que nous appelons le libertinage, non seulement n’est pas regardé comme une corruption de mœurs, mais se trouve autorisé par les lois et même consacré par la religion.

Sans compter, en Orient, les serrails qui sont sous la protection des lois ; au Tunquin, où l’on honore la fécondité, la peine imposée par la loi aux femmes stériles, c’est de chercher et de présenter à leurs époux des filles qui leur soient agréables. En conséquence de cette législation, les Tunquinois trouvent les Européens ridicules de n’avoir qu’une femme ; ils ne conçoivent pas comment parmi nous des hommes raisonnables croient honorer Dieu par le vœu de chasteté ; ils soutiennent que, lorsqu’on le peut, il est aussi criminel de ne pas donner la vie à qui ne l’a pas que de l’ôter à ceux qui l’ont déjà[76].

C’est pareillement sous la sauvegarde des lois que les Siamoises, la gorge et les cuisses à moitié découvertes, portées dans les rues sur des palanquins, s’y présentent dans des attitudes très lascives. Cette loi fut établie par une de leurs reines nommée Tirada, qui, pour dégoûter les hommes d’un amour plus déshonnête, crut devoir employer toute la puissance de la beauté. Ce projet, disent les Siamoises, lui réussit. Cette loi, ajoutent-elles, est d’ailleurs assez sage : il est agréable aux hommes d’avoir des desirs, aux femmes de les exciter. C’est le bonheur des deux sexes, le seul bien que le ciel mêle aux maux dont il nous afflige : et quelle ame assez barbare voudroit encore nous le ravir[77] ?

Au royaume de Batimena[78], toute femme, de quelque condition qu’elle soit, est, par la loi, et sous peine de la vie, forcée de céder à l’amour de quiconque la desire ; un refus est contre elle un arrêt de mort.

Je ne finirois pas si je voulois donner la liste de tous les peuples qui n’ont pas la même idée que nous de cette espece de corruption de mœurs : je me contenterai donc, après avoir nommé quelques uns des pays où la loi autorise le libertinage, de citer quelques uns de ceux où ce même libertinage fait partie du culte religieux.

Chez les peuples de l’île Formose, l’ivrognerie et l’impudicité sont des actes de religion. « Les voluptés, disent ces peuples, sont les filles du ciel, des dons de sa bonté ; en jouir c’est honorer la divinité, c’est user de ses bienfaits. Qui doute que le spectacle des caresses et des jouissances de l’amour ne plaise aux dieux ? Les dieux sont bons, et nos plaisirs sont pour eux l’offrande la plus agréable de notre reconnoissance. » En conséquence de ce raisonnement, ils se livrent publiquement à toute espece de prostitution[79].

C’est encore pour se rendre les dieux favorables qu’avant de déclarer la guerre la reine des Giagues fait venir devant elle les plus belles femmes et les plus beaux de ses guerriers, qui, dans des attitudes différentes, jouissent en sa présence des plaisirs de l’amour. Que de pays, dit Cicéron, où la débauche a ses temples ! Que d’autels élevés à des femmes prostituées[80] ! Sans rappeller l’ancien culte de Vénus, de Cotytto, les Banians n’honorent-ils pas, sous le nom de la déesse Banany, une de leurs reines « qui, selon le témoignage de Gemelli Carreri, laissoit jouir sa cour de la vue de toutes ses beautés, prodiguoit successivement ses faveurs à plusieurs amants, et même à deux à-la-fois. »

Je ne citerai plus à ce sujet qu’un seul fait rapporté par Julius Firmicus Maternus, pere du deuxieme siecle de l’église, dans un traité intitulé : De errore profanarum religionum. « L’Assyrie, ainsi qu’une partie de l’Afrique, dit ce pere, adore l’air sous le nom de Junon ou de Vénus vierge. Cette déesse commande aux éléments ; on lui consacre des temples : ces temples sont desservis par des prêtres qui, vêtus et parés comme des femmes, prient la déesse d’une voix languissante et efféminée, irritent les desirs des hommes, s’y prêtent, se targuent de leur impudicité, et, après ces plaisirs préparatoires, croient devoir invoquer la déesse à grands cris, jouer des instruments, se dire remplis de l’esprit de la divinité, et prophétiser. »

il est donc une infinité de pays où la corruption des mœurs, que j’appelle religieuse, est autorisée par la loi, ou consacrée par la religion.

Que de maux, dira-t-on, attachés à cette espece de corruption ! Mais ne pourroit-on pas répondre que le libertinage n’est politiquement dangereux dans un état que lorsqu’il est en opposition avec les lois du pays, ou qu’il se trouve uni à quelque autre vice du gouvernement ? En vain ajouteroit-on que les peuples où regne ce libertinage sont le mépris de l’univers. Mais, sans parler des Orientaux, et des nations sauvages ou guerrieres qui, livrées à toutes sortes de voluptés, sont heureuses au dedans et redoutables au dehors, quel peuple plus célebre que les Grecs ? peuple qui fait encore aujourd’hui l’étonnement, l’admiration et l’honneur de l’humanité. Avant la guerre du Péloponnese, époque fatale à leur vertu, quelle nation et quel pays plus fécond en hommes vertueux et en grands hommes ? On sait cependant le goût des Grecs pour l’amour le plus déshonnête. Ce goût étoit si général, qu’Aristide, surnommé le Juste, cet Aristide qu’on étoit las, disoient les Athéniens, d’entendre toujours louer, avoit cependant aimé Thémistocle. Ce fut la beauté du jeune Stésiléus, de l’île de Céos, qui, portant dans leur ame les desirs les plus violents, alluma entre eux les flambeaux de la haine. Platon étoit libertin. Socrate même, déclaré par l’oracle d’Apollon le plus sage des hommes, aimoit Alcibiade et Archelaüs. Il avoit deux femmes, et vivoit avec toutes les courtisanes. Il est donc certain que, relativement à l’idée qu’on s’est formée des bonnes mœurs, les plus vertueux des Grecs n’eussent passé en Europe que pour des hommes corrompus. Or cette espece de corruption de mœurs se trouvant en Grece portée au dernier excès, dans le temps même que ce pays produisoit de grands hommes en tout genre, qu’il faisoit trembler la Perse, et jetoit le plus grand éclat, on pourroit penser que la corruption des mœurs à laquelle je donne le nom de religieuse n’est point incompatible avec la grandeur et la félicité d’un état.

Il est une autre espece de corruption de mœurs, qui prépare la chûte d’un empire, et en annonce la ruine : je donnerai à celle-ci le nom de corruption politique.

Un peuple en est infecté lorsque le plus grand nombre des particuliers qui le composent détachent leurs intérêts de l’intérêt public. Cette espece de corruption, qui se joint quelquefois à la précédente, a donné lieu à bien des moralistes de les confondre. Si l’on ne consulte que l’intérêt politique d’un état, cette derniere seroit peut-être la plus dangereuse. Un peuple, eût-il d’ailleurs les mœurs les plus pures, s’il est attaqué de cette corruption, est nécessairement malheureux au dedans, et peu redoutable au dehors. La durée d’un tel empire dépend du hasard, qui seul en retarde ou en précipite la chûte.

Pour faire sentir combien cette anarchie de tous les intérêts est dangereuse dans un état, considérons le mal qu’y produit la seule opposition des intérêts d’un corps avec ceux de la république ; donnons aux bonzes, aux talapoins, toutes les vertus de nos saints : si l’intérêt du corps des bonzes n’est point lié à l’intérêt public ; si, par exemple, le crédit du bonze tient à l’aveuglement des peuples ; ce bonze, nécessairement ennemi de la nation qui le nourrit, sera, à l’égard de cette nation, ce que les Romains étoient à l’égard du monde ; honnêtes entre eux, brigands par rapport à l’univers. Chacun des bonzes eût-il en particulier beaucoup d’éloignement pour les grandeurs, le corps n’en sera pas moins ambitieux ; tous ses membres travailleront, souvent sans le savoir, à son agrandissement ; ils s’y croiront autorisés par un principe vertueux[81]. Il n’est donc rien de plus dangereux dans un état qu’un corps dont l’intérêt n’est pas attaché à l’intérêt général.

Si les prêtres du paganisme firent mourir Socrate, et persécuterent presque tous les grands hommes, c’est que leur bien particulier se trouvoit opposé au bien public, c’est que les prêtres d’une fausse religion ont intérêt de retenir les peuples dans l’aveuglement, et pour cet effet de poursuivre tous ceux qui peuvent l’éclairer : exemple quelquefois imité par les ministres de la vraie religion, qui, sans le même besoin, ont souvent eu recours aux mêmes cruautés, ont persécuté, déprimé les grands hommes, se sont faits les panégyristes des ouvrages médiocres, et les critiques des excellents[7].

Quoi de plus ridicule, par exemple, que la défense faite dans certains pays d’y faire entrer aucun exemplaire de l’Esprit des lois ? ouvrage que plus d’un prince fait lire et relire à son fils. Ne peut-on pas, d’après un homme d’esprit, répéter à ce sujet qu’en sollicitant cette défense les moines en ont usé comme les Scythes avec leurs esclaves ? Ils leur crevoient les yeux pour qu’ils tournassent la meule avec moins de distraction.

Il paroît donc que c’est uniquement de la conformité ou de l’opposition de l’intérêt des particuliers avec l’intérêt général que dépend le bonheur ou le malheur public, et qu’enfin la corruption religieuse de mœurs peut, comme l’histoire le prouve, s’allier souvent à la magnanimité, à la grandeur d’ame, à la sagesse, aux talents, enfin à toutes les qualités qui forment les grands hommes.

On ne peut nier que des citoyens tachés de cette espece de corruption de mœurs n’aient souvent rendu à la patrie des services plus importants que les plus séveres anachoretes. Que ne doit-on pas à la galante Circassienne, qui, pour assurer sa beauté, ou celle de ses filles, a la premiere osé les inoculer ? Que d’enfants l’inoculation n’a-t-elle pas arrachés à la mort ! Peut-être n’est-il point de fondatrice d’ordre de religieuses qui se soit rendue recommandable à l’univers par un aussi grand bienfait, et qui par conséquent ait autant mérité de sa reconnoissance.

Au reste, je crois devoir encore répéter à la fin de ce chapitre que je n’ai point prétendu me faire l’apologiste de la débauche ; j’ai seulement voulu donner des notions nettes de ces deux différentes especes de corruption de mœurs, qu’on a trop souvent confondues, et sur lesquelles on semble n’avoir eu que des idées confuses. Plus instruits du véritable objet de la question, on peut en mieux connoître l’importance, mieux juger du degré de mépris qu’on doit assigner à ces deux différentes sortes de corruption, et reconnoître qu’il est deux especes différentes de mauvaises actions ; les unes qui sont vicieuses dans toutes formes de gouvernement, et les autres qui ne sont nuisibles, et par conséquent criminelles, chez un peuple que par l’opposition qui se trouve entre ces mêmes actions et les lois du pays.

Plus de connoissance du mal doit donner aux moralistes plus d’habileté pour la cure. Ils pourront considérer la morale d’un point de vue nouveau, et d’une science vaine faire une science utile à l’univers.


CHAPITRE XV

De quelle utilité peut être à la morale la connoissance des principes établis dans les chapitres précédents.


Si la morale a jusqu’à présent peu contribué au bonheur de l’humanité, ce n’est pas qu’à d’heureuses expressions, à beaucoup d’élégance et de netteté, plusieurs moralistes n’aient joint beaucoup de profondeur d’esprit et d’élévation d’ame. Mais, quelque supérieurs qu’aient été ces moralistes, il faut convenir qu’ils n’ont pas assez souvent regardé les différents vices des nations comme des dépendances nécessaires de la différente forme de leur gouvernement. Ce n’est cependant qu’en considérant la morale de ce point de vue qu’elle peut devenir réellement utile aux hommes. Qu’ont produit jusqu’aujourd’hui les plus belles maximes de morale ? Elles ont corrigé quelques particuliers de défauts que peut-être ils se reprochoient : d’ailleurs elles n’ont produit aucun changement dans les mœurs des nations. Quelle en est la cause ? C’est que les vices d’un peuple sont, si j’ose le dire, toujours cachés au fond de sa législation ; c’est là qu’il faut fouiller pour arracher la racine productrice de ses vices. Qui n’est doué ni des lumieres ni du courage nécessaires pour l’entreprendre n’est en ce genre de presque aucune utilité à l’univers. Vouloir détruire des vices attachés à la législation d’un peuple sans faire aucun changement dans cette législation, c’est prétendre à l’impossible, c’est rejeter les conséquences justes des principes qu’on admet.

Qu’espérer de tant de déclamations contre la fausseté des femmes, si ce vice est l’effet nécessaire d’une contradiction entre les desirs de la nature et les sentiments que, par les lois et la décence, les femmes sont contraintes d’affecter ? Dans le Malabar, à Madagascar, si toutes les femmes sont vraies, c’est qu’elles y satisfont sans scandale toutes leurs fantaisies, qu’elles ont mille galants, et ne se déterminent au choix d’un époux qu’après des essais répétés. Il en est de même des sauvages de la nouvelle Orléans, de ces peuples où les parentes du grand Soleil, les princesses du sang, peuvent, lorsqu’elles se dégoûtent de leurs maris, les répudier pour en épouser d’autres. En de tels pays on ne trouve point de femmes fausses, parce qu’elles n’ont aucun intérêt de l’être.

Je ne prétends pas inférer de ces exemples qu’on doive introduire chez nous de pareilles mœurs : je dis seulement qu’on ne peut raisonnablement reprocher aux femmes une fausseté dont la décence et les lois leur font, pour ainsi dire, une nécessité ; et qu’enfin l’on ne change point les effets en laissant subsister les causes.

Prenons la médisance pour second exemple. La médisance est sans doute un vice ; mais c’est un vice nécessaire, parce qu’en tout pays où les citoyens n’auront point de part au maniement des affaires publiques, ces citoyens, peu intéressés à s’instruire, doivent croupir dans une honteuse paresse. Or, s’il est dans ce pays de mode et d’usage de se jeter dans le monde, et du bon air d’y parler beaucoup, l’ignorant, ne pouvant parler de choses, doit nécessairement parler des personnes. Tout panégyrique est ennuyeux, et toute satyre agréable ; sous peine d’être ennuyeux, l’ignorant est donc forcé d’être médisant : on ne peut donc détruire ce vice sans anéantir la cause qui le produit, sans arracher les citoyens à la paresse, et par conséquent sans changer la forme du gouvernement.

Pourquoi l’homme d’esprit est-il ordinairement moins tracassier dans les sociétés particulieres que l’homme du monde ? C’est que le premier, occupé de plus grands objets, ne parle communément des personnes qu’autant qu’elles ont, comme les grands hommes, un rapport immédiat avec les grandes choses ; c’est que l’homme d’esprit, qui ne médit jamais que pour se venger, médit très rarement ; lorsque l’homme du monde, au contraire, est presque toujours obligé de médire pour parler.

Ce que je dis de la médisance, je le dis du libertinage, contre lequel les moralistes se sont toujours si violemment déchaînés. Le libertinage est trop généralement reconnu pour être une suite nécessaire du luxe, pour que je m’arrête à le prouver. Or, si le luxe, comme je suis fort éloigné de le penser, mais comme on le croit communément, est très utile à l’état ; si, comme il est facile de le montrer, on n’en peut étouffer le goût, et réduire les citoyens à la pratique des lois somptuaires, sans changer la forme du gouvernement ; ce ne seroit donc qu’après quelques réformes en ce genre qu’on pourroit se flatter d’éteindre ce goût du libertinage.

Toute déclamation sur ce sujet est théologiquement, mais non politiquement, bonne. L’objet que se proposent la politique et la législation est la grandeur et la félicité temporelle des peuples. Or, relativement à cet objet, je dis que, si le luxe est réellement utile à la France, il seroit ridicule d’y vouloir introduire une rigidité de mœurs incompatible avec le goût du luxe. Nulle proportion entre les avantages que le commerce et le luxe procurent à l’état constitué comme il l’est (avantages auxquels il faudroit renoncer pour en bannir le libertinage), et le mal infiniment petit qu’occasionne l’amour des femmes : c’est se plaindre de trouver dans une mine riche quelques paillettes de cuivre mêlées à des veines d’or. Partout où le luxe est nécessaire, c’est une inconséquence politique que de regarder la galanterie comme un vice moral ; et, si l’on veut lui conserver le nom de vice, il faut alors convenir qu’il en est d’utiles dans certains siecles et certains pays, et que c’est au limon du Nil que l’Égypte doit sa fertilité.

En effet, qu’on examine politiquement la conduite des femmes galantes, on verra que, blâmables à certains égards, elles sont à d’autres fort utiles au public ; qu’elles font, par exemple, de leurs richesses un usage communément plus avantageux à l’état que les femmes les plus sages. Le desir de plaire, qui conduit la femme galante chez le rubanier, chez le marchand d’étoffes ou de modes, lui fait non seulement arracher une infinité d’ouvriers à l’indigence où les réduiroit la pratique des lois somptuaires, mais lui inspire encore les actes de la charité la plus éclairée. Dans la supposition que le luxe soit utile à une nation, ne sont-ce pas les femmes galantes qui, en excitant l’industrie des artisans du luxe, les rendent de jour en jour plus utiles à l’état ? Les femmes sages, en faisant des largesses à des mendiants ou à des criminels, sont donc moins bien conseillées par leurs directeurs, que les femmes galantes par le desir de plaire : celles-ci nourrissent des citoyens utiles ; et celles-là des hommes inutiles, ou même les ennemis de cette nation.

Il suit de ce que je viens de dire, qu’on ne peut se flatter de faire aucun changement dans les idées d’un peuple qu’après en avoir fait dans sa législation ; que c’est par la réforme des lois qu’il faut commencer la réforme des mœurs ; que des déclamations contre un vice utile dans la forme actuelle d’un gouvernement seroient politiquement nuisibles si elles n’étoient vaines : mais elles le seront toujours, parce que la masse d’une nation n’est jamais remuée que par la force des lois. D’ailleurs, qu’il me soit permis de l’observer en passant, parmi les moralistes il en est peu qui sachent, en armant nos passions les unes contre les autres, s’en servir utilement pour faire adopter leur opinion : la plupart de leurs conseils sont trop injurieux. Ils devroient pourtant sentir que des injures ne peuvent avec avantage combattre contre des sentiments ; que c’est une passion qui seule peut triompher d’une passion ; que, pour inspirer, par exemple, à la femme galante plus de retenue et de modestie vis-à-vis du public, il faut mettre en opposition sa vanité avec sa coquetterie, lui faire sentir que la pudeur est une invention de l’amour et de la volupté raffinée[82] ; que c’est à la gaze dont cette même pudeur couvre les beautés d’une femme, que le monde doit la plupart de ses plaisirs ; qu’au Malabar, où les jeunes agréables se présentent demi-nuds dans les assemblées, qu’en certains cantons de l’Amérique, où les femmes s’offrent sans voile aux regards des hommes, les desirs perdent tout ce que la curiosité leur communiqueroit de vivacité ; qu’en ces pays la beauté avilie n’a de commerce qu’avec les besoins : qu’au contraire, chez les peuples où la pudeur suspend un voile entre les desirs et les nudités, ce voile mystérieux est le talisman qui retient l’amant aux genoux de sa maîtresse ; et que c’est enfin la pudeur qui met aux foibles mains de la beauté le sceptre qui commande à la force. Sachez de plus, diroient-ils à la femme galante, que les malheureux sont en grand nombre ; que les infortunés, ennemis nés de l’homme heureux, lui font un crime de son bonheur ; qu’ils haïssent en lui une félicité trop indépendante d’eux ; que le spectacle de vos amusements est un spectacle qu’il faut éloigner de leurs yeux ; et que l’indécence, en trahissant le secret de vos plaisirs, vous expose à tous les traits de leur vengeance.

C’est en substituant ainsi le langage de l’intérêt au ton de l’injure que les moralistes pourroient faire adopter leurs maximes. Je ne m’étendrai pas davantage sur cet article : je rentre dans mon sujet, et je dis que tous les hommes ne tendent qu’à leur bonheur ; qu’on ne peut les soustraire à cette tendance ; qu’il seroit inutile de l’entreprendre, et dangereux d’y réussir ; que par conséquent on ne peut les rendre vertueux qu’en unissant l’intérêt personnel à l’intérêt général. Ce principe posé, il est évident que la morale n’est qu’une science frivole si l’on ne la confond avec la politique et la législation : d’où je conclus que, pour se rendre utiles à l’univers, les philosophes doivent considérer les objets du point de vue d’où le législateur les contemple. Sans être armés du même pouvoir, ils doivent être animés du même esprit. C’est au moraliste d’indiquer les lois, dont le législateur assure l’exécution par l’apposition du sceau de sa puissance.

Parmi les moralistes il en est peu sans doute qui soient assez fortement frappés de cette vérité ; parmi ceux même dont l’esprit est fait pour atteindre aux plus hautes idées, il en est beaucoup qui, dans l’étude de la morale et les portraits qu’ils font des vices, ne sont animés que par des intérêts personnels et des haines particulieres. Ils ne s’attachent, en conséquence, qu’à la peinture des vices incommodes dans la société ; et leur esprit, qui peu-à-peu se resserre dans le cercle de leur intérêt, n’a bientôt plus la force nécessaire pour s’élever jusqu’aux grandes idées. Dans la science de la morale, souvent l’élévation de l’esprit tient à l’élévation de l’ame. Pour saisir en ce genre les vérités réellement utiles aux hommes, il faut être échauffé de la passion du bien général ; et malheureusement, en morale comme en religion, il est beaucoup d’hypocrites.


CHAPITRE XVI

Des moralistes hypocrites


J’entends par hypocrite celui qui, n’étant point soutenu dans l’étude de la morale par le desir du bonheur de l’humanité, est trop fortement occupé de lui-même. Il est beaucoup d’hommes de cette espece. On les reconnoît d’une part à l’indifférence avec laquelle ils considerent les vices destructeurs des empires, et de l’autre à l’emportement avec lequel ils se déchaînent contre les vices particuliers. C’est en vain que de pareils hommes se disent inspirés par la passion du bien public. Si vous étiez, leur répondra-t-on, réellement animés de cette passion, votre haine pour chaque vice seroit toujours proportionnée au mal que ce vice fait à la société : et, si la vue des défauts les moins nuisibles à l’état suffisoit pour vous irriter, de quel œil considéreriez-vous l’ignorance des moyens propres à former des citoyens vaillants, magnanimes et désintéressés ! de quel chagrin seriez-vous affectés, lorsque vous appercevriez quelque défaut dans la jurisprudence, ou la distribution des impôts ; lorsque vous en découvririez dans la discipline militaire, qui décide si souvent du sort des batailles et du ravage de plusieurs provinces ! Alors, pénétrés de la plus vive douleur, à l’exemple de Nerva, on vous verroit, détestant la vie, qui vous rend témoins des maux de votre patrie, vous-mêmes en terminer le cours ; ou du moins prendre exemple sur ce Chinois vertueux, qui, justement irrité des vexations des grands, se présente à l’empereur, lui porte ses plaintes : « Je viens, dit-il, m’offrir au supplice auquel de pareilles représentations ont fait traîner six cents de mes concitoyens ; et je t’avertis de te préparer à de nouvelles exécutions : la Chine possede encore dix-huit mille bons patriotes qui, pour la même cause, viendront successivement te demander le même salaire. » Il se tait à ces mots ; et l’empereur, étonné de sa fermeté, lui accorde la récompense la plus flatteuse pour un homme vertueux ; la punition des coupables, et la suppression des impôts.

Voilà de quelle maniere se manifeste l’amour du bien public. Si vous êtes, dirois-je à ces censeurs, réellement animés de cette passion, votre haine pour chaque vice est proportionnée au mal que ce vice fait à l’état ; si vous n’êtes vivement affectés que des défauts qui vous nuisent, vous usurpez le nom de moralistes, vous n’êtes que des égoïstes.

C’est donc par un détachement absolu de ses intérêts personnels, par une étude profonde de la science de la législation, qu’un moraliste peut se rendre utile à sa patrie. Il est alors en état de peser les avantages et les inconvénients d’une loi ou d’un usage, et de juger s’il doit être aboli ou conservé. On n’est que trop souvent contraint de se prêter à des abus et même à des usages barbares. Si dans l’Europe on a si long-temps toléré les duels, c’est qu’en des pays où l’on n’est point, comme à Rome, animé de l’amour de la patrie, où la valeur n’est point exercée par des guerres continuelles, les moralistes n’imaginoient peut-être pas d’autres moyens, et d’entretenir le courage dans le corps des citoyens, et de fournir l’état de vaillants défenseurs. Ils croyoient par cette tolérance acheter un grand bien au prix d’un petit mal : ils se trompoient dans le cas particulier du duel ; mais il en est mille autres où l’on est réduit à cette option. Ce n’est souvent qu’au choix fait entre deux maux qu’on reconnoît l’homme de génie. Loin de nous tous ces pédants épris d’une fausse idée de perfection. Rien de plus dangereux dans un état que ces moralistes déclamateurs et sans esprit qui, concentrés dans une petite sphere d’idées, répetent continuellement ce qu’ils ont entendu dire à leurs mies, recommandent sans cesse la modération des desirs, et veulent en tous les cœurs anéantir les passions. Ils ne sentent pas que leurs préceptes, utiles à quelques particuliers placés dans certaines circonstances, seroient la ruine des nations qui les adopteroient.

En effet, si, comme l’histoire nous l’apprend, les passions fortes, telles que l’orgueil et le patriotisme chez les Grecs et les Romains, le fanatisme chez les Arabes, l’avarice chez les Flibustiers, enfantent toujours les guerriers les plus redoutables, tout homme qui ne menera contre de pareils soldats que des hommes sans passions n’opposera que de timides agneaux à la fureur des loups. Aussi la sage nature a-t-elle enfermé dans le cœur de l’homme un préservatif contre les raisonnements de ces philosophes ; aussi les nations soumises d’intention à ces préceptes s’y trouvent-elles toujours indociles dans le fait. Sans cette heureuse indocilité, le peuple scrupuleusement attaché à leurs maximes deviendroit le mépris et l’esclave des autres peuples.

Pour déterminer jusqu’à quel point on doit exalter ou modérer le feu des passions, il faut de ces esprits vastes qui embrassent toutes les parties d’un gouvernement. Quiconque en est doué est, pour ainsi dire, désigné par la nature pour remplir auprès du législateur la charge de ministre penseur[83], et justifier ce mot de Cicéron, « qu’un homme d’esprit n’est jamais un simple citoyen, mais un vrai magistrat ».

Avant d’exposer les avantages que procureroient à l’univers des idées plus étendues et plus saines de la morale, je crois pouvoir remarquer en passant que ces mêmes idées jetteroient infiniment de lumieres sur toutes les sciences, et sur-tout sur celle de l’histoire, dont les progrès sont à-la-fois effet et cause des progrès de la morale.

Plus instruits du véritable objet de l’histoire, alors les écrivains ne peindroient de la vie privée d’un roi que les détails propres à faire sortir son caractere ; ils ne décriroient plus si curieusement ses mœurs, ses vices et ses vertus domestiques ; ils sentiroient que le public demande aux souverains compte de leurs édits, et non de leurs soupers ; que le public n’aime à connoître l’homme dans le prince qu’autant que l’homme a part aux délibérations du prince ; et qu’à des anecdotes puériles ils doivent, pour instruire et plaire, substituer le tableau agréable ou effrayant de la félicité ou de la misere publique, et des causes qui les ont produites. C’est à la simple exposition de ce tableau qu’on devroit une infinité de réflexions et de réformes utiles.

Ce que je dis de l’histoire, je le dis de la métaphysique, de la jurisprudence. Il est peu de sciences qui n’aient quelque rapport à celle de la morale. La chaîne qui les lie toutes entre elles a plus d’étendue qu’on ne pense : tout se tient dans l’univers.


CHAPITRE XVII

Des avantages qui résultent des principes ci-dessus établis.


Je passe rapidement sur les avantages qu’en retireroient les particuliers : ils consisteroient à leur donner des idées nettes de cette même morale dont les préceptes, jusqu’à présent équivoques et contradictoires, ont permis aux plus insensés de justifier toujours la folie de leur conduite par quelques unes de ces maximes.

D’ailleurs, plus instruit de ses devoirs, le particulier seroit moins dépendant de l’opinion de ses amis : à l’abri des injustices que lui font souvent commettre à son insu les sociétés dans lesquelles il vit, il seroit alors en même temps affranchi de la crainte puérile du ridicule ; fantôme qu’anéantit la présence de la raison, mais qui est l’effroi de ces ames timides et peu éclairées qui sacrifient leurs goûts, leur repos, leurs plaisirs, et quelquefois même jusqu’à la vertu, à l’humeur et aux caprices de ces atrabilaires à la critique desquels on ne peut échapper quand on a le malheur d’en être connu.

Uniquement soumis à la raison et à la vertu, le particulier pourroit alors braver les préjugés, et s’armer de ces sentiments mâles et courageux qui forment le caractere distinctif de l’homme vertueux ; sentiments qu’on desire dans chaque citoyen, et qu’on est en droit d’exiger des grands. Comment l’homme élevé aux premiers postes renversera-t-il les obstacles que certains préjugés mettent au bien général, et résistera-t-il aux menaces, aux cabales des gens puissants, souvent intéressés au malheur public, si son ame n’est inabordable à toutes especes de sollicitations, de craintes et de préjugés ?

Il paroît donc que la connoissance des principes ci-dessus établis procure du moins cet avantage au particulier, c’est de lui donner une idée nette et sûre de l’honnête, de l’arracher à cet égard à toute espece d’inquiétude, d’assurer le repos de sa conscience, et de lui procurer en conséquence les plaisirs intérieurs et secrets attachés à la pratique de la vertu.

Quant aux avantages qu’en retireroit le public, ils seroient sans doute plus considérables. Conséquemment à ces mêmes principes, on pourroit, si je l’ose le dire, composer un catéchisme de probité, dont les maximes simples, vraies, et à la portée de tous les esprits, apprendroient aux peuples que la vertu, invariable dans l’objet qu’elle se propose, ne l’est point dans les moyens propres à remplir cet objet ; qu’on doit par conséquent regarder les actions comme indifférentes en elles-mêmes ; sentir que c’est au besoin de l’état à déterminer celles qui sont dignes d’estime ou de mépris ; et enfin au législateur, par la connoissance qu’il doit avoir de l’intérêt public, à fixer l’instant où chaque action cesse d’être vertueuse, et devient vicieuse.

Ces principes une fois reçus, avec quelle facilité le législateur éteindroit-il les torches du fanatisme et de la superstition, supprimeroit-il les abus, réformeroit-il les coutumes barbares qui, peut-être utiles lors de leur établissement, sont devenues depuis si funestes à l’univers ! coutumes qui ne subsistent que par la crainte où l’on est de ne pouvoir les abolir sans soulever les peuples, toujours accoutumés à prendre la pratique de certaines actions pour la vertu même, sans allumer des guerres longues et cruelles, et sans occasionner enfin de ces séditions qui, toujours hasardeuses pour l’homme ordinaire, ne peuvent réellement être prévues et calmées que par des hommes d’un caractere ferme et d’un esprit vaste.

C’est donc en affoiblissant la stupide vénération des peuples pour les lois et les usages anciens qu’on met les souverains en état de purger la terre de la plupart des maux qui la désolent, et qu’on leur fournit les moyens d’assurer la durée des empires.

Maintenant, lorsque les intérêts d’un état sont changés, et que des lois utiles lors de sa fondation lui sont devenues nuisibles, ces mêmes lois, par le respect que l’on conserve toujours pour elles, doivent nécessairement entraîner l’état à sa ruine. Qui doute que la destruction de la république Romaine n’ait été l’effet d’une ridicule vénération pour d’anciennes lois, et que cet aveugle respect n’ait forgé les fers dont César chargea sa patrie ? Après la destruction de Carthage, lorsque Rome atteignoit au faîte de la grandeur, les Romains, par l’opposition qui se trouvoit alors entre leurs intérêts, leurs mœurs et leurs lois, devoient appercevoir la révolution dont l’empire étoit menacé, et sentir que, pour sauver l’état, la république en corps devoit se presser de faire dans les lois et le gouvernement la réforme qu’exigeoient les temps et les circonstances, et sur-tout se hâter de prévenir les changements qu’y vouloit apporter l’ambition personnelle, la plus dangereuse des législatrices. Aussi les Romains auroient-ils eu recours à ce remede s’ils avoient eu des idées plus nettes sur la morale. Instruits par l’histoire de tous les peuples, ils auroient apperçu que les mêmes lois qui les avoient portés au dernier degré d’élévation ne pouvoient les y soutenir ; qu’un empire est comparable au vaisseau que certains vents ont conduit à certaine hauteur, où, repris par d’autres vents, il est en danger de périr, si, pour se parer du naufrage, le pilote habile et prudent ne change promptement de manœuvre : vérité politique qu’avoit connue M. Locke, qui, lors de l’établissement de sa législation à la Caroline, voulut que ses lois n’eussent de force que pendant un siecle ; que, ce temps expiré, elles devinssent nulles, si elles n’étoient de nouveau examinées et confirmées par la nation. Il sentoit qu’un gouvernement guerrier ou commerçant supposoit des lois différentes, et qu’une législation propre à favoriser le commerce et l’industrie pouvoit devenir un jour funeste à cette colonie, si ses voisins venoient à s’aguerrir, et que les circonstances exigeassent que ce peuple fût alors plus militaire que commerçant.

Qu’on fasse aux fausses religions l’application de cette idée de M. Locke, on sera bientôt convaincu de la sottise et de leur inventeur et de leurs sectateurs. Quiconque en effet examine les religions (qui, à l’exception de la nôtre, sont toutes faites de main d’homme) sent qu’elles n’ont jamais été l’ouvrage de l’esprit vaste et profond d’un législateur, mais de l’esprit étroit d’un particulier : qu’en conséquence ces fausses religions n’ont jamais été fondées sur la base des lois et le principe de l’utilité publique ; principe toujours invariable, mais qui, pliable dans ses applications à toutes les diverses positions où peut successivement se trouver un peuple, est le seul principe que doivent admettre ceux qui veulent, à l’exemple des Anastase, des Ripperda, des Thamas-Kouli-Kan et des Gehan-Gir, tracer le plan d’une nouvelle religion, et la rendre utile aux hommes. Si, dans la composition des fausses religions, on eût toujours suivi ce plan, on auroit conservé à ces religions tout ce qu’elles ont d’utile ; on n’eût point détruit le tartare ni l’élysée ; le législateur en eût toujours fait, à son gré, des tableaux plus ou moins agréables ou terribles, selon la force plus ou moins grande de son imagination. Ces religions, simplement dépouillées de ce qu’elles ont de nuisible, n’eussent point courbé les esprits sous le joug honteux d’une sotte crédulité ; et que de crimes et de superstitions eussent disparu de la terre ! On n’eût point vu l’habitant de la grande Java[84], persuadé à la plus légere incommodité que l’heure fatale est venue, se presser de rejoindre le dieu de ses peres, implorer la mort et consentir à la recevoir ; les prêtres eussent vainement voulu lui extorquer un pareil consentement pour l’étrangler ensuite de leurs propres mains et se gorger de sa chair ; la Perse n’eût point nourri cette secte abominable de dervis qui demande l’aumône à main armée, qui tue impunément quiconque n’admet point ses principes, qui leva une main homicide sur un sophi, et plongea le poignard dans le sein d’Amurath ; des Romains, aussi superstitieux que des negres[85], n’eussent point réglé leur courage sur l’appétit des poulets sacrés ; enfin, les religions n’auroient point dans l’Orient fécondé les germes de ces guerres[86] longues et cruelles que les Sarrasins firent d’abord aux chrétiens, que, sous les drapeaux des Omar et des Hali, ces mêmes Sarrasins se firent entre eux, et qui sans doute firent inventer la fable dont se servit un prince de l’Indoustan pour réprimer le zele indiscret d’un iman.

Soumets-toi, lui disoit l’iman, à l’ordre du Très-Haut ; la terre va recevoir sa sainte loi : la victoire marche par-tout devant Omar. Tu vois l’Arabie, la Perse, la Syrie, l’Asie entiere, subjuguée, l’aigle Romaine foulée aux pieds des fideles, et le glaive de la terreur remis aux mains de Khaled. À ces signes certains reconnois la vérité de ma religion, et plus encore à la sublimité de l’alcoran, à la simplicité de ses dogmes, à la douceur de notre loi. Notre dieu n’est point un dieu cruel ; il s’honore de nos plaisirs. C’est, dit Mahomet, en respirant l’odeur des parfums, en éprouvant les voluptueuses caresses de l’amour, que mon ame s’allume de plus de ferveur et s’élance plus rapidement vers le ciel. Insecte couronné, lutteras-tu longtemps contre ton dieu ? Ouvre les yeux ; vois les superstitions et les vices dont ton peuple est infecté : le priveras-tu toujours des lumieres de l’alcoran ?

Iman, répondit le prince, il fut un temps où, dans la république des castors comme dans mon empire, l’on se plaignit de quelques dépôts volés, et même de quelques assassinats : pour prévenir les crimes il suffisoit d’ouvrir quelques dépôts publics, d’élargir les grandes routes, et d’établir quelques maréchaussées. Le sénat des castors étoit prêt à prendre ce parti, quand l’un d’eux, jetant la vue sur l’azur du firmament, s’écria tout-à-coup : Prenons exemple sur l’homme. Il croit ce palais des airs bâti, habité et régi par un être plus puissant que lui ; cet être porte le nom de Michapour. Publions ce dogme ; que le peuple des castors s’y soumette. Persuadons-lui qu’un génie est, par l’ordre de ce dieu, mis en sentinelle sur chaque planete ; que de là, contemplant nos actions, il s’occupe à dispenser les biens aux bons et les maux aux méchants : cette croyance reçue, le crime fuira loin de nous. Il se tait : on consulte, on délibere ; l’idée plaît par sa nouveauté, on l’adopte ; voilà la religion établie, et les castors vivants d’abord comme freres. Cependant, bientôt après, il s’éleve une grande controverse. C’est la loutre, disent les uns, c’est le rat musqué, répondent les autres, qui le premier présenta à Michapour les grains de sable dont il forma la terre. La dispute s’échauffe, le peuple se partage ; on en vient aux injures, des injures aux coups ; le fanatisme sonne la charge. Avant cette religion, il se commettoit quelques vols et quelques assassinats : la guerre civile s’allume, et la moitié de la nation est égorgée. Instruit par cette fable, ne prétends donc pas, ô cruel iman, ajouta ce prince indien, me prouver la vérité et l’utilité d’une religion qui désole l’univers.

Il résulte de ce chapitre que, si le législateur étoit autorisé, conséquemment aux principes ci-dessus établis, à faire, dans les lois, les coutumes, et les fausses religions, tous les changements qu’exigent les temps et les circonstances, il pourroit tarir la source d’une infinité de maux, et sans doute assurer le repos des peuples, en étendant la durée des empires.

D’ailleurs que de lumieres ces mêmes principes ne répandroient-ils pas sur la morale, en nous faisant appercevoir la dépendance nécessaire qui lie les mœurs aux lois d’un pays, et nous apprenant que la science de la morale n’est autre chose que la science même de la législation ! Qui doute que, plus assidus à cette étude, les moralistes ne pussent alors porter cette science à ce haut degré de perfection que les bons esprits ne peuvent maintenant qu’entrevoir, et peut-être auquel ils n’imaginent pas qu’elle puisse jamais atteindre[87] ?

Si, dans presque tous les gouvernements, toutes les lois, incohérentes entre elles, semblent être l’ouvrage du pur hasard, c’est que, guidés par des vues et des intérêts différents, ceux qui les font s’embarrassent peu du rapport de ces lois entre elles. Il en est de la formation de ce corps entier des lois comme de la formation de certaines îles : des paysans veulent vuider leur champ des bois, des pierres, des herbes et des limons inutiles ; pour cet effet ils les jettent dans un fleuve, où je vois ces matériaux, charriés par les courants, s’amonceler autour de quelques roseaux, s’y consolider, et former enfin une terre ferme.

C’est cependant à l’uniformité des vues du législateur, à la dépendance des lois entre elles, que tient leur excellence. Mais, pour établir cette dépendance, il faut pouvoir les rapporter toutes à un principe simple, tel que celui de l’utilité du public, c’est-à-dire du plus grand nombre d’hommes soumis à la même forme de gouvernement : principe dont personne ne connoît toute l’étendue ni la fécondité ; principe qui renferme toute la morale et la législation, que beaucoup de gens répetent sans l’entendre, et dont les législateurs même n’ont encore qu’une idée superficielle, du moins si l’on en juge par le malheur de presque tous les peuples de la terre[88].


CHAPITRE XVIII

De l’esprit, considéré par rapport aux siecles et aux pays divers


J’ai prouvé que les mêmes actions, successivement utiles et nuisibles dans des siecles et des pays divers, étoient tour-à-tour estimées ou méprisées. Il en est des idées comme des actions. La diversité des intérêts des peuples, et les changements arrivés dans ces mêmes intérêts, produisent des révolutions dans leurs goûts, occasionnent la création ou l’anéantissement subit et total de certains genres d’esprit, et le mépris, injuste ou légitime, mais toujours réciproque, qu’en fait d’esprit les siecles et les pays divers ont toujours les uns pour les autres.

Proposition dont je vais, dans les deux chapitres suivants, prouver la vérité par des exemples.


CHAPITRE XIX.

L’estime pour les différents genres d’esprit est, dans chaque siecle, proportionnée à l’intérêt qu’on a de les estimer.


Pour faire sentir l’extrême justesse de cette proportion, prenons d’abord les romans pour exemple. Depuis les Amadis jusqu’aux romans de nos jours, ce genre a successivement éprouvé mille changements. En veut-on savoir la cause ? qu’on se demande pourquoi les romans les plus estimés il y a trois cents ans nous paroissent aujourd’hui ennuyeux ou ridicules, et l’on appercevra que le principal mérite de la plupart de ces ouvrages dépend de l’exactitude avec laquelle on y peint les vices, les vertus, les passions, les usages et les ridicules d’une nation.

Or les mœurs d’une nation changent souvent d’un siecle à l’autre ; ce changement doit donc en occasionner dans le genre de ses romans et de son goût ; une nation est donc, par l’intérêt de son amusement, presque toujours forcée de mépriser dans un siecle ce qu’elle admiroit dans le siecle précédent[89]. Ce que je dis des romans peut s’appliquer à presque tous les ouvrages ; mais, pour faire plus fortement sentir cette vérité, peut-être faut-il comparer l’esprit des siecles d’ignorance à l’esprit de notre siecle. Arrêtons-nous un moment à cet examen.

Comme les ecclésiastiques étoient alors les seuls qui sussent écrire, je ne peux tirer mes exemples que de leurs ouvrages et de leurs sermons. Qui les lira n’appercevra pas moins de différence entre ceux de Menot[90] et ceux du P. Bourdaloue, qu’entre le chevalier du soleil et la princesse de Cleves. Nos mœurs ayant changé, nos lumieres s’étant augmentées, l’on se moqueroit aujourd’hui de ce qu’on admiroit autrefois. Qui ne riroit point du sermon d’un prédicateur de Bourdeaux, qui, pour prouver toute la reconnoissance des trépassés pour quiconque fait prier Dieu pour eux, et donne en conséquence de l’argent aux moines, débitoit gravement en chaire « qu’au seul son de l’argent qui tombe dans le tronc ou le bassin, et qui fait tin, tin, tin, toutes les ames du purgatoire se prennent tellement à rire, qu’elles font ha, ha, ha, hi, hi, hi[91] ? »

Dans la simplicité des siecles d’ignorance, les objets se présentent sous un aspect très différent de celui sous lequel on les considere dans les siecles éclairés. Les tragédies de la passion, édifiantes pour nos ancêtres, nous paroîtroient à présent scandaleuses. Il en seroit de même de presque toutes les questions subtiles qu’on agitoit alors dans les écoles de théologie. Rien ne paroîtroit aujourd’hui plus indécent que des disputes en regle pour savoir si Dieu est habillé ou nud dans l’hostie ; si Dieu est tout-puissant, s’il a le pouvoir de pécher ; si Dieu pouvoit prendre la nature de la femme, du diable, de l’âne, du rocher, de la citrouille, et mille autres questions encore plus extravagantes[92].

Tout, jusqu’aux miracles, portoit, dans ce temps d’ignorance, l’empreinte du mauvais goût du siecle[93].

Entre plusieurs de ces prétendus miracles rapportés dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres[94], j’en choisis un opéré en faveur d’un moine. « Ce moine revenoit d’une maison dans laquelle il s’introduisoit toutes les nuits. Il avoit à son retour une riviere à traverser ; Satan renversa le bateau, et le moine fut noyé comme il commençoit l’invitatoire des matines de la Vierge. Deux diables se saisissent de son ame, et sont arrêtés par deux anges, qui la réclament en qualité de chrétienne. Seigneurs anges, disent les diables, il est vrai que Dieu est mort pour ses amis, et ce n’est pas une fable ; mais celui-ci étoit du nombre des ennemis de Dieu : et, puisque nous l’avons trouvé dans l’ordure du péché, nous allons le jeter dans le bourbier de l’enfer ; nous serons bien récompensés de nos prevôts. Après bien des contestations, les anges proposent de porter le différend au tribunal de la Vierge. Les diables répondent qu’ils prendront volontiers Dieu pour juge, parcequ’il jugeoit selon les lois : mais pour la Vierge, disent-ils, nous n’en pouvons espérer de justice ; elle briseroit toutes les portes de l’enfer plutôt que d’y laisser un seul jour celui qui de son vivant a fait quelques révérences à son image. Dieu ne la contredit en rien ; elle peut dire que la pie est noire, et que l’eau trouble est claire ; il lui accorde tout : nous ne savons plus où nous en sommes ; d’un ambesas elle fait un terne, d’un double-deux un quine ; elle a le dé et la chance : le jour que Dieu en fit sa mere fut bien fatal pour nous. »

On seroit sans doute peu édifié d’un tel miracle, et l’on riroit pareillement de cet autre miracle, tiré des Lettres édifiantes et curieuses sur la visite de l’évêque d’Halicarnasse, et qui m’a paru trop plaisant pour résister au desir de le placer ici.

Pour prouver l’excellence du baptême, l’auteur raconte « qu’autrefois, dans le royaume d’Arménie, il y eut un roi qui avoit beaucoup de haine contre les chrétiens ; c’est pourquoi il persécuta la religion d’une manière bien cruelle. Il méritoit bien que Dieu l’eût alors puni : cependant Dieu, infiniment bon, qui ouvrit le cœur à S. Paul pour le convertir lorsqu’il persécutoit les fideles, ouvrit aussi le cœur à ce roi pour qu’il connût la sainte religion. Aussi arriva-t-il que le roi, tenant son conseil dans le palais avec les mandarins pour délibérer sur les moyens d’abolir entièrement la religion chrétienne dans le royaume, le roi et les mandarins furent aussitôt changés en cochons. Tout le monde accourut aux cris de ces cochons, sans savoir quelle pouvoit être la cause d’une chose aussi extraordinaire. Alors il y eut un chrétien, nommé Grégoire, qui avoit été mis à la question le jour de devant, qui accourut au bruit, et qui reprocha au roi sa cruauté envers la religion. Au discours que fit Grégoire, les cochons s’arrêterent ; et s’étant tus, ils leverent le museau en haut pour écouter Grégoire, lequel interrogea tous les cochons en ces termes : Désormais êtes-vous résolus de vous corriger ? À cette demande, tous les cochons firent un coup de tête, et crierent ouen, ouen, ouen, comme s’ils avoient dit oui. Grégoire reprit ainsi la parole : Si vous êtes résolus de vous corriger, si vous vous repentez de vos péchés, et que vous veuilliez être baptisés pour observer la religion parfaitement, le Seigneur vous regardera dans sa miséricorde ; sinon vous serez malheureux dans ce monde et dans l’autre. Tous les cochons frapperent de la tête, firent la révérence, et crierent ouen, ouen, ouen, comme s’ils avoient voulu dire qu’ils le desiroient ainsi. Grégoire, voyant les cochons humbles de cette sorte, prit de l’eau bénite, et baptisa tous les cochons : et il arriva sur-le-champ un grand miracle ; car, à mesure qu’il baptisoit chaque cochon, aussitôt il se changeoit en une personne plus belle qu’auparavant. »

Ces miracles, ces sermons, ces tragédies, et ces questions théologiques, qui maintenant nous paroitroient si ridicules, étoient et devoient être admirés dans les siecles d’ignorance, parcequ’ils étoient proportionnés à l’esprit du temps, et que les hommes admireront toujours des idées analogues aux leurs. La grossiere imbécillité de la plupart d’entr’eux ne leur permettoit pas de connoître la sainteté et la grandeur de la religion. Dans presque toutes les têtes, la religion n’étoit, pour ainsi dire, qu’une superstition et qu’une idolâtrie. À l’avantage de la philosophie, on peut dire que nous en avons des idées plus relevées. Quelque injuste qu’on soit envers les sciences, quelque corruption qu’on les accuse d’introduire dans les mœurs, il est certain que celles de notre clergé sont maintenant aussi pures qu’elles étoient alors dépravées, du moins si l’on consulte et l’histoire et les anciens prédicateurs. Maillard et Menot, les plus célebres d’entre eux, ont toujours ce mot à la bouche : Sacerdotes, religiosi, concubinarii. « Damnés, infâmes, s’écrie Maillard, dont les noms sont inscrits dans les registres du diable ; larrons, voleurs, comme dit S. Bernard, pensez-vous que les fondateurs de vos bénéfices vous les aient donnés pour ne faire autre chose que de vivre à pot et à cuiller avec des filles, et jouer au glic ? Et vous, messieurs les gros abbés, avec vos bénéfices, qui nourrissez chevaux, chiens et filles, demandez à S. Étienne s’il a eu paradis pour mener une telle vie, faisant grande chere, étant toujours parmi les festins et banquets, et donnant les biens de l’église et du crucifix aux filles de joie[26]. »

Je ne m’arrêterai pas davantage à considérer ces siecles grossiers, où tous les hommes, superstitieux et braves, ne s’amusoient que des contes des moines, et des hauts faits de la chevalerie. L’ignorance et la simplicité sont toujours monotones. Avant le renouvellement de la philosophie, les auteurs, quoique nés dans des siecles différents, écrivoient tous sur le même ton. Ce qu’on appelle le goût suppose connoissance. Il n’est point de goût, ni par conséquent de révolutions de goût, chez des peuples encore barbares ; ce n’est du moins que dans les siecles éclairés qu’elles sont remarquables. Or ces sortes de révolutions y sont toujours précédées de quelque changement dans la forme du gouvernement, dans les mœurs, les lois et la position d’un peuple. Il est donc une dépendance secrètement établie entre le goût d’une nation et ses intérêts.

Pour éclaircir ce principe par quelques applications, qu’on se demande pourquoi la peinture tragique des vengeances les plus mémorables, telles que celles des Atrides, n’allumeroit plus en nous les mêmes transports qu’elle excitoit autrefois chez les Grecs ; et l’on verra que cette différence d’impression tient à la différence de notre religion, de notre police, avec la police et la religion des Grecs.

Les anciens élevoient des temples à la vengeance : cette passion, mise aujourd’hui au nombre des vices, étoit alors comptée parmi les vertus. La police ancienne favorisoit ce culte. Dans un siecle trop guerrier pour n’être pas un peu féroce, l’unique moyen d’enchaîner la colere, la fureur et la trahison, étoit d’attacher le déshonneur à l’oubli de l’injure, de placer toujours le tableau de la vengeance à côté du tableau de l’affront : c’est ainsi qu’on entretenoit dans le cœur des citoyens une crainte respective et salutaire qui suppléoit au défaut de police. La peinture de cette passion étoit donc trop analogue au besoin, au préjugé des peuples anciens, pour n’y être pas considérée avec plaisir.

Mais, dans le siecle où nous vivons, dans un temps où la police est à cet égard fort perfectionnée, où d’ailleurs nous ne sommes plus asservis aux mêmes préjugés, il est évident qu’en consultant pareillement notre intérêt nous ne devons voir qu’avec indifférence la peinture d’une passion qui, loin de maintenir la paix et l’harmonie dans la société, n’y occasionneroit que des désordres et des cruautés inutiles. Pourquoi des tragédies pleines de ces sentiments mâles et courageux qu’inspire l’amour de la patrie ne feroient-elles plus sur nous que des impressions légeres ? C’est qu’il est très rare que les peuples allient une certaine espece de courage et de vertu avec l’extrême soumission ; c’est que les Romains devinrent bas et vils sitôt qu’ils eurent un maître ; et qu’enfin, comme dit Homere,

L’affreux instant qui met un homme libre aux fers
Lui ravit la moitié de sa vertu premiere.


D’où je conclus que les siecles de liberté, dans lesquels s’engendrent les grands hommes et les grandes passions, sont aussi les seuls où les peuples soient vraiment admirateurs des sentiments nobles et courageux.

Pourquoi le genre de Corneille, maintenant moins goûté, l’étoit-il davantage du vivant de cet illustre poëte ? C’est qu’on sortoit alors de la ligue, de la fronde, de ces temps de troubles où les esprits, encore échauffés du feu de la sédition, sont plus audacieux, plus estimateurs des sentiments hardis, et plus susceptibles d’ambition ; c’est que les caracteres que Corneille donne à ses héros, les projets qu’il fait concevoir à ces ambitieux, étoient par conséquent plus analogues à l’esprit du siecle qu’ils ne le seroient maintenant, qu’on rencontre peu de héros[95], de citoyens et d’ambitieux, qu’un calme heureux a succédé à tant d’orages, et que les volcans de la sédition sont éteints de toutes parts.

Comment un artisan habitué à gémir sous le faix de l’indigence et du mépris, un homme riche, et même un grand seigneur, accoutumé à ramper devant un homme en place, à le regarder avec le saint respect que l’Égyptien a pour ses dieux, et le Negre pour son fétiche, seroient-ils fortement frappés de ce vers où Corneille dit,

Pour être plus qu’un roi, tu te crois quelque chose ?


De pareils sentiments doivent leur paroître fous et gigantesques ; ils n’en pourroient admirer l’élévation sans avoir souvent à rougir de la bassesse des leurs : c’est pourquoi, si l’on en excepte un petit nombre d’esprits et de caracteres élevés qui conservent encore pour Corneille une estime raisonnée et sentie, les autres admirateurs de ce grand poëte l’estiment moins par sentiment que par préjugé et sur parole.

Tout changement arrivé dans le gouvernement ou dans les mœurs d’un peuple doit nécessairement amener des révolutions dans son goût. D’un siecle à l’autre, un peuple est différemment frappé des mêmes objets, selon la passion différente qui l’anime.

Il en est des sentiments des hommes comme de leurs idées. Si nous ne concevons dans les autres que les idées analogues aux nôtres, nous ne pouvons, dit Salluste, être affectés que des passions qui nous affectent nous-mêmes fortement[96].

Pour être touché de la peinture de quelque passion, il faut soi-même en avoir été le jouet.

Supposons que le berger Tircis et Catilina se rencontrent, et se fassent réciproquement confidence des sentiments d’amour et d’ambition qui les agitent ; ils ne pourront certainement pas se communiquer l’impression différente qu’excitent en eux les différentes passions dont ils sont animés. Le premier ne conçoit point ce qu’a de si séduisant le pouvoir suprême ; et le second, ce que la conquête d’une femme a de si flatteur. Or, pour faire aux différents genres tragiques l’application de ce principe, je dis qu’en tout pays où les habitants n’ont point de part au maniement des affaires publiques, où l’on cite rarement les mots de patrie et de citoyen, on ne plaît au public qu’en présentant sur le théâtre des passions convenables à des particuliers, telles, par exemple, que celle de l’amour. Ce n’est pas que tous les hommes y soient également sensibles : il est certain que des ames fieres et hardies, des ambitieux, des politiques, des avares, des vieillards, ou des gens chargés d’affaires, sont peu touchés de la peinture de cette passion ; et c’est précisément la raison pour laquelle les pieces de théâtre n’ont de succès pleins et entiers que dans les états républicains, où la haine des tyrans, l’amour de la patrie et de la liberté, sont, si je l’ose dire, des points de ralliement pour l’estime publique.

Dans tout autre gouvernement, les citoyens n’étant pas réunis par un intérêt commun, la diversité des intérêts personnels doit nécessairement s’opposer à l’universalité des applaudissements. Dans ces pays, on ne peut prétendre qu’à des succès plus ou moins étendus, en peignant des passions plus ou moins généralement intéressantes pour les particuliers. Or, parmi les passions de cette espece, nul doute que celle de l’amour, fondée en partie sur un besoin de la nature, ne soit la plus universellement sentie. Aussi préfere-t-on maintenant en France le genre de Racine à celui de Corneille, qui, dans un autre siecle, ou un pays différent, tel que l’Angleterre, auroit vraisemblablement la préférence.

C’est une certaine foiblesse de caractere, suite nécessaire du luxe et du changement arrivé dans nos mœurs, qui, nous privant de toute force et de toute élévation dans l’ame, nous fait déja préférer les comédies aux tragédies, qui ne sont plus maintenant que des comédies d’un style élevé, et dont l’action se passe dans les palais des rois.

C’est l’heureux accroissement de l’autorité souveraine qui, désarmant la sédition, avilissant la condition des bourgeois, a dû presque entièrement les bannir de la scene comique, où l’on ne voit plus que des gens du bon air et du grand monde, lesquels y tiennent réellement la place qu’occupoient les gens d’une condition commune, et sont proprement les bourgeois du siecle.

On voit donc qu’en des temps différents certains genres d’esprit font sur le public des impressions très différentes, mais toujours proportionnées à l’intérêt qu’il a de les estimer. Or cet intérêt public est quelquefois d’un siecle à l’autre assez différent de lui-même pour occasionner, comme je vais le prouver, la création ou l’anéantissement subit de certains genres d’idées et d’ouvrages ; tels sont tous les ouvrages de controverse, ouvrages maintenant aussi ignorés qu’ils étoient et devoient être autrefois connus et admirés.

En effet, dans un temps où les peuples, partagés sur leur croyance, étoient animés de l’esprit de fanatisme ; où chaque secte, ardente à soutenir ses opinions, vouloit, armée de fer ou d’arguments, les annoncer, les prouver, les faire adopter à l’univers ; les controverses étoient, premièrement quant au choix du sujet, des ouvrages trop généralement intéressants pour n’être pas universellement estimés : d’ailleurs ces ouvrages devoient être faits, du moins de la part de certains hérétiques, avec toute l’adresse et l’esprit imaginables ; car enfin, pour persuader des contes de Peau d’âne et de la Barbe bleue, comme sont quelques hérésies[97], il étoit impossible que les controversistes n’employassent dans leurs écrits toute la souplesse, la force et les ressources de la logique, que leurs ouvrages ne fussent des chefs-d’œuvre de subtilité, et peut-être en ce genre le dernier effort de l’esprit humain. Il est donc certain que, tant par l’importance de la matiere que par la maniere de la traiter, les controversistes devoient alors être regardés comme les écrivains les plus estimables.

Mais, dans un siecle où l’esprit de fanatisme a presque entièrement disparu ; où les peuples et les rois, instruits par les malheurs passés, ne s’occupent plus des disputes théologiques ; où d’ailleurs les principes de la vraie religion s’affermissent de jour en jour ; ces mêmes écrivains ne doivent plus faire la même impression sur les esprits. Aussi l’homme du monde ne liroit-il maintenant leurs écrits qu’avec le dégoût qu’il éprouveroit à la lecture d’une controverse péruvienne, dans laquelle on examineroit si Manco-Capac est ou n’est pas fils du Soleil.

Pour confirmer ce que je viens de dire par un fait passé sous nos yeux, qu’on se rappelle le fanatisme avec lequel on disputoit sur la prééminence des modernes sur les anciens. Ce fanatisme fit alors la réputation de plusieurs dissertations médiocres composées sur ce sujet ; et c’est l’indifférence avec laquelle on a considéré cette dispute qui depuis a laissé dans l’oubli les dissertations de l’illustre M. de la Motte et du savant abbé Terrasson ; dissertations qui, regardées à juste titre comme des chefs-d’œuvre et des modeles en ce genre, ne sont cependant presque plus connues que des gens de lettres.

Ces exemples suffisent pour prouver que c’est à l’intérêt public, différemment modifié selon les différents siecles, qu’on doit attribuer la création et l’anéantissement de certains genres d’idées et d’ouvrages.

Il ne me reste plus qu’à montrer comment ce même intérêt public, malgré les changements journellement arrivés dans les mœurs, les passions et les goûts d’un peuple, peut cependant assurer à certains genres d’ouvrages l’estime constante de tous les siecles.

Pour cet effet il faut se rappeler que le genre d’esprit le plus estimé dans un siecle et dans un pays est souvent le plus méprisé dans un autre siecle et dans un autre pays ; que l’esprit, par conséquent, n’est proprement que ce qu’on est convenu de nommer esprit. Or, parmi les conventions faites à ce sujet, les unes sont passageres, et les autres durables. On peut donc réduire à deux especes toutes les différentes sortes d’esprits : l’une, dont l’utilité momentanée est dépendante des changements survenus dans le commerce, le gouvernement, les passions, les occupations et les préjugés d’un peuple, n’est, pour ainsi dire, qu’un esprit de mode[98] ; l’autre, dont l’utilité éternelle, inaltérable, indépendante des mœurs et des gouvernements divers, tient à la nature même de l’homme, est par conséquent toujours invariable, et peut être regardée comme le vrai esprit, c’est-à-dire comme l’esprit le plus desirable.

Tous les genres d’esprit réduits ainsi à ces deux especes, je distinguerai en conséquence deux différentes sortes d’ouvrages.

Les uns sont faits pour avoir un succès brillant et rapide, les autres un succès étendu et durable. Un roman satyrique où l’on peindra, par exemple, d’une maniere vraie et maligne les ridicules des grands sera certainement couru de tous les gens d’une condition commune. La nature, qui grave dans tous les cœurs le sentiment d’une égalité primitive, a mis un germe éternel de haine entre les grands et les petits : ces derniers saisissent donc avec tout le plaisir et la sagacité possibles les traits les plus fins des tableaux ridicules où ces grands paroissent indignes de leur supériorité. De tels ouvrages doivent donc avoir un succès rapide et brillant, mais peu étendu et peu durable : peu étendu, parcequ’il a nécessairement pour limites les pays où ces ridicules prennent naissance ; peu durable, parceque la mode, en remplaçant continuellement un ancien ridicule par un nouveau, efface bientôt du souvenir des hommes les ridicules anciens, et les auteurs qui les ont peints ; parcequ’enfin, ennuyée de la contemplation du même ridicule, la malignité des petits cherche dans de nouveaux défauts de nouveaux motifs de justifier ses mépris pour les grands. Leur impatience à cet égard hâte donc encore la chûte de ces sortes d’ouvrages, dont la célébrité souvent n’égale pas la durée du ridicule.

Tel est le genre de réussite que doivent avoir les romans satyriques. À l’égard d’un ouvrage de morale ou de métaphysique, son succès ne peut être le même ; le desir de s’instruire, toujours plus rare et moins vif que celui de censurer, ne peut fournir dans une nation ni un si grand nombre de lecteurs, ni des lecteurs si passionnés. D’ailleurs les principes de ces sciences, avec quelque clarté qu’on les présente, exigent toujours des lecteurs une certaine attention qui doit encore en diminuer considérablement le nombre.

Mais si le mérite de cet ouvrage de morale ou de métaphysique est moins rapidement senti que celui d’un ouvrage satyrique, il est plus généralement reconnu ; parceque des traités, tels que ceux de Locke ou de Nicole, où il ne s’agit ni d’un Italien, ni d’un Français, ni d’un Anglais, mais de l’homme en général, doivent nécessairement trouver des lecteurs chez tous les peuples du monde, et même les conserver dans chaque siecle. Tout ouvrage qui ne tire son mérite que de la finesse des observations faites sur la nature de l’homme et des choses ne peut cesser de plaire en aucun temps.

J’en ai dit assez pour faire connoître la vraie cause des différentes especes d’estime attachées aux différents genres d’esprit : s’il reste encore quelque doute sur ce sujet, on peut, par de nouvelles applications des principes ci-dessus établis, acquérir de nouvelles preuves de leur vérité.

Veut-on savoir, par exemple, quels seroient les divers succès de deux écrivains, dont l’un se distingueroit uniquement par la force et la profondeur de ses pensées, et l’autre par la maniere heureuse de les exprimer ? Conséquemment à ce que j’ai dit, la réussite du premier doit être plus lente, parcequ’il est beaucoup plus de juges de la finesse, des graces, des agréments d’un tour ou d’une expression, et enfin de toutes les beautés de style, qu’il n’est de juges de la beauté des idées. Un écrivain poli, comme Malherbe, doit donc avoir des succès plus rapides qu’étendus, et plus brillants que durables. Il en est deux causes : la premiere, c’est qu’un ouvrage traduit d’une langue dans une autre perd toujours dans la traduction la fraîcheur et la force de son coloris, et ne passe par conséquent aux étrangers que dépouillé des charmes du style, qui, dans ma supposition, en faisoient le principal agrément : la seconde, c’est que la langue vieillit insensiblement ; c’est que les tours les plus heureux deviennent à la longue les plus communs, et qu’un ouvrage enfin, dépourvu, dans le pays même où il a été composé, des beautés qui l’y rendoient agréable, ne doit tout au plus conserver à son auteur qu’une estime de tradition.

Pour obtenir un succès entier, il faut aux graces de l’expression joindre le choix des idées. Sans cet heureux choix, un ouvrage ne peut soutenir l’épreuve du temps, et sur-tout d’une traduction, qu’on doit regarder comme le creuset le plus propre à séparer l’or pur du clinquant. Aussi ne doit-on attribuer qu’à ce défaut d’idées, trop commun à nos anciens poëtes, le mépris injuste que quelques gens raisonnables ont conçu pour la poésie.

Je n’ajouterai qu’un mot à ce que j’ai déja dit ; c’est qu’entre les ouvrages dont la célébrité doit s’étendre dans tous les siecles et les pays divers, il en est qui, plus vivement et plus généralement intéressants pour l’humanité, doivent avoir des succès plus prompts et plus grands. Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler que, parmi les hommes, il en est peu qui n’aient éprouvé quelque passion ; que la plupart d’entre eux sont moins frappés de la profondeur d’une idée que de la beauté d’une description ; qu’ils ont, comme l’expérience le prouve, presque tous plus senti que vu, mais plus vu que réfléchi[99] ; qu’ainsi la peinture des passions doit être plus généralement agréable que la peinture des objets de la nature ; et la description poétique de ces mêmes objets doit trouver plus d’admirateurs que les ouvrages philosophiques. À l’égard même de ces derniers ouvrages, les hommes étant communément moins curieux de la connoissance de la botanique, de la géographie et des beaux arts, que de la connoissance du cœur humain, les philosophes excellents en ce dernier genre doivent être plus généralement connus et estimés que les botanistes, les géographes et les grands critiques. Aussi M. de la Motte (qu’il me soit encore permis de le citer pour exemple) eût-il été sans contredit plus généralement estimé s’il eût appliqué à des sujets plus intéressants la même finesse, la même élégance et la même netteté, qu’il a portées dans ses discours sur l’ode, la fable et la tragédie.

Le public, content d’admirer les chefs-d’œuvre des grands poëtes, fait peu de cas des grands critiques ; leurs ouvrages ne sont lus, jugés et appréciés, que par les gens de l’art auxquels ils sont utiles. Voilà la vraie cause du peu de proportion qu’on remarque entre la réputation et le mérite de M. de la Motte.

Voyons maintenant quels sont les ouvrages qui doivent au succès rapide et brillant unir le succès étendu et durable.

On n’obtient à-la-fois ces deux especes de succès que par des ouvrages où, conformément à mes principes, on a su joindre à l’utilité momentanée l’utilité durable ; tels sont certains genres de poëmes, de romans, de pieces de théâtre, et d’écrits moraux ou politiques : sur quoi il est bon d’observer que ces ouvrages, bientôt dépouillés des beautés dépendantes des mœurs, des préjugés, du temps et du pays où ils sont faits, ne conservent aux yeux de la postérité que les seules beautés communes à tous les siecles et à tous les pays ; et qu’Homere, par cette raison, doit nous paroître moins agréable qu’il ne le parut aux Grecs de son temps. Mais cette perte, et, si je l’ose dire, ce déchet en mérite est plus ou moins grand, selon que les beautés durables qui entrent dans la composition d’un ouvrage, et qui y sont toujours inégalement mélangées aux beautés du jour, l’emportent plus ou moins sur ces dernieres. Pourquoi les Femmes savantes de l’illustre Moliere sont-elles déja moins estimées que son Avare, son Tartuffe et son Misanthrope ? On n’a point calculé le nombre d’idées renfermées dans chacune de ces pieces ; on n’a point, en conséquence, déterminé le degré d’estime qui leur est dû : mais on a éprouvé qu’une comédie telle que l’Avare, dont le succès est fondé sur la peinture d’un vice toujours subsistant et toujours nuisible aux hommes, renfermoit nécessairement dans ses détails une infinité de beautés analogues au choix heureux de ce sujet, c’est-à-dire de beautés durables ; qu’au contraire une comédie telle que les Femmes savantes, dont la réussite n’est appuyée que sur un ridicule passager, ne pouvoit étinceler que de ces beautés momentanées qui, plus analogues à la nature de ce sujet, et peut-être plus propres à faire des impressions vives sur le public, n’en pouvoient faire d’aussi durables. C’est pourquoi l’on ne voit guere chez les différentes nations que les pieces de caractere passer avec succès d’un théâtre à l’autre.

La conclusion de ce chapitre, c’est que l’estime accordée aux divers genres d’esprit est dans chaque siecle toujours proportionnée à l’intérêt qu’on a de les estimer.


CHAPITRE XX

De l’Esprit considéré par rapport aux différents pays.


Ce que j’ai dit des siecles divers je l’applique aux pays différents ; et je prouve que l’estime ou le mépris attachés aux mêmes genres d’esprit est chez les différents peuples toujours l’effet de la forme différente de leur gouvernement, et par conséquent de la diversité de leurs intérêts.

Pourquoi l’éloquence est-elle si fort en estime chez les républicains ? C’est que dans la forme de leur gouvernement l’éloquence ouvre la carriere des richesses et des grandeurs. Or l’amour et le respect que tous les hommes ont pour l’or et les dignités doit nécessairement se réfléchir sur les moyens propres à les acquérir. Voilà pourquoi dans les républiques on honore non seulement l’éloquence, mais encore toutes les sciences qui, telles que la politique, la jurisprudence, la morale, la poésie, ou la philosophie, peuvent servir à former des orateurs.

Dans les pays despotiques, au contraire, si l’on fait peu de cas de cette même espece d’éloquence, c’est qu’elle ne mene point à la fortune, c’est qu’elle n’est dans ces pays de presque aucun usage, et qu’on ne se donne pas la peine de persuader lorsqu’on peut commander.

Pourquoi les Lacédémoniens affectoient-ils tant de mépris pour le genre d’esprit propre à perfectionner les ouvrages de luxe ? C’est qu’une république pauvre et petite, qui ne pouvoit opposer que ses vertus et sa valeur à la puissance redoutable des Perses, devoit mépriser tous les arts propres à amollir le courage, qu’on eût peut-être avec raison déifiés à Tyr ou à Sidon.

D’où vient a-t-on moins d’estime en Angleterre pour la science militaire, qu’à Rome et dans la Grece on n’en avoit pour cette même science ? C’est que les Anglais, maintenant plus Carthaginois que Romains, ont, par la forme de leur gouvernement et par leur position physique, moins besoin de grands généraux que d’habiles négociants ; c’est que l’esprit de commerce, qui nécessairement amene à sa suite le goût du luxe et de la mollesse, doit chaque jour augmenter à leurs yeux le prix de l’or et de l’industrie ; doit chaque jour diminuer leur estime pour l’art de la guerre, et même pour le courage : vertu que, chez un peuple libre, soutient long-temps l’orgueil national ; mais qui, s’affoiblissant néanmoins de jour en jour, est peut-être la cause éloignée de la chûte ou de l’asservissement de cette nation. Si les écrivains célebres, au contraire, comme le prouve l’exemple des Locke et des Addisson, ont été jusqu’à présent plus honorés en Angleterre que par-tout ailleurs, c’est qu’il est impossible qu’on ne fasse très grand cas du mérite dans un pays où chaque citoyen a part au maniement des affaires générales, où tout homme d’esprit peut éclairer le public sur ses véritables intérêts. C’est la raison pour laquelle on rencontre si communément à Londres des gens instruits ; rencontre plus difficile à faire en France : non que le climat anglais, comme on l’a prétendu, soit plus favorable à l’esprit que le nôtre ; la liste de nos hommes célebres dans la guerre, la politique, les sciences et les arts, est peut-être plus nombreuse que la leur. Si les seigneurs anglais sont en général plus éclairés que les nôtres, c’est qu’ils sont forcés de s’instruire ; c’est qu’en dédommagement des avantages que la forme de notre gouvernement peut avoir sur la leur, ils en ont à cet égard un très considérable sur nous ; avantage qu’ils conserveront jusqu’à ce que le luxe ait entièrement corrompu les principes de leur gouvernement, les ait insensiblement pliés au joug de la servitude, et leur ait appris à préférer les richesses aux talents. Jusqu’aujourd’hui c’est, à Londres un mérite de s’instruire ; à Paris c’est un ridicule. Ce fait suffit pour justifier la réponse d’un étranger que M. le duc d’Orléans, régent, interrogeoit sur le caractere et le génie différent des nations de l’Europe. « La seule maniere, lui dit l’étranger, de répondre à votre altesse royale est de lui répéter les premieres questions que chez les divers peuples l’on fait le plus communément sur le compte d’un homme qui se présente dans le monde. En Espagne, ajouta-t-il, on demande, Est-ce un grand de la premiere classe ? en Allemagne, Peut-il entrer dans les chapitres ? en France, Est-il bien à la cour ? en Hollande, Combien a-t-il d’or ? en Angleterre, Quel homme est-ce ? »

Le même intérêt général qui, dans les états républicains et ceux dont la constitution est mixte, préside à la distribution de l’estime, est aussi, dans les empires soumis au despotisme, le distributeur unique de cette même estime. Si, dans ces gouvernements, on fait peu de cas de l’esprit, et si l’on a plus de considération à Ispahan, à Constantinople, pour l’eunuque, l’icoglan ou le bacha, que pour l’homme de mérite, c’est qu’en ces pays on n’a nul intérêt d’estimer les grands hommes. Ce n’est pas que ces grands hommes n’y fussent utiles et desirables ; mais aucun des particuliers dont l’assemblage forme le public n’ayant intérêt à le devenir, on sent que chacun d’eux estimera toujours peu ce qu’il ne voudroit pas être.

Qui pourroit dans ces empires engager un particulier à supporter la fatigue de l’étude et de la méditation nécessaires pour perfectionner ses talents ? Les grands talents sont toujours suspects aux gouvernements injustes : les talents n’y procurent ni les dignités ni les richesses. Or les richesses et les dignités sont cependant les seuls biens visibles à tous les yeux, les seuls qui soient réputés vrais biens, et soient universellement desirés. En vain diroit-on qu’ils sont quelquefois fastidieux à leurs possesseurs : ce sont, si l’on veut, des décorations quelquefois désagréables aux yeux de l’acteur, et qui néanmoins paroîtront toujours admirables du point de vue d’où le spectateur les contemple. C’est pour les obtenir qu’on fait les plus grands efforts. Aussi les hommes illustres ne croissent-ils que dans les pays où les honneurs et les richesses sont le prix des grands talents ; aussi les pays despotiques sont-ils, par la raison contraire, toujours stériles en grands hommes. Sur quoi j’observerai que l’or est maintenant d’un si grand prix aux yeux de toutes les nations, que, dans des gouvernements infiniment plus sages et plus éclairés, la possession de l’or est presque toujours regardée comme le premier mérite. Que de gens riches, enorgueillis par les hommages universels, se croient supérieurs à l’homme de talent[100], se félicitent d’un ton superbement modeste d’avoir préféré l’utile à l’agréable, et d’avoir, au défaut d’esprit, fait, disent-ils, emplette de bon sens, qui, dans la signification qu’ils attachent à ce mot, est le vrai, le bon et le suprême esprit ! De telles gens doivent toujours prendre les philosophes pour des spéculateurs visionnaires, leurs écrits pour des ouvrages sérieusement frivoles, et l’ignorance pour un mérite.

Les richesses et les dignités sont trop généralement desirées pour qu’on honore jamais les talents chez les peuples où les prétentions au mérite sont exclusives des prétentions à la fortune. Or, pour faire fortune, dans quel pays l’homme d’esprit n’est-il pas contraint à perdre dans l’antichambre d’un protecteur un temps que, pour exceller en quelque genre que ce soit, il faudroit employer à des études opiniâtres et continues ? Pour obtenir la faveur des grands, à quelles flatteries, à quelles bassesses ne doit-il pas se plier ? S’il naît en Turquie, il faut qu’il s’expose aux dédains d’un muphti ou d’une sultane ; en France, aux bontés outrageantes d’un grand seigneur[101] ou d’un homme en place, qui, méprisant en lui un genre d’esprit trop différent du sien, le regardera comme un homme inutile à l’état, incapable d’affaires sérieuses, et tout au plus comme un joli enfant occupé d’ingénieuses bagatelles. D’ailleurs, secrètement jaloux de la réputation des gens de mérite[102], et sensible à leur censure, l’homme en place les reçoit chez lui moins par goût que par faste, uniquement pour montrer qu’il a de tout dans sa maison. Or comment imaginer qu’un homme animé de cette passion pour la gloire qui l’arrache aux douceurs du plaisir s’avilisse jusqu’à ce point ? Quiconque est né pour illustrer son siecle est toujours en garde contre les grands ; il ne se lie du moins qu’avec ceux dont l’esprit et le caractere, fait pour estimer les talents et s’ennuyer dans la plupart des sociétés, y recherchent, y rencontrent l’homme d’esprit avec le même plaisir que se rencontrent à la Chine deux Français, qui s’y trouvent amis à la premiere vue.

Le caractere propre à former les hommes illustres les expose donc nécessairement à la haine, ou du moins à l’indifférence, des grands et des hommes en place, et sur-tout chez des peuples, tels que les Orientaux, qui, abrutis par la forme de leur gouvernement et par leur religion, croupissent dans une honteuse ignorance, et tiennent, si j’ose le dire, le milieu entre l’homme et la brute.

Après avoir prouvé que le défaut d’estime pour le mérite est, dans l’Orient, fondé sur le peu d’intérêt que les peuples ont d’estimer les talents, pour faire mieux sentir la puissance de cet intérêt, appliquons ce principe à des objets qui nous soient plus familiers. Qu’on examine pourquoi l’intérêt public modifié selon la forme de notre gouvernement nous donne, par exemple, tant de dégoût pour le genre de la dissertation ; pourquoi le ton nous en paroît insupportable : et l’on sentira que la dissertation est pénible et fatigante ; que les citoyens ayant par la forme de notre gouvernement moins besoin d’instruction que d’amusement, ils ne desirent en général que la sorte d’esprit qui les rend agréables dans un souper ; qu’ils doivent en conséquence faire peu de cas de l’esprit de raisonnement, et ressembler tous, plus ou moins, à cet homme de la cour qui, moins ennuyé qu’embarrassé des raisonnements qu’un homme apportoit en preuve de son opinion, s’écria vivement : Ah ! monsieur, je ne veux pas qu’on me prouve.

Tout doit céder chez nous à l’intérêt de la paresse. Si dans la conversation l’on ne se sert que de phrases décousues et hyperboliques ; si l’exagération est devenue l’éloquence particuliere de notre siecle et de notre nation ; si l’on n’y fait nul cas de la justesse et de la précision des idées et des expressions ; c’est que nous ne sommes nullement intéressés à les estimer. C’est par ménagement pour cette même paresse que nous regardons le goût comme un don de la nature, comme un instinct supérieur à toute connoissance raisonnée, et enfin comme un sentiment vif et prompt du bon et du mauvais : sentiment qui nous dispense de tout examen, et réduit toutes les regles de la critique aux deux seuls mots de délicieux ou de détestable. C’est à cette même paresse que nous devons aussi quelques uns des avantages que nous avons sur les autres nations. Le peu d’habitude de l’application, qui bientôt nous en rend tout-à-fait incapables, nous fait desirer dans les ouvrages une netteté qui supplée à cette incapacité d’attention. Nous sommes des enfants qui voulons dans nos lectures être toujours soutenus par la lisiere de l’ordre. Un auteur doit donc maintenant se donner toutes les peines imaginables pour en épargner à ses lecteurs ; il doit souvent répéter d’après Alexandre, Ô Athéniens, qu’il m’en coûte pour être loué de vous ! Or la nécessité d’être clairs pour être lus nous rend à cet égard supérieurs aux écrivains anglais. Si ces derniers font peu de cas de cette clarté, c’est que leurs lecteurs y sont moins sensibles, et que des esprits plus exercés à la fatigue de l’attention peuvent suppléer plus facilement à ce défaut. Voilà ce qui, dans une science telle que la métaphysique, doit nous donner quelques avantages sur nos voisins. Si l’on a toujours appliqué à cette science le proverbe Point de merveille sans voile, et si ses ténebres l’ont rendu long-temps respectable, maintenant notre paresse n’entreprendroit plus de les percer ; son obscurité la rendroit méprisable : nous voulons qu’on la dépouille du langage inintelligible dont elle est encore revêtue, qu’on la dégage des nuages mystérieux qui l’environnent. Or ce desir, qu’on ne doit qu’à la paresse, est l’unique moyen de faire une science de choses de cette même métaphysique, qui jusqu’à présent n’a été qu’une science de mots. Mais, pour satisfaire sur ce point le goût du public, il faut, comme le remarque l’illustre historiographe de l’académie de Berlin, « que les esprits, brisant les entraves d’un respect trop superstitieux, connoissent les limites qui doivent éternellement séparer la raison de la religion ; et que les examinateurs, follement révoltés contre tout ouvrage de raisonnement, ne condamnent plus la nation à la frivolité. »

Ce que j’ai dit suffit, je pense, pour nous découvrir en même temps la cause de notre amour pour les historiettes et les romans, de notre habileté en ce genre, de notre supériorité dans l’art frivole, et cependant assez difficile, de dire des riens, et enfin de la préférence que nous donnons à l’esprit d’agrément sur tout autre genre d’esprit ; préférence qui nous accoutume à regarder l’homme d’esprit comme divertissant, à l’avilir en le confondant avec le pantomime ; préférence enfin qui nous rend le peuple le plus galant, le plus aimable, mais le plus frivole de l’Europe.

Nos mœurs données, nous devons être tels. La route de l’ambition est, par la forme de notre gouvernement, fermée à la plupart des citoyens ; il ne leur reste que celle du plaisir. Entre les plaisirs, celui de l’amour est le plus vif ; pour en jouir, il faut se rendre agréable aux femmes. Dès que le besoin d’aimer se fait sentir, celui de plaire doit donc s’allumer en notre ame. Malheureusement il en est des amants comme de ces insectes ailés qui prennent la couleur de l’herbe à laquelle ils s’attachent : ce n’est qu’en empruntant la ressemblance de l’objet aimé qu’un amant parvient à lui plaire. Or, si les femmes, par l’éducation qu’on leur donne, doivent acquérir plus de frivolités et de graces, que de force et de justesse dans les idées, nos esprits, se modelant sur les leurs, doivent en conséquence se ressentir des mêmes vices.

Il n’est que deux moyens de s’en garantir. Le premier, c’est de perfectionner l’éducation des femmes, de donner plus de hauteur à leur ame, plus d’étendue à leur esprit. Nul doute qu’on ne l’élevât aux plus grandes choses si l’on avoit l’amour pour précepteur, et que la main de la beauté jetât dans notre ame les semences de l’esprit et de la vertu. Le second moyen (et ce n’est pas certainement celui que je conseillerois), ce seroit de débarrasser les femmes d’un reste de pudeur, dont le sacrifice les met en droit d’exiger le culte et l’adoration perpétuelle de leurs amants. Alors les faveurs des femmes, devenues plus communes, paroîtroient moins précieuses ; alors les hommes, plus indépendants, plus sages, ne perdroient près d’elles que les heures consacrées aux plaisirs de l’amour, et pourroient par conséquent étendre et fortifier leur esprit par l’étude et la méditation. Chez tous les peuples et dans tous les pays voués à l’idolâtrie des femmes, il faut en faire des Romaines ou des sultanes ; le milieu entre ces deux partis est le plus dangereux.

Ce que j’ai dit ci-dessus prouve que c’est à la diversité des gouvernements, et par conséquent des intérêts des peuples, qu’on doit attribuer l’étonnante variété de leurs caracteres, de leur génie et de leurs goûts. Si l’on croit quelquefois appercevoir un point de ralliement pour l’estime générale ; si, par exemple, la science militaire est chez presque tous les peuples regardée comme la premiere, c’est que le grand capitaine est presque en tous les pays l’homme le plus utile, du moins jusqu’à la convention d’une paix universelle et inaltérable. Cette paix une fois confirmée, on donneroit, sans contredit, aux hommes célebres dans les sciences, les lois, les lettres et les beaux arts, la préférence sur le plus grand capitaine du monde : d’où je conclus que l’intérêt général est dans chaque nation le dispensateur unique de son estime.

C’est à cette même cause, comme je vais le prouver, qu’on doit attribuer le mépris injuste ou légitime, mais toujours réciproque, que les nations ont pour leurs mœurs, leurs usages et leurs caracteres différents.


CHAPITRE XXI

Le mépris respectif des Nations tient à l’intérêt de leur vanité.


Il en est des nations comme des particuliers : si chacun de nous se croit infaillible, place la contradiction au rang des offenses, et ne peut estimer ni admirer dans autrui que son propre esprit, chaque nation n’estime pareillement dans les autres que les idées analogues aux siennes : toute opinion contraire est donc entre elles un germe de mépris.

Qu’on jette un coup-d’œil rapide sur l’univers. Ici c’est l’Anglais qui nous prend pour des têtes frivoles, lorsque nous le prenons pour une tête brûlée ; là c’est l’Arabe qui, persuadé de l’infaillibilité de son calife, se rit de la sotte crédulité du Tartare qui croit le grand lama immortel. Dans l’Afrique c’est le Negre qui, toujours en adoration devant une racine, une patte de crabe, ou la corne d’un animal, ne voit dans la terre qu’une masse immense de divinités, et se moque de la disette où nous sommes de dieux, tandis que le musulman peu instruit nous accuse d’en reconnoître trois. Plus loin ce sont les habitants de la montagne de Bata ; ils sont persuadés que tout homme qui mange avant sa mort un coucou rôti est un saint : ils se moquent en conséquence de l’Indien. Quoi de plus ridicule, lui disent-ils, que d’approcher une vache du lit d’un malade, et d’imaginer que si la vache dont on tire la queue vient à pisser, et qu’il tombe quelques gouttes de son urine sur le moribond, ce moribond est un saint ? Quoi de plus absurde aux bramines que d’exiger de leurs nouveaux convertis que pendant six mois ils se tiennent pour toute nourriture à la fiente de vache[103] ?

C’est toujours sur une semblable différence de mœurs et de coutumes qu’est fondé le mépris respectif des nations. C’est par ce motif[104] que l’habitant d’Antioche méprisoit jadis dans l’empereur Julien cette simplicité de mœurs et cette frugalité qui lui méritoient l’admiration des Gaulois. La différence de religion, et par conséquent d’opinion, déterminoit dans le même temps des chrétiens plus zélés que justes à noircir, par les plus infâmes calomnies, la mémoire d’un prince qui, diminuant les impôts, rétablissant la discipline militaire, et ranimant la vertu expirante des Romains, a si justement mérité d’être mis au rang de leurs plus grands empereurs[105].

Qu’on jette les yeux de toutes parts, tout est plein de ces injustices. Chaque nation, convaincue qu’elle seule possede la sagesse, prend toutes les autres pour folles, et ressemble assez au Marilanais[106] qui, persuadé que sa langue est la seule de l’univers, en conclut que les autres hommes ne savent pas parler.

S’il descendoit du ciel un sage qui dans sa conduite ne consultât que les lumieres de la raison, ce sage passeroit universellement pour fou. Il seroit, dit Socrate, vis-à-vis des autres hommes comme un médecin que des pâtissiers accuseroient, devant un tribunal d’enfants, d’avoir défendu les pâtés et les tartelettes, et qui sûrement y paroîtroit coupable au premier chef. En vain appuieroit-il ses opinions sur les démonstrations les plus fortes, toutes les nations seroient à son égard comme ce peuple de bossus chez lequel, disent les fabulistes indiens, passa un dieu beau, jeune et bien fait. Ce dieu, ajoutent-ils, entre dans la capitale ; il s’y voit environné d’une multitude d’habitants ; sa figure leur paroît extraordinaire, les ris et les brocards annoncent leur étonnement : on alloit pousser plus loin les outrages, si, pour l’arracher à ce danger, un des habitants, qui sans doute avoit vu d’autres hommes que des bossus, ne se fût tout-à-coup écrié : Eh ! mes amis, qu’allons-nous faire ? N’insultons point ce malheureux contrefait : si le ciel nous a fait à tous le don de la beauté, s’il a orné notre dos d’une montagne de chair, pleins de reconnoissance pour les immortels, allons au temple en rendre graces aux dieux. Cette fable est l’histoire de la vanité humaine. Tout peuple admire ses défauts, et méprise les qualités contraires : pour réussir dans un pays, il faut être porteur de la bosse de la nation chez laquelle on voyage.

Il est dans chaque pays peu d’avocats qui plaident la cause des nations voisines, et peu d’hommes qui reconnoissent en eux le ridicule dont ils accusent l’étranger, et qui prennent exemple sur je ne sais quel Tartare qui fit à ce sujet adroitement rougir le grand lama lui-même de son injustice.

Ce Tartare avoit parcouru le Nord, visité le pays des Lappons, et même acheté du vent de leurs sorciers[107]. De retour en son pays, il raconte ses aventures : le grand lama veut les entendre ; il pâme de rire à ce récit. De quelle folie, disoit-il, l’esprit humain n’est-il pas capable ! que de coutumes bizarres ! quelle crédulité dans les Lappons ! Sont-ce des hommes ? Oui vraiment, répondit le Tartare : apprends même quelque chose de plus étrange, c’est que ces Lappons, si ridicules avec leurs sorciers, ne rient pas moins de notre crédulité que tu ris de la leur. Impie, répond le grand lama, oses-tu bien prononcer ce blasphême, et comparer ma religion avec la leur ? Pere éternel, reprit le Tartare, avant que l’imposition sacrée de ta main sur ma tête m’ait lavé de mon péché, je te représenterai que par tes ris tu ne dois pas engager tes sujets à faire un profane usage de leur raison. Si l’œil sévere de l’examen et du doute se portoit sur tous les objets de la croyance humaine, qui sait si ton culte même seroit à l’abri des railleries de l’incrédulité ? Peut-être que ta sainte urine et tes saints excréments[108], que tu distribues en présent aux princes de la terre, leur paroîtroient moins précieux ; peut-être n’y trouveroient-ils plus la même saveur, n’en saupoudreroient-ils plus leurs ragoûts, et n’en mêleroient-ils plus dans leurs sauces. Déjà l’impiété nie à la Chine les neuf incarnations de Visthnou. Toi, dont la vue embrasse le passé, le présent et l’avenir, tu nous l’as répété souvent, c’est au talisman d’une croyance aveugle que tu dois ton immortalité et ta puissance sur la terre : sans la soumission entiere à tes dogmes, obligé de quitter ce séjour de ténebres, tu remonterois au ciel ta patrie. Tu sais que les lamas soumis à ta puissance doivent un jour t’élever des autels dans toutes les parties du monde : qui peut t’assurer qu’ils exécutent ce projet sans le secours de la crédulité humaine, et que sans elle l’examen toujours impie ne prît les lamas pour des sorciers lappons qui vendent du vent aux sots qui l’achetent ? Excuse donc, ô Fo vivant, les discours que me dicte l’intérêt de ton culte ; et que le Tartare apprenne de toi à respecter l’ignorance et la crédulité dont le ciel, toujours impénétrable dans ses vues, paroît se servir pour te soumettre la terre.

Peu d’hommes font, à cet exemple, sentir à leur nation le ridicule dont elle se couvre aux yeux de la raison, lorsque, sous un nom étranger, elle rit de sa propre folie : mais il est encore moins de nations qui sussent profiter de pareils avis. Toutes sont si scrupuleusement attachées à l’intérêt de leur vanité, qu’en tout pays l’on ne donnera jamais le nom de sages qu’à ceux qui, comme disoit M. de Fontenelle, sont fous de la folie commune. Quelque bizarre que soit une fable, elle est toujours crue de quelques nations ; et quiconque en doute est traité de fou par cette même nation. Dans le royaume de Juida, où l’on adore le serpent, quel homme oseroit nier le conte que les marabouts font d’un cochon qui, disent-ils, insulta à la divinité du serpent[109], et le mangea ? Un saint marabout, ajoutent-ils, s’en apperçoit, en porte ses plaintes au roi. Sur-le-champ arrêt de mort contre tous les cochons : l’exécution s’ensuit ; et la race en alloit être anéantie, lorsque les peuples représenterent au roi que, pour un coupable, il n’étoit pas juste de punir tant d’innocents. Ces remontrances suspendent la colere du prince ; on appaise le grand marabout ; le massacre cesse, et les cochons ont ordre à l’avenir d’être plus respectueux envers la divinité. Voilà, s’écrient les marabouts, comme le serpent sait allumer la colere des rois pour se venger des impies : que l’univers reconnoisse sa divinité, à son temple, à son sacrificateur, à l’ordre de marabout destiné à le servir, enfin aux vierges consacrées à son culte ! Si, retiré au fond de son sanctuaire, le dieu serpent, invisible aux yeux même du roi, ne reçoit ses demandes et ne rend ses réponses que par l’organe des prêtres, ce n’est point aux mortels à porter sur ces mysteres un œil profane : leur devoir est de croire, de se prosterner, et d’adorer.

En Asie, au contraire, lorsque les Perses, tout souillés[110] du sang des serpents immolés au dieu du bien, couroient au temple des mages se vanter de cet acte de piété, s’imagine-t-on qu’un homme qui les auroit arrêtés pour leur prouver le ridicule de leur opinion en eût été bien reçu ? Plus une opinion est folle, plus il est honnête et dangereux d’en démontrer la folie.

Aussi M. de Fontenelle a-t-il toujours répété que, s’il tenoit toutes les vérités dans sa main, il se garderoit bien de l’ouvrir pour les montrer aux hommes. En effet, si la découverte d’une seule a, dans l’Europe même, fait traîner Galilée dans les prisons de l’inquisition, à quel supplice ne condamneroit-on pas celui qui les révéleroit toutes[111] !

Parmi les lecteurs raisonnables qui rient dans cet instant de la sottise de l’esprit humain, et qui s’indignent du traitement fait à Galilée, peut-être n’en est-il aucun qui, dans le siecle de ce philosophe, n’en eût sollicité la mort. Ils eussent alors eu des opinions différentes. Et dans quelles cruautés ne nous précipite pas le barbare et fanatique attachement pour nos opinions ! Combien cet attachement n’a-t-il pas semé de maux sur la terre ! attachement cependant dont il seroit également juste, utile et facile, de se défaire.

Pour apprendre à douter de ses opinions, il suffit d’examiner les forces de son esprit, de considérer le tableau des sottises humaines, de se rappeler que ce fut six cents ans après l’établissement des universités qu’il en sortit enfin un homme extraordinaire[112], que son siecle persécuta, et mit ensuite au rang des demi-dieux, pour avoir enseigné aux hommes à n’admettre pour vrais que les principes dont ils auroient des idées claires ; vérité dont peu de gens sentent toute l’étendue : pour la plupart des hommes, les principes ne renferment point de conséquences.

Quelle que soit la vanité des hommes, il est certain que, s’ils se rappeloient souvent de pareils faits ; si, comme M. de Fontenelle, ils se disoient souvent à eux-mêmes : « Personne n’échappe à l’erreur : serois-je le seul homme infaillible ? ne seroit-ce pas dans les choses mêmes que je soutiens avec le plus de fanatisme que je me tromperois » ? Si les hommes avoient cette idée habituellement présente à l’esprit : ils seroient plus en garde contre leur vanité, plus attentifs aux objections de leurs adversaires, plus à portée d’appercevoir la vérité ; ils seroient plus doux, plus tolérants, et sans doute auroient une moins haute opinion de leur sagesse. Socrate répétoit souvent : Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. On sait tout dans notre siecle, excepté ce que Socrate savoit. Les hommes ne se surprennent si souvent en erreur que parcequ’ils sont ignorants, et qu’en général leur folie la plus incurable c’est de se croire sages.

Cette folie, commune à toutes les nations, et produite en partie par leur vanité, leur fait non seulement mépriser les mœurs et les usages différents des leurs, mais leur fait encore regarder comme un don de la nature la supériorité que quelques unes d’entre elles ont sur les autres : supériorité qu’elles ne doivent qu’à la constitution politique de leur état.


CHAPITRE XXII

Pourquoi les Nations mettent au rang des dons de la nature les qualités qu’elles ne doivent qu’à la forme de leur gouvernement.


LA vanité est encore le principe de cette erreur : et quelle nation peut triompher d’une pareille erreur ? Supposons, pour en donner un exemple, qu’un Français, accoutumé à parler assez librement, à rencontrer çà et là quelques hommes vraiment citoyens, quitte Paris, et débarque à Constantinople : quelle idée se formera-t-il des pays soumis au despotisme, lorsqu’il considérera l’avilissement où s’y trouve l’humanité ; qu’il appercevra partout l’empreinte de l’esclavage ; qu’il verra la tyrannie infecter de son souffle les germes de tous les talents et de toutes les vertus, porter l’abrutissement, la crainte servile et la dépopulation du Caucase jusqu’à l’Égypte ; qu’enfin il apprendra qu’enfermé dans son serrail, tandis que le Persan bat ses troupes et ravage ses provinces, le tranquille sultan, indifférent aux calamités publiques, boit son sorbet, caresse ses femmes, fait étrangler ses bachas, et s’ennuie ? Frappé de la lâcheté et de la servitude de ces peuples, à la fois animé du sentiment de l’orgueil et de l’indignation, quel Français ne se croira pas d’une nature supérieure au Turc ? En est-il beaucoup qui sentent que le mépris pour une nation est toujours un mépris injuste ; que c’est de la forme plus ou moins heureuse des gouvernements que dépend la supériorité d’un peuple sur un autre ; et qu’enfin ce Turc peut lui faire la même réponse qu’un Perse fit à un soldat lacédémonien qui lui reprochoit la lâcheté de sa nation ? Pourquoi m’insulter ? lui disoit-il ; sache qu’il n’est plus de nation par-tout où l’on reconnoît un maître absolu. Un roi est l’ame universelle d’un état despotique ; c’est son courage ou sa foiblesse qui fait languir ou qui vivifie cet empire. Vainqueurs sous Cyrus, si nous sommes vaincus sous Xerxès, c’est que Cyrus eut à fonder le trône où Xerxès s’est assis en naissant ; c’est que Cyrus eut, en naissant, des égaux ; c’est que Xerxès fut toujours environné d’esclaves ; et les plus vils, tu le sais, habitent les palais des rois. C’est donc la lie de la nation que tu vois aux premiers postes ; c’est l’écume des mers qui s’est élevée sur leur surface. Reconnois l’injustice de tes mépris ; et, si tu en doutes, donne-nous les lois de Sparte, prends Xerxès pour maître ; tu seras le lâche, et moi le héros.

Rappelons-nous le moment où le cri de la guerre avoit réveillé toutes les nations de l’Europe, où son tonnerre se faisoit entendre du nord au midi de la France[113] ; supposons qu’en ce moment un républicain, encore tout échauffé de l’esprit de citoyen, arrive à Paris, et se présente dans la bonne compagnie : quelle surprise pour lui de voir chacun y traiter avec indifférence les affaires publiques, et ne s’y occuper vivement que d’une mode, d’une histoire galante, ou d’un petit chien !

Frappé à cet égard de la différence qui se trouve entre notre nation et la sienne, il n’est presque point d’Anglais qui ne se croie un être d’une nature supérieure, qui ne prenne les Français pour des têtes frivoles, et la France pour le royaume Babiole : ce n’est pas qu’il ne pût facilement s’appercevoir que c’est non seulement à la forme de leur gouvernement que ses compatriotes doivent cet esprit de patriotisme et d’élévation inconnu à tout autre pays qu’aux pays libres, mais qu’ils le doivent encore à la position physique de l’Angleterre.

En effet, pour sentir que cette liberté dont les Anglais sont si fiers, et qui renferme réellement le germe de tant de vertus, est moins le prix de leur courage qu’un don du hasard, considérons le nombre infini de factions qui jadis ont déchiré l’Angleterre ; et l’on sera convaincu que si les mers, en embrassant cet empire, ne l’eussent rendu inaccessible aux peuples voisins, ces peuples, en profitant des divisions des Anglais, ou les eussent subjugués, ou du moins eussent fourni à leurs rois des moyens de les asservir, et qu’ainsi leur liberté n’est point le fruit de leur sagesse. Si, comme ils le prétendent, ils ne la tenoient que d’une fermeté et d’une prudence particuliere à leur nation, après le crime affreux commis dans la personne de Charles Ier, n’auroient-ils pas du moins tiré de ce crime le parti le plus avantageux ? Auroient-ils souffert que, par des services et des processions publiques, on mît au rang des martyrs un prince qu’il étoit de leur intérêt, disent quelques-uns d’entre eux, de faire regarder comme une victime immolée au bien général, et dont le supplice, nécessaire au monde, devoit à jamais épouvanter quiconque entreprendroit de soumettre les peuples à une autorité arbitraire et tyrannique ? Tout Anglais sensé conviendra donc que c’est à la position physique de son pays qu’il doit sa liberté ; que la forme de son gouvernement ne pourroit subsister, telle qu’elle est, en terre ferme sans être infiniment perfectionnée ; et que l’unique et légitime sujet de son orgueil se réduit au bonheur d’être né insulaire plutôt qu’habitant du continent.

Un particulier fera sans doute un pareil aveu, mais jamais un peuple. Jamais un peuple ne donnera à sa vanité les entraves de la raison : plus d’équité dans ses jugements supposeroit une suspension d’esprit trop rare dans les particuliers pour la trouver jamais dans une nation.

Chaque peuple mettra donc toujours au rang des dons de la nature les vertus qu’il tient de la forme de son gouvernement. L’intérêt de sa vanité le lui conseillera : et qui résiste au conseil de l’intérêt ?

La conclusion générale de ce que j’ai dit de l’esprit considéré par rapport aux pays divers, c’est que l’intérêt est le dispensateur unique de l’estime ou du mépris que les nations ont pour leurs mœurs, leurs coutumes et leurs genres d’esprit différents.

La seule objection qu’on puisse opposer à cette conclusion est celle-ci : Si l’intérêt, dira-t-on, étoit le seul dispensateur de l’estime accordée aux différents genres de science et d’esprit, pourquoi la morale, utile à toutes les nations, n’est-elle pas la plus honorée ? Pourquoi le nom des Descartes, des Newton, est-il plus célebre que ceux des Nicole, des La Bruyere, et de tous les moralistes, qui peut-être ont dans leurs ouvrages fait preuve d’autant d’esprit ? C’est, répondrai-je, que les grands physiciens ont, par leurs découvertes, quelquefois servi l’univers, et que la plupart des moralistes n’ont été jusqu’à présent d’aucun secours à l’humanité. Que sert de répéter sans cesse qu’il est beau de mourir pour la patrie ? Un apophthegme ne fait point un héros. Pour mériter l’estime, les moralistes devoient employer, à la recherche des moyens propres à former des hommes braves et vertueux, le temps et l’esprit qu’ils ont perdu à composer des maximes sur la vertu. Lorsqu’Omar écrivoit aux Syriens, J’envoie contre vous des hommes aussi avides de la mort que vous l’êtes des plaisirs ; alors les Sarrasins, trompés par les prestiges de l’ambition et de la crédulité, ne voyoient dans le ciel que le partage de la valeur et de la victoire, et dans l’enfer que celui de la lâcheté et de la défaite. Ils étoient alors animés du plus violent fanatisme ; et ce sont les passions, et non les maximes de morale, qui forment les hommes courageux. Les moralistes devoient le sentir, et savoir que, semblable au sculpteur qui, d’un tronc d’arbre, fait un dieu ou un banc, le législateur forme à son gré des héros, des génies, et des gens vertueux. J’en atteste les Moscovites transformés en hommes par Pierre-le-Grand.

En vain les peuples follement amoureux de leur législation cherchent-ils, dans l’inexécution de leurs lois, la cause de leurs malheurs. L’inexécution des lois, dit le sultan Mahmouth, est toujours la preuve de l’ignorance du législateur : la récompense, la punition, la gloire, et l’infamie, soumises à ses volontés, sont quatre especes de divinités avec lesquelles il peut toujours opérer le bien public, et créer des hommes illustres en tous les genres.

Toute l’étude des moralistes consiste à déterminer l’usage qu’on doit faire de ces récompenses et de ces punitions, et les secours qu’on en peut tirer pour lier l’intérêt personnel à l’intérêt général. Cette union est le chef-d’œuvre que doit se proposer la morale. Si les citoyens ne pouvoient faire leur bonheur particulier sans faire le bien public, il n’y auroit alors de vicieux que les fous ; tous les hommes seroient nécessités à la vertu, et la félicité des nations seroit un bienfait de la morale : or qui doute que dans cette supposition cette science ne fût infiniment honorée, et que les écrivains excellents en ce genre ne fussent du moins, par l’équitable et reconnoissante postérité, mis au rang des Solon, des Lycurgue et des Confucius ?

Mais, répliquera-t-on, l’imperfection de la morale et la lenteur de ses progrès ne peut être qu’un effet du peu de proportion qui se trouve entre l’estime accordée aux moralistes et les efforts d’esprit nécessaires pour perfectionner cette science. L’intérêt général, ajoutera-t-on, ne préside donc pas à la distribution de l’estime publique.

Pour répondre à cette objection, il faut, dans les obstacles insurmontables qui se sont jusqu’à présent opposés à l’avancement de la morale, chercher les causes de l’indifférence avec laquelle on a jusqu’à présent regardé une science dont les progrès annoncent toujours ceux de la législation, et que par conséquent tous les peuples ont intérêt de perfectionner.


CHAPITRE XXIII

Des causes qui, jusqu’à présent, ont retardé les progrès de la morale.


Si la poésie, la géométrie, l’astronomie, et généralement toutes les sciences, tendent plus ou moins rapidement à leur perfection, lorsque la morale semble à peine sortir du berceau, c’est que les hommes, forcés, en se rassemblant en société, de se donner et des lois et des mœurs, ont dû se faire un systême de morale avant que l’observation leur en eût découvert les vrais principes. Le systême fait, l’on a cessé d’observer : aussi nous n’avons, pour ainsi dire, que la morale de l’enfance du monde ; et comment la perfectionner ?

Pour hâter les progrès d’une science, il ne suffit pas que cette science soit utile au public, il faut que chacun des citoyens qui composent une nation trouve quelque avantage à la perfectionner. Or, dans les révolutions qu’ont éprouvées tous les peuples de la terre, l’intérêt public, c’est-à-dire celui du plus grand nombre, sur lequel doivent toujours être appuyés les principes d’une bonne morale, ne s’étant pas toujours trouvé conforme à l’intérêt du plus puissant, ce dernier, indifférent au progrès des autres sciences, a dû s’opposer efficacement à ceux de la morale.

L’ambitieux, en effet, qui s’est le premier élevé au-dessus de ses citoyens, le tyran qui les a foulés à ses pieds, le fanatique qui les y tient prosternés, tous ces divers fléaux de l’humanité, toutes ces différentes especes de scélérats, forcés par leur intérêt particulier d’établir des lois contraires au bien général, ont bien senti que leur puissance n’avoit pour fondement que l’ignorance et l’imbécillité humaine : aussi ont-ils toujours imposé silence à quiconque, en découvrant aux nations les vrais principes de la morale, leur eût révélé tous leurs malheurs et tous leurs droits, et les eût armées contre l’injustice.

Mais, répliquera-t-on, si, dans les premiers siecles du monde, lorsque les despotes tenoient les nations asservies sous un sceptre de fer, il étoit alors de leur intérêt de voiler aux peuples les vrais principes de la morale, principes qui, les soulevant contre les tyrans, eussent fait à chaque citoyen un devoir de la vengeance : aujourd’hui que le sceptre n’est plus le prix du crime ; que, remis d’un consentement unanime entre les mains des princes, l’amour des peuples l’y conserve ; que la gloire et le bonheur d’une nation, réfléchis sur le souverain, ajoutent à sa grandeur et à sa félicité, quels ennemis de l’humanité, dira-t-on, s’opposent encore aux progrès de la morale ?

Ce ne sont plus les rois, mais deux autres especes d’hommes puissants. Les premiers sont les fanatiques ; et je ne les confonds point avec les hommes vraiment pieux : ceux-ci sont les soutiens des maximes de la religion ; ceux-là en sont les destructeurs : les uns sont amis de[114] l’humanité ; les autres, doux au-dehors et barbares au-dedans, ont la voix de Jacob et les mains d’Ésaü : indifférents aux actions honnêtes, ils se jugent vertueux, non sur ce qu’ils font, mais seulement sur ce qu’ils croient ; la crédulité des hommes est selon eux l’unique mesure de leur probité[115]. Ils haïssent mortellement, disoit la reine Christine, quiconque n’est pas leur dupe ; et leur intérêt les y nécessite : ambitieux, hypocrites et discrets, ils sentent que, pour s’asservir les peuples, ils doivent les aveugler : aussi ces impies crient-ils sans cesse à l’impiété contre tout homme né pour éclairer les nations ; toute vérité nouvelle leur est suspecte : ils ressemblent aux enfants que tout effraie dans les ténebres.

La seconde espece d’hommes puissants qui s’opposent aux progrès de la morale sont les demi-politiques. Entre ceux-ci il en est qui, naturellement portés au vrai, ne sont ennemis des vérités nouvelles que parcequ’ils sont paresseux, et qu’ils voudroient se soustraire à la fatigue d’attention nécessaire pour les examiner. Il en est d’autres qu’animent des motifs dangereux, et ceux-ci sont les plus à craindre ; ce sont des hommes dont l’esprit est dépourvu de talents et l’ame de vertus, auxquels, pour être de grands scélérats, il ne manque que du courage : incapables de vues élevées et neuves, ces derniers croient que leur considération tient au respect imbécille ou feint qu’ils affichent pour toutes les opinions et les erreurs reçues : furieux contre tout homme qui veut en ébranler l’empire, ils arment[116] contre lui les passions et les préjugés même qu’ils méprisent, et ne cessent d’effaroucher les foibles esprits par le mot de nouveauté.

Comme si les vérités devoient bannir les vertus de la terre ; que tout y fût tellement à l’avantage du vice, qu’on ne pût être vertueux sans être imbécille ; que la morale en démontrât la nécessité, et que l’étude de cette science devînt par conséquent funeste à l’univers ; ils veulent qu’on tienne les peuples prosternés devant les préjugés reçus comme devant les crocodiles sacrés de Memphis. Fait-on quelque découverte en morale ? C’est à nous seuls, disent-ils, qu’il faut la révéler ; nous seuls, à l’exemple des initiés de l’Égypte, devons en être les dépositaires : que le reste des humains soit enveloppé des ténebres du préjugé ; l’état naturel de l’homme est l’aveuglement.

Assez semblables à ces médecins, qui, jaloux de la découverte de l’émétique, abuserent de la crédulité de quelques prélats pour excommunier un remede dont les secours sont si prompts et si salutaires, ils abusent de la crédulité de quelques hommes honnêtes, mais dont la probité stupide et séduite pourroit, sous un gouvernement moins sage, traîner au supplice la probité éclairée d’un Socrate.

Tels sont les moyens dont se sont servies ces deux especes d’hommes pour imposer silence aux esprits éclairés. En vain, pour leur résister, s’appuieroit-on de la faveur publique. Lorsqu’un citoyen est animé de la passion de la vérité et du bien général, je sais qu’il s’exhale toujours de son ouvrage un parfum de vertu qui le rend agréable au public, et que ce public devient son protecteur : mais comme sous le bouclier de la reconnoissance et de l’estime publique on n’est pas à l’abri des persécutions de ces fanatiques, parmi les gens sages il en est très peu d’assez vertueux pour oser braver leur fureur.

Voilà quels obstacles insurmontables se sont jusqu’à présent opposés aux progrès de la morale, et pourquoi cette science, presque toujours inutile, a, conséquemment à mes principes, toujours mérité peu d’estime.

Mais ne peut-on faire sentir aux nations l’utilité qu’elles tireroient d’une excellente morale ? Et ne pourroit-on pas hâter les progrès de cette science, en honorant davantage ceux qui la cultivent ? Vu l’importance de la matiere, au risque d’une digression, je vais traiter ce sujet.


CHAPITRE XXIV

Des moyens de perfectionner la morale.


Il suffit pour cet effet de lever les obstacles que mettent à ses progrès les deux especes d’hommes que j’ai cités. L’unique moyen d’y réussir est de les démasquer ; de montrer, dans les protecteurs de l’ignorance, les plus cruels ennemis de l’humanité ; d’apprendre aux nations que les hommes sont en général encore plus stupides que méchants ; qu’en les guérissant de leurs erreurs, on les guériroit de la plupart de leurs vices ; et que s’opposer à cet égard à leur guérison, c’est commettre un crime de lese-humanité.

Tout homme qui, dans l’histoire, considere le tableau des miseres publiques s’apperçoit bientôt que c’est l’ignorance qui, plus barbare encore que l’intérêt, a versé le plus de calamités sur la terre. Frappé de cette vérité, on est toujours tenté de s’écrier : Heureuse la nation où du moins les citoyens ne se permettroient que des crimes d’intérêt ! Combien l’ignorance les multiplie-t-elle ! Que de sang n’a-t-elle pas fait répandre sur les autels[117] ! Cependant l’homme est fait pour être vertueux : en effet, si c’est dans le plus grand nombre que réside essentiellement la force, et dans la pratique des actions utiles au plus grand nombre que consiste la justice, il est évident que la justice est, par sa nature, toujours armée du pouvoir nécessaire pour réprimer le vice et nécessiter les hommes à la vertu.

Si le crime audacieux et puissant met si souvent à la chaîne la justice et la vertu, et s’il opprime les nations, ce n’est que par le secours de l’ignorance ; c’est elle qui, cachant à chaque nation ses véritables intérêts, empêche l’action et la réunion de ses forces, et met par ce moyen le coupable à l’abri du glaive de l’équité.

À quel mépris faut-il donc condamner quiconque veut retenir les peuples dans les ténebres de l’ignorance ! On n’a point jusqu’à présent assez fortement insisté sur cette vérité : non qu’on doive renverser en un jour tous les autels de l’erreur : je sais avec quel ménagement on doit avancer une opinion nouvelle ; je sais même qu’en les détruisant on doit respecter les préjugés, et qu’avant d’attaquer une erreur généralement reçue, il faut envoyer, comme les colombes de l’arche, quelques vérités à la découverte, pour voir si le déluge des préjugés ne couvre point encore la face du monde, si les erreurs commencent à s’écouler ; et si l’on apperçoit çà et là dans l’univers quelques îles où la vertu et la vérité puissent prendre terre pour se communiquer aux hommes.

Mais tant de précautions ne se prennent qu’avec des préjugés peu dangereux. Que doit-on à des hommes qui, jaloux de la domination, veulent abrutir les peuples pour les tyranniser ? Il faut, d’une main hardie, briser le talisman d’imbécillité auquel est attachée la puissance de ces génies malfaisants, découvrir aux nations les vrais principes de la morale, leur apprendre qu’insensiblement entraînées vers le bonheur apparent ou réel, la douleur et le plaisir sont les seuls moteurs de l’univers moral, et que le sentiment de l’amour de soi est la seule base sur laquelle on puisse jeter les fondements d’une morale utile.

Comment se flatter de dérober aux hommes la connoissance de ce principe ? Pour y réussir il faut donc leur défendre de sonder leurs cœurs, d’examiner leur conduite, d’ouvrir ces livres d’histoire où l’on voit les peuples de tous les siecles et de tous les pays, uniquement attentifs à la voix du plaisir, immoler leurs semblables, je ne dis pas à de grands intérêts, mais à leur sensualité et à leur amusement. J’en prends à témoin et ces viviers où la gourmandise barbare des Romains noyoit des esclaves, et les donnoit en pâture à leurs poissons pour en rendre la chair plus délicate ; et cette île du Tibre où la cruauté des maîtres transportoit les esclaves infirmes, vieux et malades, et les y laissoit périr dans le supplice de la faim : j’en atteste encore les débris de ces vastes et superbes arênes où sont gravés les fastes de la barbarie humaine ; où le peuple le plus policé de l’univers sacrifioit des milliers de gladiateurs au seul plaisir que produit le spectacle des combats ; où les femmes accouroient en foule ; où ce sexe, nourri dans le luxe, la mollesse et les plaisirs, ce sexe qui, fait pour l’ornement et les délices de la terre, semble ne devoir respirer que la volupté, portoit la barbarie au point d’exiger des gladiateurs blessés de tomber en mourant dans une attitude agréable. Ces faits, et mille autres pareils, sont trop avérés pour se flatter d’en dérober aux hommes la véritable cause. Chacun sait qu’il n’est pas d’une autre nature que les Romains, que la différence de son éducation produit la différence de ses sentiments, et le fait frémir au seul récit d’un spectacle que l’habitude lui eût sans doute rendu agréable s’il fût né sur les bords du Tibre. En vain quelques hommes, dupes de leur paresse à s’examiner, et de leur vanité à se croire bons, s’imaginent devoir à l’excellence particuliere de leur nature les sentiments humains dont ils seroient affectés à un pareil spectacle ; l’homme sensé convient que la nature, comme le dit Pascal[118], et comme le prouve l’expérience, n’est rien autre chose que notre premiere habitude. Il est donc absurde de vouloir cacher aux hommes le principe qui les meut.

Mais supposons qu’on y réussît, quel avantage en retireroient les nations ? On ne feroit certainement que voiler aux yeux des gens grossiers le sentiment de l’amour de soi ; on n’empêcheroit point l’action de ce sentiment sur eux ; on n’en changeroit point les effets ; les hommes ne seroient point autres qu’ils sont : cette ignorance ne leur seroit donc point utile. Je dis de plus qu’elle leur seroit nuisible : c’est en effet à la connoissance du principe de l’amour de soi que les sociétés doivent la plupart des avantages dont elles jouissent : cette connoissance, tout imparfaite qu’elle est encore, a fait sentir aux peuples la nécessité d’armer de puissance la main des magistrats ; elle a fait confusément appercevoir au législateur la nécessité de fonder sur la base de l’intérêt personnel les principes de la probité. Sur quelle autre base en effet pourroit-on les appuyer ? Seroit-ce sur les principes de ces fausses religions, qui, dira-t-on, toutes fausses qu’elles sont, pourroient être utiles au bonheur temporel des hommes[119] ? Mais la plupart de ces religions sont trop absurdes pour donner de pareils étaies à la vertu. On ne l’appuiera pas non plus sur les principes de la vraie religion ; non que la morale n’en soit excellente, que ses maximes n’élevent l’ame jusqu’à la sainteté, et ne la remplissent d’une joie intérieure, avant-goût de la joie céleste ; mais parceque ses principes ne pourroient convenir qu’au petit nombre de chrétiens répandus sur la terre ; et qu’un philosophe, qui, dans ses écrits, est toujours censé parler à l’univers, doit donner à la vertu des fondements sur lesquels toutes les nations puissent également bâtir, et par conséquent l’édifier sur la base de l’intérêt personnel. Il doit se tenir d’autant plus fortement attaché à ce principe, que des motifs d’intérêt temporel, maniés avec adresse par un législateur habile, suffisent pour former des hommes vertueux. L’exemple des Turcs, qui, dans leur religion, admettent le dogme de la nécessité, principe destructif de toute religion, et qui peuvent en conséquence être regardés comme des déistes ; l’exemple des Chinois matérialistes[120] ; celui des saducéens, qui nioient l’immortalité de l’ame, et qui recevoient chez les Juifs le titre de justes par excellence ; enfin l’exemple des gymnosophistes, qui, toujours accusés d’athéisme et toujours respectés pour leur sagesse et leur retenue, remplissoient avec la plus grande exactitude les devoirs de la société : tous ces exemples et mille autres pareils prouvent que l’espoir ou la crainte des peines ou des plaisirs temporels sont aussi efficaces, aussi propres à former des hommes vertueux, que ces peines et ces plaisirs éternels qui, considérés dans la perspective de l’avenir, font communément une impression trop foible pour y sacrifier des plaisirs criminels, mais présents.

Comment ne donneroit-on pas la préférence aux motifs d’intérêt temporel ? Ils n’inspirent aucune de ces pieuses et saintes cruautés que condamne[121] notre religion, cette loi d’amour et d’humanité, mais dont ses ministres ont fait si souvent usage ; cruautés qui seront à jamais la honte des siecles passés, l’horreur et l’étonnement des siecles à venir.

De quelle surprise en effet ne doit point être saisi, et le citoyen vertueux, et le chrétien pénétré de cet esprit de charité tant recommandé dans l’évangile, lorsqu’il jette un coup-d’œil sur l’univers passé ! Il y voit différentes religions évoquer toutes le fanatisme, et s’abreuver de sang humain[55]. Ici ce sont des chrétiens, libres, comme le prouve Warburton, d’exercer leur culte, s’ils n’eussent pas voulu détruire celui des idoles, qui, par leur intolérance, excitent la persécution des païens : là ce sont différentes sectes de chrétiens, acharnées les unes contre les autres, qui déchirent l’empire de Constantinople : plus loin s’éleve en Arabie une religion nouvelle ; elle commande aux Sarrazins de parcourir la terre le fer et la flamme à la main. Aux irruptions de ces barbares on voit succéder la guerre contre les infideles. Sous l’étendard des croisés, des nations entieres désertent l’Europe pour inonder l’Asie, pour exercer sur leur route les plus affreux brigandages, et courir s’ensevelir dans les sables de l’Arabie et de l’Égypte. C’est ensuite le fanatisme qui met les armes à la main des princes chrétiens ; il ordonne aux catholiques le massacre des hérétiques ; il fait reparoître sur la terre ces tortures inventées par les Phalaris, les Busiris et les Néron ; il dresse, il allume en Espagne les bûchers de l’inquisition, tandis que les pieux Espagnols quittent leurs ports, traversent les mers, pour planter la croix et la désolation en Amérique[122]. Qu’on jette les yeux sur le nord, le midi, l’orient et l’occident du monde, par-tout on voit le couteau sacré de la religion levé sur le sein des femmes, des enfants, des vieillards ; et la terre, fumante du sang des victimes immolées aux faux dieux ou à l’Être suprême, n’offrir de toutes parts que le vaste, le dégoûtant et l’horrible charnier de l’intolérance. Or quel homme vertueux, et quel chrétien, si son ame tendre est remplie de la divine onction qui s’exhale des maximes de l’évangile, s’il est sensible aux plaintes des malheureux, et s’il a quelquefois essuyé leurs larmes, ne seroit point à ce spectacle touché de compassion pour l’humanité[123], et n’essaieroit point de fonder la probité, non sur des principes aussi respectables que ceux de la religion, mais sur des principes dont il soit moins facile d’abuser, tels que sont les motifs d’intérêt personnel ?

Sans être contraires aux principes de notre religion, ces motifs suffisent pour nécessiter les hommes à la vertu. La religion des païens, en peuplant l’olympe de scélérats, étoit, sans contredit, moins propre que la nôtre à former des hommes justes. Qui peut cependant douter que les premiers Romains n’aient été plus vertueux que nous ? Qui peut nier que les maréchaussées n’aient désarmé plus de brigands que la religion ; que l’Italien, plus dévot que le Français, n’ait, le chapelet en main, fait plus d’usage du stylet et du poison ; et que, dans les temps où la dévotion est plus ardente et la police plus imparfaite, il ne se commette infiniment plus de crimes[124] que dans les siecles où la dévotion s’attiédit et la police se perfectionne ?

C’est donc uniquement par de bonnes lois[58] qu’on peut former des hommes vertueux. Tout l’art du législateur consiste donc à forcer les hommes, par le sentiment de l’amour d’eux-mêmes, d’être toujours justes les uns envers les autres. Or, pour composer de pareilles lois, il faut connoître le cœur humain, et préliminairement savoir que les hommes, sensibles pour eux seuls, indifférents pour les autres, ne sont nés ni bons ni méchants, mais prêts à être l’un ou l’autre, selon qu’un intérêt commun les réunit ou les divise ; que le sentiment de préférence que chacun éprouve pour soi, sentiment auquel est attaché la conservation de l’espece, est gravé par la nature d’une maniere ineffaçable[125] ; que la sensibilité physique a produit en nous l’amour du plaisir et la haine de la douleur ; que le plaisir et la douleur ont ensuite déposé et fait éclore dans tous les cœurs le germe de l’amour de soi, dont le développement a donné naissance aux passions, d’où sont sortis tous nos vices et toutes nos vertus.

C’est par la méditation de ces idées préliminaires qu’on apprend pourquoi les passions, dont l’arbre défendu n’est, selon quelques rabbins, qu’une ingénieuse image, portent également sur leur tige les fruits du bien et du mal ; qu’on apperçoit le méchanisme qu’elles emploient à la production de nos vices et de nos vertus ; et qu’enfin un législateur découvre le moyen de nécessiter les hommes à la probité, en forçant les passions à ne porter que des fruits de vertu et de sagesse.

Or, si l’examen de ces idées, propres à rendre les hommes vertueux, nous est interdit par les deux especes d’hommes puissants cités ci-dessus, l’unique moyen de hâter les progrès de la morale seroit donc, comme je l’ai dit plus haut, de faire voir dans ces protecteurs de la stupidité les plus cruels ennemis de l’humanité, de leur arracher le sceptre qu’ils tiennent de l’ignorance, et dont ils se servent pour commander aux peuples abrutis. Sur quoi j’observerai que ce moyen, simple et facile dans la spéculation, est très difficile dans l’exécution ; non qu’il ne naisse des hommes qui à des esprits vastes et lumineux unissent des ames fortes et vertueuses. Il est des hommes qui, persuadés qu’un citoyen sans courage est un citoyen sans vertu, sentent que les biens et la vie même d’un particulier ne sont, pour ainsi dire, entre ses mains qu’un dépôt qu’il doit toujours être prêt de restituer lorsque le salut du public l’exige. Mais de pareils hommes sont toujours en trop petit nombre pour éclairer le public. D’ailleurs la vertu est toujours sans force lorsque les mœurs d’un siecle y attachent la rouille du ridicule. Aussi la morale et la législation, que je regarde comme une seule et même science, ne feront-elles que des progrès insensibles.

C’est uniquement le laps du temps qui pourra rappeller ces siecles heureux désignés par les noms d’Astrée ou de Rhée, qui n’étoient que l’ingénieux emblême de la perfection de ces deux sciences.


CHAPITRE XXV

De la Probité par rapport à l’univers.


S’il existoit une probité par rapport à l’univers, cette probité ne seroit que l’habitude des actions utiles à toutes les nations : or il n’est point d’action qui puisse immédiatement influer sur le bonheur ou le malheur de tous les peuples. L’action la plus généreuse, par le bienfait de l’exemple, ne produit pas dans le monde moral un effet plus sensible que la pierre jetée dans l’océan n’en produit sur les mers, dont elle éleve nécessairement la surface.

Il n’est donc point de probité pratique par rapport à l’univers. À l’égard de la probité d’intention, qui se réduiroit au desir constant et habituel du bonheur des hommes, et par conséquent au vœu simple et vague de la félicité universelle, je dis que cette espece de probité n’est encore qu’une chimere platonicienne. En effet, si l’opposition des intérêts des peuples les tient les uns à l’égard des autres dans un état de guerre perpétuelle ; si les paix conclues entre les nations ne sont proprement que des treves comparables au temps qu’après un long combat deux vaisseaux prennent pour se ragréer et recommencer l’attaque ; si les nations ne peuvent étendre leurs conquêtes et leur commerce qu’aux dépens de leurs voisins ; enfin si la félicité et l’agrandissement d’un peuple sont presque toujours attachés au malheur et à l’affoiblissement d’un autre ; il est évident que la passion du patriotisme, passion si desirable, si vertueuse et si estimable dans un citoyen, est, comme le prouve l’exemple des Grecs et des Romains, absolument exclusive de l’amour universel.

Il faudroit, pour donner l’être à cette espece de probité, que les nations, par des lois et des conventions réciproques, s’unissent entre elles comme les familles qui composent un état ; que l’intérêt particulier des nations fût soumis à un intérêt plus général ; et qu’enfin l’amour de la patrie, en s’éteignant dans les cœurs, y allumât le feu de l’amour universel : supposition qui ne se réalisera de long-temps. D’où je conclus qu’il ne peut y avoir de probité pratique, ni même de probité d’intention, par rapport à l’univers ; et c’est en ce point que l’esprit differe de la probité.

En effet, si les actions d’un particulier ne peuvent en rien contribuer au bonheur universel, et si les influences de sa vertu ne peuvent sensiblement s’étendre au-delà des limites d’un empire, il n’en est pas ainsi de ses idées. Qu’un homme découvre un spécifique, qu’il invente une machine, telle qu’un moulin à vent, ces productions de son esprit peuvent en faire un bienfaiteur du monde[126].

D’ailleurs, en matiere d’esprit comme en matiere de probité, l’amour de la patrie n’est point exclusif de l’amour universel. Ce n’est point aux dépens de ses voisins qu’un peuple acquiert des lumieres : au contraire, plus les nations sont éclairées, plus elles se réfléchissent réciproquement d’idées, et plus la force et l’activité de l’esprit universel s’augmente. D’où je conclus que, s’il n’est point de probité relative à l’univers, il est du moins certains genres d’esprit qu’on peut considérer sous cet aspect.


CHAPITRE XXVI

De l’Esprit par rapport à l’univers.


L’esprit, considéré sous ce point de vue, ne sera, conformément aux définitions précédentes, que l’habitude des idées intéressantes pour tous les peuples, soit comme instructives, soit comme agréables.

Ce genre d’esprit est sans contredit le plus desirable. Il n’est aucun temps où l’espece d’idées réputée esprit par tous les peuples ne soit vraiment digne de ce nom. Il n’en est pas ainsi du genre d’idées auquel une nation donne quelquefois le nom d’esprit. Il est pour chaque nation un temps de stupidité et d’avilissement, pendant lequel elle n’a point d’idées nettes de l’esprit ; elle prodigue alors ce nom à certains assemblages d’idées à la mode, et toujours ridicules aux yeux de la postérité. Ces siecles d’avilissement sont ordinairement ceux du despotisme. Alors, dit un poëte, Dieu prive les nations de la moitié de leur intelligence, pour les endurcir contre les miseres et le supplice de la servitude.

Parmi les idées propres à plaire à tous les peuples il en est d’instructives ; ce sont celles qui appartiennent à certains genres de science et d’art : mais il en est aussi d’agréables ; telles sont premièrement les idées et les sentiments admirés dans certains morceaux d’Homere, de Virgile, de Corneille, du Tasse, de Milton, dans lesquels, comme je l’ai déja dit, ces illustres écrivains ne s’arrêtent point à la peinture d’une nation ou d’un siecle en particulier, mais à celle de l’humanité ; telles sont, en second lieu, les grandes images dont ces poëtes ont enrichi leurs ouvrages.

Pour prouver qu’en quelque genre que ce soit il est des beautés propres à plaire universellement, je choisis ces mêmes images pour exemple, et je dis que la grandeur est dans les tableaux poétiques une cause universelle de plaisir[127] : non que tous les hommes en soient également frappés : il en est même d’insensibles aux beautés de la description comme aux charmes de l’harmonie, et qu’il seroit à cet égard aussi injuste qu’inutile de vouloir désabuser. Ils ont, par leur insensibilité, acquis le droit malheureux de nier un plaisir qu’ils n’éprouvent pas. Mais ces hommes sont en petit nombre.

En effet, soit que le desir habituel et impatient de la félicité, qui nous fait souhaiter toutes les perfections comme des moyens d’accroître notre bonheur, nous rende agréables tous ces grands objets, dont la contemplation semble donner plus d’étendue à notre ame, plus de force et d’élévation à nos idées, soit que par eux-mêmes les grands objets fassent sur nos sens une impression plus forte, plus continue et plus agréable, soit enfin quelque autre cause, nous éprouvons que la vue hait tout ce qui la resserre ; qu’elle se trouve gênée dans les gorges d’une montagne ou dans l’enceinte d’un grand mur ; qu’elle aime, au contraire, à parcourir une vaste plaine, à s’étendre sur la surface des mers, à se perdre dans un horizon reculé.

Tout ce qui est grand a droit de plaire aux yeux et à l’imagination des hommes : cette espece de beauté l’emporte infiniment dans les descriptions sur toutes les autres beautés, qui, dépendantes, par exemple, de la justesse des proportions, ne peuvent être ni aussi vivement ni aussi généralement senties, puisque toutes les nations n’ont pas les mêmes idées des proportions.

En effet, si l’on oppose aux cascades que l’art proportionne, aux souterrains qu’il creuse, aux terrasses qu’il éleve, les cataractes du fleuve S.-Laurent, les cavernes creusées dans l’Etna, les masses énormes de rochers entassés sans ordre sur les Alpes, ne sent-on pas que le plaisir produit par cette prodigalité, cette magnificence rude et grossiere que la nature met dans tous ses ouvrages, est infiniment supérieur au plaisir qui résulte de la justesse des proportions ?

Pour s’en convaincre, qu’un homme monte la nuit sur une montagne pour y contempler le firmament : quel est le charme qui l’y attire ? Est-ce la symmétrie agréable dans laquelle les astres sont rangés ? Mais ici, dans la voie lactée, ce sont des soleils sans nombre, amoncelés sans ordre les uns sur les autres ; là ce sont de vastes déserts. Quelle est donc la source de ses plaisirs ? l’immensité même du ciel. En effet quelle idée se former de cette immensité, lorsque des mondes enflammés ne paroissent que des points lumineux semés çà et là dans les plaines de l’éther, lorsque des soleils plus avant engagés dans les profondeurs du firmament n’y sont apperçus qu’avec peine ? L’imagination qui s’élance de ces dernieres spheres pour parcourir tous les mondes possibles ne doit-elle pas s’engloutir dans les vastes et immensurables concavités des cieux, se plonger dans le ravissement que produit la contemplation d’un objet qui occupe l’ame tout entiere, sans cependant la fatiguer ? C’est aussi la grandeur de ces décorations qui dans ce genre a fait dire que l’art étoit si inférieur à la nature ; ce qui, en termes intelligibles, ne signifie rien autre chose, sinon que les grands tableaux nous paroissent préférables aux petits.

Dans les arts susceptibles de ce genre de beautés, tels que la sculpture, l’architecture et la poésie, c’est l’énormité des masses qui place le colosse de Rhodes et les pyramides de Memphis au rang des merveilles du monde. C’est la grandeur des descriptions qui nous fait regarder Milton du moins comme l’imagination la plus forte et la plus sublime. Aussi son sujet, peu fertile en beautés d’une autre espece, l’étoit-il infiniment en beautés de descriptions. Devenu par ce sujet l’architecte du paradis terrestre, il avoit à rassembler dans le court espace du jardin d’Éden toutes les beautés que la nature a dispersées sur la terre pour l’ornement de mille climats divers. Porté par le choix de ce même sujet sur le bord de l’abyme informe du chaos, il avoit à en tirer cette matiere premiere propre à former l’univers, à creuser le lit des mers, à couronner la terre de montagnes, à la couvrir de verdure, à mouvoir les soleils, à les allumer, à déployer auprès d’eux le pavillon des cieux, à peindre enfin la beauté du premier jour du monde, et cette fraîcheur printaniere dont sa vive imagination embellit la nature nouvellement éclose. Il avoit donc non seulement à nous présenter les plus grands tableaux, mais encore les plus neufs et les plus variés, qui, pour l’imagination des hommes, sont encore deux causes universelles de plaisir.

Il en est de l’imagination comme de l’esprit : c’est par la contemplation et la combinaison, soit des tableaux de la nature, soit des idées philosophiques, que, perfectionnant leur imagination ou leur esprit, les poëtes et les philosophes parviennent également à exceller dans des genres très différents, et dans lesquels il est également rare, et peut-être également difficile, de réussir.

Quel homme, en effet, ne sent pas que la marche de l’esprit humain doit être uniforme, à quelque science ou à quelque art qu’on l’applique ? Si, pour plaire à l’esprit, dit M. de Fontenelle, il faut l’occuper sans le fatiguer ; si l’on ne peut l’occuper qu’en lui offrant de ces vérités nouvelles, grandes et premieres, dont la nouveauté, l’importance et la fécondité fixent fortement son attention ; si l’on n’évite de le fatiguer qu’en lui présentant des idées rangées avec ordre, exprimées par les mots les plus propres, dont le sujet soit un, simple, et par conséquent facile à embrasser, et où la variété se trouve identifiée à la simplicité[128] ; c’est pareillement à la triple combinaison de la grandeur, de la nouveauté, de la variété et de la simplicité dans les tableaux, qu’est attaché le plus grand plaisir de l’imagination. Si, par exemple, la vue ou la description d’un grand lac nous est agréable, celle d’une mer calme et sans bornes nous est sans doute plus agréable encore ; son immensité est pour nous la source d’un plus grand plaisir. Cependant, quelque beau que soit ce spectacle, son uniformité devient bientôt ennuyeuse. C’est pourquoi, si, enveloppée de nuages noirs, et portée par les aquilons, la tempête, personnifiée par l’imagination du poëte, se détache du midi, en roulant devant elle les mobiles montagnes des eaux ; qui doute que la succession rapide, simple et variée, des tableaux effrayants que présente le bouleversement des mers, ne fasse à chaque instant sur notre imagination des impressions nouvelles, ne fixe fortement notre attention, ne nous occupe sans nous fatiguer, et ne nous plaise par conséquent davantage ? Mais, si la nuit vient encore redoubler les horreurs de cette même tempête, et que les montagnes d’eau dont la chaîne termine et cintre l’horizon soient à l’instant éclairées par les lueurs répétées et réfléchies des éclairs et des foudres ; qui doute que cette mer obscure, changée tout-à-coup en une mer de feu, ne forme, par la nouveauté, unie à la grandeur et à la variété de cette image, un des tableaux les plus propres à étonner notre imagination ? Aussi l’art du poëte, considéré purement comme descripteur, est de n’offrir à la vue que des objets en mouvement, et même, s’il le peut, de frapper dans ses descriptions plusieurs sens à-la-fois. La peinture du mugissement des eaux, du sifflement des vents, et des éclats du tonnerre, pourroit-elle ne pas ajouter encore à la terreur secrete, et par conséquent au plaisir que nous fait éprouver le spectacle d’une mer en furie ? Au retour du printemps, lorsque l’aurore descend dans les jardins de Marly pour entr’ouvrir le calice des fleurs, en cet instant les parfums qu’elles exhalent, le gazouillement de mille oiseaux, le murmure des cascades, n’augmentent-ils pas encore le charme de ces bosquets enchantés ? Tous les sens sont autant de portes par lesquelles les impressions agréables peuvent entrer dans nos ames : plus on en ouvre à-la-fois, plus il y pénetre de plaisir.

On voit donc que, s’il est des idées généralement utiles aux nations comme instructives (telles sont celles qui appartiennent directement aux sciences), il en est aussi d’universellement utiles comme agréables ; et que, différent en ce point de la probité, l’esprit d’un particulier peut avoir des rapports avec l’univers entier.

La conclusion de ce discours c’est que, tant en matiere d’esprit qu’en matiere de morale, c’est toujours, de la part des hommes, l’amour ou la reconnoissance qui loue, la haine ou la vengeance qui méprise. L’intérêt est donc le seul dispensateur de leur estime : l’esprit, sous quelque point de vue qu’on le considere, n’est donc jamais qu’un assemblage d’idées neuves, intéressantes, et par conséquent utiles aux hommes, soit comme instructives, soit comme agréables.


DISCOURS III.

Si l’Esprit doit être considéré comme un don de la nature, ou comme un effet de l’éducation.


CHAPITRE I


Je vais examiner dans ce discours ce que peuvent sur l’esprit la nature et l’éducation : pour cet effet je dois d’abord déterminer ce qu’on entend par le mot nature.

Ce mot peut exciter en nous l’idée confuse d’un être ou d’une force qui nous a doués de tous nos sens : or les sens sont les sources de toutes nos idées. Privés d’un sens nous sommes privés de toutes les idées qui y sont relatives. Un aveugle-né n’a, par cette raison, aucune idée des couleurs. Il est donc évident que, dans cette signification, l’esprit doit être en entier considéré comme un don de la nature.

Mais, si l’on prend ce mot dans une acception différente, et si l’on suppose qu’entre les hommes bien conformés, doués de tous leurs sens, et dans l’organisation desquels on n’apperçoit aucun défaut, la nature cependant ait mis de si grandes différences, et des dispositions si inégales à l’esprit, que les uns soient organisés pour être stupides, et les autres pour être spirituels, la question devient plus délicate.

J’avoue qu’on ne peut d’abord considérer la grande inégalité d’esprit des hommes sans admettre entre les esprits la même différence qu’entre les corps, dont les uns sont foibles et délicats, lorsque les autres sont forts et robustes. Qui pourroit, dira-t-on, à cet égard occasionner des différences dans la maniere uniforme dont la nature opere ?

Ce raisonnement, il est vrai, n’est fondé que sur une analogie. Il est assez semblable à celui des astronomes qui concluroient que le globe de la lune est habité, parcequ’il est composé d’une matiere à-peu-près pareille au globe de la terre.

Quelque foible que ce raisonnement soit en lui-même, il doit cependant paroître démonstratif ; car enfin, dira-t-on, à quelle cause attribuer la grande inégalité d’esprit qu’on remarque entre des hommes qui semblent avoir eu la même éducation ?

Pour répondre à cette objection il faut d’abord examiner si plusieurs hommes peuvent, à la rigueur, avoir eu la même éducation ; et, pour cet effet, fixer l’idée qu’on attache au mot éducation.

Si par éducation on entend simplement celle qu’on reçoit dans les mêmes lieux et par les mêmes maîtres, en ce sens l’éducation est la même pour une infinité d’hommes.

Mais, si l’on donne à ce mot une signification plus vraie et plus étendue, et qu’on y comprenne généralement tout ce qui sert à notre instruction, alors je dis que personne ne reçoit la même éducation, parceque chacun a, si je l’ose dire, pour précepteurs, et la forme du gouvernement sous lequel il vit, et ses amis, et ses maîtresses, et les gens dont il est entouré, et ses lectures, et enfin le hasard, c’est-à-dire une infinité d’évènements dont notre ignorance ne nous permet pas d’appercevoir l’enchaînement et les causes. Or ce hasard a plus de part qu’on ne pense à notre éducation. C’est lui qui met certains objets sous nos yeux, nous occasionne en conséquence les idées les plus heureuses, et nous conduit quelquefois aux plus grandes découvertes. Ce fut le hasard, pour en donner quelques exemples, qui guida Galilée dans les jardins de Florence lorsque les jardiniers en faisoient jouer les pompes ; ce fut lui qui inspira ces jardiniers, lorsque, ne pouvant élever les eaux au dessus de la hauteur de trente-deux pieds, ils en demanderent la cause à Galilée, et piquerent par cette question l’esprit et la vanité de ce philosophe ; ce fut ensuite sa vanité, mise en action par ce coup du hasard, qui l’obligea à faire de cet effet naturel l’objet de ses méditations, jusqu’à ce qu’enfin il eût, par la découverte du principe de la pesanteur de l’air, trouvé la solution de ce problême.

Dans un moment où l’ame paisible de Newton n’étoit occupée d’aucune affaire, agitée d’aucune passion, c’est pareillement le hasard qui, l’attirant sous une allée de pommiers, détacha quelques fruits de leurs branches, et donna à ce philosophe la premiere idée de son systême. C’est réellement de ce fait qu’il partit pour examiner si la lune ne gravitoit pas vers la terre avec la même force que les corps tombent sur sa surface. C’est donc au hasard que les grands génies ont dû souvent les idées les plus heureuses. Combien de gens d’esprit restent confondus dans la foule des hommes médiocres, faute, ou d’une certaine tranquillité d’ame, ou de la rencontre d’un jardinier, ou de la chûte d’une pomme !

Je sens qu’on ne peut d’abord sans quelque peine attribuer de si grands effets à des causes si éloignées et si petites en apparence[129]. Cependant l’expérience nous apprend que, dans le physique comme dans le moral, les plus grands évènements sont souvent l’effet de causes presque imperceptibles. Qui doute qu’Alexandre n’ait dû en partie la conquête de la Perse à l’instituteur de la phalange macédonienne ; que le chantre d’Achille, animant ce prince de la fureur de la gloire, n’ait eu part à la destruction de l’empire de Darius, comme Quinte-Curce aux victoires de Charles XII ; que les pleurs de Véturie n’aient désarmé Coriolan, n’aient affermi la puissance de Rome prête à succomber sous les efforts des Volsques, n’aient occasionné ce long enchaînement de victoires qui changerent la face du monde ; et que ce ne soit par conséquent aux larmes de cette Véturie que l’Europe doit sa situation présente ? Que de faits pareils ne pourroit-on pas citer[130] ! Gustave, dit M. l’abbé de Vertot, parcouroit vainement les provinces de la Suede ; il erroit depuis plus d’un an dans les montagnes de la Dalécarlie. Les montagnards, quoique prévenus par sa bonne mine, par la grandeur de sa taille et la force apparente de son corps, ne se fussent cependant pas déterminés à le suivre, si, le jour même où ce prince harangua les Dalécarliens, les anciens de la contrée n’eussent remarqué que le vent du nord avoit toujours soufflé. Ce coup de vent leur parut un signe certain de la protection du ciel, et l’ordre d’armer en faveur du héros. C’est donc le vent du nord qui mit la couronne de Suede sur la tête de Gustave.

La plupart des évènements ont des causes aussi petites. Nous les ignorons, parceque la plupart des historiens les ont ignorées eux-mêmes, ou parcequ’ils n’ont pas eu d’yeux pour les appercevoir. Il est vrai qu’à cet égard l’esprit peut réparer leurs omissions : la connoissance de certains principes supplée facilement à la connoissance de certains faits. Ainsi, sans m’arrêter davantage à prouver que le hasard joue dans ce monde un plus grand rôle qu’on ne pense, je conclurai de ce que je viens de dire que, si l’on comprend sous le mot d’éducation généralement tout ce qui sert à notre instruction, ce même hasard doit nécessairement y avoir la plus grande part ; et que personne n’étant exactement placé dans le même concours de circonstances, personne ne reçoit précisément la même éducation.

Ce fait posé, qui peut assurer que la différence de l’éducation ne produise la différence qu’on remarque entre les esprits ; que les hommes ne soient semblables à ces arbres de la même espece, dont le germe, indestructible et absolument le même, n’étant jamais semé exactement dans la même terre, ni précisément exposé aux mêmes vents, au même soleil, aux mêmes pluies, doit, en se développant, prendre nécessairement une infinité de formes différentes ? Je pourrois donc conclure que l’inégalité d’esprit des hommes peut être indifféremment regardée comme l’effet de la nature ou de l’éducation. Mais, quelque vraie que fût cette conclusion, comme elle n’auroit rien que de vague, et qu’elle se réduiroit, pour ainsi dire, à un peut-être, je crois devoir considérer cette question sous un point de vue nouveau, la ramener à des principes plus certains et plus précis. Pour cet effet il faut réduire la question à des points simples, remonter jusqu’à l’origine de nos idées, au développement de l’esprit, et se rappeler que l’homme ne fait que sentir, se ressouvenir, et observer les ressemblances et les différences, c’est-à-dire les rapports qu’ont entre eux les objets divers qui s’offrent à lui, ou que sa mémoire lui présente ; qu’ainsi la nature ne pourroit donner aux hommes plus ou moins de disposition à l’esprit, qu’en douant les uns préférablement aux autres d’un peu plus de finesse de sens, d’étendue de mémoire, et de capacité d’attention.


CHAPITRE II

De la finesse des sens.


La plus ou moins grande perfection des organes des sens, dans laquelle se trouve nécessairement comprise celle de l’organisation intérieure, puisque je ne juge ici de la finesse des sens que par leurs effets, seroit-elle la cause de l’inégalité d’esprit des hommes ?

Pour raisonner avec quelque justesse sur ce sujet, il faut examiner si le plus ou le moins de finesse des sens donne à l’esprit ou plus d’étendue, ou plus de cette justesse qui, prise dans sa vraie signification, renferme toutes les qualités de l’esprit.

La perfection plus ou moins grande des organes des sens n’influe en rien sur la justesse de l’esprit, si les hommes, quelque impression qu’ils reçoivent des mêmes objets, doivent cependant toujours appercevoir les mêmes rapports entre ces objets. Or, pour prouver qu’ils les apperçoivent, je choisis le sens de la vue pour exemple, comme celui auquel nous devons le plus grand nombre de nos idées ; et je dis qu’à des yeux différents, si les mêmes objets paroissent plus ou moins grands ou petits, brillants ou obscurs ; si la toise, par exemple, est aux yeux d’un tel homme plus petite, la neige moins blanche, et l’ébene moins noire, qu’aux yeux de tel autre ; ces deux hommes appercevront néanmoins toujours les mêmes rapports entre tous les objets : la toise, en conséquence, paroîtra toujours à leurs yeux plus grande que le pied, la neige le plus blanc de tous les corps, et l’ébene le plus noir de tous les bois.

Or, comme la justesse d’esprit consiste dans la vue nette des véritables rapports que les objets ont entre eux, et qu’en répétant sur les autres sens ce que j’ai dit sur celui de la vue on arrivera toujours au même résultat, j’en conclus que la plus ou moins grande perfection de l’organisation, tant extérieure qu’intérieure, ne peut en rien influer sur la justesse de nos jugements.

Je dirai de plus que, si l’on distingue l’étendue de la justesse de l’esprit, le plus ou le moins de finesse des sens n’ajoutera rien à cette étendue. En effet, en prenant toujours le sens de la vue pour exemple, n’est-il pas évident que la plus ou moins grande étendue d’esprit dépendroit du nombre plus ou moins grand d’objets qu’à l’exclusion des autres un homme doué d’une vue très fine pourroit placer dans sa mémoire ? Or il est très peu de ces objets imperceptibles par leur petitesse qui, considérés précisément avec la même attention par des yeux aussi jeunes et aussi exercés, soient apperçus des uns et échappent aux autres : mais la différence que la nature met à cet égard entre les hommes que j’appelle bien organisés, c’est-à-dire dans l’organisation desquels on n’apperçoit aucun défaut[131], fût-elle infiniment plus considérable qu’elle ne l’est, je puis montrer que cette différence n’en produiroit aucune sur l’étendue de l’esprit.

Supposons des hommes doués d’une même capacité d’attention, d’une mémoire également étendue, enfin deux hommes égaux en tout, excepté en finesse de sens : dans cette hypothese, celui qui sera doué de la vue la plus fine pourra sans contredit placer dans sa mémoire et comparer entre eux plusieurs de ces objets que leur petitesse cache à celui dont l’organisation est à cet égard moins parfaite : mais ces deux hommes ayant, par ma supposition, une mémoire également étendue, et capable si l’on veut de contenir deux mille objets, il est encore certain que le second pourra remplacer par des faits historiques les objets qu’un moindre degré de finesse dans la vue ne lui aura pas permis d’appercevoir, et qu’il pourra compléter si l’on veut le nombre de deux mille objets que contient la mémoire du premier. Or, de ces deux hommes, si celui dont le sens de la vue est le moins fin peut cependant déposer dans le magasin de sa mémoire un aussi grand nombre d’objets que l’autre, et si d’ailleurs ces deux hommes sont égaux en tout, ils doivent par conséquent faire autant de combinaisons, et, par ma supposition, avoir autant d’esprit, puisque l’étendue de l’esprit se mesure par le nombre des idées et des combinaisons. Le plus ou le moins de perfection dans l’organe de la vue ne peut en conséquence qu’influer sur le genre de leur esprit, faire de l’un un peintre, un botaniste, et de l’autre un historien et un politique ; mais elle ne peut en rien influer sur l’étendue de leur esprit. Aussi ne remarque-t-on pas une constante supériorité d’esprit, et dans ceux qui ont le plus de finesse dans le sens de la vue et de l’ouïe, et dans ceux qui, par l’usage habituel des lunettes et des cornets, mettroient par ce moyen entre eux et les autres hommes plus de différence que n’en met à cet égard la nature. D’où je conclus qu’entre les hommes que j’appelle bien organisés ce n’est point à la plus ou moins grande perfection des organes, tant extérieurs qu’intérieurs, des sens qu’est attachée la supériorité de lumiere, et que c’est nécessairement d’une autre cause que dépend la grande inégalité des esprits.


CHAPITRE III

De l’étendue de la mémoire


La conclusion du chapitre précédent fera sans doute chercher dans l’inégale étendue de la mémoire des hommes la cause de l’inégalité de leur esprit. La mémoire est le magasin où se déposent les sensations, les faits et les idées, dont les diverses combinaisons forment ce qu’on appelle esprit.

Les sensations, les faits et les idées doivent donc être regardés comme la matiere premiere de l’esprit. Or, plus le magasin de la mémoire est spacieux, plus il contient de cette matiere premiere, et plus, dira-t-on, l’on a d’aptitude à l’esprit.

Quelque fondé que paroisse ce raisonnement, peut-être, en l’approfondissant, ne le trouvera-t-on que spécieux. Pour y répondre pleinement, il faut premièrement examiner si la différence d’étendue dans la mémoire des hommes bien organisés est aussi considérable en effet qu’elle l’est en apparence ; et, supposant cette différence effective, il faut secondement savoir si l’on doit la considérer comme la cause de l’inégalité des esprits.

Quant au premier objet de mon examen, je dis que l’attention seule peut graver dans la mémoire les objets qui, vus sans attention, ne feroient sur nous que des impressions insensibles, et pareilles à-peu-près à celles qu’un lecteur reçoit successivement de chacune des lettres qui composent la feuille d’un ouvrage. Il est donc certain que, pour juger si le défaut de mémoire est dans les hommes l’effet de leur inattention, ou d’une imperfection dans l’organe qui la produit, il faut avoir recours à l’expérience. Elle nous apprend que parmi les hommes il en est beaucoup, comme saint Augustin et Montaigne le disent d’eux-mêmes, qui, ne paroissant doués que d’une mémoire très foible, sont, par le desir de savoir, parvenus cependant à mettre un assez grand nombre de faits et d’idées dans leur souvenir pour être mis au rang des mémoires extraordinaires. Or, si le desir de s’instruire suffit du moins pour savoir beaucoup, j’en conclus que la mémoire est presque entièrement factice. Aussi l’étendue de la mémoire dépend 1°. de l’usage journalier qu’on en fait ; 2°. de l’attention avec laquelle on considere les objets que l’on y veut imprimer, et qui, vus sans attention, comme je viens de le dire, n’y laisseroient qu’une trace légere, et prompte à s’effacer ; et 3o. de l’ordre dans lequel on range ses idées. C’est à cet ordre qu’on doit tous les prodiges de mémoire ; et cet ordre consiste à lier ensemble toutes ses idées, à ne charger par conséquent sa mémoire que d’objets qui, par leur nature ou la maniere dont on les considere, conservent entre eux assez de rapport pour se rappeler l’un l’autre.

Les fréquentes représentations des mêmes objets à la mémoire sont, pour ainsi dire, autant de coups de burin qui les y gravent d’autant plus profondément qu’ils s’y représentent plus souvent[132]. D’ailleurs cet ordre si propre à rappeler les mêmes objets à notre souvenir nous donne l’explication de tous les phénomenes de la mémoire ; nous apprend que la sagacité d’esprit de l’un, c’est-à-dire la promptitude avec laquelle un homme est frappé d’une vérité, dépend souvent de l’analogie de cette vérité avec les objets qu’il a habituellement présents à la mémoire ; que la lenteur d’esprit d’un autre à cet égard est au contraire l’effet du peu d’analogie de cette même vérité avec les objets dont il s’occupe. Il ne pourroit la saisir, en appercevoir tous les rapports, sans rejeter toutes les premieres idées qui se présentent à son souvenir, sans bouleverser tout le magasin de sa mémoire pour y chercher les idées qui se lient à cette vérité. Voilà pourquoi tant de gens sont insensibles à l’exposition de certains faits ou de certaines vérités qui n’en affectent vivement d’autres que parceque ces faits ou ces vérités ébranlent toute la chaîne de leurs pensées, en réveillent un grand nombre dans leur esprit : c’est un éclair qui jette un jour rapide sur tout l’horizon de leurs idées. C’est donc à l’ordre qu’on doit souvent la sagacité de son esprit, et toujours l’étendue de sa mémoire : c’est aussi le défaut d’ordre, effet de l’indifférence qu’on a pour certains genres d’étude, qui, à certains égards, prive absolument de mémoire ceux qui, à d’autres égards, paroissent être doués de la mémoire la plus étendue. Voilà pourquoi le savant dans les langues et l’histoire, qui, par le secours de l’ordre chronologique, imprime et conserve facilement dans sa mémoire des mots, des dates et des faits historiques, ne peut souvent y retenir la preuve d’une vérité morale, la démonstration d’une vérité géométrique, ou le tableau d’un paysage qu’il aura long-temps considéré. En effet, ces sortes d’objets n’ayant aucune analogie avec le reste des faits ou des idées dont il a rempli sa mémoire, ils ne peuvent s’y représenter fréquemment, s’y imprimer profondément, ni par conséquent s’y conserver long-temps.

Telle est la cause productrice de toutes les différentes especes de mémoire, et la raison pour laquelle ceux qui savent le moins dans un genre sont ceux qui dans ce même genre communément oublient le plus.

Il paroît donc que la grande mémoire est, pour ainsi dire, un phénomene de l’ordre ; qu’elle est presque entièrement factice ; et qu’entre les hommes que j’appelle bien organisés cette grande inégalité de mémoire est moins l’effet d’une inégale perfection dans l’organe qui la produit que d’une inégale attention à la cultiver.

Mais, en supposant même que l’inégale étendue de mémoire qu’on remarque dans les hommes fût entièrement l’ouvrage de la nature, et fût aussi considérable en effet qu’elle l’est en apparence, je dis qu’elle ne pourroit influer en rien sur l’étendue de leur esprit, 1o. parceque le grand esprit, comme je vais le démontrer, ne suppose pas la très grande mémoire, et 2o. parceque tout homme est doué d’une mémoire suffisante pour s’élever au plus haut degré d’esprit.

Avant de prouver la premiere de ces propositions, il faut observer que, si la parfaite ignorance fait la parfaite imbécillité, l’homme d’esprit ne paroît quelquefois manquer de mémoire que parcequ’on donne trop peu d’étendue à ce mot de mémoire, qu’on en restreint la signification au seul souvenir des noms, des dates, des lieux et des personnes, pour lesquels les gens d’esprit sont sans curiosité, et se trouvent souvent sans mémoire. Mais, en comprenant dans la signification de ce mot le souvenir ou des idées, ou des images, ou des raisonnements, aucun d’eux n’en est privé : d’où il résulte qu’il n’est point d’esprit sans mémoire.

Cette observation faite, il faut savoir quelle étendue de mémoire suppose le grand esprit. Choisissons pour exemple deux hommes illustres dans des genres différents, tels que Locke et Milton ; examinons si la grandeur de leur esprit doit être regardée comme l’effet de l’extrême étendue de leur mémoire.

Si l’on jette d’abord les yeux sur Locke, et si l’on suppose qu’éclairé par une idée heureuse, ou par la lecture d’Aristote, de Gassendi, ou de Montaigne, ce philosophe ait apperçu dans les sens l’origine commune de toutes nos idées, on sentira que, pour déduire tout son systême de cette premiere idée, il lui falloit moins d’étendue dans la mémoire que d’opiniâtreté dans la méditation ; que la mémoire la moins étendue suffisoit pour contenir tous les objets de la comparaison desquels devoit résulter la certitude de ses principes, pour lui en développer l’enchaînement, et lui faire par conséquent mériter et obtenir le titre de grand esprit.

À l’égard de Milton, si je le regarde sous le point de vue où, de l’aveu général, il est infiniment supérieur aux autres poëtes ; si je considere uniquement la force, la grandeur, la vérité, et enfin la nouveauté de ses images poétiques ; je suis obligé d’avouer que la supériorité de son esprit en ce genre ne suppose point non plus une grande étendue de mémoire. Quelque grandes en effet que soient les compositions de ses tableaux (telle est celle où, réunissant l’éclat du feu à la solidité de la matiere terrestre, il peint le terrain de l’enfer brûlant d’un feu solide, comme le lac brûloit d’un feu liquide) ; quelque grandes, dis-je, que soient ses compositions, il est évident que le nombre des images hardies propres à former de pareils tableaux doit être extrêmement borné ; que par conséquent la grandeur de l’imagination de ce poëte est moins l’effet d’une grande étendue de mémoire que d’une méditation profonde sur son art. C’est cette méditation qui, lui faisant chercher la source des plaisirs de l’imagination, la lui a fait appercevoir, et dans l’assemblage nouveau des images propres à former des tableaux grands, vrais et bien proportionnés, et dans le choix constant de ces expressions fortes qui sont, pour ainsi dire, les couleurs de la poésie, et par lesquelles il a rendu ses descriptions visibles aux yeux de l’imagination.

Pour dernier exemple du peu d’étendue de mémoire qu’exige la belle imagination je donne en note la traduction d’un morceau de poésie anglaise[65]. Cette traduction et les exemples précédents prouveront, je crois, à ceux qui décomposeront les ouvrages des hommes illustres que le grand esprit ne suppose point la grande mémoire. J’ajouterai même que l’extrême étendue de l’un est absolument exclusive de l’extrême étendue de l’autre. Si l’ignorance fait languir l’esprit faute de nourriture, la vaste érudition, par une surabondance d’aliment, l’a souvent étouffé. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner l’usage différent que doivent faire de leur temps deux hommes qui veulent se rendre supérieurs aux autres, l’un en esprit, et l’autre en mémoire.

Si l’esprit n’est qu’un assemblage d’idées neuves, et si toute idée neuve n’est qu’un rapport nouvellement apperçu entre certains objets, celui qui veut se distinguer par son esprit doit nécessairement employer la plus grande partie de son temps à l’observation des rapports divers que les objets ont entre eux, et n’en consommer que la moindre partie à placer des faits ou des idées dans sa mémoire. Au contraire, celui qui veut surpasser les autres en étendue de mémoire doit, sans perdre son temps à méditer et à comparer les objets entre eux, employer les journées entieres à emmagasiner sans cesse de nouveaux objets dans sa mémoire. Or, par un usage si différent de leur temps, il est évident que le premier de ces deux hommes doit être aussi inférieur en mémoire au second qu’il lui sera supérieur en esprit : vérité qu’avoit vraisemblablement apperçue Descartes, lorsqu’il dit que, pour perfectionner son esprit, il falloit moins apprendre que méditer. D’où je conclus que non seulement le très grand esprit ne suppose pas la très grande mémoire, mais que l’extrême étendue de l’un est toujours exclusive de l’extrême étendue de l’autre.

Pour terminer ce chapitre, et prouver que ce n’est point à l’inégale étendue de la mémoire qu’on doit attribuer la force inégale des esprits, il ne me reste plus qu’à montrer que les hommes communément bien organisés sont tous doués d’une étendue de mémoire suffisante pour s’élever aux plus hautes idées. Tout homme en effet est à cet égard assez favorisé de la nature, si le magasin de sa mémoire est capable de contenir un nombre d’idées ou de faits tel qu’en les comparant sans cesse entre eux il puisse toujours y appercevoir quelque rapport nouveau, toujours accroître le nombre de ses idées, et par conséquent donner toujours plus d’étendue à son esprit. Or, si trente ou quarante objets, comme le démontre la géométrie, peuvent se comparer entre eux de tant de manieres que, dans le cours d’une longue vie, personne ne puisse en observer tous les rapports ni en déduire toutes les idées possibles ; et si, parmi les hommes que j’appelle bien organisés, il n’en est aucun dont la mémoire ne puisse contenir non seulement tous les mots d’une langue, mais encore une infinité de dates, de faits, de noms, de lieux et de personnes, et enfin un nombre d’objets beaucoup plus considérable que celui de six ou sept mille ; j’en conclurai hardiment que tout homme bien organisé est doué d’une capacité de mémoire bien supérieure à celle dont il peut faire usage pour l’accroissement de ses idées ; que plus d’étendue de mémoire ne donneroit pas plus d’étendue à son esprit ; et qu’ainsi, loin de regarder l’inégalité de mémoire des hommes comme la cause de l’inégalité de leur esprit, cette derniere inégalité est uniquement l’effet, ou de l’attention plus ou moins grande avec laquelle ils observent les rapports des objets entre eux, ou du mauvais choix des objets dont ils chargent leur souvenir. Il est en effet des objets stériles, et qui, tels que les dates, les noms des lieux, des personnes, ou autres pareils, tiennent une grande place dans la mémoire, sans pouvoir produire ni idée neuve, ni idée intéressante pour le public. L’inégalité des esprits dépend donc en partie du choix des objets qu’on place dans la mémoire. Si les jeunes gens dont les succès ont été les plus brillants dans les colleges n’en ont pas toujours de pareils dans un age plus avancé, c’est que la comparaison et l’application heureuse des regles du Despautere, qui font les bons écoliers, ne prouvent nullement que dans la suite ces mêmes jeunes gens portent leur vue sur des objets de la comparaison desquels résultent des idées intéressantes pour le public : et c’est pourquoi l’on est rarement grand homme si l’on n’a le courage d’ignorer une infinité de choses inutiles.


CHAPITRE IV

De l’inégale capacité d’attention.


J’ai fait voir que ce n’est point de la perfection plus ou moins grande et des organes des sens et de l’organe de la mémoire que dépend la grande inégalité des esprits. On n’en peut donc chercher la cause que dans l’inégale capacité d’attention des hommes.

Comme c’est l’attention plus ou moins grande qui grave plus ou moins profondément les objets dans la mémoire, qui en fait appercevoir mieux ou moins bien les rapports, qui forme la plupart de nos jugements vrais ou faux, et que c’est enfin à cette attention que nous devons presque toutes nos idées ; il est, dira-t-on, évident que c’est de l’inégale capacité d’attention des hommes que dépend la force inégale de leur esprit.

En effet, si le plus foible degré de maladie, auquel on ne donneroit que le nom d’indisposition, suffit pour rendre la plupart des hommes incapables d’une attention suivie, c’est sans doute, ajoutera-t-on, à des maladies pour ainsi dire insensibles, et par conséquent à l’inégalité de force que la nature donne aux divers hommes, qu’on doit principalement attribuer l’incapacité totale d’attention qu’on remarque dans la plupart d’entre eux, et leur inégale disposition à l’esprit ; d’où l’on conclura que l’esprit est purement un don de la nature.

Quelque vraisemblable que soit ce raisonnement, il n’est cependant point confirmé par l’expérience.

Si on en excepte les gens affligés de maladies habituelles, et qui, contraints par la douleur de fixer toute leur attention sur leur état, ne peuvent la porter sur des objets propres à perfectionner leur esprit, ni par conséquent être compris dans le nombre des hommes que j’appelle bien organisés, on verra que tous les autres hommes, même ceux qui, foibles et délicats, devroient, conséquemment au raisonnement précédent, avoir moins d’esprit que les gens bien constitués, paroissent souvent à cet égard les plus favorisés de la nature.

Dans les gens sains et robustes qui s’appliquent aux arts et aux sciences, il semble que la force du tempérament, en leur donnant un besoin pressant du plaisir, les détourne plus souvent de l’étude et de la méditation, que la foiblesse du tempérament, par de légeres et fréquentes indispositions, ne peut en détourner les gens délicats. Tout ce qu’on peut assurer, c’est qu’entre les hommes à-peu-près animés d’un égal amour pour l’étude le succès sur lequel on mesure la force de l’esprit paroît entièrement dépendre, et des distractions plus ou moins grandes occasionnées par la différence des goûts, des fortunes, des états, et du choix plus ou moins heureux des sujets qu’on traite, de la méthode plus ou moins parfaite dont on se sert pour composer, de l’habitude plus ou moins grande qu’on a de méditer, des livres qu’on lit, des gens de goût qu’on voit, et enfin des objets que le hasard présente journellement sous nos yeux. Il semble que, dans le concours des accidents nécessaires pour former un homme d’esprit, la différente capacité d’attention que pourroit produire la force plus ou moins grande du tempérament ne soit d’aucune considération. Aussi l’inégalité d’esprit occasionnée par la différente constitution des hommes est-elle insensible ; aussi n’a-t-on par aucune observation exacte pu jusqu’à présent déterminer l’espece de tempérament le plus propre à former des gens de génie, et ne peut-on encore savoir lesquels des hommes, grands ou petits, gras ou maigres, bilieux ou sanguins, ont le plus d’aptitude à l’esprit.

Au reste, quoique cette réponse sommaire pût suffire pour réfuter un raisonnement qui n’est fondé que sur des vraisemblances, cependant, comme cette question est fort importante, il faut, pour la résoudre avec précision, examiner si le défaut d’attention est, dans les hommes, ou l’effet d’une impuissance physique de s’appliquer, ou d’un desir trop foible de s’instruire.

Tous les hommes que j’appelle bien organisés sont capables d’attention, puisque tous apprennent à lire, apprennent leur langue, et peuvent concevoir les premieres propositions d’Euclide. Or tout homme capable de concevoir ces propositions a la puissance physique de les entendre toutes. En effet, en géométrie comme en toutes les autres sciences, la facilité plus ou moins grande avec laquelle on saisit une vérité dépend du nombre plus ou moins grand de propositions antécédentes que, pour la concevoir, il faut avoir présentes à la mémoire. Or, si tout homme bien organisé, comme je l’ai prouvé dans le chapitre précédent, peut placer dans sa mémoire un nombre d’idées fort supérieur à celui qu’exige la démonstration de quelque proposition de géométrie que ce soit ; et, si, par le secours de l’ordre et par la représentation fréquente des mêmes idées, on peut, comme l’expérience le prouve, se les rendre assez familieres et assez habituellement présentes pour se les rappeler sans peine ; il s’ensuit que chacun a la puissance physique de suivre la démonstration de toute vérité géométrique, et qu’après s’être élevé, de propositions en propositions et d’idées analogues en idées analogues, jusqu’à la connoissance, par exemple, de quatre-vingt-dix-neuf propositions, tout homme peut concevoir la centieme avec la même facilité que la deuxieme, qui est aussi distante de la premiere que la centieme l’est de la quatre-vingt-dix-neuvieme.

Maintenant il faut examiner si le degré d’attention nécessaire pour concevoir la démonstration d’une vérité géométrique ne suffit pas pour la découverte de ces vérités qui placent un homme au rang des gens illustres. C’est à ce dessein que je prie le lecteur d’observer avec moi la marche que tient l’esprit humain, soit qu’il découvre une vérité, soit qu’il en suive simplement la démonstration. Je ne tire point mon exemple de la géométrie, dont la connoissance est étrangere à la plupart des hommes ; je le prends dans la morale, et je me propose ce problême : Pourquoi les conquêtes injustes ne déshonorent-elles point autant les nations que les vols déshonorent les particuliers ? Pour résoudre ce problême moral, les idées qui se présenteront les premieres à mon esprit sont les idées de justice qui me sont les plus familieres : je la considérerai donc entre particuliers, et je sentirai que des vols qui troublent et renversent l’ordre de la société sont avec justice regardés comme infâmes.

Mais, quelque avantageux qu’il fût d’appliquer aux nations les idées que j’ai de la justice entre citoyens, cependant, à la vue de tant de guerres injustes entreprises de tous les temps par des peuples qui font l’admiration de la terre, je soupçonnerai bientôt que les idées de la justice considérée par rapport à un particulier ne sont point applicables aux nations ; ce soupçon sera le premier pas que fera mon esprit pour parvenir à la découverte qu’il se propose. Pour éclaircir ce soupçon, j’écarterai d’abord les idées de justice qui me sont les plus familieres ; je rappellerai à ma mémoire et j’en rejetterai successivement une infinité d’idées, jusqu’au moment où j’appercevrai que, pour résoudre cette question, il faut d’abord se former des idées nettes et générales de la justice, et pour cet effet remonter jusqu’à l’établissement des sociétés, jusqu’à ces temps reculés où l’on en peut mieux appercevoir l’origine, où d’ailleurs on peut plus facilement découvrir la raison pour laquelle les principes de la justice, considérée par rapport aux citoyens, ne seroient pas applicables aux nations.

Tel sera, si je l’ose dire, le second pas de mon esprit. Je me représenterai en conséquence les hommes absolument privés de la connoissance des lois, des arts, et à-peu-près tels qu’ils devoient être aux premiers jours du monde. Alors je les vois dispersés dans les bois comme les autres animaux voraces ; je vois que, trop foibles avant l’invention des armes pour résister aux bêtes féroces, ces premiers hommes, instruits par le danger, le besoin ou la crainte, ont senti qu’il étoit de l’intérêt de chacun d’eux en particulier de se rassembler en société, et de former une ligue contre les animaux, leurs ennemis communs. J’apperçois ensuite que ces hommes ainsi rassemblés, et devenus bientôt ennemis par le desir qu’ils eurent de posséder les mêmes choses, durent s’armer pour se les ravir mutuellement ; que le plus vigoureux les enleva d’abord au plus spirituel, qui inventa des armes et lui dressa des embûches pour lui reprendre les mêmes biens ; que la force et l’adresse furent par conséquent les premiers titres de propriété ; que la terre appartint premièrement au plus fort, et ensuite au plus fin ; que ce fut d’abord à ces seuls titres qu’on posséda tout : mais qu’enfin, éclairés par leur malheur commun, les hommes sentirent que leur réunion ne leur seroit point avantageuse, et que les sociétés ne pourroient subsister, si à leurs premieres conventions ils n’en ajoutoient de nouvelles par lesquelles chacun en particulier renonçât au droit de la force et de l’adresse, et tous en général se garantissent réciproquement la conservation de leur vie et de leurs biens, et s’engageassent à s’armer contre l’infracteur de ces conventions ; que ce fut ainsi que de tous les intérêts des particuliers se forma un intérêt commun, qui dut donner aux différentes actions les noms de justes, de permises et d’injustes, selon qu’elles étoient utiles, indifférentes, ou nuisibles aux sociétés.

Une fois parvenu à cette vérité, je découvre facilement la source des vertus humaines ; je vois que, sans la sensibilité à la douleur et au plaisir physique, les hommes, sans desirs, sans passions, également indifférents à tout, n’eussent point connu d’intérêt personnel ; que sans intérêt personnel ils ne se fussent point rassemblés en société, n’eussent point fait entre eux de conventions ; qu’il n’y eût point eu d’intérêt général, par conséquent point d’actions justes ou injustes ; et qu’ainsi la sensibilité physique et l’intérêt personnel ont été les auteurs de toute justice[133].

Cette vérité, appuyée sur cet axiome de jurisprudence, L’intérêt est la mesure des actions des hommes, et confirmée d’ailleurs par mille faits, me prouve que, vertueux ou vicieux, selon que nos passions ou nos goûts particuliers sont conformes ou contraires à l’intérêt général, nous tendons si nécessairement à notre bien particulier, que le législateur divin lui-même a cru, pour engager les hommes à la pratique de la vertu, devoir leur promettre un bonheur éternel, en échange des plaisirs temporels qu’ils sont quelquefois obligés d’y sacrifier.

Ce principe établi, mon esprit en tire les conséquences : et j’apperçois que toute convention où l’intérêt particulier se trouve en opposition avec l’intérêt général eût toujours été violée, si les législateurs n’eussent toujours proposé de grandes récompenses à la vertu, et qu’au penchant naturel qui porte tous les hommes à l’usurpation ils n’eussent sans cesse opposé la digue du déshonneur et du supplice. Je vois donc que la peine et la récompense sont les deux seuls liens par lesquels ils ont pu tenir l’intérêt particulier uni à l’intérêt général ; et j’en conclus que les lois, faites pour le bonheur de tous, ne seroient observées par aucun, si les magistrats n’étoient armés de la puissance nécessaire pour en assurer l’exécution. Sans cette puissance, les lois, violées par le plus grand nombre, seroient avec justice enfreintes par chaque particulier ; parceque les lois n’ayant que l’utilité publique pour fondement, sitôt que, par une infraction générale, ces lois deviennent inutiles, dès lors elles sont nulles, et cessent d’être des lois ; chacun rentre en ses premiers droits ; chacun ne prend conseil que de son intérêt particulier, qui lui défend avec raison d’observer des lois qui deviendroient préjudiciables à celui qui en seroit l’observateur unique. Et c’est pourquoi, si, pour la sûreté des grandes routes, on eût défendu d’y marcher avec des armes, et que, faute de maréchaussée, les grands chemins fussent infestés de voleurs ; que cette loi, par conséquent, n’eût point rempli son objet ; je dis qu’un homme pourroit non seulement y voyager avec des armes, et violer cette convention ou cette loi sans injustice, mais qu’il ne pourroit même l’observer sans folie.

Après que mon esprit est ainsi, de degrés en degrés, parvenu à se former des idées nettes et générales de la justice ; après avoir reconnu qu’elle consiste dans l’observation exacte des conventions que l’intérêt commun, c’est-à-dire l’assemblage de tous les intérêts particuliers, leur a fait faire, il ne reste à mon esprit qu’à faire aux nations l’application de ces idées de la justice. Éclairé par les principes ci-dessus établis, j’apperçois d’abord que toutes les nations n’ont point fait entre elles de conventions par lesquelles elles se garantissent réciproquement la possession des pays qu’elles occupent et des biens qu’elles possedent. Si j’en veux découvrir la cause, ma mémoire, en me retraçant la carte générale du monde, m’apprend que les peuples n’ont point fait entre eux de ces sortes de conventions, parcequ’ils n’ont point eu à les faire un intérêt aussi pressant que les particuliers ; parceque les nations peuvent subsister sans conventions entre elles, et que les sociétés ne peuvent se maintenir sans lois. D’où je conclus que les idées de la justice, considérée de nation à nation, ou de particulier à particulier, doivent être extrêmement différentes.

Si l’église et les rois permettent la traite des negres ; si le chrétien, qui maudit au nom de Dieu celui qui porte le trouble et la dissension dans les familles, bénit le négociant qui court la Côte-d’Or ou le Sénégal pour échanger contre des negres les marchandises dont les Africains sont avides ; si par ce commerce les Européans entretiennent sans remords des guerres éternelles entre ces peuples ; c’est que, sauf les traités particuliers et des usages généralement reconnus auxquels on donne le nom de droit des gens, l’église et les rois pensent que les peuples sont, les uns à l’égard des autres, précisément dans le cas des premiers hommes avant qu’ils eussent formé des sociétés, qu’ils connussent d’autres droits que la force et l’adresse, qu’il y eût entre eux aucune convention, aucune loi, aucune propriété, et qu’il pût par conséquent y avoir aucun vol et aucune injustice. À l’égard même des traités particuliers que les nations contractent entre elles, ces traités n’ayant jamais été garantis par un assez grand nombre de nations, je vois qu’ils n’ont presque jamais pu se maintenir par la force, et qu’ils ont par conséquent, comme des lois sans force, dû souvent rester sans exécution.

Lorsqu’en appliquant aux nations les idées générales de la justice mon esprit aura réduit la question à ce point, pour découvrir ensuite pourquoi le peuple qui enfreint les traités faits avec un autre peuple est moins coupable que le particulier qui viole les conventions faites avec la société, et pourquoi, conformément à l’opinion publique, les conquêtes injustes déshonorent moins une nation que les vols n’avilissent un particulier, il suffit de rappeler à ma mémoire la liste de tous les traités violés de tous les temps et par tous les peuples ; alors je vois qu’il y a toujours une grande probabilité que, sans égard à ses traités, toute nation profitera des temps de trouble et de calamités pour attaquer ses voisins à son avantage, les conquérir, ou du moins les mettre hors d’état de lui nuire. Or chaque nation, instruite par l’histoire, peut considérer cette probabilité comme assez grande pour se persuader que l’infraction d’un traité qu’il est avantageux de violer est une clause tacite de tous les traités, qui ne sont proprement que des treves, et qu’en saisissant, par conséquent, l’occasion favorable d’abaisser ses voisins, elle ne fait que les prévenir ; puisque tous les peuples, forcés de s’exposer au reproche d’injustice ou au joug de la servitude, sont réduits à l’alternative d’être esclaves ou souverains.

D’ailleurs, si dans toute nation l’état de conservation est un état dans lequel il est presque impossible de se maintenir, et si le terme de l’agrandissement d’un empire doit, ainsi que le prouve l’histoire des Romains, être regardé comme un présage presque certain de sa décadence, il est évident que chaque nation peut même se croire d’autant plus autorisée à ces conquêtes qu’on appelle injustes, que ne trouvant point dans la garantie, par exemple, de deux nations contre une troisieme autant de sûreté qu’un particulier en trouve dans la garantie de sa nation contre un autre particulier, le traité en doit être d’autant moins sacré que l’exécution en est plus incertaine.

C’est lorsque mon esprit a percé jusqu’à cette derniere idée que je découvre la solution du problême de morale que je m’étois proposé. Alors je sens que l’infraction des traités, et cette espece de brigandage entre les nations, doit, comme le prouve le passé, garant en ceci de l’avenir, subsister jusqu’à ce que tous les peuples, ou du moins le plus grand nombre d’entre eux, aient fait des conventions générales ; jusqu’à ce que les nations, conformément au projet de Henri IV ou de l’abbé de S.-Pierre, se soient réciproquement garanti leurs possessions, se soient engagées à s’armer contre le peuple qui voudroit en assujettir un autre, et qu’enfin le hasard ait mis une telle disproportion entre la puissance de chaque état en particulier et celle de tous les autres réunis, que ces conventions puissent se maintenir par la force, que les peuples puissent établir entre eux la même police qu’un sage législateur met entre les citoyens, lorsque, par la récompense attachée aux bonnes actions, et les peines infligées aux mauvaises, il nécessite les citoyens à la vertu, en donnant à leur probité l’intérêt personnel pour appui.

Il est donc certain que, conformément à l’opinion publique, les conquêtes injustes, moins contraires aux lois de l’équité, et par conséquent moins criminelles, que les vols entre particuliers, ne doivent point autant déshonorer une nation que les vols déshonorent un citoyen.

Ce problême moral résolu, si l’on observe la marche que mon esprit a tenue pour le résoudre, on verra que je me suis d’abord rappelé les idées qui m’étoient les plus familieres ; que je les ai comparées entre elles, observé leurs convenances et leurs disconvenances relativement à l’objet de mon examen ; que j’ai ensuite rejeté ces idées ; que je m’en suis rappelé d’autres ; et que j’ai répété ce même procédé jusqu’à ce qu’enfin ma mémoire m’ait présenté les objets de la comparaison desquels devoit résulter la vérité que je cherchois.

Or, comme la marche de l’esprit est toujours la même, ce que je dis sur la maniere de découvrir une vérité doit s’appliquer généralement à toutes les vérités. Je remarquerai seulement à ce sujet que, pour faire une découverte, il faut nécessairement avoir dans la mémoire les objets dont les rapports contiennent cette vérité.

Si l’on se rappelle ce que j’ai dit précédemment à l’exemple que je viens de donner, et qu’en conséquence on veuille savoir si tous les hommes bien organisés sont réellement doués d’une attention suffisante pour s’élever aux plus hautes idées, il faut comparer les opérations de l’esprit lorsqu’il fait la découverte ou qu’il suit simplement la démonstration d’une vérité, et examiner laquelle de ces opérations suppose le plus d’attention.

Pour suivre la démonstration d’une proposition de géométrie il est inutile de rappeler beaucoup d’objets à son esprit : c’est au maître à présenter aux yeux de son éleve les objets propres à donner la solution du problême qu’il lui propose. Mais, soit qu’un homme découvre une vérité, soit qu’il en suive la démonstration, il doit, dans l’un et l’autre cas, observer également les rapports qu’ont entre eux les objets que sa mémoire ou son maître lui présentent. Or, comme on ne peut sans un hasard singulier se représenter uniquement les idées nécessaires à la découverte d’une vérité, et n’en considérer précisément que les faces sous lesquelles on doit les comparer entre elles, il est évident que, pour faire une découverte, il faut rappeler à son esprit une multitude d’idées étrangeres à l’objet de la recherche, et en faire une infinité de comparaisons inutiles ; comparaisons dont la multiplicité peut rebuter. On doit consommer infiniment plus de temps pour découvrir une vérité que pour en suivre la démonstration ; mais la découverte de cette vérité n’exige en aucun instant plus d’effort d’attention que n’en suppose la suite d’une démonstration.

Si, pour s’en assurer, on observe l’étudiant en géométrie, on verra qu’il doit porter d’autant plus d’attention à considérer les figures géométriques que le maître met sous ses yeux, que, ces objets lui étant moins familiers que ceux que lui présenteroit sa mémoire, son esprit est à-la-fois occupé du double soin, et de considérer ces figures, et de découvrir les rapports qu’elles ont entre elles : d’où il suit que l’attention nécessaire pour suivre la démonstration d’une proposition de géométrie suffit pour découvrir une vérité. Il est vrai que, dans ce dernier cas, l’attention doit être plus continue ; mais cette continuité d’attention n’est proprement que la répétition des mêmes actes d’attention. D’ailleurs, si tous les hommes, comme je l’ai dit plus haut, sont capables d’apprendre à lire et d’apprendre leur langue, ils sont tous capables, non seulement de l’attention vive mais encore de l’attention continue qu’exige la découverte d’une vérité.

Quelle continuité d’attention ne faut-il pas pour connoître les lettres, les rassembler, en former des syllabes, en composer des mots, ou pour unir dans sa mémoire des objets d’une nature différente, et qui n’ont entre eux que des rapports arbitraires, comme les mots chêne, grandeur, amour, qui n’ont aucun rapport réel avec l’idée, l’image ou le sentiment qu’ils expriment ! Il est donc certain que, si, par la continuité d’attention, c’est-à-dire par la répétition fréquente des mêmes actes d’attention, tous les hommes parviennent à graver successivement dans leur mémoire tous les mots d’une langue, ils sont tous doués de la force et de la continuité d’attention nécessaire pour s’élever à ces grandes idées dont la découverte les place au rang des hommes illustres.

Mais, dira-t-on, si tous les hommes sont doués de l’attention nécessaire pour exceller dans un genre lorsque l’inhabitude ne les en a point rendu incapables, il est encore certain que cette attention coûte plus aux uns qu’aux autres. Or à quelle autre cause, si ce n’est à la perfection plus ou moins grande de l’organisation, attribuer cette attention plus ou moins facile ?

Avant de répondre directement à cette objection, j’observerai que l’attention n’est pas étrangere à la nature de l’homme ; qu’en général, lorsque nous croyons l’attention difficile à supporter, c’est que nous prenons la fatigue de l’ennui et de l’impatience pour la fatigue de l’application. En effet, s’il n’est point d’homme sans desirs, il n’est point d’homme sans attention. Lorsque l’habitude en est prise, l’attention devient même un besoin. Ce qui rend l’attention fatigante, c’est le motif qui nous y détermine. Est-ce le besoin, l’indigence, ou la crainte ? l’attention est alors une peine. Est-ce l’espoir du plaisir ? l’attention devient alors elle-même un plaisir. Qu’on présente au même homme deux écrits difficiles à déchiffrer ; l’un est un procès verbal, l’autre est la lettre d’une maîtresse : qui doute que l’attention ne soit aussi pénible dans le premier cas qu’agréable dans le second ? Conséquemment à cette observation, l’on peut facilement expliquer pourquoi l’attention coûte plus aux uns qu’aux autres. Il n’est pas nécessaire pour cet effet de supposer en eux aucune différence d’organisation : il suffit de remarquer qu’en ce genre la peine de l’attention est toujours plus ou moins grande, proportionnément au degré plus ou moins grand de plaisir que chacun regarde comme la récompense de cette peine. Or, si les mêmes objets n’ont jamais le même prix à des yeux différents, il est évident qu’en proposant à divers hommes le même objet de récompense, on ne leur propose pas réellement la même récompense ; et que, s’ils sont forcés de faire les mêmes efforts d’attention, ces efforts doivent être, en conséquence, plus pénibles aux uns qu’aux autres. L’on peut donc résoudre le problême d’une attention plus ou moins facile sans avoir recours au mystere d’une inégale perfection dans les organes qui la produisent. Mais, en admettant même à cet égard une certaine différence dans l’organisation des hommes, je dis qu’en supposant en eux un desir vif de s’instruire, desir dont tous les hommes sont susceptibles, il n’en est aucun qui ne se trouve alors doué de la capacité d’attention nécessaire pour se distinguer dans un art. En effet, si le desir du bonheur est commun à tous les hommes, s’il est en eux le sentiment le plus vif, il est évident que, pour obtenir ce bonheur, chacun fera toujours tout ce qu’il est en sa puissance de faire. Or tout homme, comme je viens de le prouver, est capable du degré d’attention suffisant pour s’élever aux plus hautes idées. Il fera donc usage de cette capacité d’attention lorsque, par la législation de son pays, son goût particulier ou son éducation, le bonheur deviendra le prix de cette attention. Il sera, je crois, difficile de résister à cette conclusion, sur-tout si, comme je puis le prouver, il n’est pas même nécessaire, pour se rendre supérieur en un genre, d’y donner toute l’attention dont on est capable.

Pour ne laisser aucun doute sur cette vérité, consultons l’expérience ; interrogeons les gens de lettres : ils ont tous éprouvé que ce n’est pas aux plus pénibles efforts d’attention qu’ils doivent les plus beaux vers de leurs poëmes, les plus singulieres situations de leurs romans, et les principes les plus lumineux de leurs ouvrages philosophiques. Ils avoueront qu’ils les doivent à la rencontre heureuse de certains objets que le hasard ou met sous leurs yeux, ou présente à leur mémoire, et de la comparaison desquels ont résulté ces beaux vers, ces situations frappantes, et ces grandes idées philosophiques ; idées que l’esprit conçoit toujours avec d’autant plus de promptitude et de facilité, qu’elles sont plus vraies et plus générales. Or, dans tout ouvrage, si ces belles idées, de quelque genre qu’elles soient, sont, pour ainsi dire, le trait du génie ; si l’art de les employer n’est que l’œuvre du temps et de la patience, et ce qu’on appelle le travail du manœuvre ; il est donc certain que le génie est moins le prix de l’attention qu’un don du hasard qui présente à tous les hommes de ces idées heureuses dont celui-là seul profite qui, sensible à la gloire, est attentif à les saisir. Si le hasard est, dans presque tous les arts, généralement reconnu pour l’auteur de la plupart des découvertes ; et si, dans les sciences spéculatives, sa puissance est moins sensiblement apperçue, elle n’en est peut-être pas moins réelle ; il n’en préside pas moins à la découverte des plus belles idées. Aussi ne sont-elles pas, comme je viens de le dire, le prix des plus pénibles efforts d’attention, et peut-on assurer que l’attention qu’exige l’ordre des idées, la maniere de les exprimer, et l’art de passer d’un sujet à l’autre[134], est, sans contredit, beaucoup plus fatigante ; et qu’enfin la plus pénible de toutes est celle que suppose la comparaison des objets qui ne nous sont point familiers. C’est pourquoi le philosophe capable de six ou sept heures des plus hautes méditations ne pourra, sans une fatigue extrême d’attention, passer ces six à sept heures, soit à l’examen d’une procédure, soit à copier fidèlement et correctement un manuscrit ; et c’est pourquoi les commencements de chaque science sont toujours épineux. Aussi n’est-ce qu’à l’habitude que nous avons de considérer certains objets que nous devons, non seulement la facilité avec laquelle nous les comparons, mais encore la comparaison juste et rapide que nous faisons de ces objets entre eux. Voilà pourquoi, du premier coup-d’œil, le peintre apperçoit dans un tableau des défauts de dessin ou de coloris invisibles aux yeux ordinaires ; pourquoi le berger, accoutumé à considérer ses moutons, découvre entre eux des ressemblances et des différences qui les lui font distinguer ; et pourquoi l’on n’est proprement le maître que des matieres que l’on a long-temps méditées. C’est à l’application plus ou moins constante avec laquelle nous examinons un sujet que nous devons les idées superficielles ou profondes que nous avons sur ce même sujet. Il semble que les ouvrages long-temps médités et longs à composer en soient plus forts de choses, et que, dans les ouvrages d’esprit comme dans la méchanique, on gagne en force ce que l’on perd en temps.

Mais, pour ne pas m’écarter de mon sujet, je répéterai donc que, si l’attention la plus pénible est celle que suppose la comparaison des objets qui nous sont peu familiers, et si cette attention est précisément de l’espece de celle qu’exige l’étude des langues, tous les hommes étant capables d’apprendre leur langue, tous par conséquent sont doués d’une force et d’une continuité d’attention suffisantes pour s’élever au rang des hommes illustres.

Il ne me reste, pour derniere preuve de cette vérité, qu’à rappeller ici que l’erreur, comme je l’ai dit dans mon premier discours, toujours accidentelle, n’est point inhérente à la nature particuliere de certains esprits ; que tous nos faux jugements sont l’effet ou de nos passions ou de notre ignorance : d’où il suit que tous les hommes sont par la nature doués d’un esprit également juste, et qu’en leur présentant les mêmes objets ils en porteroient tous les mêmes jugements. Or, comme ce mot d’esprit juste, pris dans sa signification étendue, renferme toutes sortes d’esprits, le résultat de ce que j’ai dit ci-dessus c’est que tous les hommes que j’appelle bien organisés étant nés avec l’esprit juste, ils ont tous en eux la puissance physique de s’élever aux plus hautes idées[135].

Mais, répliquera-t-on, pourquoi donc voit-on si peu d’hommes illustres ? C’est que l’étude est une petite peine ; c’est que, pour vaincre le dégoût de l’étude, il faut, comme je l’ai déja insinué, être animé d’une passion.

Dans la premiere jeunesse, la crainte des châtiments suffit pour forcer les jeunes gens à l’étude ; mais, dans un âge plus avancé, où l’on n’éprouve pas les mêmes traitements, il faut alors, pour s’exposer à la fatigue de l’application, être échauffé d’une passion telle, par exemple, que l’amour de la gloire. La force de notre attention est alors proportionnée à la force de notre passion. Considérons les enfants : s’ils font dans leur langue naturelle des progrès moins inégaux que dans une langue étrangere, c’est qu’ils y sont excités par des besoins à-peu-près pareils, c’est-à-dire, et par la gourmandise, et par l’amour du jeu, et par le desir de faire connoître les objets de leur amour et de leur aversion. Or, des besoins à-peu-près pareils doivent produire des effets à-peu-près égaux. Au contraire, comme les progrès dans une langue étrangere dépendent, et de la méthode dont se servent les maîtres, et de la crainte qu’ils inspirent à leurs écoliers, et de l’intérêt que les parents prennent aux études de leurs enfants, on sent que des progrès dépendants de causes si variées, qui agissent et se combinent si diversement, doivent par cette raison être extrêmement inégaux. D’où je conclus que la grande inégalité d’esprit qu’on remarque entre les hommes dépend peut-être du desir inégal qu’ils ont de s’instruire. Mais, dira-t-on, ce desir est l’effet d’une passion. Or, si nous ne devons qu’à la nature la force plus ou moins grande de nos passions, il s’ensuit que l’esprit doit en conséquence être considéré comme un don de la nature.

C’est à ce point, véritablement délicat et décisif, que se réduit toute cette question. Pour la résoudre il faut connoître et les passions et leurs effets, et entrer à ce sujet dans un examen profond et détaillé.


CHAPITRE V

Des forces qui agissent sur notre ame.


L’expérience seule peut nous découvrir quelles sont ces forces. Elle nous apprend que la paresse est naturelle à l’homme ; que l’attention le fatigue et le peine[11] ; qu’il gravite sans cesse vers le repos, comme les corps vers un centre ; qu’attiré sans cesse vers le centre, il s’y tiendroit fixement attaché, s’il n’en étoit à chaque instant repoussé par deux sortes de forces qui contrebalancent en lui celles de la paresse et de l’inertie, et qui lui sont communiquées, l’une par les passions fortes, et l’autre par la haine de l’ennui.

L’ennui est dans l’univers un ressort plus général et plus puissant qu’on ne l’imagine : de toutes les douleurs c’est sans contredit la moindre ; mais enfin c’en est une. Le desir du bonheur nous fera toujours regarder l’absence du plaisir comme un mal. Nous voudrions que l’intervalle nécessaire qui sépare les plaisirs vifs, toujours attachés à la satisfaction des besoins physiques, fût rempli par quelques unes de ces sensations qui sont toujours agréables lorsqu’elles ne sont pas douloureuses. Nous souhaiterions donc, par des impressions toujours nouvelles, être à chaque instant avertis de notre existence, parceque chacun de ces avertissements est pour nous un plaisir. Voilà pourquoi le sauvage, dès qu’il a satisfait ses besoins, court au bord d’un ruisseau, où la succession rapide des flots qui se poussent l’un l’autre font à chaque instant sur lui des impressions nouvelles ; voilà pourquoi nous préférons la vue des objets en mouvement à celle des objets en repos ; voilà pourquoi l’on dit proverbialement, Le feu fait compagnie, c’est-à-dire qu’il nous arrache à l’ennui.

C’est ce besoin d’être remué, et l’espece d’inquiétude que produit dans l’ame l’absence d’impression, qui contient en partie le principe de l’inconstance et de la perfectibilité de l’esprit humain, et qui, le forçant à s’agiter en tous sens, doit, après la révolution d’une infinité de siecles, inventer, perfectionner les arts et les sciences, et enfin amener la décadence du goût[13].

En effet, si les impressions nous sont d’autant plus agréables qu’elles sont plus vives, et si la durée d’une même impression en émousse la vivacité, nous devons donc être avides de ces impressions neuves qui produisent dans notre ame le plaisir de la surprise : les artistes jaloux de nous plaire et d’exciter en nous ces sortes d’impressions doivent donc, après avoir en partie épuisé les combinaisons du beau, y substituer le singulier, que nous préférons au beau, parcequ’il fait sur nous une impression plus neuve, et par conséquent plus vive. Voilà, dans les nations policées, la cause de la décadence du goût.

Pour connoître encore mieux tout ce que peut sur nous la haine de l’ennui, et quelle est quelquefois l’activité de ce principe[136], qu’on jette sur les hommes un œil observateur, et l’on sentira que c’est la crainte de l’ennui qui fait agir et penser la plupart d’entre eux ; que c’est pour s’arracher à l’ennui qu’au risque de recevoir des impressions trop fortes, et par conséquent désagréables, les hommes recherchent avec le plus grand empressement tout ce qui peut les remuer fortement ; que c’est ce desir qui fait courir le peuple à la Greve, et les gens du monde au théâtre ; que c’est ce même motif qui, dans une dévotion triste, et jusques dans les exercices austeres de la pénitence, fait souvent chercher aux vieilles femmes un remede à l’ennui : car Dieu, qui par toutes sortes de moyens cherche à ramener le pécheur à lui, se sert ordinairement avec elles de celui de l’ennui.

Mais c’est sur-tout dans les siecles où les grandes passions sont mises à la chaîne, soit par les mœurs, soit par la forme du gouvernement, que l’ennui joue le plus grand rôle : il devient alors le mobile universel.

Dans les cours, autour du trône, c’est la crainte de l’ennui, jointe au plus foible degré d’ambition, qui fait des courtisans oisifs de petits ambitieux, qui leur fait concevoir de petits desirs, leur fait faire de petites intrigues, de petites cabales, de petits crimes, pour obtenir de petites places, proportionnées à la petitesse de leurs passions ; qui fait des Séjan, et jamais des Octaves ; mais qui d’ailleurs suffit pour s’élever jusqu’à ces postes où l’on jouit à la vérité du privilege d’être insolent, mais où l’on cherche en vain un abri contre l’ennui.

Telles sont, si je l’ose dire, et les forces actives et les forces d’inertie qui agissent sur notre ame. C’est pour obéir à ces deux forces contraires qu’en général nous souhaitons d’être remués sans nous donner la peine de nous remuer ; c’est par cette raison que nous voudrions tout savoir, sans nous donner la peine d’apprendre ; c’est pourquoi, plus dociles à l’opinion qu’à la raison, qui, dans tous les cas, nous imposeroit la fatigue de l’examen, les hommes acceptent indifféremment en entrant dans le monde toutes les idées vraies ou fausses qu’on leur présente[137] ; et pourquoi enfin, porté par le flux et reflux des préjugés tantôt vers la sagesse et tantôt vers la folie, raisonnable ou fou par hasard, l’esclave de l’opinion est également insensé aux yeux du sage, soit qu’il soutienne une vérité, soit qu’il avance une erreur. C’est un aveugle qui nomme par hasard la couleur qu’on lui présente.

On voit donc que ce sont les passions et la haine de l’ennui qui communiquent à l’ame son mouvement, qui l’arrachent à la tendance qu’elle a naturellement vers le repos, et qui lui font surmonter cette force d’inertie à laquelle elle est toujours prête à céder.

Quelque certaine que paroisse cette proposition, comme en morale ainsi qu’en physique c’est toujours sur des faits qu’il faut établir ses opinions, je vais, dans les chapitres suivants, prouver par des exemples que ce sont uniquement les passions fortes qui font exécuter ces actions courageuses et concevoir ces idées grandes qui sont l’étonnement et l’admiration de tous les siecles.


CHAPITRE VI

De la puissance des passions.


Les passions sont dans le moral ce que dans le physique est le mouvement ; il crée, anéantit, conserve, anime tout ; et sans lui tout est mort. Ce sont elles aussi qui vivifient le monde moral. C’est l’avarice qui guide les vaisseaux à travers les deserts de l’océan ; l’orgueil, qui comble les vallons, applanit les montagnes, s’ouvre des routes à travers les rochers, éleve les pyramides de Memphis, creuse le lac Mœris, et fond le colosse de Rhodes. L’amour tailla, dit-on, le crayon du premier dessinateur. Dans un pays où la révélation n’avoit point pénétré, ce fut encore l’amour qui, pour flatter la douleur d’une veuve éplorée par la mort de son jeune époux, lui découvrit le systême de l’immortalité de l’ame. C’est l’enthousiasme de la reconnoissance qui mit au rang des dieux les bienfaiteurs de l’humanité, qui inventa les fausses religions et les superstitions, qui toutes n’ont pas pris leur source dans des passions aussi nobles que l’amour et la reconnoissance.

C’est donc aux passions fortes qu’on doit l’invention et les merveilles des arts ; elles doivent donc être regardées comme le germe productif de l’esprit, et le ressort puissant qui porte les hommes aux grandes actions. Mais, avant que de passer outre, je dois fixer l’idée que j’attache à ce mot de passion forte. Si la plupart des hommes parlent sans s’entendre, c’est à l’obscurité des mots qu’il faut s’en prendre[138] ; c’est à cette cause qu’on peut attribuer la prolongation du miracle opéré à la tour de Babel.

J’entends, par ce mot de passion forte, une passion dont l’objet soit si nécessaire à notre bonheur que la vie nous soit insupportable sans la possession de cet objet. Telle est l’idée qu’Omar se formoit des passions, lorsqu’il dit : « Qui que tu sois, qui, amoureux de la liberté, veux être riche sans biens, puissant sans sujets, sujet sans maître, ose mépriser la mort : les rois trembleront devant toi ; toi seul ne craindras personne. »

Ce sont en effet les passions seules qui, portées à ce degré de force, peuvent exécuter les plus grandes actions, et braver les dangers, la douleur, la mort, et le ciel même.

Dicéarque, général De Philippe, éleve, en présence de son armée, deux autels, l’un à l’impiété, l’autre à l’injustice, y sacrifie, et marche contre les Cyclades.

Quelques jours avant l’assassinat de César, l’amour conjugal, uni à la passion d’un noble orgueil, engage Porcie à s’ouvrir la cuisse, à montrer sa blessure à son mari, lui disant : « Brutus, tu médites et tu me caches un grand dessein. Je ne t’ai jusqu’à présent fait aucune question indiscrete ; je savois cependant que notre sexe, foible par lui-même, se fortifioit par le commerce des hommes sages et vertueux ; que j’étois fille de Caton et femme de Brutus : mais mon amour timide m’a fait défier de ma foiblesse. Tu vois l’essai de mon courage : juge si je suis digne de ton secret, maintenant que j’ai fait l’épreuve de la douleur. »

C’est la passion de l’honneur et le fanatisme philosophique qui pouvoient seuls, au milieu des supplices, engager la pythagoricienne Timicha à se couper la langue avec les dents, pour ne point s’exposer à révéler les secrets de sa secte.

Lorsqu’accompagné de son gouverneur, Caton, jeune encore, monte au palais de Sylla, et qu’à l’aspect des têtes sanglantes des proscrits il demande le nom du monstre qui avoit assassiné tant de Romains : « C’est Sylla, lui dit-on ». — « Quoi ! Sylla les égorge, et Sylla vit encore » ! — « Le seul nom de Sylla, lui réplique-t-on, désarme le bras de nos citoyens ». — « Ô Rome ! s’écrie alors Caton, que ton destin est déplorable, si, dans la vaste enceinte de tes murs, tu ne renfermes pas un homme vertueux, et si tu ne peux armer contre la tyrannie que le bras d’un foible enfant ! » À ces mots, se tournant vers son gouverneur, « Donne-moi, lui dit-il, ton épée ; je la cacherai sous ma robe, j’approcherai de Sylla, je l’égorgerai. Caton vit ; Rome est libre encore.[139]. »

En quels climats cet amour vertueux de la patrie n’a-t-il pas exécuté d’actions héroïques ? À la Chine, un empereur, poursuivi par les armes victorieuses d’un citoyen, veut se servir du respect superstitieux qu’en ce pays un fils a pour les ordres de sa mere pour contraindre ce citoyen à désarmer. Député vers cette mere, un officier de l’empereur vient, le poignard à la main, lui dire qu’elle n’a que le choix de mourir ou d’obéir. « Ton maître, lui répondit-elle avec un souris amer, se seroit-il flatté que j’ignore les conventions tacites, mais sacrées, qui unissent les peuples aux souverains, par lesquelles les peuples s’engagent à obéir, et les rois à les rendre heureux ? Il a le premier violé ces conventions. Lâche exécuteur des ordres d’un tyran, apprends à une femme ce qu’en pareil cas on doit à sa patrie. » À ces mots, arrachant le poignard des mains de l’officier, elle se frappe, et lui dit : « Esclave, s’il te reste encore quelque vertu, porte à mon fils ce poignard sanglant ; dis-lui qu’il venge sa nation, qu’il punisse le tyran. Il n’a plus rien à craindre pour moi, plus rien à ménager : il est maintenant libre d’être vertueux. »[86] »

Si le noble orgueil, la passion du patriotisme et de la gloire, déterminent les citoyens à des actions si courageuses, quelle constance et quelle force les passions n’inspirent-elles point à ceux qui veulent s’illustrer dans les sciences et les arts, et que Cicéron nomme des héros paisibles ! C’est le desir de la gloire, qui, sur la cime glacée des Cordelieres, au milieu des neiges, des frimas, incline les lunettes de l’astronome ; qui, pour cueillir des plantes, conduit le botaniste sur le bord des précipices ; qui jadis guidoit les jeunes amateurs des sciences dans l’Égypte, l’Éthiopie, et jusques dans les Indes, pour y voir les philosophes les plus célebres, et puiser dans leur conversation les principes de leur doctrine.

Quel empire cette même passion n’avoit-elle pas sur Démosthene qui, pour perfectionner sa prononciation, s’arrêtoit sur le rivage de la mer, où, la bouche remplie de cailloux, il haranguoit tous les jours les flots mutinés ! C’est ce même desir de la gloire qui, pour faire contracter aux jeunes pythagoriciens l’habitude du recueillement et de la méditation, leur imposoit un silence de trois ans ; qui, pour soustraire Démocrite[140] aux distractions du monde, le renfermoit dans des tombeaux pour y chercher de ces vérités précises dont la découverte, toujours si difficile, est toujours si peu estimée des hommes : c’est par elle enfin que, pour se donner tout entier à la philosophie, Héraclite se détermine à céder à son frere cadet le trône d’Éphèse[141], où l’appelloit le droit d’aînesse ; que, pour conserver toutes ses forces, l’athlete se prive des plaisirs de l’amour. C’est elle encore qui forçoit certains prêtres des anciens, dans l’espoir de se rendre plus recommandables, à renoncer à ces mêmes plaisirs, sans avoir souvent, comme disoit plaisamment Boindin, d’autre récompense de leur continence que la tentation perpétuelle qu’elle procure.

J’ai fait voir que c’est aux passions que nous devons sur la terre presque tous les objets de notre admiration ; qu’elles nous font braver les dangers, la douleur, la mort, et nous portent aux résolutions les plus hardies.

Je vais prouver maintenant que, dans les occasions délicates, ce sont elles seules qui, volant au secours des grands hommes, peuvent leur inspirer ce qu’il y a de mieux à dire et à faire.

Qu’on se rappelle à ce sujet la célebre et courte harangue d’Annibal à ses soldats le jour de la bataille du Tesin ; et l’on sentira que sa haine pour les Romains et sa passion pour la gloire pouvoient seules la lui inspirer : « Compagnons, leur dit-il, le ciel m’annonce la victoire. C’est aux Romains, non à vous, de trembler. Jetez les yeux sur ce champ de bataille ; nulle retraite ici pour les lâches : nous périssons tous si nous sommes vaincus. Quel gage plus certain du triomphe ? Quel signe plus sensible de la protection des dieux ? ils nous ont placés entre la victoire et la mort. »

Qui peut douter que ces mêmes passions n’animassent Sylla, lorsque, Crassus lui ayant demandé une escorte pour aller faire de nouvelles levées dans le pays des Marses, Sylla lui répond : « Si tu crains tes ennemis, reçois de moi pour escorte ton pere, tes freres, tes parents, tes amis, qui, massacrés par les tyrans, crient vengeance, et l’attendent de toi ? »

Lorsque les Macédoniens, las des fatigues de la guerre, prient Alexandre de les licencier, c’est l’orgueil et l’amour de la gloire qui dictent à ce héros cette fiere réponse : « Allez, ingrats ; fuyez, lâches ; je dompterai l’univers sans vous. Alexandre trouvera des sujets et des soldats par-tout où il y aura des hommes. »

De semblables discours sont toujours prononcés par des gens passionnés. L’esprit même en pareil cas ne peut jamais suppléer au sentiment. On ignore toujours la langue des passions qu’on n’éprouve pas.

Au reste ce n’est pas dans un art tel que l’éloquence, c’est en tout genre, que les passions doivent être regardées comme le germe productif de l’esprit : ce sont elles qui, entretenant une perpétuelle fermentation dans nos idées, fécondent en nous ces mêmes idées, qui, stériles dans des ames froides, seroient semblables à la semence jetée sur la pierre.

Ce sont les passions qui, fixant fortement notre attention sur l’objet de nos desirs, nous le font considérer sous des aspects inconnus aux autres hommes, et qui font en conséquence concevoir et exécuter aux héros ces entreprises hardies qui, jusqu’à ce que la réussite en ait prouvé la sagesse, paroissent folles, et doivent réellement paroître telles à la multitude.

Voilà pourquoi, dit le cardinal De Richelieu, l’ame foible trouve de l’impossibilité dans le projet le plus simple, lorsque le plus grand paroît facile à l’ame forte : devant celle-ci les montagnes s’abaissent, lorsqu’aux yeux de celle-là les buttes se métamorphosent en montagnes.

Ce sont en effet les fortes passions qui, plus éclairées que le bon sens, peuvent seules nous apprendre à distinguer l’extraordinaire de l’impossible, que les gens sensés confondent presque toujours ensemble, parceque, n’étant point animés de passions fortes, ces gens sensés ne sont jamais que des hommes médiocres : proposition que je vais prouver, pour faire sentir toute la supériorité de l’homme passionné sur les autres hommes, et montrer qu’il n’y a réellement que les grandes passions qui puissent enfanter les grands hommes.


CHAPITRE VII

De la supériorité d’esprit des gens passionnés sur les gens sensés.


Avant le succès, si les grands génies en tout genre sont presque toujours traités de fous par les gens sensés, c’est que ces derniers, incapables de rien de grand, ne peuvent pas même soupçonner l’existence des moyens dont se servent les grands hommes pour opérer les grandes choses.

Voilà pourquoi ces grands hommes doivent toujours exciter le rire, jusqu’à ce qu’ils excitent l’admiration. Lorsque Parménion, pressé par Alexandre d’ouvrir un avis sur les propositions de paix que faisoit Darius, lui dit, Je les accepterois si j’étois Alexandre ; qui doute, avant que la victoire eût justifié la témérité apparente du prince, que l’avis de Parménion ne parût plus sage aux Macédoniens que la réponse d’Alexandre, Et moi aussi, si j’étois Parménion ? L’un est d’un homme commun et sensé, et l’autre d’un homme extraordinaire. Or il est plus d’hommes de la premiere que de la seconde classe. Il est donc évident que, si, par de grandes actions, le fils de Philippe ne se fût pas déjà attiré le respect des Macédoniens, et ne les eût pas accoutumés aux entreprises extraordinaires, sa réponse leur eût absolument paru ridicule. Aucun d’eux n’en eût recherché le motif, et dans le sentiment intérieur que ce héros devoit avoir de la supériorité de son courage et de ses lumieres, de l’avantage que l’une et l’autre de ces qualités lui donnoient sur des peuples efféminés et mous, tels que les Perses, et dans la connoissance enfin qu’il avoit, et du caractere des Macédoniens, et de son empire sur leurs esprits, et par conséquent de la facilité avec laquelle il pouvoit, par ses gestes, ses discours et ses regards, leur communiquer l’audace qui l’animoit lui-même. C’étoient cependant ces divers motifs, joints à la soif ardente de la gloire, qui, lui faisant avec raison considérer la victoire comme beaucoup plus assurée qu’elle ne le paroissoit à Parménion, devoit en conséquence lui inspirer aussi une réponse plus haute.

Lorsque Tamerlan planta ses drapeaux au pied des remparts de Smyrne, contre lesquels venoient de se briser les forces de l’empire ottoman, il sentoit la difficulté de son entreprise ; il savoit bien qu’il attaquoit une place que l’Europe chrétienne pouvoit continuellement ravitailler ; mais, en l’excitant à cette entreprise, la passion de la gloire lui fournit les moyens de l’exécuter. Il comble l’abyme des eaux, oppose une digue à la mer et aux flottes européanes, arbore ses étendards victorieux sur les breches de Smyrne, et montre à l’univers étonné que rien n’est impossible aux grands hommes[142].

Lorsque Lycurgue voulut faire de Lacédémone une république de héros, on ne le vit point, selon la marche lente, et dès lors incertaine, de ce qu’on appelle la sagesse, y procéder par des changements insensibles. Ce grand homme, échauffé de la passion de la vertu, sentoit que, par des harangues ou des oracles supposés, il pouvoit inspirer à ses concitoyens les sentiments dont lui-même étoit enflammé ; que, profitant du premier instant de ferveur, il pourroit changer la constitution du gouvernement, et faire dans les mœurs de ce peuple une révolution subite, que, par les voies ordinaires de la prudence, il ne pourroit exécuter que dans une longue suite d’années. Il sentoit que les passions sont semblables aux volcans, dont l’éruption soudaine change tout-à-coup le lit d’un fleuve, que l’art ne pourroit détourner qu’en lui creusant un nouveau lit, et par conséquent après des temps et des travaux immenses. C’est ainsi qu’il réussit dans un projet peut-être le plus hardi qui jamais ait été conçu, et dans l’exécution duquel échoueroit tout homme sensé qui, ne devant ce titre de sensé qu’à l’incapacité où il est d’être mu par des passions fortes, ignore toujours l’art de les inspirer.

Ce sont ces passions qui, justes appréciatrices des moyens d’allumer le feu de l’enthousiasme, en ont souvent employé que les gens sensés, faute de connoître à cet égard le cœur humain, ont, avant le succès, toujours regardés comme puérils et ridicules. Tel est celui dont se servit Périclès, lorsque, marchant à l’ennemi, et voulant transformer ses soldats en autant de héros, il fait cacher dans un bois sombre, et monter sur un char attelé de quatre chevaux blancs, un homme d’une taille extraordinaire, qui, le corps couvert d’un riche manteau, les pieds parés de brodequins brillants, la tête ornée d’une chevelure éclatante, apparoît tout-à-coup à l’armée, et passe rapidement devant elle en criant au général : Périclès, je te promets la victoire.

Tel est le moyen dont se servit Épaminondas pour exciter le courage des Thébains, lorsqu’il fit enlever de nuit les armes suspendues dans un temple, et persuada à ses soldats que les dieux protecteurs de Thebes s’y étoient armés pour venir le lendemain combattre contre leurs ennemis.

Tel est enfin l’ordre que Ziska donne au lit de la mort, lorsqu’encore animé de la haine la plus violente contre les catholiques qui l’avoient persécuté, il commande à ceux de son parti de l’écorcher immédiatement après sa mort, et de faire un tambour de sa peau, leur promettant la victoire toutes les fois qu’au son de ce tambour ils marcheroient contre les catholiques : promesse que le succès justifia toujours.

On voit donc que les moyens les plus décisifs, les plus propres à produire de grands effets, toujours inconnus à ceux qu’on appelle les gens sensés, ne peuvent être apperçus que par des hommes passionnés qui, placés dans les mêmes circonstances que ce héros, eussent été affectés des mêmes sentiments.

Sans le respect dû à la réputation du grand Condé regarderoit-on comme un germe d’émulation pour les soldats le projet qu’avoit formé ce prince de faire enregistrer dans chaque régiment le nom des soldats qui se seroient distingués par quelques faits ou quelques dits mémorables ? L’inexécution de ce projet ne prouve-t-elle point qu’on en a peu connu l’utilité ? Sent-on, comme l’illustre chevalier Folard, le pouvoir des harangues sur les soldats ? Tout le monde apperçoit-il également toute la beauté de ce mot de M Vendôme, lorsque, témoin de la fuite de quelques troupes que leurs officiers tâchoient en vain de rallier, ce général se jette au milieu des fuyards, en criant aux officiers : Laissez faire les soldats ; ce n’est point ici, c’est là (montrant un arbre éloigné de cent pas) que ces troupes vont et doivent se reformer ? Il ne laissoit dans ce discours entrevoir aux soldats aucun doute de leur courage ; il réveilloit par ce moyen en eux les passions de la honte et de l’honneur, qu’ils se flattoient encore de conserver à ses yeux. C’étoit l’unique moyen d’arrêter ces fuyards, et de les ramener au combat et à la victoire.

Or qui doute qu’un pareil discours ne soit un trait de caractere ; et qu’en général tous les moyens dont se sont servis les grands hommes pour échauffer les ames du feu de l’enthousiasme ne leur aient été inspirés par les passions ? Est-il un homme sensé qui, pour imprimer plus de confiance et plus de respect aux Macédoniens, eût autorisé Alexandre à se dire fils de Jupiter Hammon ; eût conseillé à Numa de feindre un commerce secret avec la nymphe Égérie ; à Zamolxis, à Zaleucus, à Mnévès, de se dire inspiré par Vesta, Minerve ou Mercure ; à Marius de traîner à sa suite une diseuse de bonne aventure ; à Sertorius de consulter sa biche ; et enfin au comte de Dunois d’armer une pucelle pour triompher des Anglais ?

Peu de gens élevent leurs pensées au-delà des pensées communes ; moins de gens encore osent exécuter et dire ce qu’ils pensent[143]. Si les hommes sensés vouloient faire usage de pareils moyens, faute d’un certain tact et d’une certaine connoissance des passions, ils n’en pourroient jamais faire d’heureuses applications. Ils sont faits pour suivre les chemins battus ; ils s’égarent s’il les abandonnent. L’homme de bon sens est un homme dans le caractere duquel la paresse domine. Il n’est point doué de cette activité d’ame qui, dans les premiers postes, fait inventer aux grands hommes de nouveaux ressorts pour mouvoir le monde, ou qui leur fait semer dans le présent le germe des évènements futurs. Aussi le livre de l’avenir ne s’ouvre-t-il qu’à l’homme passionné et avide de gloire.

À la journée de Marathon, Thémistocle fut le seul des Grecs qui prévît la bataille de Salamine, et qui sût, en exerçant les Athéniens à la navigation, les préparer à la victoire.

Lorsque Caton le censeur, homme plus sensé qu’éclairé, opinoit avec tout le sénat à la destruction de Carthage, pourquoi Scipion s’opposoit-il seul à la ruine de cette ville ? C’est que lui seul regardoit Carthage, et comme une rivale digne de Rome, et comme une digue qu’on pouvoit opposer au torrent des vices et de la corruption prêt à se déborder dans l’Italie. Occupé de l’étude politique de l’histoire, habitué à la méditation, à cette fatigue d’attention dont la seule passion de la gloire nous rend capables, il étoit par ce moyen parvenu à une espece de divination. Aussi présageoit-il tous les malheurs sous lesquels Rome alloit succomber, dans le moment même que cette maîtresse du monde élevoit son trône sur les débris de toutes les monarchies de l’univers ; aussi voyoit-il naître de toutes parts des Marius et des Sylla ; aussi entendroit-il déjà publier les funestes tables de proscription, lorsque les Romains n’appercevoient par-tout que des palmes triomphales, et n’entendoient que les cris de la victoire. Ce peuple étoit alors comparable à ces matelots qui, voyant la mer calme, les zéphyrs enfler doucement les voiles et rider la surface des eaux, se livrent à une joie indiscrete ; tandis que le pilote attentif voit s’élever à l’extrémité de l’horizon le grain qui doit bientôt bouleverser les mers.

Si le sénat Romain n’eut point égard au conseil de Scipion, c’est qu’il est peu de gens à qui la connoissance du passé et du présent dévoile celle de l’avenir[144] ; c’est que, semblables au chêne, dont l’accroissement ou le dépérissement est insensible aux insectes éphémeres qui rampent sous son ombrage, les empires paroissent dans une espece d’état d’immobilité à la plupart des hommes, qui s’en tiennent d’autant plus volontiers à cette apparence d’immobilité, qu’elle flatte davantage leur paresse, qui se croit alors déchargée des soins de la prévoyance.

Il en est du moral comme du physique. Lorsque les peuples croient les mers constamment enchaînées dans leur lit, le sage les voit successivement découvrir et submerger de vastes contrées, et le vaisseau sillonner les plaines que naguere sillonnoit la charrue. Lorsque les peuples voient les montagnes porter dans les nues une tête également élevée, le sage voit leurs cimes orgueilleuses, perpétuellement démolies par les siecles, s’ébouler dans les vallons et les combler de leurs ruines ; mais ce ne sont jamais que des hommes accoutumés à méditer qui, voyant l’univers moral, ainsi que l’univers physique, dans une destruction et une reproduction successives et perpétuelles, peuvent appercevoir les causes éloignées du renversement des états. C’est l’œil d’aigle des passions qui perce dans l’abyme ténébreux de l’avenir : l’indifférence est née aveugle et stupide. Quand le ciel est serein et les airs épurés, le citadin ne prévoit point l’orage : c’est l’œil intéressé du laboureur attentif qui voit avec effroi des vapeurs insensibles s’élever de la surface de la terre, se condenser dans les cieux, et les couvrir de ces nuages noirs dont les flancs entr’ouverts vomiront bientôt les foudres et les grêles qui ravageront les moissons.

Qu’on examine chaque passion en particulier, l’on verra que toutes sont toujours très éclairées sur l’objet de leurs recherches ; qu’elles seules peuvent quelquefois appercevoir la cause des effets que l’ignorance attribue au hasard ; qu’elles seules par conséquent peuvent rétrécir, et peut-être un jour détruire entièrement, l’empire de ce hasard dont chaque découverte resserre nécessairement les bornes.

Si les idées et les actions que font concevoir et exécuter des passions telles que l’avarice ou l’amour sont en général peu estimées, ce n’est pas que ces idées et ces actions n’exigent souvent beaucoup de combinaisons et d’esprit, mais c’est que les unes et les autres sont indifférentes ou même nuisibles au public, qui n’accorde, comme je l’ai prouvé dans le discours précédent, les titres de vertueuses ou de spirituelles qu’aux actions et aux idées qui lui sont utiles. Or l’amour de la gloire est entre toutes les passions la seule qui puisse toujours inspirer des actions et des idées de cette espece. Elle seule enflammoit un roi d’orient, lorsqu’il s’écrioit : « Malheur aux souverains qui commandent à des peuples esclaves ! Hélas ! les douceurs d’une juste louange, dont les dieux et les héros sont si avides, ne sont pas faites pour eux. Ô peuples, ajoutoit-il, assez vils pour avoir perdu le droit de blâmer publiquement vos maîtres, vous avez perdu le droit de les louer. L’éloge de l’esclave est suspect. L’infortuné qui le régit ignore toujours s’il est digne d’estime ou de mépris. Eh ! quel tourment pour une ame noble, que de vivre livrée au supplice de cette incertitude ! »

De pareils sentiments supposent toujours une passion ardente pour la gloire. Cette passion est l’ame des hommes de génie et de talent en tout genre ; c’est à ce desir qu’ils doivent l’enthousiasme qu’ils ont pour leur art, qu’ils regardent quelquefois comme la seule occupation digne de l’esprit humain : opinion qui les fait traiter de fous par les gens sensés, mais qui ne les fait jamais considérer comme tels par l’homme éclairé qui, dans la cause de leur folie, apperçoit celle de leurs talents et de leurs succès.

La conclusion de ce chapitre c’est que ces gens sensés, ces idoles des gens médiocres, sont toujours fort inférieurs aux gens passionnés ; et que ce sont les passions fortes qui, nous arrachant à la paresse, peuvent seules nous douer de cette continuité d’attention à laquelle est attachée la supériorité d’esprit. Il ne me reste, pour confirmer cette vérité, qu’à montrer dans le chapitre suivant que ceux-là même qu’on place avec raison au rang des hommes illustres rentrent dans la classe des hommes les plus médiocres au moment même qu’ils ne sont plus soutenus du feu des passions.


CHAPITRE VIII

On devient stupide dès qu’on cesse d’être passionné.


Cette proposition est une conséquence nécessaire de la précédente. En effet, si l’homme épris du desir le plus vif de l’estime, et capable, en ce genre, de la plus forte passion, n’est point à portée de satisfaire ce desir, ce desir cessera bientôt de l’animer, parce qu’il est de la nature de tout desir de s’éteindre s’il n’est point nourri par l’espérance. Or la même cause qui éteindra en lui la passion de l’estime y doit nécessairement étouffer le germe de l’esprit.

Qu’on nomme à la recette d’un péage, où à quelque emploi pareil, des hommes aussi passionnés pour l’estime publique que devoient l’être les Turenne, les Condé, les Descartes, les Corneille et les Richelieu ; privés, par leur position, de tout espoir de gloire, ils seront à l’instant dépourvus de l’esprit nécessaire pour remplir de pareils emplois. Peu propres à l’étude des ordonnances ou des tarifs, ils seront sans talents pour un emploi qui peut les rendre odieux au public ; ils n’auront que du dégoût pour une science dans laquelle l’homme qui s’est le plus profondément instruit et qui s’est en conséquence couché très savant et très respectable à ses propres yeux, peut se réveiller très ignorant et très inutile si le magistrat a cru devoir supprimer ou simplifier ces droits. Entièrement livrés à la force d’inertie, de pareils hommes seront bientôt incapables de toute espece d’application.

Voilà pourquoi, dans la gestion d’une place subalterne, les hommes nés pour le grand sont souvent inférieurs aux esprits les plus communs. Vespasien, qui sur le trône fut l’admiration des Romains, avoit été l’objet de leur mépris dans la charge de préteur[145]. L’aigle, qui perce les nues d’un vol audacieux, rase la terre d’une aile moins rapide que l’hirondelle. Détruisez dans un homme la passion qui l’anime, vous le privez au même instant de toutes ses lumieres. Il semble que la chevelure de Samson soit à cet égard l’emblême des passions : cette chevelure est-elle coupée ? Samson n’est plus qu’un homme ordinaire.

Pour confirmer cette vérité par un second exemple, qu’on jette les yeux sur ces usurpateurs d’Orient qui à beaucoup d’audace et de prudence joignoient nécessairement de grandes lumieres ; qu’on se demande pourquoi la plupart d’entre eux n’ont montré que peu d’esprit sur le trône ; pourquoi, fort inférieurs en général aux usurpateurs d’Occident, il n’en est presque aucun, comme le prouve la forme des gouvernements asiatiques, qu’on puisse mettre au nombre des législateurs. Ce n’est pas qu’ils fussent toujours avides du malheur de leurs sujets ; mais c’est qu’en prenant la couronne l’objet de leur desir étoit rempli ; c’est qu’assurés de sa possession par la bassesse, la soumission et l’obéissance d’un peuple esclave, la passion qui les avoit portés à l’empire cessoit alors de les animer ; c’est que, n’ayant plus de motifs assez puissants pour les déterminer à supporter la fatigue d’attention que suppose la découverte et l’établissement des bonnes lois, ils étoient, comme je l’ai dit plus haut, dans le cas de ces hommes sensés qui, n’étant animés d’aucun desir vif, n’ont jamais le courage de s’arracher aux délices de la paresse.

Si dans l’Occident, au contraire, plusieurs usurpateurs ont sur le trône fait éclater de grands talents ; si les Auguste et les Cromwel peuvent être mis au rang des législateurs ; c’est qu’ayant à faire à des peuples impatients du frein, et dont l’ame étoit plus hardie et plus élevée, la crainte de perdre l’objet de leurs desirs attisoit toujours en eux, si je l’ose dire, toujours en eux la passion de l’ambition. Élevés sur des trônes sur lesquels ils ne pouvoient impunément s’endormir, ils sentoient qu’il falloit se rendre agréables à des peuples fiers, établir des lois utiles[146] pour le moment, tromper ces peuples, et du moins leur en imposer par le fantôme d’un bonheur passager qui les dédommageât des malheurs réels que l’usurpation entraîne après elle.

C’est donc aux dangers auxquels ces derniers ont sans cesse été exposés sur le trône qu’ils ont dû cette supériorité de talents qui les place au-dessus de la plupart des usurpateurs d’Orient : ils étoient dans le cas de l’homme de génie en d’autres genres, qui, toujours en butte à la critique, et perpétuellement inquiet dans la jouissance d’une réputation toujours prête à lui échapper, sent qu’il n’est pas seul échauffé de la passion de la vanité, et que, si la sienne lui fait desirer l’estime d’autrui, celle d’autrui doit constamment la lui refuser, si, par des ouvrages utiles et agréables, et par de continuels efforts d’esprit, il ne les console de la douleur de le louer. C’est sur le trône, en tous les genres, que cette crainte entretient l’esprit dans l’état de fécondité : cette crainte est-elle anéantie ? le ressort de l’esprit est détruit.

Qui doute qu’un physicien ne porte infiniment plus d’attention à l’examen d’un fait de physique, souvent peu important pour l’humanité, qu’un sultan à l’examen d’une loi d’où dépend le bonheur ou le malheur de plusieurs milliers d’hommes ? Si ce dernier emploie moins de temps à méditer, à rédiger ses ordonnances et ses édits, qu’un homme d’esprit à composer un madrigal ou une épigramme, c’est que la méditation, toujours fatigante, est, pour ainsi dire, contraire à notre nature[147] ; et qu’à l’abri sur le trône, et de la punition, et des traits de la satyre, un sultan n’a point de motif pour triompher d’une paresse dont la jouissance est si agréable à tous les hommes.

Il paroît donc que l’activité de l’esprit dépend de l’activité des passions. C’est aussi dans l’âge des passions, c’est-à-dire depuis vingt-cinq jusqu’à trente-cinq et quarante ans, qu’on est capable des plus grands efforts et de vertu et de génie. À cet âge les hommes nés pour le grand ont acquis une certaine quantité de connoissances, sans que leurs passions aient encore presque rien perdu de leur activité. Cet âge passé, les passions s’affoiblissent en nous ; et voilà le terme de la croissance de l’esprit : on n’acquiert plus alors d’idées nouvelles ; et, quelque supérieurs que soient dans la suite les ouvrages que l’on compose, on ne fait plus qu’appliquer et développer les idées conçues dans le temps de l’effervescence des passions, et dont on n’avoit point encore fait usage.

Au reste ce n’est point uniquement à l’âge qu’on doit toujours attribuer l’affoiblissement des passions. On cesse d’être passionné pour un objet lorsque le plaisir qu’on se promet de sa possession n’est point égal à la peine nécessaire pour l’acquérir : l’homme amoureux de la gloire n’y sacrifie ses goûts qu’autant qu’il se croit dédommagé de ce sacrifice par l’estime qui en est le prix. C’est pourquoi tant de héros ne pouvoient que dans le tumulte des camps et parmi les chants de victoire échapper aux filets de la volupté ; c’est pourquoi le grand Condé ne maîtrisoit son humeur qu’un jour de bataille, où, dit-on, il étoit du plus grand sang-froid ; c’est pourquoi, si l’on peut comparer aux grandes choses celles auxquelles on donne le nom de petites, Dupré, trop négligé dans sa marche ordinaire, ne triomphoit de cette habitude qu’au théâtre, où les applaudissements et l’admiration des spectateurs le dédommageoient de la peine qu’il prenoit pour leur plaire. On ne triomphe point de ses habitudes et de sa paresse si l’on n’est amoureux de la gloire ; et les hommes illustres ne sont quelquefois sensibles qu’à la plus grande. S’ils ne peuvent envahir presque en entier l’empire de l’estime, la plupart s’abandonnent à une honteuse paresse. L’extrême orgueil et l’extrême ambition produisent souvent en eux l’effet de l’indifférence et de la modération. Une petite gloire, en effet, n’est jamais desirée que par une petite ame. Si les gens si attentifs dans la maniere de s’habiller, de se présenter et de parler dans les compagnies, sont en général incapables de grandes choses, c’est non seulement parce qu’ils perdent à l’acquisition d’une infinité de petits talents et de petites perfections un temps qu’ils pourroient employer à la découverte de grandes idées et à la culture de grands talents, mais encore parce que la recherche d’une petite gloire suppose en eux des desirs trop foibles et trop modérés. Aussi les grands hommes sont-ils presque tous incapables des petits soins et des petites attentions nécessaires pour s’attirer de la considération : ils dédaignent de pareils moyens. Méfiez-vous, disoit Sylla en parlant de César, de ce jeune homme qui marche si immodestement dans les rues ; je vois en lui plusieurs Marius.

J’ai fait, je crois, suffisamment sentir que l’absence totale de passions, s’il pouvoit en exister, produiroit en nous le parfait abrutissement, et qu’on approche d’autant plus de ce terme qu’on est moins passionné[148]. Les passions sont en effet le feu céleste qui vivifie le monde moral : c’est aux passions que les sciences et les arts doivent leurs découvertes et l’ame son élévation. Si l’humanité leur doit aussi ses vices et la plupart de ses malheurs, ces malheurs ne donnent point aux moralistes le droit de condamner les passions, et de les traiter de folie. La sublime vertu et la sagesse éclairée sont deux assez belles productions de cette folie pour la rendre respectable à leurs yeux.

La conclusion générale de ce que j’ai dit sur les passions, c’est que leur force peut seule contrebalancer en nous la force de la paresse et de l’inertie, nous arracher au repos et à la stupidité vers laquelle nous gravitons sans cesse, et nous douer enfin de cette continuité d’attention à laquelle est attachée la supériorité de talent.

Mais, dira-t-on, la nature n’auroit-elle pas donné aux divers hommes d’inégales dispositions à l’esprit en allumant dans les uns des passions plus fortes que dans les autres ? Je répondrai à cette question que, si, pour exceller dans un genre, il n’est pas nécessaire, comme je l’ai prouvé plus haut, d’y donner toute l’application dont on est capable ; il n’est pas nécessaire non plus pour s’illustrer dans ce même genre d’être animé de la plus vive passion, mais seulement du degré de passion suffisant pour nous rendre attentifs. D’ailleurs il est bon d’observer qu’en fait de passions les hommes ne different peut-être pas entre eux autant qu’on l’imagine. Pour savoir si la nature à cet égard a si inégalement partagé ses dons, il faut examiner si tous les hommes sont susceptibles de passions, et pour cet effet remonter jusqu’à leur origine.


CHAPITRE IX

De l’origine des passions.


Pour s’élever à cette connoissance il faut distinguer deux sortes de passions.

Il en est qui nous sont immédiatement données par la nature, il en est aussi que nous ne devons qu’à l’établissement des sociétés. Pour savoir laquelle de ces deux différentes especes de passions a produit l’autre, qu’on se transporte en esprit aux premiers jours du monde : on y verra la nature, par la soif, la faim, le froid et le chaud, avertir l’homme de ses besoins, et attacher une infinité de plaisirs et de peines à la satisfaction ou à la privation de ces besoins : on y verra l’homme capable de recevoir des impressions de plaisir et de douleur, et naître, pour ainsi dire, avec l’amour de l’un et la haine de l’autre. Tel est l’homme au sortir des mains de la nature.

Or, dans cet état, l’envie, l’orgueil, l’avarice, l’ambition, n’existoient point pour lui : uniquement sensible au plaisir et à la douleur physique, il ignoroit toutes ces peines et ces plaisirs factices que nous procurent les passions que je viens de nommer. De pareilles passions ne nous sont donc pas immédiatement données par la nature ; mais leur existence, qui suppose celle des sociétés, suppose encore en nous le germe caché de ces mêmes passions. C’est pourquoi, si la nature ne nous donne en naissant que des besoins, c’est dans nos besoins et nos premiers desirs qu’il faut chercher l’origine de ces passions factices, qui ne peuvent jamais être qu’un développement de la faculté de sentir.

Il semble que, dans l’univers moral comme dans l’univers physique, Dieu n’ait mis qu’un seul principe dans tout ce qui a été. Ce qui est et ce qui sera n’est qu’un développement nécessaire.

Il a dit à la matiere, Je te doue de la force. Aussitôt les éléments, soumis aux lois du mouvement, mais errants et confondus dans les deserts de l’espace, ont formé mille assemblages monstrueux, ont produit mille chaos divers, jusqu’à ce qu’enfin ils se soient placés dans l’équilibre et l’ordre physique dans lequel on suppose maintenant l’univers rangé.

Il semble qu’il ait dit pareillement à l’homme, Je te doue de la sensibilité. C’est par elle qu’aveugle instrument de mes volontés, incapable de connoître la profondeur de mes vues, tu dois, sans le savoir, remplir tous mes desseins. Je te mets sous la garde du plaisir et de la douleur : l’un et l’autre veilleront à tes pensées, à tes actions ; engendreront tes passions, exciteront tes aversions, tes amitiés, tes tendresses, tes fureurs ; allumeront tes desirs, tes craintes, tes espérances ; te dévoileront des vérités, te plongeront dans des erreurs ; et, après t’avoir fait enfanter mille systêmes absurdes et différents de morale et de législation, te découvriront un jour les principes simples au développement desquels est attaché l’ordre et le bonheur du monde moral.

En effet, supposons que le ciel anime tout-à-coup plusieurs hommes : leur premiere occupation sera de satisfaire leurs besoins ; bientôt après ils essaieront par des cris d’exprimer les impressions de plaisir et de douleur qu’ils reçoivent. Ces premiers cris formeront leur premiere langue, qui, à en juger par la pauvreté de quelques langues sauvages, a dû d’abord être très courte, et se réduire à ces premiers sons. Lorsque les hommes, plus multipliés, commenceront à se répandre sur la surface du monde, et que, semblables aux vagues dont l’océan couvre au loin ses rivages et qui rentrent aussitôt dans son sein, plusieurs générations se seront montrées à la terre, et seront rentrées dans le gouffre où s’abyment les êtres ; lorsque les familles seront plus voisines les unes des autres ; alors le desir commun de posséder les mêmes choses, telles que les fruits d’un certain arbre ou les faveurs d’une certaine femme, exciteront en eux des querelles et des combats : de là naîtront la colere et la vengeance. Lorsque, soulés de sang et las de vivre dans une crainte perpétuelle, ils auront consenti à perdre un peu de cette liberté qu’ils ont dans l’état naturel, et qui leur est nuisible ; alors ils feront entre eux des conventions ; ces conventions seront leurs premieres lois ; les lois faites, il faudra charger quelques hommes de leur exécution : et voilà les premiers magistrats. Ces magistrats grossiers de peuples sauvages habiteront d’abord les forêts. Après en avoir en partie détruit les animaux, lorsque les peuples ne vivront plus de leur chasse, la disette des vivres leur enseignera l’art d’élever des troupeaux.

Ces troupeaux fourniront à leurs besoins, et les peuples chasseurs seront changés en peuples pasteurs. Après un certain nombre de siecles, lorsque ces derniers se seront extrêmement multipliés, et que la terre ne pourra dans le même espace subvenir à la nourriture d’un plus grand nombre d’habitants sans être fécondée par le travail humain ; alors les peuples pasteurs disparoîtront, et feront place aux peuples cultivateurs. Le besoin de la faim, en leur découvrant l’art de l’agriculture, leur enseignera bientôt après l’art de mesurer et de partager les terres. Ce partage fait, il faut assurer à chacun ses propriétés : et de-là une foule de sciences et de lois. Les terres, par la différence de leur nature et de leur culture, portant des fruits différents, les hommes feront entre eux des échanges, sentiront l’avantage qu’il y auroit à convenir d’un échange général qui représentât toutes les denrées, et ils feront choix pour cet effet de quelques coquillages ou de quelques métaux. Lorsque les sociétés en seront à ce point de perfection, alors toute égalité entre les hommes sera rompue ; on distinguera des supérieurs et des inférieurs : alors ces mots de bien et de mal, créés pour exprimer les sensations de plaisir ou de douleur physiques que nous recevons des objets extérieurs, s’étendront généralement à tout ce qui peut nous procurer l’une ou l’autre de ces sensations, les accroître ou les diminuer ; telles sont les richesses et l’indigence : alors les richesses et les honneurs, par les avantages qui y seront attachés, deviendront l’objet général du desir des hommes. De là naîtront, selon la forme différente des gouvernements, des passions criminelles ou vertueuses ; telles sont l’envie, l’avarice, l’orgueil, l’ambition, l’amour de la patrie, la passion de la gloire, la magnanimité, et même l’amour, qui, ne nous étant donné par la nature que comme un besoin, deviendra, en se confondant avec la vanité, une passion factice qui ne sera comme les autres qu’un développement de la sensibilité physique.

Quelque certaine que soit cette conclusion, il est peu d’hommes qui conçoivent nettement les idées dont elle résulte. D’ailleurs, en avouant que nos passions prennent originairement leur source dans la sensibilité physique, on pourroit croire encore que, dans l’état actuel où sont les nations policées, ces passions existent indépendamment de la cause qui les a produites. Je vais donc, en suivant la métamorphose des peines et des plaisirs physiques en peines et en plaisirs factices, montrer que, dans des passions telles que l’avarice, l’ambition, l’orgueil et l’amitié, dont l’objet paroît le moins appartenir aux plaisirs des sens, c’est cependant toujours la douleur et le plaisir physique que nous fuyons ou que nous recherchons.


CHAPITRE X

De l’Avarice.


L’or et l’argent peuvent être regardés comme des matieres agréables à la vue ; mais, si l’on ne desiroit dans leur possession que le plaisir produit par l’éclat et la beauté de ces métaux, l’avare se contenteroit de la libre contemplation des richesses entassées dans le trésor public. Or, comme cette vue ne satisferoit pas sa passion, il faut que l’avare, de quelque espece qu’il soit, ou desire les richesses comme l’échange de tous les plaisirs, ou comme l’exemption de toutes les peines attachées à l’indigence.

Ce principe posé, je dis que l’homme n’étant, par sa nature, sensible qu’aux plaisirs des sens, ces plaisirs, par conséquent, sont l’unique objet de ses desirs. La passion du luxe, de la magnificence dans les équipages, les fêtes et les emmeublements, est donc une passion factice, nécessairement produite par les besoins physiques ou de l’amour ou de la table. En effet, quels plaisirs réels ce luxe et cette magnificence procureroient-ils à l’avare voluptueux, s’il ne les considéroit comme un moyen, ou de plaire aux femmes, s’il les aime, et d’en obtenir des faveurs, ou d’en imposer aux hommes, et de les forcer, par l’espoir confus d’une récompense, à écarter de lui toutes les peines, et à rassembler près de lui tous les plaisirs ?

Dans ces avares voluptueux qui ne méritent pas proprement le nom d’avares, l’avarice est donc l’effet immédiat de la crainte de la douleur et de l’amour du plaisir physique. Mais, dira-t-on, comment ce même amour du plaisir ou cette même crainte de la douleur peuvent-ils l’exciter chez les vrais avares, chez ces avares infortunés qui n’échangent jamais leur argent contre des plaisirs ? S’ils passent leur vie dans la disette du nécessaire, et s’ils s’exagerent à eux-mêmes et aux autres le plaisir attaché à la possession de l’or, c’est pour s’étourdir sur un malheur que personne ne veut ni ne doit plaindre.

Quelque surprenante que soit la contradiction qui se trouve entre leur conduite et les motifs qui les font agir, je tâcherai de découvrir la cause qui, leur laissant desirer sans cesse le plaisir, doit toujours les en priver.

J’observerai d’abord que cette sorte d’avarice prend sa source dans une crainte excessive et ridicule, et de la possibilité de l’indigence, et des maux qui y sont attachés. Les avares sont assez semblables aux hypocondres, qui vivent dans des transes perpétuelles, qui voient par-tout des dangers, et qui craignent que tout ce qui les approche ne les casse.

C’est parmi les gens nés dans l’indigence qu’on rencontre le plus communément de ces sortes d’avares ; ils ont par eux-mêmes éprouvé ce que la pauvreté entraîne de maux à sa suite : aussi leur folie à cet égard est-elle plus pardonnable qu’elle ne le seroit à des hommes nés dans l’abondance, parmi lesquels on ne trouve guere que des avares fastueux ou voluptueux.

Pour faire voir comment dans les premiers la crainte de manquer du nécessaire les force toujours à s’en priver, supposons qu’accablé du faix de l’indigence quelqu’un d’entre eux conçoive le projet de s’y soustraire. Le projet conçu, l’espérance aussitôt vient vivifier son ame affaissée par la misere ; elle lui rend l’activité, lui fait chercher des protecteurs, l’enchaîne dans l’antichambre de ses patrons, le force à s’intriguer auprès des ministres, à ramper aux pieds des grands, et à se dévouer enfin au genre de vie le plus triste, jusqu’à ce qu’il ait obtenu quelque place qui le mette à l’abri de la misere. Parvenu à cet état, le plaisir sera-t-il l’unique objet de sa recherche ? Dans un homme qui, par ma supposition, sera d’un caractere timide et défiant, le souvenir vif des maux qu’il a éprouvés doit d’abord lui inspirer le desir de s’y soustraire, et le déterminer par cette raison à se refuser jusqu’à des besoins dont il a, par la pauvreté, acquis l’habitude de se priver. Une fois au dessus du besoin, si cet homme atteint alors l’âge de trente-cinq ou quarante ans ; si l’amour du plaisir, dont chaque instant émousse la vivacité, se fait moins vivement sentir à son cœur, que fera-t-il alors ? Plus difficile en plaisirs, s’il aime les femmes, il lui en faudra de plus belles et dont les faveurs soient plus cheres : il voudra donc acquérir de nouvelles richesses pour satisfaire ses nouveaux goûts. Or, dans l’espace de temps qu’il mettra à cette acquisition, si la défiance et la timidité, qui s’accroissent avec l’âge, et qu’on peut regarder comme l’effet du sentiment de notre foiblesse, lui démontrent qu’en fait de richesses assez n’est jamais assez ; et si son avidité se trouve en équilibre avec son amour pour les plaisirs ; il sera soumis alors à deux attractions différentes. Pour obéir à l’une et à l’autre, cet homme, sans renoncer au plaisir, se prouvera qu’il doit du moins en remettre la jouissance au temps où, possesseur de plus grandes richesses, il pourra, sans crainte de l’avenir, s’occuper tout entier de ses plaisirs présents. Dans le nouvel intervalle de temps qu’il mettra à accumuler ces nouveaux trésors, si l’âge le rend tout-à-fait insensible au plaisir, changera-t-il son genre de vie ? renoncera-t-il à des habitudes que l’incapacité d’en contracter de nouvelles lui a rendues cheres ? Non, sans doute ; et, satisfait, en contemplant ses trésors, de la possibilité des plaisirs dont les richesses sont l’échange, cet homme, pour éviter les peines physiques de l’ennui, se livrera tout entier à ses occupations ordinaires : il deviendra même d’autant plus avare dans sa vieillesse, que l’habitude d’amasser n’étant plus contrebalancée par le desir de jouir, elle sera, au contraire, soutenue en lui par la crainte machinale que la vieillesse a toujours de manquer.

La conclusion de ce chapitre c’est que la crainte excessive et ridicule des maux attachés à l’indigence est la cause de l’apparente contradiction qu’on remarque entre la conduite de certains avares et les motifs qui les font mouvoir. Voilà comme, en desirant toujours le plaisir, l’avarice peut toujours les en priver.


CHAPITRE XI

De l’Ambition.


Le crédit attaché aux grandes places peut, ainsi que les richesses, nous épargner des peines, nous procurer des plaisirs, et par conséquent être regardé comme un échange. On peut donc appliquer à l’ambition ce que j’ai dit de l’avarice.

Chez ces peuples sauvages dont les chefs ou les rois n’ont d’autre privilege que celui d’être nourris et vêtus de la chasse que font pour eux les guerriers de la nation, le desir de s’assurer ses besoins y fait des ambitieux.

Dans Rome naissante, lorsqu’on n’assignoit d’autre récompense aux grandes actions que l’étendue de terrain qu’un Romain pouvoit labourer et défricher en un jour, ce motif suffisoit pour former des héros.

Ce que je dis de Rome je le dis de tous les peuples pauvres ; ce qui chez eux forme des ambitieux c’est le desir de se soustraire à la peine et au travail. Au contraire, chez les nations opulentes, où tous ceux qui prétendent aux grandes places sont pourvus des richesses nécessaires pour se procurer, non seulement les besoins, mais encore les commodités de la vie, c’est presque toujours dans l’amour du plaisir que l’ambition prend naissance.

Mais, dira-t-on, la pourpre, les tiares, et généralement toutes les marques d’honneur, ne font sur nous aucune impression physique de plaisir : l’ambition n’est donc pas fondée sur cet amour du plaisir, mais sur le desir de l’estime et des respects ; elle n’est donc pas l’effet de la sensibilité physique.

Si le desir des grandeurs, répondrai-je, n’étoit allumé que par le desir de l’estime et de la gloire, il ne s’éleveroit d’ambitieux que dans des républiques telles que celles de Rome et de Sparte, où les dignités annonçoient communément de grandes vertus et de grands talents, dont elles étoient la récompense. Chez ces peuples, la possession des dignités pouvoit flatter l’orgueil, puisqu’elle assuroit un homme de l’estime de ses concitoyens ; puisque cet homme, ayant toujours de grandes entreprises à exécuter, pouvoit regarder les grandes places comme des moyens de s’illustrer et de prouver sa supériorité sur les autres. Or l’ambitieux poursuit également les grandeurs dans les siecles où ces grandeurs sont le plus avilies par le choix des hommes qu’on y éleve, et, par conséquent, dans les temps mêmes où leur possession est le moins flatteuse. L’ambition n’est donc pas fondée sur le desir de l’estime. En vain diroit-on qu’à cet égard l’ambitieux peut se tromper lui-même : les marques de considération qu’on lui prodigue l’avertissent à chaque instant que c’est sa place et non lui qu’on honore. Il sent que la considération dont il jouit n’est point personnelle ; qu’elle s’évanouit par la mort ou la disgrace du maître ; que la vieillesse même du prince suffit pour la détruire ; qu’alors les hommes, élevés aux premiers postes sont autour du souverain comme ces nuages d’or qui assistent au coucher du soleil, et dont la splendeur s’obscurcit et disparoît à mesure que l’astre s’enfonce sous l’horizon. Il l’a mille fois ouï dire, et l’a lui-même mille fois répété, que le mérite n’appelle point aux honneurs ; que la promotion aux dignités n’est point aux yeux du public la preuve d’un mérite réel ; qu’elle est, au contraire, presque toujours regardée comme le prix de l’intrigue, de la bassesse, et de l’importunité. S’il en doute, qu’il ouvre l’histoire, et sur-tout celle de Byzance : il y verra qu’un homme peut être à-la-fois revêtu de tous les honneurs d’un empire et couvert du mépris de toutes les nations. Mais je veux que, confusément avide d’estime, l’ambitieux croie ne chercher que cette estime dans les grandes places ; il est facile de montrer que ce n’est pas le vrai motif qui le détermine, et que sur ce point il se fait illusion à lui-même ; puisqu’on ne desire pas, comme je le prouverai dans le chapitre de l’orgueil, l’estime pour l’estime même, mais pour les avantages qu’elle procure. Le desir des grandeurs n’est donc point l’effet du desir de l’estime.

À quoi donc attribuer l’ardeur avec laquelle on recherche les dignités ? À l’exemple de ces jeunes gens riches qui n’aiment à se montrer au public que dans un équipage leste et brillant, pourquoi l’ambitieux ne veut-il y paroître que décoré de quelques marques d’honneur ? C’est qu’il considere ces honneurs comme un truchement qui annonce aux hommes son indépendance, la puissance qu’il a de rendre à son gré plusieurs d’entre eux heureux ou malheureux, et l’intérêt qu’ils ont tous de mériter une faveur toujours proportionnée aux plaisirs qu’ils sauront lui procurer.

Mais, dira-t-on, ne seroit-ce pas plutôt du respect et de l’adoration des hommes dont l’ambitieux seroit jaloux ? Dans le fait c’est le respect des hommes qu’il desire ; mais pourquoi le desire-t-il ? Dans les hommages qu’on rend aux grands ce n’est point le geste du respect qui leur plaît. Si ce geste étoit par lui-même agréable, il n’est point d’homme riche qui, sans sortir de chez lui, et sans courir après les dignités, ne se pût procurer un tel bonheur. Pour se satisfaire il loueroit une douzaine de porte-faix, les revêtiroit d’habits magnifiques, les barioleroit de tous les cordons de l’Europe, les tiendroit le matin dans son antichambre pour venir tous les jours payer à sa vanité un tribut d’encens et de respects.

L’indifférence des gens riches pour cette espece de plaisir prouve que l’on n’aime point le respect comme respect, mais comme un aveu d’infériorité de la part des autres hommes, comme un gage de leur disposition favorable à notre égard, et de leur empressement à nous éviter des peines et à nous procurer des plaisirs.

Le desir des grandeurs n’est donc fondé que sur la crainte de la douleur ou l’amour du plaisir. Si ce desir n’y prenoit point sa source, quoi de plus facile que de désabuser l’ambitieux ? Ô toi, lui diroit-on, qui seches d’envie en contemplant le faste et la pompe des grandes places, ose t’élever à un orgueil plus noble, et leur éclat cessera de t’en imposer. Imagine pour un moment que tu n’es pas moins supérieur aux autres hommes que les insectes leur sont inférieurs ; alors tu ne verras dans les courtisans que des abeilles qui bourdonnent autour de leur reine ; le sceptre même ne te paroîtra plus qu’une gloriole.

Pourquoi les hommes ne prêteront-ils jamais l’oreille à de pareils discours ? auront-ils toujours peu de considération pour ceux qui ne peuvent guere, et préféreront-ils toujours les grandes places aux grands talents ? C’est que les grandeurs sont un bien, et peuvent, ainsi que les richesses, être regardées comme l’échange d’une infinité de plaisirs. Aussi les recherche-t-on avec d’autant plus d’ardeur qu’elles peuvent nous donner sur les hommes une puissance plus étendue, et par conséquent nous procurer plus d’avantages. Une preuve de cette vérité, c’est qu’ayant le choix du trône d’Ispahan, ou de Londres, il n’est presque personne qui ne donnât au sceptre de fer de la Perse la préférence sur celui de l’Angleterre. Qui doute cependant qu’aux yeux d’un homme honnête le dernier ne parût le plus desirable, et qu’ayant à choisir entre ces deux couronnes un homme vertueux ne se déterminât en faveur de celle où le roi, borné dans son pouvoir, se trouve dans l’heureuse impuissance de nuire à ses sujets ? S’il n’est cependant presque aucun ambitieux qui n’aimât mieux commander au peuple esclave des Persans qu’au peuple libre des Anglais, c’est qu’une autorité plus absolue sur les hommes les rend plus attentifs à nous plaire ; c’est qu’instruits par un instinct secret, mais sûr, on sait que la crainte rend toujours plus d’hommages que l’amour ; que les tyrans, du moins de leur vivant, ont presque toujours été plus honorés que les bons rois ; c’est que la reconnoissance a toujours élevé des temples moins somptueux aux dieux bienfaisants qui portent la corne d’abondance[149], que la crainte n’en a consacré aux dieux cruels et colossaux qui, portés sur les ouragans et les tempêtes, et couverts d’un vêtement d’éclairs, sont peints la foudre à la main ; c’est enfin qu’éclairés par cette connoissance on sent qu’on doit plus attendre de l’obéissance d’un esclave que de la reconnoissance d’un homme libre.

La conclusion de ce chapitre, c’est que le desir des grandeurs est toujours l’effet de la crainte de la douleur ou de l’amour des plaisirs des sens, auxquels se réduisent nécessairement tous les autres. Ceux que donne le pouvoir et la considération ne sont pas proprement des plaisirs ; ils n’en obtiennent le nom que parce que l’espoir et les moyens de se procurer des plaisirs sont déjà des plaisirs : plaisirs qui ne doivent leur existence qu’à celle des plaisirs physiques[43].

Je sais que, dans les projets, les entreprises, les forfaits, les vertus, et la pompe éblouissante de l’ambition, l’on apperçoit difficilement l’ouvrage de la sensibilité physique. Comment, dans cette fiere ambition qui, le bras fumant de carnage, s’assied au milieu des champs de bataille sur un monceau de cadavres, et frappe, en signe de victoire, ses ailes dégouttantes de sang ; comment, dis-je, dans l’ambition ainsi figurée, reconnoître la fille de la volupté ? comment imaginer qu’à travers les dangers, les fatigues et les travaux de la guerre, ce soit la volupté qu’on poursuive ? C’est cependant elle seule, répondrai-je, qui, sous le nom de libertinage, recrute les armées de presque toutes les nations. On aime les plaisirs, et par conséquent les moyens de s’en procurer : les hommes desirent donc et les richesses et les dignités. Ils voudroient de plus faire fortune en un jour, et la paresse leur inspire ce desir. Or la guerre, qui promet le pillage des villes au soldat et des honneurs à l’officier, flatte à cet égard et leur paresse et leur impatience. Les hommes doivent donc supporter plus volontiers les fatigues de la guerre que les travaux de l’agriculture[150], qui ne leur promet des richesses que dans un avenir éloigné. Aussi les anciens Germains, les Tartares, les habitants des côtes d’Afrique, et les Arabes, ont-ils toujours été plus adonnés au vol et à la piraterie qu’à la culture des terres.

Il en est de la guerre comme du gros jeu, qu’on préfere au petit, au risque même de se ruiner, parce que le gros jeu nous flatte de l’espoir de grandes richesses, et nous les promet dans un instant.

Pour ôter aux principes que j’ai établis tout air de paradoxe, je vais, dans le titre du chapitre suivant, exposer l’unique objection à laquelle il me reste à répondre.


CHAPITRE XII

Si, dans la poursuite des grandeurs, on ne cherche qu’un moyen de se soustraire à la douleur, ou de jouir du plaisir physique, pourquoi le plaisir échappe-t-il si souvent à l’ambitieux ?


On peut distinguer deux sortes d’ambitieux. Il est des hommes malheureusement nés, qui, ennemis du bonheur d’autrui, desirent les grandes places, non pour jouir des avantages qu’elles procurent, mais pour goûter le seul plaisir des infortunés, pour tourmenter les hommes, et jouir de leur malheur. Ces sortes d’ambitieux sont d’un caractere assez semblable aux faux dévots, qui en général passent pour méchants, non que la loi qu’ils professent ne soit une loi d’amour et de charité, mais parce que les hommes le plus ordinairement portés à une dévotion austere sont apparemment des hommes mécontents de ce bas monde[151], qui ne peuvent espérer de bonheur qu’en l’autre, et qui, mornes, timides et malheureux, cherchent dans le spectacle du malheur d’autrui une distraction aux leurs. Les ambitieux de cette espece sont en très petit nombre ; ils n’ont rien de grand ni de noble dans l’ame, ils ne sont comptés que parmi les tyrans ; et, par la nature de leur ambition, ils sont privés de tous les plaisirs.

Il est des ambitieux d’une autre espece (et dans cette espece je les comprends presque tous), ce sont ceux qui dans les grandes places ne cherchent qu’à jouir des avantages qui y sont attachés. Parmi ces ambitieux il en est qui, par leur naissance ou leur position, sont d’abord élevés à des postes importants : ceux-là peuvent quelquefois allier le plaisir avec les soins de l’ambition ; ils sont en naissant placés, pour ainsi dire, à la moitié de la carriere qu’ils ont à parcourir[152]. Il n’en est pas ainsi d’un homme qui de l’état le plus médiocre veut, comme Cromwel, s’élever aux premiers postes. Pour s’ouvrir la route de l’ambition, où les premiers pas sont ordinairement les plus difficiles, il a mille intrigues à faire, mille amis à ménager ; il est à-la-fois occupé et du soin de former de grands projets, et du détail de leur exécution. Or, pour découvrir comment de pareils hommes, ardents à la poursuite de tous les plaisirs, animés de ce seul motif, en sont souvent privés, supposons qu’avide de ces plaisirs, et frappé de l’empressement avec lequel on cherche à prévenir le desir des grands, un homme de cette espece veuille s’élever aux premiers postes : ou cet homme naîtra dans ces pays où le peuple est le dispensateur des graces, où l’on ne peut se concilier la bienveillance publique que par des services rendus à la patrie, où par conséquent le mérite est nécessaire ; ou ce même homme naîtra dans des gouvernements absolument despotiques, tels que le Mogol, où les honneurs sont le prix de l’intrigue : or, quel que soit le lieu de sa naissance, je dis que, pour parvenir aux grandes places, il ne peut donner presque aucun temps à ses plaisirs. Pour le prouver je prendrai le plaisir de l’amour pour exemple, non seulement comme le plus vif de tous, mais encore comme le ressort presque unique des sociétés policées. Car il est bon d’observer en passant qu’il est dans chaque nation un besoin physique qu’on doit considérer comme l’ame universelle de cette nation. Chez les sauvages du septentrion, qui, souvent exposés à des famines affreuses, sont toujours occupés de chasse et de pêche, c’est la faim et non l’amour qui produit toutes les idées ; ce besoin est en eux le germe de toutes leurs pensées : aussi presque toutes les combinaisons de leur esprit ne roulent-elles que sur les ruses de la chasse et de la pêche, et sur les moyens de pourvoir au besoin de la faim. Au contraire, l’amour des femmes est chez les nations policées le ressort presque unique qui les meut[107]. En ces pays, l’amour invente tout, produit tout : la magnificence, la création des arts de luxe, sont des suites nécessaires de l’amour des femmes et de l’envie de leur plaire ; le desir même qu’on a d’en imposer aux hommes par les richesses ou les dignités n’est qu’un nouveau moyen de les séduire. Supposons donc qu’un homme né sans bien, mais avide des plaisirs de l’amour, ait vu les femmes se rendre d’autant plus facilement aux desirs d’un amant, que cet amant, plus élevé en dignité, fait réfléchir plus de considération sur elles ; qu’excité par la passion des femmes à celle de l’ambition, l’homme dont je parle aspire au poste de général ou de premier ministre ; il doit, pour monter à ces places, s’occuper tout entier du soin d’acquérir des talents ou de faire des intrigues. Or le genre de vie propre à former, soit un habile intrigant, soit un homme de mérite, est entièrement opposé au genre de vie propre à séduire des femmes, auxquelles on ne plaît communément que par des assiduités incompatibles avec la vie d’un ambitieux. Il est donc certain que, dans la jeunesse, et jusqu’à ce qu’il soit parvenu à ces grandes places où les femmes doivent échanger leurs faveurs contre du crédit, cet homme doit s’arracher à tous ses goûts, et sacrifier presque toujours le plaisir présent à l’espoir des plaisirs à venir. Je dis presque toujours, parceque la route de l’ambition est ordinairement très longue à parcourir. Sans parler de ceux dont l’ambition, accrue aussitôt que satisfaite, remplace toujours un desir rempli par un desir nouveau ; qui, de ministres, voudroient être rois ; qui, de rois, aspireroient, comme Alexandre, à la monarchie universelle, et voudroient monter sur un trône où les respects de tout l’univers les assurassent que l’univers entier s’occupe de leur bonheur ; sans parler, dis-je, de ces hommes extraordinaires, et supposant même de la modération dans l’ambition, il est évident que l’homme dont la passion des femmes aura fait un ambitieux ne parviendra ordinairement aux premiers postes que dans un âge où tous ses desirs seront étouffés.

Mais, ses desirs ne fussent-ils qu’attiédis, à peine cet homme a-t-il atteint ce terme qu’il se trouve placé sur un écueil escarpé et glissant ; il se voit de toutes parts en butte aux envieux, qui, prêts à le percer, tiennent autour de lui leurs arcs toujours bandés : alors il découvre avec horreur l’abyme affreux qui s’entr’ouvre ; il sent que, dans sa chûte, par un triste apanage de la grandeur, il sera misérable sans être plaint ; qu’exposé aux insultes de ceux qu’outrageoit son orgueil il sera l’objet du mépris de ses rivaux, mépris plus cruel encore que les outrages ; que, devenu la risée de ses inférieurs, ils s’affranchiront alors de ce tribut de respects dont la jouissance a pu quelquefois lui paroître importune, mais dont la privation est insupportable lorsque l’habitude en a fait un besoin. Il voit donc que, privé du seul plaisir qu’il ait jamais goûté, et réduit à l’abaissement, il ne jouira plus en contemplant ses grandeurs, comme l’avare en contemplant ses richesses, de la possibilité de toutes les jouissances qu’elles peuvent lui procurer.

Cet ambitieux est donc, par la crainte de l’ennui et de la douleur, retenu dans la carriere où l’amour du plaisir l’a fait entrer : le desir de conserver succede donc en son cœur au desir d’acquérir. Or, l’étendue des soins nécessaires pour se maintenir dans les dignités ou pour y parvenir étant à-peu-près la même, il est évident que cet homme doit passer le temps de la jeunesse et de l’âge mûr à la poursuite ou à la conservation de ces places, uniquement desirées comme des moyens d’acquérir les plaisirs qu’il s’est toujours refusés. C’est ainsi que, parvenu à l’âge où l’on est incapable d’un nouveau genre de vie, il se livre, et doit en effet se livrer tout entier à ses anciennes occupations, parcequ’une ame toujours agitée de craintes et d’espérances vives, et sans cesse remuée par de fortes passions, préférera toujours la tourmente de l’ambition au calme insipide d’une vie tranquille. Semblables aux vaisseaux que les flots portent encore sur la côte du midi lorsque les vents du nord n’enflent plus les mers, les hommes suivent dans la vieillesse la direction que les passions leur ont donnée dans la jeunesse.

J’ai fait voir comment, appelé aux grandeurs par la passion des femmes, l’ambitieux s’engage dans une route aride. S’il y rencontre par hasard quelques plaisirs, ces plaisirs sont toujours mêlés d’amertume ; il ne les goûte avec délices que parcequ’ils y sont rares et semés çà et là, à-peu-près comme ces arbres qu’on rencontre de loin en loin dans les déserts de la Lybie, et dont le feuillage desséché n’offre un ombrage agréable qu’à l’africain brûlé qui s’y repose.

La contradiction qu’on apperçoit entre la conduite d’un ambitieux et les motifs qui le font agir n’est donc qu’apparente ; l’ambition est donc allumée en nous par l’amour du plaisir et la crainte de la douleur. Mais, dira-t-on, si l’avarice et l’ambition sont un effet de la sensibilité physique, du moins l’orgueil n’y prend-il pas sa source.


CHAPITRE XIII

De l’Orgueil.


L’orgueil n’est dans nous que le sentiment vrai ou faux de notre excellence : sentiment qui, dépendant de la comparaison avantageuse qu’on fait de soi aux autres, suppose par conséquent l’existence des hommes, et même l’établissement des sociétés.

Le sentiment de l’orgueil n’est donc point inné, comme celui du plaisir et de la douleur. L’orgueil n’est donc qu’une passion factice qui suppose la connoissance du beau et de l’excellent. Or l’excellent ou le beau ne sont autre chose que ce que le plus grand nombre des hommes a toujours regardé, estimé et honoré, comme tels. L’idée de l’estimé a donc précédé l’idée de l’estimable. Il est vrai que ces deux idées ont dû bientôt se confondre ensemble. Aussi l’homme qu’anime le noble et superbe desir de se plaire à lui-même, et qui, content de sa propre estime, se croit indifférent à l’opinion générale, est en ce point dupe de son propre orgueil, et prend en lui le desir d’être estimé pour le desir d’être estimable.

L’orgueil, en effet, ne peut jamais être qu’un desir secret et déguisé de l’estime publique. Pourquoi le même homme qui dans les forêts de l’Amérique tire vanité de l’adresse, de la force et de l’agilité de son corps, ne s’enorgueillira-t-il en France de ces avantages corporels qu’au défaut de qualités plus essentielles ? C’est que la force et l’agilité du corps ne sont ni ne doivent être autant estimées d’un Français que d’un Sauvage.

Pour preuve que l’orgueil n’est qu’un amour déguisé de l’estime, supposons un homme uniquement occupé du desir de s’assurer de son excellence et de sa supériorité. Dans cette hypothese, la supériorité la plus personnelle, la plus indépendante du hasard, lui paroîtroit sans doute la plus flatteuse : ayant à choisir entre la gloire des lettres et celle des armes, ce seroit par conséquent à la premiere qu’il donneroit la préférence. Oseroit-il contredire César lui-même ? Ne conviendroit-il pas avec ce héros que les lauriers de la victoire sont par le public éclairé toujours partagés entre le général, le soldat, et le hasard ; et qu’au contraire les lauriers des muses appartiennent sans partage à ceux qu’elles inspirent ? N’avoueroit-il pas que le hasard a pu souvent placer l’ignorance et la lâcheté sur un char de triomphe, et qu’il n’a jamais couronné le front d’un stupide auteur ?

En n’interrogeant que son orgueil, c’est-à-dire le desir de s’assurer de son excellence, il est donc certain que la premiere espece de gloire lui paroîtroit la plus desirable. La préférence qu’on donne au grand capitaine sur le philosophe profond ne changeroit point à cet égard son opinion : il sentiroit que, si le public accorde plus d’estime au général qu’au philosophe, c’est que les talents du premier ont une influence plus prompte sur le bonheur public que les maximes d’un sage, qui ne paroissent immédiatement utiles qu’au petit nombre de ceux qui veulent être éclairés.

Or, s’il n’est cependant en France personne qui ne préférât la gloire des armes à celle des lettres, j’en conclus que ce n’est qu’au desir d’être estimé qu’on doit le desir d’être estimable, et que l’orgueil n’est que l’amour même de l’estime.

Pour prouver ensuite que cette passion de l’orgueil ou de l’estime est un effet de la sensibilité physique, il faut maintenant examiner si l’on desire l’estime pour l’estime même, et si cet amour de l’estime ne seroit pas l’effet de la crainte de la douleur, et de l’amour du plaisir.

À quelle autre cause, en effet, peut-on attribuer l’empressement avec lequel on recherche l’estime publique ? Seroit-ce à la méfiance intérieure que chacun a de son mérite, et par conséquent à l’orgueil, qui, voulant s’estimer, et ne pouvant s’estimer seul, a besoin du suffrage public pour étayer la haute opinion qu’il a de lui-même, et pour jouir du sentiment délicieux de son excellence ?

Mais, si nous ne devions qu’à ce motif le desir de l’estime, alors l’estime la plus étendue, c’est-à-dire, celle qui nous seroit accordée par le plus grand nombre d’hommes, nous paroîtroit sans contredit la plus flatteuse et la plus desirable, comme la plus propre à faire taire en nous une méfiance importune, et à nous rassurer sur notre mérite. Or, supposons les planetes habitées par des êtres semblables à nous ; supposons qu’un génie vînt à chaque instant nous informer de ce qui se passe, et qu’un homme eût à choisir entre l’estime de son pays et celle de tous ces mondes célestes ; dans cette supposition, n’est-il pas évident que ce seroit à l’estime la plus étendue, c’est-à-dire à celle de tous les habitants planétaires, qu’il devroit donner la préférence sur celle de ses concitoyens ? Il n’est cependant personne qui dans ce cas ne se déterminât en faveur de l’estime nationale. Ce n’est donc point au desir qu’on a de s’assurer de son mérite qu’on doit le desir de l’estime, mais aux avantages que cette estime procure.

Pour s’en convaincre, qu’on se demande d’où vient l’empressement avec lequel ceux qui se disent le plus jaloux de l’estime publique recherchent les grandes places dans les siecles même où, contrariés par des intrigues et des cabales, ils ne peuvent rien faire d’utile à leur nation ; où par conséquent ils sont exposés à la risée du public, qui, toujours juste dans ses jugements, méprise quiconque est assez indifférent à son estime pour accepter un emploi qu’il ne peut remplir dignement : qu’on se demande encore pourquoi l’on est plus flatté de l’estime d’un prince que de celle d’un homme sans crédit ; et l’on verra que dans tous les cas notre amour pour l’estime est proportionné aux avantages qu’elle nous promet.

Si nous préférons à l’estime d’un petit nombre d’hommes choisis celle d’une multitude sans lumiere, c’est que dans une multitude nous voyons plus d’hommes soumis à cette espece d’empire que l’estime donne sur les ames ; c’est qu’un plus grand nombre d’admirateurs rappelle plus souvent à notre esprit l’image agréable des plaisirs qu’ils peuvent nous procurer.

C’est la raison pour laquelle, indifférent à l’admiration d’un peuple avec lequel on n’auroit aucune relation, il est peu de Français qui fussent fort touchés de l’estime qu’auroient pour eux les habitants du grand Tibet. S’il est des hommes qui voudroient envahir l’estime universelle, et qui seroient même jaloux de l’estime des terres australes, ce desir n’est pas l’effet d’un plus grand amour pour l’estime, mais seulement de l’habitude qu’ils ont d’unir l’idée d’un plus grand bonheur à l’idée d’une plus grande estime[153].

La derniere et la plus forte preuve de cette vérité c’est le dégoût qu’on a pour l’estime[154], et la disette où l’on est de grands hommes dans les siecles où l’on ne décerne pas les plus grandes récompenses au mérite. Il semble qu’un homme capable d’acquérir de grands talents ou de grandes vertus passe un contrat tacite avec sa nation, par lequel il s’engage à s’illustrer par des talents et des actions utiles à ses concitoyens, pourvu que ses concitoyens reconnoissants, attentifs à le soulager dans ses peines, rassemblent près de lui tous les plaisirs.

C’est de la négligence ou de l’exactitude du public à remplir ces engagements tacites que dépend, dans tous les siecles et tous les pays, l’abondance ou la rareté des grands hommes.

Nous n’aimons donc pas l’estime pour l’estime, mais uniquement pour les avantages qu’elle procure. En vain voudroit-on s’armer, contre cette conclusion, de l’exemple de Curtius : un fait presque unique ne prouve rien contre des principes appuyés sur les expériences les plus multipliées ; sur-tout lorsque ce même fait peut s’attribuer à d’autres principes et s’expliquer naturellement par d’autres causes.

Pour former un Curtius, il suffit qu’un homme, fatigué de la vie, se trouve dans la malheureuse disposition de corps qui détermine tant d’Anglais au suicide ; ou que, dans un siecle très superstitieux, comme celui de Curtius, il naisse un homme qui, plus fanatique et plus crédule encore que les autres, croie par son dévouement obtenir une place parmi les dieux. Dans l’une ou l’autre supposition, on peut se vouer à la mort, ou pour mettre fin à ses miseres, ou pour s’ouvrir l’entrée aux plaisirs célestes.

La conclusion de ce chapitre, c’est qu’on ne desire d’être estimable que pour être estimé, et qu’on ne desire l’estime des hommes que pour jouir des plaisirs attachés à cette estime. L’amour de l’estime n’est donc que l’amour déguisé du plaisir. Or il n’est que deux sortes de plaisirs : les uns sont les plaisirs des sens, et les autres sont les moyens d’acquérir ces mêmes plaisirs ; moyens qu’on a rangés dans la classe des plaisirs, parceque l’espoir d’un plaisir est un commencement de plaisir ; plaisir cependant qui n’existe que lorsque cet espoir peut se réaliser. La sensibilité physique est donc le germe productif de l’orgueil et de toutes les autres passions, dans le nombre desquelles je comprends l’amitié, qui, plus indépendante en apparence du plaisir des sens, mérite d’être examinée, pour confirmer par ce dernier exemple tout ce que j’ai dit de l’origine des passions.


CHAPITRE XIV.

De l’Amitié.


Aimer c’est avoir besoin. Nulle amitié sans besoin : ce seroit un effet sans cause. Les hommes n’ont pas tous les mêmes besoins ; l’amitié est donc entre eux fondée sur des motifs différents. Les uns ont besoin de plaisir ou d’argent, les autres de crédit, ceux-ci de converser, ceux-là de confier leurs peines : en conséquence, il est des amis de plaisir, d’argent[155], d’intrigue, d’esprit, et de malheur. Rien de plus utile que de considérer l’amitié sous ce point de vue, et de s’en former des idées nettes.

En amitié, comme en amour, on fait souvent des romans : on en cherche par-tout le héros ; on croit à chaque instant l’avoir trouvé ; on s’accroche au premier venu ; on l’aime tant qu’on le connoît peu et qu’on est curieux de le connoître. La curiosité est-elle satisfaite ? on s’en dégoûte : on n’a point rencontré le héros de son roman. C’est ainsi qu’on devient susceptible d’engouement, mais incapable d’amitié. Pour l’intérêt même de l’amitié, il faut donc en avoir une idée nette.

J’avouerai qu’en la considérant comme un besoin réciproque on ne peut se cacher que, dans un long espace de temps, il est très difficile que le même besoin, et par conséquent la même amitié[156], subsiste entre deux hommes. Aussi rien de plus rare que les anciennes amitiés[157].

Mais, si le sentiment de l’amitié, beaucoup plus durable que celui de l’amour, a cependant sa naissance, son accroissement et son dépérissement, qui le sait ne passe pas du moins de l’amitié la plus vive à la haine la plus forte, et n’est point exposé à détester ce qu’il a aimé. Un ami vient-il à lui manquer ? il ne s’emporte point contre lui ; il gémit sur la nature humaine, et s’écrie, en pleurant, Mon ami n’a plus les mêmes besoins !

Il est assez difficile de se faire des idées nettes de l’amitié. Tout ce qui nous environne cherche à cet égard à nous tromper. Parmi les hommes il en est qui, pour se trouver plus estimables à leurs propres yeux, s’exagerent à eux-mêmes leurs sentiments pour leurs amis, se font de l’amitié des descriptions romanesques, et s’en persuadent la réalité, jusqu’à ce que l’occasion, les détrompant eux et leurs amis, leur apprenne qu’ils n’aimoient pas autant qu’ils le pensoient.

Ces sortes de gens prétendent ordinairement avoir le besoin d’aimer et d’être aimés très vivement. Or, comme on n’est jamais si vivement frappé des vertus d’un homme que les premieres fois qu’on le voit ; comme l’habitude nous rend insensibles à la beauté, à l’esprit et même aux qualités de l’ame ; et que nous ne sommes enfin fortement émus que par le plaisir de la surprise ; un homme d’esprit disoit assez plaisamment à ce sujet que ceux qui veulent être aimés si vivement[158] doivent, en amitié comme en amour, avoir beaucoup de passades, et point de passion ; parceque les moments du début, ajoutoit-il, sont, en l’un et l’autre genre, toujours les moments les plus vifs et les plus tendres.

Mais, pour un homme qui se fait illusion à lui-même, il est en amitié dix hypocrites qui affectent des sentiments qu’ils n’éprouvent pas, font des dupes, et ne le sont jamais. Ils peignent l’amitié de couleurs vives, mais fausses. Uniquement attentifs à leur intérêt, ils ne veulent qu’engager les autres à se modeler en leur faveur sur un pareil portrait[116].

Exposés à tant d’erreurs, il est donc très difficile de se faire des notions nettes de l’amitié. Mais, dira-t-on, quel mal à s’exagérer un peu la force de ce sentiment ? Le mal d’habituer les hommes à exiger de leurs amis des perfections que la nature ne comporte pas.

Séduits par de pareilles peintures, mais enfin éclairés par l’expérience, une infinité de gens nés sensibles, mais lassés de courir sans cesse après une chimere, se dégoûtent de l’amitié, à laquelle ils eussent été propres s’ils ne s’en fussent pas fait une idée romanesque.

L’amitié suppose un besoin. Plus ce besoin sera vif, plus l’amitié sera forte : le besoin est donc la mesure du sentiment. Qu’échappés du naufrage un homme et une femme se sauvent dans une île déserte ; que là, sans espoir de revoir leur patrie, ils soient forcés de se prêter un secours mutuel pour se défendre des bêtes féroces, pour vivre et s’arracher au désespoir : nulle amitié plus vive que celle de cet homme et de cette femme, qui se seroient peut-être détestés s’ils fussent restés à Paris. L’un des deux vient-il à périr ? l’autre a réellement perdu la moitié de lui-même ; nulle douleur égale à sa douleur : il faut avoir habité l’île déserte pour en sentir toute la violence.

Mais, si la force de l’amitié est toujours proportionnée à nos besoins, il est par conséquent des formes de gouvernement, des mœurs, des conditions, et enfin des siecles, plus favorables à l’amitié les uns que les autres.

Dans les siecles de chevalerie, où l’on prenoit un compagnon d’armes, où deux chevaliers faisoient communauté de gloire et de danger, où la lâcheté de l’un pouvoit coûter la vie et l’honneur à l’autre ; alors, devenu par son propre intérêt plus attentif au choix de ses amis, on leur étoit plus fortement attaché.

Lorsque la mode des duels prit la place de la chevalerie, des gens qui tous les jours s’exposoient ensemble à la mort devoient certainement être fort chers l’un à l’autre. Alors l’amitié étoit en grande vénération, et comptée parmi les vertus : elle supposoit du moins dans les duellistes et les chevaliers beaucoup de loyauté et de valeur ; vertus qu’on honoroit beaucoup, et qu’on devoit alors extrêmement honorer, puisque ces vertus étoient presque toujours en action[159].

Il est bon de se rappeler quelquefois que les mêmes vertus sont dans les divers temps mises à des taux différents, selon l’inégale utilité dont elles sont à chaque siecle.

Qui doute que, dans des temps de troubles et de révolutions, et dans une forme de gouvernement qui se prête aux factions, l’amitié ne soit plus forte et plus courageuse qu’elle ne l’est dans un état tranquille ? L’histoire fournit dans ce genre mille exemples d’héroïsme. Alors l’amitié suppose dans un homme du courage, de la discrétion, de la fermeté, des lumieres, et de la prudence ; qualités qui, absolument nécessaires dans ces moments de troubles, et rarement rassemblées dans le même homme, doivent le rendre extrêmement cher à son ami.

Si dans nos mœurs actuelles nous ne demandons plus les mêmes qualités à nos amis[160], c’est que ces qualités nous sont inutiles ; c’est qu’on n’a plus de secrets importants à se confier, de combats à livrer ; et qu’on n’a par conséquent besoin, ni de la prudence, ni des lumieres, ni de la discrétion, ni du courage, de son ami.

Dans la forme actuelle de notre gouvernement, les particuliers ne sont unis par aucun intérêt commun. Pour faire fortune on a moins besoin d’amis que de protecteurs. En ouvrant l’entrée de toutes les maisons, le luxe, et ce qu’on appelle l’esprit de société, a soustrait une infinité de gens au besoin de l’amitié. Nul motif, nul intérêt suffisant pour nous faire maintenant supporter les défauts réels ou respectifs de nos amis. Il n’est donc plus d’amitié[161] ; on n’attache donc plus au mot d’ami les mêmes idées qu’on y attachoit autrefois ; on peut donc en ce siecle s’écrier avec Aristote[54], Ô mes amis ! il n’est plus d’amis.

Or, s’il est des siecles, des mœurs, et des formes de gouvernement, où l’on a plus ou moins besoin d’amis ; et si la force de l’amitié est toujours proportionnée à la vivacité de ce besoin ; il est aussi des conditions où le cœur s’ouvre plus facilement à l’amitié, et ce sont ordinairement celles où l’on a le plus souvent besoin du secours d’autrui.

Les infortunés sont en général les amis les plus tendres. Unis par une communauté de malheur, ils jouissent, en plaignant les maux de leur ami, du plaisir de s’attendrir sur eux-mêmes.

Ce que je dis des conditions je le dis des caracteres : il en est qui ne peuvent se passer d’amis. Les premiers sont ces caracteres foibles et timides qui dans toute leur conduite ne se déterminent qu’à l’aide et par le conseil d’autrui ; les seconds sont ces caracteres mornes, séveres, despotiques, et qui, chauds amis de ceux qu’ils tyrannisent, sont assez semblables à l’une des deux femmes de Socrate, qui, à la mort de ce grand homme, s’abandonna à une douleur plus vive que la seconde, parce que celle-ci, d’un caractere doux et aimable, ne perdoit dans Socrate qu’un mari, lorsque celle-là perdoit en lui le martyr de ses caprices, et le seul homme qui pût les supporter.

Il est enfin des hommes exempts de toute ambition, de toutes passions fortes, et qui font leurs délices de la conversation des gens instruits. Dans nos mœurs actuelles, les hommes de cette espece, s’ils sont vertueux, sont les amis les plus tendres et les plus constants. Leur ame toujours ouverte à l’amitié en connoît tout le charme. N’ayant, par ma supposition, aucune passion qui puisse contrebalancer en eux ce sentiment, il devient leur unique besoin : aussi sont-ils capables d’une amitié très éclairée et très courageuse, sans qu’elle le soit néanmoins autant que celle des Grecs et des Scythes.

Par la raison contraire, on est en général d’autant moins susceptible d’amitié qu’on est plus indépendant des autres hommes. Aussi les gens riches et puissants sont-ils communément peu sensibles à l’amitié ; ils passent même ordinairement pour durs. En effet, soit que les hommes soient naturellement cruels toutes les fois qu’ils peuvent l’être impunément, soit que les riches et les puissants regardent la misere d’autrui comme un reproche de leur bonheur, soit enfin qu’ils veuillent se soustraire aux demandes importunes des malheureux, il est certain qu’ils maltraitent presque toujours le misérable[162]. La vue de l’infortuné fait sur la plupart des hommes l’effet de la tête de Méduse : à son aspect les cœurs se changent en rochers.

Il est encore des gens indifférents à l’amitié ; et ce sont ceux qui se suffisent à eux-mêmes[163]. Accoutumés à chercher, à trouver le bonheur en eux, et d’ailleurs trop éclairés pour goûter encore le plaisir d’être dupes, ils ne peuvent conserver l’heureuse ignorance de la méchanceté des hommes (ignorance précieuse qui dans la premiere jeunesse resserre si fort les liens de l’amitié) : aussi sont-ils peu sensibles au charme de ce sentiment ; non qu’ils n’en soient susceptibles : Ce sont souvent, comme l’a dit une femme de beaucoup d’esprit, moins des hommes insensibles que des hommes désabusés.

Il résulte de ce que j’ai dit, que la force de l’amitié est toujours proportionnée au besoin que les hommes ont les uns des autres[164], et que ce besoin varie selon la différence des siecles, des mœurs, des formes de gouvernement, des conditions et des caracteres. Mais, dira-t-on, si l’amitié suppose toujours un besoin, ce n’est pas du moins un besoin physique. Qu’est-ce qu’un ami ? un parent de notre choix. On desire un ami pour vivre, pour ainsi dire, en lui, pour épancher notre ame dans la sienne, et jouir d’une conversation que la confiance rend toujours délicieuse. Cette passion n’est donc fondée ni sur la crainte de la douleur, ni sur l’amour des plaisirs physiques. Mais, répondrai-je, à quoi tient le charme de la conversation d’un ami ? Au plaisir d’y parler de soi. La fortune nous a-t-elle placés dans un état honnête ? on s’entretient avec son ami des moyens d’accroître ses biens, ses honneurs, son crédit et sa réputation. Est-on dans la misere ? on cherche avec ce même ami les moyens de se soustraire à l’indigence, et son entretien nous épargne du moins dans le malheur l’ennui des conversations indifférentes. C’est donc toujours de ses peines ou de ses plaisirs dont on parle à son ami. Or, s’il n’est de vrais plaisirs et de vraies peines, comme je l’ai prouvé plus haut, que les plaisirs et les peines physiques ; si les moyens de se les procurer ne sont que des plaisirs d’espérance qui supposent l’existence des premiers, et qui n’en sont, pour ainsi dire, qu’une conséquence ; il s’ensuit que l’amitié, ainsi que l’avarice, l’orgueil, l’ambition et les autres passions, est l’effet immédiat de la sensibilité physique.

Pour derniere preuve de cette vérité, je vais montrer qu’avec le secours de ces mêmes peines et de ces mêmes plaisirs on peut exciter en nous toute espece de passions ; et qu’ainsi les peines et les plaisirs des sens sont le germe productif de tout sentiment.


CHAPITRE XV

Que la crainte des peines ou le desir des plaisirs physiques peuvent allumer en nous toutes sortes de passions.


Qu’on ouvre l’histoire, et l’on verra que, dans tous les pays où certaines vertus étoient encouragées par l’espoir des plaisirs des sens, ces vertus ont été les plus communes et ont jeté le plus grand éclat.

Pourquoi les Crétois, les Béotiens, et généralement tous les peuples les plus adonnés à l’amour, ont-ils été les plus courageux ? C’est que dans ces pays les femmes n’accordoient leurs faveurs qu’aux plus braves ; c’est que les plaisirs de l’amour, comme le remarquent Plutarque et Platon, sont les plus propres à élever l’ame des peuples, et la plus digne récompense des héros et des hommes vertueux.

C’étoit vraisemblablement par ce motif que le sénat romain, vil flatteur de César, voulut, au rapport de quelques historiens, lui accorder par une loi expresse le droit de jouissance sur toutes les dames romaines : c’est aussi ce qui, suivant les mœurs grecques, faisoit dire à Platon que le plus beau devoit, au sortir du combat, être la récompense du plus vaillant ; projet dont Épaminondas lui-même avoit eu quelque idée, puisqu’il rangea, à la bataille de Leuctres, l’amant à côté de la maîtresse ; pratique qu’il regarda toujours comme très propre à assurer les succès militaires. Quelle puissance en effet n’ont pas sur nous les plaisirs des sens ! Ils firent du bataillon sacré des Thébains un bataillon invincible ; ils inspiroient le plus grand courage aux peuples anciens, lorsque les vainqueurs partageoient entre eux les richesses et les femmes des vaincus ; ils formerent enfin le caractere de ces vertueux Samnites chez qui la plus grande beauté étoit le prix de la plus grande vertu.

Pour s’assurer de cette vérité par un exemple plus détaillé, qu’on examine par quels moyens le fameux Lycurgue porta dans le cœur de ses concitoyens l’enthousiasme et, pour ainsi dire, la fievre de la vertu ; et l’on verra que, si nul peuple ne surpassa les Lacédémoniens en courage, c’est que nul peuple n’honora davantage la vertu, et ne sut mieux récompenser la valeur. Qu’on se rappelle ces fêtes solemnelles, où, conformément aux lois de Lycurgue, les belles et jeunes Lacédémoniennes s’avançoient, demi-nues, en dansant, dans l’assemblée du peuple. C’étoit là qu’en présence de la nation elles insultoient par des traits satyriques ceux qui avoient marqué quelque foiblesse à la guerre, et qu’elles célébroient par leurs chansons les jeunes guerriers qui s’étoient signalés par quelques exploits éclatants. Or qui doute que le lâche, en butte, devant tout un peuple aux railleries ameres de ces jeunes filles, en proie aux tourments de la honte et de la confusion, ne dût être dévoré du plus cruel repentir ? Quel triomphe, au contraire, pour le jeune héros qui recevoit la palme de la gloire des mains de la beauté, qui lisoit l’estime sur le front des vieillards, l’amour dans les yeux de ces jeunes filles, et l’assurance de ces faveurs dont l’espoir seul est un plaisir ! Peut-on douter qu’alors ce jeune guerrier ne fût ivre de vertu ? Aussi les Spartiates, toujours impatients de combattre, se précipitoient avec fureur dans les bataillons ennemis ; et, de toute part environnés de la mort, ils n’envisageoient autre chose que la gloire. Tout concouroit dans cette législation à métamorphoser les hommes en héros. Mais, pour l’établir, il falloit que Lycurgue, convaincu que le plaisir est le moteur unique et universel des hommes, eût senti que les femmes, qui, par-tout ailleurs, sembloient, comme les fleurs d’un beau jardin, n’être faites que pour l’ornement de la terre et le plaisir des yeux, pouvoient être employées à un plus noble usage ; que ce sexe, avili et dégradé chez presque tous les peuples du monde, pouvoit entrer en communauté de gloire avec les hommes, partager avec eux les lauriers qu’il leur faisoit cueillir, et devenir enfin un des plus puissants ressorts de la législation.

En effet, si le plaisir de l’amour est pour les hommes le plus vif des plaisirs, quel germe fécond de courage renfermé dans ce plaisir ! et quelle ardeur pour la vertu ne peut point inspirer le desir des femmes[165] !

Qui s’examinera sur ce point sentira que, si l’assemblée des Spartiates eût été plus nombreuse, qu’on y eût couvert le lâche de plus d’ignominie, qu’il eût été possible d’y rendre encore plus de respect et d’hommages à la valeur, Sparte auroit porté plus loin encore l’enthousiasme de la vertu.

Supposons, pour le prouver, que, pénétrant, si je l’ose dire, plus avant dans les vues de la nature, on eût imaginé qu’en ornant les belles femmes de tant d’attraits, en attachant le plus grand plaisir à leur jouissance, la nature eût voulu en faire la récompense de la plus haute vertu : supposons encore qu’à l’exemple de ces vierges consacrées à Isis ou à Vesta, les plus belles Lacédémoniennes eussent été consacrées au mérite ; que, présentées nues dans les assemblées, elles eussent été enlevées par les guerriers comme le prix de leur courage ; et que ces jeunes héros eussent au même instant éprouvé la double ivresse de l’amour et de la gloire : quelque bizarre et quelque éloignée de nos mœurs que soit cette législation, il est certain qu’elle eût encore rendu les Spartiates plus vertueux et plus vaillants, puisque la force de la vertu est toujours proportionnée au degré de plaisir qu’on lui assigne pour récompense.

Je remarquerai à ce sujet que cette coutume, si bizarre en apparence, est en usage au royaume de Bisnagar, dont Narsingue est la capitale. Pour élever le courage de ses guerriers, le roi de cet empire, au rapport des voyageurs, achete, nourrit, et habille de la maniere la plus galante et la plus magnifique, des femmes uniquement destinées aux plaisirs des guerriers qui se sont signalés par quelques hauts faits. Par ce moyen il inspire le plus grand courage à ses sujets ; il attire à sa cour tous les guerriers des peuples voisins, qui, flattés de l’espoir de jouir de ces belles femmes, abandonnent leur pays et s’établissent à Narsingue, où ils ne se nourrissent que de la chair des lions et des tigres, et ne s’abreuvent que du sang de ces animaux[166].

Il résulte des exemples ci-dessus apportés que les peines et les plaisirs des sens peuvent nous inspirer toute espece de passions, de sentiments et de vertus. C’est pourquoi, sans avoir recours à des siecles ou des pays éloignés, je citerai pour derniere preuve de cette vérité ces siecles de chevalerie où les femmes enseignoient à-la-fois aux apprentifs chevaliers l’art d’aimer et le catéchisme.

Si dans ces temps, comme le remarque Machiavel, et lors de leur descente en Italie, les Français parurent si courageux et si terribles à la postérité des Romains, c’est qu’ils étoient animés de la plus grande valeur. Comment ne l’eussent-ils pas été ? Les femmes, ajoute cet historien, n’accordoient leurs faveurs qu’aux plus vaillants d’entre eux. Pour juger du mérite d’un amant, et de sa tendresse, les preuves qu’elles exigeoient, c’étoit de faire des prisonniers à la guerre, de tenter une escalade, ou d’enlever un poste aux ennemis. Elles aimoient mieux voir périr que voir fuir leur amant. Un chevalier étoit alors obligé de combattre pour soutenir et la beauté de sa dame et l’excès de sa tendresse. Les exploits des chevaliers étoient le sujet perpétuel des conversations et des romans. Par-tout on recommandoit la galanterie. Les poëtes vouloient qu’au milieu des combats et des dangers un chevalier eût toujours le portrait de sa dame présent à sa mémoire. Dans les tournois, avant que de sonner la charge, ils vouloient qu’il tînt les yeux sur sa maîtresse, comme le prouve cette ballade :

Servants d’amour, regardez doucement,
Aux eschaffauds, anges de paradis ;
Lors jousterez fort et joyeusement,
Et vous serez honorez et chéris.


Tout alors prêchoit l’amour. Et quel ressort plus puissant pour mouvoir les ames ? La démarche, les regards, les moindres gestes de la beauté, ne sont-ils pas le charme et l’ivresse des sens ? Les femmes ne peuvent-elles pas à leur gré créer des ames et des corps dans les imbéciles et les foibles ? La Phénicie n’a-t-elle pas, sous le nom de Vénus ou d’Astarté, élevé des autels à la beauté ?

Ces autels ne pouvoient être abattus que par notre religion. Quel objet (pour qui n’est pas éclairé des rayons de la foi) est en effet plus digne de notre adoration que celui auquel le ciel a confié le dépôt précieux du plus vif de nos plaisirs ? plaisirs dont la jouissance seule peut nous faire supporter avec délices le pénible fardeau de la vie, et nous consoler du malheur d’être.

La conclusion générale de ce que j’ai dit sur l’origine des passions, c’est que la douleur et le plaisir des sens font agir et penser les hommes, et sont les seuls contrepoids qui meuvent le monde moral.

Les passions sont donc en nous l’effet immédiat de la sensibilité physique. Or tous les hommes sont sensibles et susceptibles de passions ; tous, par conséquent, portent en eux le germe productif de l’esprit. Mais, dira-t-on, s’ils sont sensibles, ils ne le sont peut-être pas tous au même degré. On voit, par exemple, des nations entieres indifférentes à la passion de la gloire et de la vertu. Or, si les hommes ne sont pas susceptibles de passions aussi fortes, tous ne sont pas capables de cette même continuité d’attention qu’on doit regarder comme la cause de la grande inégalité de leurs lumieres : d’où il résulte que la nature n’a pas donné à tous les hommes d’égales dispositions à l’esprit.

Pour répondre à cette objection, il n’est pas nécessaire d’examiner si tous les hommes sont également sensibles : cette question, peut-être plus difficile à résoudre qu’on ne l’imagine, est d’ailleurs étrangere à mon sujet. Ce que je me propose, c’est d’examiner si tous les hommes ne sont pas du moins susceptibles de passions assez fortes pour les douer de l’attention continue à laquelle est attachée la supériorité d’esprit.

C’est à cet effet que je réfuterai d’abord l’argument tiré de la sensibilité de certaines nations aux passions de la gloire et de la vertu ; argument par lequel on croit prouver que tous les hommes ne sont pas susceptibles de passions. Je dis donc que l’insensibilité de ces nations ne doit point être attribuée à la nature, mais à des causes accidentelles, telles que la forme différente des gouvernements.


CHAPITRE XVI

À quelle cause on doit attribuer l’indifférence de certains peuples pour la vertu.


Pour savoir si c’est de la nature ou de la forme particuliere des gouvernements, que dépend l’indifférence de certains peuples pour la vertu, il faut d’abord connoître l’homme ; pénétrer jusques dans l’abyme du cœur humain ; se rappeler que, né sensible à la douleur et au plaisir, c’est à la sensibilité physique que l’homme doit ses passions, et à ses passions qu’il doit tous ses vices et toutes ses vertus.

Ces principes posés, pour résoudre la question ci-dessus proposée, il faut examiner ensuite si les mêmes passions, modifiées selon les différentes formes de gouvernement, ne produiroient point en nous les vices et les vertus contraires.

Qu’un homme soit assez amoureux de la gloire pour y sacrifier toutes ses autres passions : si, par la forme du gouvernement, la gloire est toujours le prix des actions vertueuses, il est évident que cet homme sera toujours nécessité à la vertu, et que, pour en faire un Léonidas, un Horatius Coclès, il ne faut que le placer dans un pays et dans des circonstances pareilles.

Mais, dira-t-on, il est peu d’hommes qui s’élevent à ce degré de passion. Aussi, répondrai-je, n’est-ce que l’homme fortement passionné qui pénetre jusqu’au sanctuaire de la vertu. Il n’en est pas ainsi de ces hommes incapables de passions vives, et qu’on appelle honnêtes. Si, loin de ce sanctuaire, ces derniers cependant sont toujours retenus par les liens de la paresse dans le chemin de la vertu, c’est qu’ils n’ont pas même la force de s’en écarter.

La vertu du premier est la seule vertu éclairée et active : mais elle ne croît, ou du moins ne parvient à un certain degré de hauteur, que dans les républiques guerrieres ; parce que c’est uniquement dans cette forme de gouvernement que l’estime publique nous éleve le plus au-dessus des autres hommes, qu’elle nous attire plus de respects de leur part, qu’elle est le plus flatteuse, le plus desirable, et le plus propre enfin à produire de grands effets.

La vertu des seconds, entée sur la paresse, et produite, si je l’ose dire, par l’absence des passions fortes, n’est qu’une vertu passive, qui, peu éclairée, et par conséquent très dangereuse dans les premieres places, est d’ailleurs assez sûre. Elle est commune à tous ceux qu’on appelle honnêtes gens, plus estimables par les maux qu’ils ne font pas que par les biens qu’ils font.

À l’égard des hommes passionnés que j’ai cités les premiers, il est évident que le même desir de gloire qui dans les premiers siecles de la république Romaine en eût fait des Curtius et des Décius, en devoit faire des Marius et des Octaves dans ces moments de troubles et de révolutions où la gloire étoit, comme dans les derniers temps de la république, uniquement attachée à la tyrannie et à la puissance. Ce que je dis de la passion de la gloire, je le dis de l’amour de la considération, qui n’est qu’un diminutif de l’amour de la gloire, et l’objet des desirs de ceux qui ne peuvent atteindre à la renommée.

Ce desir de la considération doit pareillement produire en des siecles différents des vices et des vertus contraires. Lorsque le crédit a le pas sur le mérite, ce desir fait des intrigants et des flatteurs ; lorsque l’argent est plus honoré que la vertu, il produit des avares qui recherchent les richesses avec le même empressement que les premiers Romains les fuyoient lorsqu’il étoit honteux de les posséder : d’où je conclus que, dans des mœurs et des gouvernements différents, le même desir doit produire des Cincinnatus, des Papyrius, des Crassus et des Séjans.

À ce sujet je ferai remarquer en passant quelle différence on doit mettre entre les ambitieux de gloire et les ambitieux de places ou de richesses. Les premiers ne peuvent jamais être que de grands criminels ; parce que les grands crimes, par la supériorité des talents nécessaires pour les exécuter, et le grand prix attaché au succès, peuvent seuls en imposer assez à l’imagination des hommes pour ravir leur admiration ; admiration fondée en eux sur un desir intérieur et secret de ressembler à ces illustres coupables. Tout homme amoureux de la gloire est donc incapable de tous les petits crimes. Si cette passion fait des Cromwels, elle ne fait jamais des Cartouches. D’où je conclus que, sauf les positions rares et extraordinaires où se sont trouvés les Sylla et les César, dans toute autre position ces mêmes hommes, par la nature même de leurs passions, fussent restés fideles à la vertu ; bien différents en ce point de ces intrigants et de ces avares que la bassesse et l’obscurité de leurs crimes met journellement dans l’occasion d’en commettre de nouveaux.

Après avoir montré comment la même passion qui nous nécessite à l’amour et à la pratique de la vertu peut, en des temps et des gouvernements différents, produire en nous des vices contraires, essayons maintenant de percer plus avant dans le cœur humain, et de découvrir pourquoi, dans quelque gouvernement que ce soit, l’homme, toujours incertain dans sa conduite, est, par ses passions, déterminé tantôt aux bonnes, tantôt aux mauvaises actions ; et pourquoi son cœur est une arêne toujours ouverte à la lutte du vice et de la vertu.

Pour résoudre ce problême moral il faut chercher la cause du trouble et du repos successif de la conscience, de ces mouvements confus et divers de l’ame, et enfin de ces combats intérieurs que le poëte tragique ne présente avec tant de succès au théâtre que parce que les spectateurs en ont tous éprouvé de semblables : il faut se demander quels sont ces deux moi que Pascal et quelques philosophes indiens ont reconnu en eux[126].

Pour découvrir la cause universelle de tous ces effets il suffit d’observer que les hommes ne sont point mus par une seule espece de sentiment ; qu’il n’en est aucun d’exactement animé de ces passions solitaires qui remplissent toute la capacité d’une ame ; qu’entraîné tour-à-tour par des passions différentes, dont les unes sont conformes et les autres contraires à l’intérêt général, chaque homme est soumis à deux attractions différentes, dont l’une le porte au vice, et l’autre à la vertu. Je dis chaque homme, parce qu’il n’y a point de probité plus universellement reconnue que celle de Caton et de Brutus, parce qu’aucun homme ne peut se flatter d’être plus vertueux que ces deux Romains. Cependant le premier, surpris par un mouvement d’avarice, fit quelques vexations dans son gouvernement ; et le second, touché des prieres de sa fille, obtint du sénat, en faveur de Bibulus son gendre, une grace qu’il avoit fait refuser à Cicéron son ami, comme contraire à l’intérêt de la république. Voilà la cause de ce mêlange de vice et de vertu qu’on apperçoit dans tous les cœurs, et pourquoi sur la terre il n’est point de vice ni de vertu pure.

Pour savoir maintenant ce qui fait donner à un homme le nom de vertueux ou de vicieux, il faut observer que, parmi les passions dont chaque homme est animé, il en est nécessairement une qui préside principalement à sa conduite, et qui dans son ame l’emporte sur toutes les autres.

Or, selon que cette derniere y commande plus ou moins impérieusement, et qu’elle est, par sa nature ou par les circonstances, utile ou nuisible à l’état, l’homme plus souvent déterminé au bien ou au mal reçoit le nom de vertueux ou de vicieux. J’ajouterai seulement que la force de ses vices ou de ses vertus sera toujours proportionnée à la vivacité de ses passions, dont la force se mesure sur le degré de plaisir qu’il trouve à les satisfaire. Voilà pourquoi, dans la premiere jeunesse, âge où l’on est plus sensible au plaisir et capable de passions plus fortes, l’on est, en général, capable de plus grandes actions.

La plus haute vertu, comme le vice le plus honteux, est en nous l’effet du plaisir plus ou moins vif que nous trouvons à nous y livrer.

Aussi n’a-t-on de mesure précise de sa vertu qu’après avoir découvert, par un examen scrupuleux, le nombre et les degrés de peines qu’une passion telle que l’amour de la justice ou la gloire peuvent nous faire supporter. Celui pour qui l’estime est tout et la vie n’est rien subira, comme Socrate, plutôt la mort que de demander lâchement la vie. Celui qui devient l’ame d’un état républicain, que l’orgueil et la gloire rendent passionné pour le bien public, préfere, comme Caton, la mort à l’humiliation de voir lui et sa patrie asservis à une autorité arbitraire. Mais de telles actions sont l’effet du plus grand amour pour la gloire. C’est à ce dernier terme qu’atteignent les plus fortes passions, et à ce même terme que la nature a posé les bornes de la vertu humaine.

En vain voudroit-on se le dissimuler à soi-même ; on devient nécessairement l’ennemi des hommes lorsqu’on ne peut être heureux que par leur infortune[167]. C’est l’heureuse conformité qui se trouve entre notre intérêt et l’intérêt public, conformité ordinairement produite par le desir de l’estime, qui nous donne pour les hommes ces sentiments tendres dont leur affection est la récompense. Celui qui pour être vertueux auroit toujours ses penchants à vaincre seroit nécessairement un malhonnête homme. Les vertus méritoires ne sont jamais des vertus sûres[168]. Il est impossible dans la pratique de livrer, pour ainsi dire, tous les jours des batailles à ses passions sans en perdre un grand nombre.

Toujours forcé de céder à l’intérêt le plus puissant, quelque amour qu’on ait pour l’estime, on n’y sacrifie jamais des plaisirs plus grands que ceux qu’elle procure. Si, dans certaines occasions, de saints personnages se sont quelquefois exposés au mépris du public, c’est qu’ils ne vouloient pas sacrifier leur salut à leur gloire. Si quelques femmes résistent aux empressements d’un prince, c’est qu’elles ne se croient pas dédommagées par sa conquête de la perte de leur réputation : aussi en est-il peu d’insensibles à l’amour d’un roi, presque aucune qui ne cede à l’amour d’un roi jeune et charmant, et nulle qui pût résister à ces êtres bienfaisants, aimables et puissants, tels qu’on nous peint les sylphes et les génies, qui, par mille enchantements, pourroient à-la-fois enivrer tous les sens d’une mortelle.

Cette vérité, fondée sur le sentiment de l’amour de soi, est non seulement reconnue, mais même avouée des législateurs.

Convaincus que l’amour de la vie étoit en général la plus forte passion des hommes, les législateurs n’ont en conséquence jamais regardé comme criminel, ou l’homicide commis à son corps défendant, ou le refus que feroit un citoyen de se vouer, comme Décius, à la mort, pour le salut de sa patrie.

L’homme vertueux n’est donc point celui qui sacrifie ses plaisirs, ses habitudes et ses plus fortes passions, à l’intérêt public, puisqu’un tel homme est impossible[169] ; mais celui dont la plus forte passion est tellement conforme à l’intérêt général, qu’il est presque toujours nécessité à la vertu. C’est pourquoi l’on approche d’autant plus de la perfection et l’on mérite d’autant plus le nom de vertueux, qu’il faut, pour nous déterminer à une action malhonnête ou criminelle, un plus grand motif de plaisir, un intérêt plus puissant, plus capable d’enflammer nos desirs, et qui suppose par conséquent en nous plus de passion pour l’honnêteté.

César n’étoit pas sans doute un des Romains les plus vertueux : cependant, s’il ne put renoncer au titre de bon citoyen qu’en prenant celui de maître du monde, peut-être n’est-on pas en droit de le bannir de la classe des hommes honnêtes. En effet, parmi les hommes vertueux, et réellement dignes de ce titre, combien est-il d’hommes qui, placés dans les mêmes circonstances, refusassent le sceptre du monde, sur-tout s’ils se sentoient, comme César, doués de ces talents supérieurs qui assurent le succès des grandes entreprises ? Moins de talent les rendroit peut-être meilleurs citoyens ; une médiocre vertu, soutenue de plus d’inquiétude sur le succès, suffiroit pour les dégoûter d’un projet si hardi. C’est quelquefois un défaut de talent qui nous préserve d’un vice ; c’est souvent à ce même défaut qu’on doit le complément de ses vertus.

On est, au contraire, d’autant moins honnête qu’il faut pour nous porter au crime des motifs de plaisirs moins puissants. Tel est, par exemple, celui de quelques empereurs de Maroc qui, uniquement pour faire parade de leur adresse, enlevent d’un seul coup de sabre, en se mettant en selle, la tête de leur écuyer.

Voilà ce qui différencie de la maniere la plus nette, la plus précise, et la plus conforme à l’expérience, l’homme vertueux de l’homme vicieux : c’est sur ce plan que le public feroit un thermometre exact ; où seroient marqués les divers degrés de vice ou de vertu de chaque citoyen, si, perçant au fond des cœurs, il pouvoit y découvrir le prix que chacun met à sa vertu. L’impossibilité de parvenir à cette connoissance l’a forcé à ne juger des hommes que par leurs actions ; jugement extrêmement fautif dans quelques cas particuliers, mais en total assez conforme à l’intérêt général, et presque aussi utile que s’il étoit plus juste.

Après avoir examiné le jeu des passions, expliqué la cause du mêlange de vices et de vertus qu’on apperçoit dans tous les hommes, avoir posé la borne de la vertu humaine, et fixé enfin l’idée qu’on doit attacher au mot vertueux, on est maintenant en état de juger si c’est à la nature ou à la législation particuliere de quelques états qu’on doit attribuer l’indifférence de certains peuples pour la vertu.

Si le plaisir est l’unique objet de la recherche des hommes, pour leur inspirer l’amour de la vertu il ne faut qu’imiter la nature : le plaisir en annonce les volontés, la douleur les défenses ; et l’homme lui obéit avec docilité. Armé de la même puissance, pourquoi le législateur ne produiroit-il pas les mêmes effets ? Si les hommes étoient sans passions, nul moyen de les rendre bons : mais l’amour du plaisir, contre lequel se sont élevés des gens d’une probité plus respectable qu’éclairée, est un frein avec lequel on peut toujours diriger au bien général les passions des particuliers. La haine de la plupart des hommes pour la vertu n’est donc pas l’effet de la corruption de leur nature, mais de l’imperfection de la législation[170]. C’est la législation, si je l’ose dire, qui nous excite au vice, en y amalgamant trop souvent le plaisir. Le grand art du législateur est l’art de les désunir, et de ne laisser aucune proportion entre l’avantage que le scélérat retire du crime, et la peine à laquelle il s’expose. Si parmi les gens riches, souvent moins vertueux que les indigents, on voit peu de voleurs et d’assassins, c’est que le profit du vol n’est jamais, pour un homme riche, proportionné au risque du supplice. Il n’en est pas ainsi de l’indigent : cette disproportion se trouvant infiniment moins grande à son égard, il reste, pour ainsi dire, en équilibre entre le vice et la vertu. Ce n’est pas que je prétende insinuer ici qu’on doive mener les hommes avec une verge de fer. Dans une excellente législation, et chez un peuple vertueux, le mépris, qui prive un homme de tout consolateur, qui le laisse isolé au milieu de sa patrie, est un motif suffisant pour former des ames vertueuses. Toute autre espece de châtiment rend l’homme timide, lâche et stupide. L’espece de vertu qu’engendre la crainte des supplices se ressent de son origine ; cette vertu est pusillanime et sans lumiere : ou plutôt la crainte n’étouffe que des vices, et ne produit point de vertus. La vraie vertu est fondée sur le desir de l’estime et de la gloire, et sur l’horreur du mépris, plus effrayant que la mort même. J’en prends pour exemple la réponse que le Spectateur anglais fait faire à Pharamond par un soldat duelliste à qui ce prince reprochoit d’avoir contrevenu à ses ordres : « Comment, lui répondit-il, m’y serois-je soumis ? Tu ne punis que de mort ceux qui les violent, et tu punis d’infamie ceux qui y obéissent. Apprends que je crains moins la mort que le mépris. »

Je pourrois conclure de ce que j’ai dit que ce n’est point de la nature, mais de la différente constitution des états, que dépend l’amour ou l’indifférence de certains peuples pour la vertu ; mais, quelque juste que fût cette conclusion, elle ne seroit cependant pas assez prouvée, si, pour jeter plus de jour sur cette matiere, je ne cherchois plus particuliérement dans les gouvernements, ou libres ou despotiques, les causes de ce même amour ou de cette même indifférence pour la vertu. Je m’arrêterai d’abord au despotisme ; et, pour en mieux connoître la nature, j’examinerai quel motif allume dans l’homme ce desir effréné d’un pouvoir arbitraire, tel qu’on l’exerce dans l’Orient.

Si je choisis l’Orient pour exemple, c’est que l’indifférence pour la vertu ne se fait constamment sentir que dans les gouvernements de cette espece. En vain quelques nations voisines et jalouses nous accusent-elles déjà de ployer sous le joug du despotisme oriental : je dis que notre religion ne permet pas aux princes d’usurper un pareil pouvoir ; que notre constitution est monarchique et non despotique ; que les particuliers ne peuvent en conséquence être dépouillés de propriété que par la loi, et non par une volonté arbitraire ; que nos princes prétendent au titre de monarque, et non à celui de despote ; qu’ils reconnoissent des lois fondamentales dans le royaume ; qu’ils se déclarent les peres et non les tyrans de leurs sujets. D’ailleurs le despotisme ne pourroit s’établir en France qu’elle ne fût bientôt subjuguée. Il n’en est pas de ce royaume comme de la Turquie, de la Perse, de ces empires défendus par de vastes déserts, et dont l’immense étendue, suppléant à la dépopulation qu’occasionne le despotisme, fournit toujours des armées au sultan. Dans un pays resserré comme le nôtre, et environné de nations éclairées et puissantes, les ames ne seroient pas impunément avilies. La France, dépeuplée par le despotisme, seroit bientôt la proie de ces nations. En chargeant de fers les mains de ses sujets, le prince ne les soumettroit au joug de l’esclavage que pour subir lui-même le joug des princes ses voisins. Il est donc impossible qu’il forme un pareil projet.


CHAPITRE XVII

Du desir que tous les hommes ont d’être despotes, des moyens qu’ils emploient pour y parvenir, et du danger auquel le despotisme expose les rois.


Ce desir prend sa source dans l’amour du plaisir, et par conséquent dans la nature même de l’homme. Chacun veut être le plus heureux qu’il est possible ; chacun veut être revêtu d’une puissance qui force les hommes à contribuer de tout leur pouvoir à son bonheur : c’est pour cet effet qu’on veut leur commander.

Or l’on régit les peuples, ou selon des lois et des conventions établies, ou par une volonté arbitraire. Dans le premier cas, notre puissance sur eux est moins absolue ; ils sont moins nécessités à nous plaire : d’ailleurs, pour gouverner un peuple selon ses lois, il faut les connoître, les méditer, supporter des études pénibles, auxquelles la paresse veut toujours se soustraire. Pour satisfaire cette paresse, chacun aspire donc au pouvoir absolu, qui, le dispensant de tout soin, de toute étude et de toute fatigue d’attention, soumet servilement les hommes à ses volontés.

Selon Aristote, le gouvernement despotique est celui où tout est esclave, où l’on ne trouve qu’un homme de libre.

Voilà par quel motif chacun veut être despote. Pour l’être, il faut abaisser la puissance des grands et du peuple, et diviser, par conséquent, les intérêts des citoyens. Dans une longue suite de siecles le temps en fournit toujours l’occasion aux souverains, qui, presque tous animés d’un intérêt plus actif que bien entendu, la saisissent avec avidité.

C’est sur cette anarchie des intérêts que s’est établi le despotisme oriental, assez semblable à la peinture que Milton fait de l’empire du chaos, qui, dit-il, étend son pavillon royal sur un gouffre aride et désolé, où la confusion, entrelacée dans elle-même, entretient l’anarchie et la discorde des éléments, et gouverne chaque atome avec un sceptre de fer.

La division une fois semée entre les citoyens, il faut, pour avilir et dégrader les ames, faire sans cesse étinceler aux yeux des peuples le glaive de la tyrannie, mettre les vertus au rang des crimes, et les punir comme tels. À quelles cruautés ne s’est point en ce genre porté le despotisme, non seulement en Orient, mais même sous les empereurs Romains ! Sous le regne de Domitien, dit Tacite, les vertus étoient des arrêts de mort. Rome n’étoit remplie que de délateurs ; l’esclave étoit l’espion de son maître, l’affranchi de son patron, l’ami de son ami. Dans ces siecles de calamité, l’homme vertueux ne conseilloit pas le crime, mais il étoit forcé de s’y prêter. Plus de courage eût été mis au rang des forfaits. Chez les Romains avilis, la foiblesse étoit un héroïsme. On vit sous ce regne punir, dans Sénécion et Rusticus, les panégyristes des vertus de Thraséa et d’Helvidius ; ces illustres orateurs traités de criminels d’état, et leurs ouvrages brûlés par l’autorité publique. On vit des écrivains célebres, tels que Pline, réduits à composer des ouvrages de grammaire, parce que tout genre d’ouvrage plus élevé étoit suspect à la tyrannie, et dangereux pour son auteur. Les savants, attirés à Rome par les Auguste, les Vespasien, les Antonins et les Trajan, en étoient bannis par les Néron, les Caligula, les Domitien et les Caracalla. On chassa les philosophes ; on proscrivit les sciences. Ces tyrans vouloient anéantir, dit Tacite, tout ce qui portoit l’empreinte de l’esprit et de la vertu.

C’est en tenant ainsi les ames dans les angoisses perpétuelles de la crainte, que la tyrannie sait les avilir : c’est elle qui dans l’Orient invente ces tortures, ces supplices si cruels[171] ; supplices quelquefois nécessaires dans ces pays abominables, parce que les peuples y sont excités aux forfaits, non seulement par leur misere, mais encore par le sultan, qui leur donne l’exemple du crime, et leur apprend à mépriser la justice.

Voilà, et les motifs sur lesquels est fondé l’amour du despotisme, et les moyens qu’on emploie pour y parvenir. C’est ainsi que, follement amoureux du pouvoir arbitraire, les rois se jettent inconsidérément dans une route coupée pour eux de mille précipices, et dans laquelle mille d’entre eux ont péri. Osons, pour le bonheur de l’humanité et celui des souverains, les éclairer sur ce point, leur montrer le danger auquel, sous un pareil gouvernement, eux et leurs peuples sont exposés. Qu’ils écartent désormais loin d’eux tout conseiller perfide qui leur inspireroit le desir du pouvoir arbitraire. Qu’ils sachent enfin que le traité le plus fort contre le despotisme seroit le traité du bonheur et de la conservation des rois.

Mais, dira-t-on, qui peut leur cacher cette vérité ? Que ne comparent-ils le petit nombre de princes bannis d’Angleterre au nombre prodigieux d’empereurs grecs ou turcs égorgés sur le trône de Constantinople ? Si les sultans, répondrai-je, ne sont point retenus par ces exemples effrayants, c’est qu’ils n’ont pas ce tableau habituellement présent à la mémoire ; c’est qu’ils sont continuellement poussés au despotisme par ceux qui veulent partager avec eux le pouvoir arbitraire ; c’est que la plupart des princes d’Orient, instruments des volontés d’un visir, cedent par foiblesse à ses desirs, et ne sont pas assez avertis de leur injustice par la noble résistance de leurs sujets.

L’entrée au despotisme est facile. Le peuple prévoit rarement les maux que lui prépare une tyrannie affermie. S’il l’apperçoit enfin, c’est au moment qu’accablé sous le joug, enchaîné de toutes parts, et dans l’impuissance de se défendre, il n’attend plus qu’en tremblant le supplice auquel on veut le condamner.

Enhardis par la foiblesse des peuples, les princes se font despotes. Ils ne savent pas qu’ils suspendent eux-mêmes sur leurs têtes le glaive qui doit les frapper ; que, pour abroger toute loi, et réduire tout au pouvoir arbitraire, il faut perpétuellement avoir recours à la force, et souvent employer le glaive du soldat. Or l’usage habituel de pareils moyens, ou révolte les citoyens et les excite à la vengeance, ou les accoutume insensiblement à ne reconnoître d’autre justice que la force.

Cette idée est long-temps à se répandre dans le peuple ; mais elle y perce, et parvient jusqu’au soldat. Le soldat apperçoit enfin qu’il n’est dans l’état aucun corps qui puisse lui résister ; qu’odieux à ses sujets le prince lui doit toute sa puissance : son ame s’ouvre, à son insu, à des projets audacieux ; il desire d’améliorer sa condition. Qu’alors un homme hardi et courageux le flatte de cet espoir, et lui promette le pillage de quelques grandes villes : un tel homme, comme le prouve toute l’histoire, suffit pour faire une révolution ; révolution toujours rapidement suivie d’une seconde, puisque, dans les états despotiques, comme le remarque l’illustre président de Montesquieu, sans détruire la tyrannie, on massacre souvent les tyrans. Lorsqu’une fois le soldat a connu sa force, il n’est plus possible de le contenir. Je puis citer à ce sujet tous les empereurs romains proscrits par les prétoriens pour avoir voulu affranchir la patrie de la tyrannie des soldats et rétablir l’ancienne discipline dans les armées.

Pour commander à des esclaves, le despote est donc forcé d’obéir à des milices toujours inquietes et impérieuses. Il n’en est pas ainsi, lorsque le prince a créé dans l’état un corps puissant de magistrats. Jugé par ces magistrats, le peuple a des idées du juste et de l’injuste ; le soldat, toujours tiré du corps des citoyens, conserve dans son nouvel état quelque idée de la justice ; d’ailleurs il sent qu’ameuté par le prince et par les magistrats, le corps entier des citoyens, sous l’étendard des lois, s’opposeroit aux entreprises hardies qu’il pourroit tenter ; et que, quelle que fût sa valeur, il succomberoit enfin sous le nombre. Il est donc à-la-fois retenu dans son devoir et par l’idée de la justice et par la crainte.

Ce corps puissant de magistrats est donc nécessaire à la sûreté des rois. C’est un bouclier sous lequel le peuple et le prince sont à l’abri, l’un des cruautés de la tyrannie, l’autre des fureurs de la sédition.

C’étoit à ce sujet, et pour se soustraire au danger qui de toutes parts environne les despotes, que le khalife Aaron Al-Raschid demandoit un jour au célebre Beloulh, son frere, quelques conseils sur la maniere de bien régner. « Faites, lui dit-il, que vos volontés soient conformes aux lois, et non les lois à vos volontés. Songez que les hommes sans mérite demandent beaucoup, et les grands hommes rarement ; résistez donc aux demandes des uns, et prévenez celles des autres. Ne chargez point vos peuples d’impôts trop onéreux. Rappelez-vous à cet égard les avis du roi Nouchirvon le juste à son fils Ormous. Mon fils, lui disoit-il, personne ne sera heureux dans ton empire, si tu ne songes qu’à tes aises. Lorsqu’étendu sur des coussins tu seras prêt à t’endormir, souviens-toi de ceux que l’oppression tient éveillés ; lorsque l’on servira devant toi un repas splendide, songe à ceux qui languissent dans la misere ; lorsque tu parcourras les bosquets délicieux de ton harem, souviens-toi qu’il est des infortunés que la tyrannie retient dans les fers. Je n’ajouterai, dit Beloulh, qu’un mot à ce que je viens de dire : Mettez en votre faveur les gens éminents dans les sciences ; conduisez-vous par leurs avis, afin que la monarchie soit obéissante à la loi écrite, et non la loi à la monarchie[172]. »

Thémiste[173], chargé de la part du sénat de haranguer Jovien à son avènement au trône, tint à-peu-près le même discours à cet empereur : « Souvenez-vous, lui dit-il, que, si les gens de guerre vous ont élevé à l’empire, les philosophes vous apprendront prendront à le bien gouverner. Les premiers vous ont donné la pourpre des Césars ; les seconds vous apprendront à la porter dignement. »

Chez les anciens Perses même, les plus vils et les plus lâches de tous les peuples, il étoit permis aux philosophes chargés d’inaugurer les princes[174] de leur répéter ces mots au jour de leur couronnement : « Sache, ô roi, que ton autorité cessera d’être légitime le jour même que tu cesseras de rendre les Perses heureux ». Vérité dont Trajan paroissoit pénétré, lorsqu’élevé à l’empire, et faisant, selon l’usage, présent d’une épée au préfet du prétoire, il lui dit : « Recevez de moi cette épée, et servez-vous en sous mon regne, ou pour défendre en moi un prince juste, ou pour punir en moi un tyran. »

Quiconque, sous prétexte de maintenir l’autorité du prince, veut la porter jusqu’au pouvoir arbitraire, est à-la-fois mauvais pere, mauvais citoyen, et mauvais sujet : mauvais pere et mauvais citoyen, parce qu’il charge sa patrie et sa postérité des chaînes de l’esclavage ; mauvais sujet, parce que changer l’autorité légitime en autorité arbitraire c’est évoquer contre les rois l’ambition et le désespoir. J’en prends à témoin les trônes de l’Orient, teints si souvent du sang de leurs souverains[175]. L’intérêt bien entendu des sultans ne leur permettroit jamais, ni de souhaiter un pareil pouvoir, ni de céder à cet égard aux desirs de leurs visirs. Les rois doivent être sourds à de pareils conseils, et se rappeler que leur unique intérêt est de tenir, si je l’ose dire, toujours leur royaume en valeur, pour en jouir eux et leur postérité. Ce véritable intérêt ne peut être entendu que des princes éclairés : dans les autres, la gloriole de commander en maître, et l’intérêt de la paresse qui leur cache les périls qui les environnent, l’emporteront toujours sur tout autre intérêt ; et tout gouvernement, comme l’histoire le prouve, tendra toujours au despotisme.


CHAPITRE XVIII

Principaux effets du despotisme.


Je distinguerai d’abord deux especes de despotisme : l’un qui s’établit tout-à-coup par la force des armes sur une nation vertueuse qui le souffre impatiemment. Cette nation est comparable au chêne plié avec effort, et dont l’élasticité brise bientôt les cables qui le courboient. La Grece en fournit mille exemples.

L’autre est fondé par le temps, le luxe et la mollesse. La nation chez laquelle il s’établit est comparable à ce même chêne, qui, peu-à-peu courbé, perd insensiblement le ressort nécessaire pour se redresser. C’est de cette derniere espece de despotisme dont il s’agit dans ce chapitre.

Chez les peuples soumis à cette forme de gouvernement, les hommes en place ne peuvent avoir aucune idée nette de la justice ; ils sont à cet égard plongés dans la plus profonde ignorance. En effet, quelle idée de justice pourroit se former un visir ? Il ignore qu’il est un bien public. Sans cette connoissance, cependant, on erre çà et là sans guide ; les idées du juste et de l’injuste reçues dans la premiere jeunesse s’obscurcissent insensiblement, et disparoissent enfin entièrement.

Mais, dira-t-on, qui peut dérober cette connoissance aux visirs ? Et comment, répondrai-je, l’acquerroient-ils dans ces pays despotiques, où les citoyens n’ont nulle part au maniement des affaires publiques ; où l’on voit avec chagrin quiconque tourne ses regards sur les malheurs de la patrie ; où l’intérêt mal entendu du sultan se trouve en opposition avec l’intérêt de ses sujets ; où servir le prince c’est trahir sa nation ? Pour être juste et vertueux il faut savoir quels sont les devoirs du prince et des sujets ; étudier les engagements réciproques qui lient ensemble tous les membres de la société. La justice n’est autre chose que la connoissance profonde de ces engagements. Pour s’élever à cette connoissance il faut penser : or quel homme ose penser chez un peuple soumis au pouvoir arbitraire ? La paresse, l’inutilité, l’inhabitude, et même le danger de penser, en entraîne bientôt l’impuissance. On pense peu dans les pays où l’on tait ses pensées. En vain diroit-on qu’on s’y tait par prudence, pour faire accroire qu’on n’en pense pas moins ; il est certain qu’on n’en pense pas plus, et que jamais les idées nobles et courageuses ne s’engendrent dans les têtes soumises au despotisme.

Dans ces gouvernements, on n’est jamais animé que de cet esprit d’égoïsme et de vertige qui annonce la destruction des empires. Chacun, tenant les yeux fixés sur son intérêt particulier, ne les détourne jamais sur l’intérêt général. Les peuples n’ont donc en ces pays aucune idée ni du bien public ni des devoirs des citoyens. Les visirs, tirés du corps de cette même nation, n’ont donc en entrant en place aucun principe d’administration ni de justice ; c’est donc pour faire leur cour, pour partager la puissance du souverain, et non pour faire le bien, qu’ils recherchent les grandes places.

Mais, en les supposant même animés du desir du bien, pour le faire il faut s’éclairer ; et les visirs, nécessairement emportés par les intrigues du serrail, n’ont pas le loisir de méditer.

D’ailleurs, pour s’éclairer, il faut s’exposer à la fatigue de l’étude et de la méditation ; et quel motif les y pourroit engager ? ils n’y sont pas même excités par la crainte de la censure[176].

Si l’on peut comparer les petites choses aux grandes, qu’on se représente l’état de la république des lettres. Si l’on en bannissoit les critiques, ne sent-on pas qu’affranchi de la crainte salutaire de la censure, qui force maintenant un auteur à soigner, à perfectionner ses talents, ce même auteur ne présenteroit plus au public que des ouvrages négligés et imparfaits ? Voilà précisément le cas où se trouvent les visirs. C’est la raison pour laquelle ils ne donnent aucune attention à l’administration des affaires, et ne doivent en général jamais consulter les gens éclairés[177].

Ce que je dis des visirs je le dis des sultans. Les princes n’échappent point à l’ignorance générale de leur nation ; leurs yeux même à cet égard sont couverts de ténebres plus épaisses que ceux de leurs sujets. Presque tous ceux qui les élevent ou qui les environnent, avides de gouverner sous leur nom, ont intérêt de les abrutir[178]. Aussi les princes destinés à régner, enfermés dans le serrail jusqu’à la mort de leur pere, passent-ils du harem sur le trône sans avoir aucune idée nette de la science du gouvernement et sans avoir une seule fois assisté au divan.

Mais, à l’exemple de Philippe De Macédoine, à qui la supériorité de courage et de lumieres n’inspiroit point une aveugle confiance, et qui payoit des pages pour lui répéter tous les jours ces paroles, Philippe, souviens-toi que tu es homme, pourquoi les visirs ne permettroient-ils pas aux critiques de les avertir quelquefois de leur humanité[179] ? Pourquoi ne pourroit-on sans crime douter de la justice de leurs décisions, et leur répéter, d’après Grotius, que « tout ordre ou toute loi dont on défend l’examen et la critique ne peut jamais être qu’une loi injuste ? »

C’est que les visirs sont des hommes. Parmi les auteurs, en est-il beaucoup qui eussent la générosité d’épargner leurs critiques, s’ils avoient la puissance de les punir ? Ce ne seroit du moins que des hommes d’un esprit supérieur et d’un caractere élevé, qui, sacrifiant leur ressentiment à l’avantage du public, conserveroient à la république des lettres des critiques si nécessaires au progrès des arts et des sciences. Or comment exiger tant de générosité de la part du visir ?

« Il est, dit Balzac, peu de ministres assez généreux pour preférer les louanges de la clémence, qui durent aussi long-temps que les races conservées, au plaisir que donne la vengeance, et qui cependant passe aussi vîte que le coup de hache qui abat une tête ». Peu de visirs sont dignes de l’éloge donné dans Séthos à la reine Nephté, lorsque les prêtres, en prononçant son panégyrique, disent, « Elle a pardonné comme les dieux, avec plein pouvoir de punir. »

Le puissant sera toujours injuste et vindicatif. M. de Vendôme disoit plaisamment à ce sujet que, dans la marche des armées, il avoit souvent examiné les querelles des mulets et des muletiers, et qu’à la honte de l’humanité, la raison étoit presque toujours du côté des mulets.

M. du Vernay, si savant dans l’histoire naturelle, et qui connoissoit à la seule inspection de la dent d’un animal s’il étoit carnassier ou pâturant, disoit souvent : « Qu’on me présente la dent d’un animal inconnu ; par sa dent, je jugerai de ses mœurs ». À son exemple un philosophe moral pourroit dire : « Marquez-moi le degré de pouvoir dont un homme est revêtu ; par son pouvoir, je jugerai de sa justice ». En vain, pour désarmer la cruauté des visirs, répéteroit-on, d’après Tacite, que le supplice des critiques est la trompette qui annonce à la postérité la honte et les vices de leurs bourreaux : dans les états despotiques on se soucie et l’on doit se soucier peu de la gloire et de la postérité, puisqu’on n’aime point, comme je l’ai prouvé plus haut, l’estime pour l’estime même, mais pour les avantages qu’elle procure ; et qu’il n’en est aucun qu’on accorde au mérite, et qu’on ose refuser à la puissance.

Les visirs n’ont donc aucun intérêt de s’instruire, et par conséquent de supporter la censure ; ils doivent donc être en général peu éclairés[180]. Milord Bolingbrooke disoit à ce sujet que, « jeune encore, il s’étoit d’abord représenté ceux qui gouvernoient les nations comme des intelligences supérieures. Mais, ajoutoit-il, l’expérience me détrompa bientôt : j’examinai ceux qui tenoient en Angleterre le timon des affaires, et je reconnus que les grands étoient assez semblables à ces dieux de Phénicie sur les épaules desquels on attachoit une tête de bœuf en signe de puissance suprême ; et qu’en général les hommes étoient régis par les plus sots d’entre eux. » Cette vérité, que Bolingbrooke appliquoit peut-être par humeur à l’Angleterre, est sans doute incontestable dans presque tous les empires de l’Orient.


CHAPITRE XIX

Le mépris et l’avilissement où sont les peuples entretient l’ignorance des visirs ; second effet du despotisme.


Si les visirs n’ont nul intérêt de s’instruire, il est, dira-t-on, de l’intérêt du public que les visirs soient instruits : toute nation veut être bien gouvernée. Pourquoi donc ne voit-on point en ces pays de citoyens assez vertueux pour reprocher aux visirs leur ignorance et leur injustice, et les forcer, par la crainte du mépris, à devenir citoyens ? C’est que le propre du despotisme est d’avilir et de dégrader les ames.

Dans les états où la loi seule punit et récompense, où l’on n’obéit qu’à la loi, l’homme vertueux, toujours en sûreté, y contracte une hardiesse et une fermeté d’ame qui s’affoiblit nécessairement dans les pays despotiques, où sa vie, ses biens et sa liberté dépendent du caprice et de la volonté arbitraire d’un seul homme[181]. Dans ces pays, il seroit aussi insensé d’être vertueux qu’il eût été fou de ne l’être pas en Crete et à Lacédémone. Aussi n’y voit-on personne s’élever contre l’injustice, et, plutôt que d’y applaudir, crier, comme le philosophe Philoxene, Qu’on me remene aux carrieres.

Dans ces gouvernements, que n’en coûte-t-il pas pour être vertueux ! À quels dangers la probité n’est-elle pas exposée ! Supposons un homme passionné pour la vertu : vouloir qu’un tel homme apperçoive dans l’injustice ou l’incapacité des visirs ou des satrapes la cause des miseres publiques, et qu’il se taise, c’est vouloir les contradictoires. D’ailleurs une probité muette seroit dans ce cas une probité inutile. Plus cet homme sera vertueux, plus il s’empressera de nommer celui sur lequel doit tomber le mépris national : je dirai de plus qu’il le doit. Or, l’injustice et l’imbécilité d’un visir se trouvant, comme je l’ai dit plus haut, toujours revêtue de la puissance nécessaire pour condamner le mérite aux plus grands supplices, cet homme sera d’autant plus promptement livré aux muets qu’il sera plus ami du bien public et de la vertu.

Si Néron forçoit au théâtre les applaudissements des spectateurs, plus barbares encore que Néron, les visirs exigent les éloges de ceux-là même qu’ils surchargent d’impôts et qu’ils maltraitent. Ils sont semblables à Tibere. Sous son regne, on traitoit de factieux jusqu’aux cris, jusqu’aux soupirs des infortunés qu’on opprimoit, parce que tout est criminel, dit Suétone, sous un prince qui se sent toujours coupable.

Il n’est point de visir qui ne voulût réduire les hommes à la condition de ces anciens Perses qui, cruellement fouettés par l’ordre du prince, étoient ensuite obligés de comparoître devant lui. Nous venons, lui disoient-ils, vous remercier d’avoir daigné vous souvenir de nous.

La noble hardiesse d’un citoyen assez vertueux pour reprocher aux visirs leur ignorance et leur injustice seroit donc bientôt suivie de son supplice[4] ; et personne ne s’y veut exposer. Mais, dira-t-on, le héros, le brave. Oui, répondrai-je, lorsqu’il est soutenu par l’espoir de l’estime et de la gloire. Est-il privé de cet espoir ? son courage l’abandonne. Chez un peuple esclave, l’on donneroit le nom de factieux à ce citoyen généreux ; son supplice trouveroit des approbateurs. Il n’est point de crimes auxquels on ne prodigue des éloges, lorsque dans un état la bassesse est devenue mœurs. « Si la peste, dit Gordon, avoit des jarretieres, des cordons et des pensions à donner, il est des théologiens assez vils, et des jurisconsultes assez bas, pour soutenir que le regne de la peste est de droit divin, et que, se soustraire à ses malignes influences, c’est se rendre coupable au premier chef ». Il est donc, en ces gouvernements, plus sage d’être le complice que l’accusateur des frippons : les vertus et les talents y sont toujours en butte à la tyrannie.

Lors de la conquête de l’Inde par Thamas-Kouli-kan, le seul homme estimable que ce prince trouva dans l’empire du Mogol étoit un nommé Mahmouth, et ce Mahmouth étoit exilé.

Dans les pays soumis au despotisme, l’amour, l’estime, les acclamations du public, sont des crimes dont le prince punit ceux qui les obtiennent. Après avoir triomphé des bretons, Agricola, pour échapper aux applaudissements du peuple ainsi qu’à la fureur de Domitien, traverse de nuit les rues de Rome, se rend au palais de l’empereur : le prince l’embrasse froidement ; Agricola se retire ; et le vainqueur de la Bretagne, dit Tacite, se perd au même instant dans la foule des autres esclaves.

C’est dans ces temps malheureux qu’on pouvoit à Rome s’écrier avec Brutus, Ô vertu ! tu n’es qu’un vain nom. Comment en trouver chez des peuples qui vivent dans des transes perpétuelles, et dont l’ame, affaissée par la crainte, a perdu tout son ressort ? On ne rencontre chez ces peuples que des puissants insolents, et des esclaves vils et lâches. Quel tableau plus humiliant pour l’humanité que l’audience d’un visir, lorsque, dans une importance et une gravité stupides, il s’avance au milieu d’une foule de clients, et que ces derniers, sérieux, muets, immobiles, les yeux fixes et baissés, attendent en tremblant la faveur d’un regard[182], à-peu-près dans l’attitude de ces bramines qui, les yeux fixés sur le bout de leur nez, attendent la flamme bleue et divine dont le ciel doit l’enluminer, et dont l’apparition doit, selon eux, les élever à la dignité de pagode ?

Quand on voit le mérite ainsi humilié devant un visir sans talent, ou même un vil eunuque, on se rappelle malgré soi la vénération ridicule qu’au Japon l’on a pour les grues, dont on ne prononce jamais le nom que précédé du mot o-thurisama, c’est-à-dire, monseigneur.


CHAPITRE XX

Du mépris de la vertu, et de la fausse estime qu’on affecte pour elle ; troisieme effet du despotisme.


Si, comme je l’ai prouvé dans les chapitres précédents, l’ignorance des visirs est une suite nécessaire de la forme despotique des gouvernements, le ridicule qu’en ces pays l’on jette sur la vertu en paroît être également l’effet.

Peut-on douter que, dans les repas somptueux des Perses, dans leurs soupers de bonne compagnie, l’on ne se moquât de la frugalité et de la grossièreté des Spartiates ? Et que des courtisans, accoutumés à ramper dans l’antichambre des eunuques pour y briguer l’honneur honteux d’en être le jouet, ne donnassent le nom de férocité au noble orgueil qui défendoit aux Grecs de se prosterner devant le grand roi ?

Un peuple esclave doit nécessairement jeter du ridicule sur l’audace, la magnanimité, le désintéressement, le mépris de la vie, enfin sur toutes les vertus fondées sur un amour extrême de la patrie et de la liberté. On devoit en Perse traiter de fou, d’ennemi du prince, tout sujet vertueux qui, frappé de l’héroïsme des Grecs, exhortoit ses concitoyens à leur ressembler, et à prévenir, par une prompte réforme dans le gouvernement, la ruine prochaine d’un empire où la vertu étoit méprisée[183]. Les Perses, sous peine de se montrer vils, devoient trouver les Grecs ridicules. Nous ne pouvons jamais être frappés que des sentiments qui nous affectent nous-mêmes vivement. Un grand citoyen, objet de vénération par-tout où l’on est citoyen, ne passera jamais que pour fou dans un gouvernement despotique.

Parmi nous autres Européens, encore plus éloignés de la vileté des Orientaux que de l’héroïsme des Grecs, que de grandes actions passeroient pour folles, si ces mêmes actions n’étoient consacrées par l’admiration de tous les siecles ! Sans cette admiration, qui ne citeroit point comme ridicule cet ordre qu’avant la bataille de Mantinée le roi Agis reçut du peuple de Lacédémone, « Ne profitez point de l’avantage du nombre ; renvoyez une partie de vos troupes ; ne combattez l’ennemi qu’à force égale » ? On traiteroit pareillement d’insensée la réponse qu’à la journée des Argineuses fit Callicratidas, général de la flotte lacédémonienne. Hermon lui conseilloit de ne point combattre avec des forces trop inégales l’armée navale des athéniens : « Ô Hermon, lui répondit-il, à Dieu ne plaise que je suive un conseil dont les suites seroient si funestes à ma patrie ! Sparte ne sera point déshonorée par son général. C’est ici qu’avec mon armée je dois vaincre ou périr. Est-ce à Callicratidas d’apprendre l’art des retraites à des hommes qui jusqu’aujourd’hui ne se sont jamais informés du nombre, mais seulement du lieu où campoient leurs ennemis » ? Une réponse si noble et si haute paroîtroit folle à la plupart des gens. Quels hommes ont assez d’élévation dans l’ame, une connoissance assez profonde de la politique, pour sentir comme Callicratidas de quelle importance il étoit d’entretenir dans les Spartiates l’audacieuse opiniâtreté qui les rendoit invincibles ? Ce héros savoit qu’occupés sans cesse à nourrir en eux le sentiment du courage et de la gloire, trop de prudence pourroit en émousser la finesse, et qu’un peuple n’a point les vertus dont il n’a pas les scrupules.

Les demi-politiques, faute d’embrasser une assez grande étendue de temps, sont toujours trop vivement frappés d’un danger présent. Accoutumés à considérer chaque action indépendamment de la chaîne qui les unit toutes entre elles, lorsqu’ils pensent corriger un peuple de l’excès d’une vertu, ils ne font le plus souvent que lui enlever le palladium auquel sont attachés ses succès et sa gloire.

C’est donc à l’ancienne admiration qu’on doit l’admiration présente que l’on conserve pour ces actions : encore cette admiration n’est-elle qu’une admiration hypocrite ou de préjugé. Une admiration sentie nous porteroit nécessairement à l’imitation.

Or quel homme, parmi ceux-là même qui se disent passionnés pour la gloire, rougit d’une victoire qu’il ne doit pas entièrement à sa valeur et à son habileté ? Est-il beaucoup d’Antiochus-Soter ? Ce prince sent qu’il ne doit la défaite des Galates qu’à l’effroi qu’avoit jeté dans leurs rangs l’aspect imprévu de ses éléphants : il verse des larmes sur ses palmes triomphales, et fait, sur le champ de bataille, élever un trophée à ses éléphants.

On vante la générosité de Gélon. Après la défaite de l’armée innombrable des Carthaginois, lorsque les vaincus s’attendoient aux conditions les plus dures, ce prince n’exige de Carthage humiliée que d’abolir les sacrifices barbares qu’ils faisoient de leurs propres enfants à Saturne. Ce vainqueur ne veut profiter de sa victoire que pour conclure le seul traité qui peut-être ait jamais été fait en faveur de l’humanité. Parmi tant d’admirateurs, pourquoi Gélon n’a-t-il point d’imitateurs ? Mille héros ont tour-à-tour subjugué l’Asie : cependant il n’en est aucun qui, sensible aux maux de l’humanité, ait profité de sa victoire pour décharger les Orientaux du poids de la misere et de l’avilissement dont les accable le despotisme. Aucun d’eux n’a détruit ces maisons de douleurs et de larmes où la jalousie mutile sans pitié les infortunés destinés à la garde de ses plaisirs, et condamnés au supplice d’un desir toujours renaissant et toujours impuissant. On n’a donc pour l’action de Gélon qu’une estime hypocrite ou de préjugé.

Nous honorons la valeur, mais moins qu’on ne l’honoroit à Sparte : aussi n’éprouvons-nous pas à l’aspect d’une ville fortifiée le sentiment de mépris dont étoient affectés les Lacédémoniens. Quelques-uns d’eux, passant sous les murs de Corinthe, « Quelles femmes, demanderent-ils, habitent cette cité ? » — « Ce sont, leur répondit-on, des Corinthiens ». — « Ne savent-ils pas, reprirent-ils, ces hommes vils et lâches, que les seuls remparts impénétrables à l’ennemi sont des citoyens déterminés à la mort » ? Tant de courage et d’élévation d’ame ne se rencontre que dans des républiques guerrieres. De quelque amour que nous soyons animés pour la patrie, on ne verra point de mere, après la perte d’un fils tué dans le combat, reprocher au fils qui lui reste d’avoir survécu à sa défaite. On ne prendra point exemple sur ces vertueuses Lacédémoniennes : après la bataille de Leuctres, honteuses d’avoir porté dans leur sein des hommes capables de fuir, celles dont les enfants étoient échappés au carnage se retiroient au fond de leurs maisons, dans le deuil et le silence ; lorsqu’au contraire les meres dont les fils étoient morts en combattant, pleines de joie et la tête couronnée de fleurs, alloient au temple en rendre graces aux dieux.

Quelque braves que soient nos soldats, on ne verra plus un corps de douze cents hommes soutenir, comme les Suisses, au combat de S.-Jacques-l’Hôpital, l’effort d’une armée de soixante mille hommes, qui paya sa victoire de la perte de huit mille soldats[184]. On ne verra plus de gouvernement traiter de lâches, et condamner comme tels au dernier supplice, dix soldats qui, s’échappant du carnage de cette journée, apportoient chez eux la nouvelle d’une défaite si glorieuse.

Si, dans l’Europe même, on n’a plus qu’une admiration stérile pour de pareilles actions et de semblables vertus, quel mépris les peuples de l’Orient ne doivent-ils point avoir pour ces mêmes vertus ! qui pourroit les leur faire respecter ? Ces pays sont peuplés d’ames abjectes et vicieuses. Or, dès que les hommes vertueux ne sont plus en assez grand nombre dans une nation pour y donner le ton, elle le reçoit nécessairement des gens corrompus. Ces derniers, toujours intéressés à ridiculiser les sentiments qu’ils n’éprouvent pas, font taire les vertueux. Malheureusement il en est peu qui ne cedent aux clameurs de ceux qui les environnent, qui soient assez courageux pour braver le mépris de leur nation, et qui sentent assez nettement que l’estime d’une nation tombée dans un certain degré d’avilissement est une estime moins flatteuse que déshonorante.

Le peu de cas qu’on faisoit d’Annibal à la cour d’Antiochus a-t-il déshonoré ce grand homme ? La lâcheté avec laquelle Prusias voulut le vendre aux Romains a-t-elle donné atteinte à la gloire de cet illustre Carthaginois ? Elle n’a déshonoré aux yeux de la postérité que le roi, le conseil, et le peuple, qui le livroient.

Le résultat de ce que j’ai dit, c’est qu’on n’a réellement dans les empires despotiques que du mépris pour la vertu, et qu’on n’en honore que le nom. Si tous les jours on l’invoque, et si l’on en exige des citoyens, il en est en ce cas de la vertu comme de la vérité, qu’on demande à condition qu’on sera assez prudent pour la taire.


CHAPITRE XXI

Du renversement des empires soumis au pouvoir arbitraire ; quatrieme effet du despotisme.


L’indifférence des Orientaux pour la vertu, l’ignorance et l’avilissement des ames, suite nécessaire de la forme de leur gouvernement, doit à-la-fois en faire des citoyens frippons entre eux, et sans courage vis-à-vis de l’ennemi.

Voilà la cause de l’étonnante rapidité avec laquelle les Grecs et les Romains subjuguerent l’Asie. Comment des esclaves élevés et nourris dans l’antichambre d’un maître eussent-ils étouffé devant le glaive des Romains les sentiments habituels de crainte que le despotisme leur avoit fait contracter ? Comment des hommes abrutis, sans élévation dans l’ame, habitués à fouler les foibles, à ramper devant les puissants, n’eussent-ils pas cédé à la magnanimité, à la politique, au courage des Romains, et ne se fussent-ils pas montrés également lâches et dans le conseil et dans le combat ?

Si les Égyptiens, dit à ce sujet Plutarque, furent successivement esclaves de toutes les nations, c’est qu’ils furent soumis au despotisme le plus dur : aussi ne donnerent-ils presque jamais que des preuves de lâcheté. Lorsque le roi Cléomene, chassé de Sparte, réfugié en Égypte, emprisonné par l’intrigue d’un ministre nommé Sobisius, eut massacré sa garde et rompu ses fers, le prince se présente dans les rues d’Alexandrie ; mais vainement il y exhorte les citoyens à le venger, à punir l’injustice, à secouer le joug de la tyrannie ; par-tout, dit Plutarque, il ne trouve que d’immobiles admirateurs. Il ne restoit à ce peuple vil et lâche que l’espece de courage qui fait admirer les grandes actions, non celui qui les fait exécuter.

Comment un peuple esclave résisteroit-il à une nation libre et puissante ? Pour user impunément du pouvoir arbitraire, le despote est forcé d’énerver l’esprit et le courage de ses sujets. Ce qui le rend puissant au dedans le rend foible au dehors : avec la liberté, il bannit de son empire toutes les vertus ; elles ne peuvent, dit Aristote, habiter chez des ames serviles. Il faut, ajoute l’illustre président de Montesquieu, que nous avons déjà cité, commencer par être mauvais citoyen pour devenir bon esclave. Il ne peut donc opposer aux attaques d’un peuple tel que les Romains qu’un conseil et des généraux absolument neufs dans la science politique et militaire, et pris dans cette même nation dont il a amolli le courage et rétréci l’esprit ; il doit donc être vaincu.

Mais, dira-t-on, les vertus ont cependant dans les états despotiques quelquefois brillé du plus grand éclat. Oui, lorsque le trône a successivement été occupé par plusieurs grands hommes. La vertu, engourdie par la présence de la tyrannie, se ranime à l’aspect d’un prince vertueux : sa présence est comparable à celle du soleil ; lorsque sa lumiere perce et dissipe les nuages ténébreux qui couvroient la terre, alors tout se ranime, tout se vivifie dans la nature, les plaines se peuplent de laboureurs, les bocages retentissent de concerts aériens, et le peuple ailé du ciel vole jusques sur la cime des chênes pour y chanter le retour du soleil. « Ô temps heureux, s’écrie Tacite sous le regne de Trajan, où l’on n’obéit qu’aux lois, où l’on peut penser librement, et dire librement ce qu’on pense ; où l’on voit tous les cœurs voler au devant du prince, où sa vue seule est un bienfait ! »

Toutefois l’éclat que jettent de pareilles nations est toujours de peu de durée. Si quelquefois elles atteignent au plus haut degré de puissance et de gloire, et s’illustrent par des succès en tout genre, ces succès, attachés, comme je viens de le dire, à la sagesse des rois qui les gouvernoient, et non à la forme de leur gouvernement, ont toujours été aussi passagers que brillants. La force de pareils états, quelque imposante qu’elle soit, n’est qu’une force illusoire : c’est le colosse de Nabuchodonosor ; ses pieds sont d’argile. Il en est de ces empires comme du sapin superbe : sa cime touche aux cieux, les animaux des plaines et des airs cherchent un abri sous son ombrage ; mais, attaché à la terre par de trop foibles racines, il est renversé au premier ouragan. Ces états n’ont qu’un moment d’existence, s’ils ne sont environnés de nations peu entreprenantes, et soumises au pouvoir arbitraire. La force respective de pareils états consiste alors dans l’équilibre de leur foiblesse. Un empire despotique a-t-il reçu quelque échec ? Si le trône ne peut être raffermi que par une résolution mâle et courageuse, cet empire est détruit.

Les peuples qui gémissent sous un pouvoir arbitraire n’ont donc que des succès momentanés, que des éclairs de gloire : ils doivent tôt ou tard subir le joug d’une nation libre et entreprenante. Mais, en supposant que des circonstances et des positions particulieres les arrachassent à ce danger, la mauvaise administration de ces royaumes suffit pour les détruire, les dépeupler, et les changer en déserts. La langueur léthargique qui successivement en saisit tous les membres produit cet effet. Le propre du despotisme est d’étouffer les passions : or, dès que les ames ont, par le défaut de passions, perdu leur activité ; lorsque les citoyens sont, pour ainsi dire, engourdis par l’opium du luxe, de l’oisiveté et de la mollesse, alors l’état tombe en consomption ; le calme apparent dont il jouit n’est aux yeux de l’homme éclairé que l’affaissement précurseur de la mort. Il faut des passions dans un état ; elles en sont l’ame et la vie. Le peuple le plus passionné est à la longue le peuple triomphant.

L’effervescence modérée des passions est salutaire aux empires : ils sont à cet égard comparables aux mers dont les eaux stagnantes exhaleroient en croupissant des vapeurs funestes à l’univers, si, en les soulevant, la tempête ne les épuroit.

Mais, si la grandeur des nations soumises au pouvoir arbitraire n’est qu’une grandeur momentanée, il n’en est pas ainsi des gouvernements où la puissance est, comme dans Rome et dans la Grece, partagée entre le peuple, les grands, ou les rois. Dans ces états, l’intérêt particulier, étroitement lié à l’intérêt public, change les hommes en citoyens. C’est dans ces pays qu’un peuple, dont les succès tiennent à la constitution même de son gouvernement, peut s’en promettre de durables. La nécessité où se trouve alors le citoyen de s’occuper d’objets importants, la liberté qu’il a de tout penser et de tout dire, donne plus de force et d’élévation à son ame ; l’audace de son esprit passe dans son cœur ; elle lui fait concevoir des projets plus vastes, plus hardis, exécuter des actions plus courageuses. J’ajouterai même que, si l’intérêt particulier n’est point entièrement détaché de l’intérêt public, si les mœurs d’un peuple tel que les Romains ne sont pas aussi corrompues qu’elles l’étoient du temps des Marius et des Sylla, l’esprit de faction, qui force les citoyens à s’observer et à se contenir réciproquement, est l’esprit conservateur de ces empires. Ils ne se soutiennent que par le contrepoids des intérêts opposés. Jamais les fondements de ces états ne sont plus assurés que dans ces moments de fermentation extérieure où ils paroissent prêts à s’écrouler. Ainsi le fond des mers est calme et tranquille, lors même que les aquilons déchaînés sur leur surface semblent les bouleverser jusques dans leurs abymes.

Après avoir reconnu dans le despotisme oriental la cause de l’ignorance des visirs, de l’indifférence des peuples pour la vertu, et du renversement des empires soumis à cette forme de gouvernement, je vais, dans d’autres constitutions d’état, montrer la cause des effets contraires.


CHAPITRE XXII

De l’amour de certains peuples pour la gloire et la vertu.


Ce chapitre est une conséquence si nécessaire du précédent, que je me croirois à ce sujet dispensé de tout examen, si je ne sentois combien l’exposition des moyens propres à nécessiter les hommes à la vertu peut être agréable au public, et combien les détails sur une pareille matiere sont instructifs pour ceux même qui la possedent le mieux. J’entre donc en matiere. Je jette les yeux sur les républiques les plus fécondes en hommes vertueux ; je les arrête sur la Grece, sur Rome, et j’y vois naître une multitude de héros. Leurs grandes actions, conservées avec soin dans l’histoire, y semblent recueillies pour répandre les odeurs de la vertu dans les siecles les plus corrompus et les plus reculés. Il en est de ces actions comme de ces vases d’encens qui, placés sur l’autel des dieux, suffisent pour remplir de parfums la vaste étendue de leur temple.

En considérant la continuité d’actions vertueuses que présente l’histoire de ces peuples, si je veux en découvrir la cause, je l’apperçois dans l’adresse avec laquelle les législateurs de ces nations avoient lié l’intérêt particulier à l’intérêt public[185].

Je prends l’action de Régulus pour preuve de cette vérité. Je ne suppose en ce général aucun sentiment d’héroïsme, pas même ceux que lui devoit inspirer l’éducation romaine : et je dis que, dans le siecle de ce consul, la législation, à certains égards, étoit tellement perfectionnée, qu’en ne consultant que son intérêt personnel, Régulus ne pouvoit se refuser à l’action généreuse qu’il fit. En effet, lorsqu’instruit de la discipline des Romains on se rappelle que la fuite, ou même la perte de leur bouclier dans le combat, étoit punie du supplice de la bastonnade, dans lequel le coupable expiroit ordinairement, n’est-il pas évident qu’un consul vaincu, fait prisonnier, et député par les Carthaginois pour traiter de l’échange des prisonniers, ne pouvoit s’offrir aux yeux des Romains sans craindre ce mépris toujours si humiliant de la part des républicains, et si insoutenable pour une ame élevée ; qu’ainsi le seul parti que Régulus eût à prendre étoit d’effacer par quelque action héroïque la honte de sa défaite ? Il devoit donc s’opposer au traité d’échange que le sénat étoit prêt à signer. Il exposoit sans doute sa vie par ce conseil ; mais ce danger n’étoit pas imminent : il étoit assez vraisemblable qu’étonné de son courage, le sénat n’en seroit que plus empressé à conclure un traité qui devoit lui rendre un citoyen si vertueux. D’ailleurs, en supposant que le sénat se rendît à son avis, il étoit encore très vraisemblable que, par la crainte de représailles ou par admiration pour sa vertu, les Carthaginois ne le livreroient point au supplice dont ils l’avoient menacé. Régulus ne s’exposoit donc qu’au danger auquel, je ne dis pas un héros, mais un homme prudent et sensé, devoit se présenter pour se soustraire au mépris et s’offrir à l’admiration des Romains.

Il est donc un art de nécessiter les hommes aux actions héroïques : non que je prétende insinuer ici que Régulus n’ait fait qu’obéir à cette nécessité, et que je veuille donner atteinte à sa gloire ; l’action de Régulus fut sans doute l’effet de l’enthousiasme impétueux qui le portoit à la vertu : mais un pareil enthousiasme ne pouvoit s’allumer qu’à Rome.

Les vices et les vertus d’un peuple sont toujours un effet nécessaire de sa législation : et c’est la connoissance de cette vérité qui sans doute a donné lieu à cette belle loi de la Chine. Pour y féconder les germes de la vertu on veut que les mandarins participent à la gloire ou à la honte des actions vertueuses ou infâmes commises dans leurs gouvernements[186], et qu’en conséquence ces mandarins soient élevés à des postes supérieurs, ou rabaissés à des grades inférieurs.

Comment douter que la vertu ne soit chez tous les peuples l’effet de la sagesse plus ou moins grande de l’administration ? Si les Grecs et les Romains furent si long-temps animés de ces vertus mâles et courageuses qui sont, comme dit Balzac, des courses que l’ame fait au-delà des devoirs communs, c’est que les vertus de cette espece sont presque toujours le partage des peuples où chaque citoyen a part à la souveraineté.

Ce n’est qu’en ces pays qu’on trouve un Fabricius. Pressé par Pyrrhus de le suivre en Épire, « Pyrrhus, lui dit-il, vous êtes sans doute un prince illustre, un grand guerrier ; mais vos peuples gémissent dans la misere. Quelle témérité de vouloir me mener en Épire ! Doutez-vous que, bientôt rangés sous ma loi, vos peuples ne préférassent l’exemption de tributs aux surcharges de vos impôts, et la sûreté à l’incertitude de leurs possessions ? Aujourd’hui votre favori, demain je serois votre maître ». Un tel discours ne pouvoit être prononcé que par un Romain. C’est dans les républiques[187] qu’on apperçoit avec étonnement jusqu’où peut être portée la hauteur du courage et l’héroïsme de la patience. Je citerai Thémistocle pour exemple en ce genre. Peu de jours avant la bataille de Salamine, ce guerrier, insulté en plein conseil par le général des Lacédémoniens, ne répond à ses menaces que ces deux mots, Frappe, mais écoute. À cet exemple j’ajouterai celui de Timoléon. Il est accusé de malversation, le peuple est prêt à mettre en pieces ses délateurs ; il en arrête la fureur en disant : « Ô Syracusains, qu’allez-vous faire ? Songez que tout citoyen a le droit de m’accuser : gardez-vous, en cédant à la reconnoissance, de donner atteinte à cette même liberté qu’il m’est si glorieux de vous avoir rendue. »

Si l’histoire grecque et romaine est pleine de ces traits héroïques, et si l’on parcourt presque inutilement toute l’histoire du despotisme pour en trouver de pareils, c’est que dans ces gouvernements l’intérêt particulier n’est jamais lié à l’intérêt public ; c’est qu’en ces pays, entre mille qualités, c’est la bassesse qu’on honore, la médiocrité qu’on récompense[188]. C’est à cette médiocrité qu’on confie presque toujours l’administration publique ; on en écarte les gens d’esprit. Trop inquiets et trop remuants, ils altéreroient, dit-on, le repos de l’état : repos comparable au moment de silence qui dans la nature précede de quelques instants la tempête. La tranquillité d’un état ne prouve pas toujours le bonheur des sujets. Dans les gouvernements arbitraires, les hommes sont comme ces chevaux qui, serrés par les morailles, souffrent sans remuer les plus cruelles opérations : le coursier en liberté se cabre au premier coup. On prend dans ces pays la léthargie pour la tranquillité. La passion de la gloire, inconnue chez ces nations, peut seule entretenir dans le corps politique la douce fermentation qui le rend sain et robuste, et qui développe toute espece de vertus et de talents. Les siecles les plus favorables aux lettres ont, par cette raison, toujours été les plus fertiles en grands généraux et en grands politiques : le même soleil vivifie les cedres et les platanes.

Au reste cette passion de la gloire, qui, divinisée chez les païens, a reçu les hommages de toutes les républiques, n’a principalement été honorée que dans les républiques pauvres et guerrieres.


CHAPITRE XXIII

Que les nations pauvres ont toujours été plus avides de gloire et plus fécondes en grands hommes que les nations opulentes.


Les héros, dans les républiques commerçantes, semblent ne s’y présenter que pour y détruire la tyrannie et disparoître avec elle. C’étoit dans le premier moment de la liberté de la Hollande que Balzac disoit de ses habitants « qu’ils avoient mérité d’avoir Dieu seul pour roi, puisqu’ils n’avoient pu endurer d’avoir un roi pour Dieu ». Le sol propre à la production des grands hommes est dans ces républiques bientôt épuisé. C’est la gloire de Carthage qui disparoît avec Annibal. L’esprit de commerce y détruit nécessairement l’esprit de force et de courage. « Les peuples riches, dit ce même Balzac, se gouvernent par les discours de la raison, qui conclut à l’utile, et non selon l’institution morale, qui se propose l’honnête et le hasardeux. »

Le courage vertueux ne se conserve que chez les nations pauvres. De tous les peuples, les Scythes étoient peut-être les seuls qui chantassent des hymnes en l’honneur des dieux, sans jamais leur demander aucune grace ; persuadés, disoient-ils, que rien ne manque à l’homme de courage. Soumis à des chefs dont le pouvoir étoit assez étendu, ils étoient indépendants, parce qu’ils cessoient d’obéir au chef lorsqu’il cessoit d’obéir aux lois. Il n’en est pas des nations riches comme de ces Scythes, qui n’avoient d’autre besoin que celui de la gloire. Par-tout où le commerce fleurit on préfere les richesses à la gloire, parce que ces richesses sont l’échange de tous les plaisirs, et que l’acquisition en est plus facile.

Or quelle stérilité de vertus et de talents cette préférence ne doit-elle point occasionner ! La gloire ne pouvant jamais être décernée que par la reconnoissance publique, l’acquisition de la gloire est toujours le prix des services rendus à la patrie ; le desir de la gloire suppose toujours le desir de se rendre utile à sa nation.

Il n’en est pas ainsi du desir des richesses. Elles peuvent être quelquefois le prix de l’agiotage, de la bassesse, de l’espionnage, et souvent du crime ; elles sont rarement le partage des plus spirituels et des plus vertueux. L’amour des richesses ne porte donc pas nécessairement à l’amour de la vertu. Les pays commerçants doivent donc être plus féconds en bons négociants qu’en bons citoyens, en grands banquiers qu’en héros.

Ce n’est donc point sur le terrain du luxe et des richesses, mais sur celui de la pauvreté, que croissent les sublimes vertus[189]. Rien de si rare que de rencontrer des ames élevées dans les empires opulents[190] ; les citoyens y contractent trop de besoins. Quiconque les a multipliés a donné à la tyrannie des ôtages de sa bassesse et de sa lâcheté. La vertu qui se contente de peu est la seule qui soit à l’abri de la corruption. C’est cette espece de vertu qui dicta la réponse que fit au ministre anglais un seigneur distingué par son mérite. La cour ayant intérêt de l’attirer dans son parti, M. Walpole va le trouver : « Je viens, lui dit-il, de la part du roi, vous assurer de sa protection, vous marquer le regret qu’il a de n’avoir encore rien fait pour vous, et vous offrir un emploi plus convenable à votre mérite ». — « Milord, lui répliqua le seigneur anglais, avant de répondre à vos offres, permettez-moi de faire apporter mon souper devant vous ». On lui sert au même instant un hachis fait du reste d’un gigot dont il avoit dîné. Se tournant alors vers M. Walpole : « Milord, ajouta-t-il, pensez-vous qu’un homme qui se contente d’un pareil repas soit un homme que la cour puisse aisément gagner ? dites au roi ce que vous avez vu ; c’est la seule réponse que j’aie à lui faire ». Un pareil discours part d’un caractere qui sait rétrécir le cercle de ses besoins. Et combien en est-il qui, dans un pays riche, résistent à la tentation perpétuelle des superfluités ? Combien la pauvreté d’une nation ne rend-elle pas à la patrie d’hommes vertueux que le luxe eût corrompus ! « Ô philosophes, s’écrioit souvent Socrate, vous qui représentez les dieux sur la terre, sachez comme eux vous suffire à vous-mêmes, vous contenter de peu ; sur-tout n’allez point en rampant importuner les princes et les rois ». « Rien de plus ferme et de plus vertueux, dit Ciceron, que le caractere des premiers sages de la Grece : aucun péril ne les effrayoit, aucun obstacle ne les décourageoit, aucune considération ne les retenoit, et ne leur faisoit sacrifier la vérité aux volontés absolues des princes ». Mais ces philosophes étoient nés dans un pays pauvre : aussi leurs successeurs ne conserverent-ils pas toujours les mêmes vertus. On reproche à ceux d’Alexandrie d’avoir eu trop de complaisance pour les princes leurs bienfaiteurs, et d’avoir acheté par des bassesses le tranquille loisir dont ces princes les laissoient jouir. C’est à ce sujet que Plutarque s’écrie : « Quel spectacle plus avilissant pour l’humanité que de voir des sages prostituer leurs éloges aux gens en place ? Faut-il que les cours des rois soient si souvent l’écueil de la sagesse et de la vertu ? Les grands ne devroient-ils pas sentir que tous ceux qui ne les entretiennent que de choses frivoles les trompent[191] ? La vraie maniere de les servir c’est de leur reprocher leurs vices et leurs travers ; de leur apprendre qu’il leur sied mal de passer les jours dans les divertissements. Voilà le seul langage digne d’un homme vertueux ; le mensonge et la flatterie n’habitent jamais sur ses levres. »

Cette exclamation de Plutarque est sans doute très belle ; mais elle prouve plus d’amour pour la vertu que de connoissance de l’humanité. Il en est de même de celle de Pythagore : « Je refuse, dit-il, le nom de philosophes à ceux qui cedent à la corruption des cours. Ceux-là seuls sont dignes de ce nom qui sont prêts à sacrifier devant les rois leur vie, leurs richesses, leurs dignités, leurs familles, et même leur réputation. C’est, ajoute Pythagore, par cet amour pour la vérité qu’on participe à la divinité, et qu’on s’y unit de la maniere la plus noble et la plus intime. »

De tels hommes ne naissent pas indifféremment dans toute espece de gouvernements : tant de vertus sont l’effet, ou d’un fanatisme philosophique qui s’éteint promptement, ou d’une éducation singuliere, ou d’une excellente législation. Les philosophes, de l’espece dont parlent Plutarque et Pythagore ont presque tous reçu le jour chez des peuples pauvres et passionnés pour la gloire.

Non que je regarde l’indigence comme la source des vertus. C’est à l’administration plus ou moins sage des honneurs et des récompenses qu’on doit chez tous les peuples attribuer la production des grands hommes. Mais, ce qu’on n’imaginera pas sans peine, c’est que les vertus et les talents ne sont nulle part récompensés d’une maniere aussi flatteuse, que dans les républiques pauvres et guerrieres.


CHAPITRE XXIV

Preuve de cette vérité.


Pour ôter à cette proposition tout air de paradoxe, il suffit d’observer que les deux objets les plus généraux du desir des hommes sont les richesses et les honneurs. Entre ces deux objets, c’est des honneurs dont ils sont le plus avides, lorsque ces honneurs sont dispensés d’une maniere flatteuse pour l’amour-propre.

Le desir de les obtenir rend alors les hommes capables des plus grands efforts, et c’est alors qu’ils operent des prodiges. Or ces honneurs ne sont nulle part répartis avec plus de justice que chez les peuples qui, n’ayant que cette monnoie pour payer les services rendus à la patrie, ont par conséquent le plus grand intérêt à la tenir en valeur. Aussi les républiques pauvres de Rome et de la Grece ont-elles produit plus de grands hommes que tous les vastes et riches empires de l’Orient.

Chez les peuples opulents et soumis au despotisme, on fait et l’on doit faire peu de cas de la monnoie des honneurs. En effet, si les honneurs empruntent leur prix de la maniere dont ils sont administrés, et si dans l’Orient les sultans en sont les dispensateurs, on sent qu’ils doivent souvent les décréditer par le mauvais choix de ceux qu’ils en décorent. Aussi, dans ces pays, les honneurs ne sont proprement que des titres ; ils ne peuvent vivement flatter l’orgueil, parce qu’ils sont rarement unis à la gloire, qui n’est point en la disposition des princes, mais du peuple, puisque la gloire n’est autre chose que l’acclamation de la reconnoissance publique. Or, lorsque les honneurs sont avilis, le desir de les obtenir s’attiédit ; ce desir ne porte plus les hommes aux grandes choses ; et les honneurs deviennent dans l’état un ressort sans force, dont les gens en place négligent avec raison de se servir.

Il est un canton dans l’Amérique où, lorsqu’un sauvage a remporté une victoire ou manié adroitement une négociation, on lui dit dans une assemblée de la nation, Tu es un homme. Cet éloge l’excite plus aux grandes actions que toutes les dignités proposées dans les états despotiques à ceux qui s’illustrent par leurs talents.

Pour sentir tout le mépris que doit quelquefois jeter sur les honneurs la maniere ridicule dont on les administre, qu’on se rappelle l’abus qu’on en faisoit sous le regne de Claude. Sous cet empereur, dit Pline, un citoyen tua un corbeau célebre par son adresse ; ce citoyen fut mis à mort ; on fit à cet oiseau des funérailles magnifiques : un joueur de flûte précédoit le lit de parade sur lequel deux esclaves portoient le corbeau, et le convoi étoit fermé par une infinité de gens de tout sexe et de tout âge. C’est à ce sujet que Pline s’écrie : « Que diroient nos ancêtres, si, dans cette même Rome où l’on enterroit nos premiers rois sans pompe, où l’on n’a point vengé la mort du destructeur de Carthage et de Numance, ils assistoient aux obseques d’un corbeau ? »

Mais, dira-t-on, dans les pays soumis au pouvoir arbitraire les honneurs cependant sont quelquefois le prix du mérite. Oui, sans doute : mais ils le sont plus souvent du vice et de la bassesse. Les honneurs sont, dans ces gouvernements, comparables à ces arbres épars dans les déserts, dont les fruits, quelquefois enlevés par les oiseaux du ciel, deviennent trop souvent la proie du serpent qui, du pied de l’arbre, s’est, en rampant, élevé jusqu’à sa cime.

Les honneurs une fois avilis, ce n’est plus qu’avec de l’argent qu’on paie les services rendus à l’état. Or toute nation qui ne s’acquitte qu’avec de l’argent est bientôt surchargée de dépenses ; l’état épuisé devient bientôt insolvable : alors il n’est plus de récompense pour les vertus et les talents.

En vain dira-t-on qu’éclairés par le besoin les princes, en cette extrémité, devroient avoir recours à la monnoie des honneurs : si, dans les républiques pauvres, où la nation en corps est la distributrice des graces, il est facile de rehausser le prix de ces honneurs, rien de plus difficile que de les mettre en valeur dans un pays despotique.

Quelle probité cette administration de la monnoie des honneurs ne supposeroit-elle pas dans celui qui voudroit y donner du cours ! Quelle force de caractere pour résister aux intrigues des courtisans ! Quel discernement pour n’accorder ces honneurs qu’à de grands talents et de grandes vertus, et les refuser constamment à tous ces hommes médiocres qui les décréditeroient ! Quelle justesse d’esprit pour saisir le moment précis où ces honneurs, devenus trop communs, n’excitent plus les citoyens aux mêmes efforts, où l’on doit par conséquent en créer de nouveaux !

Il n’en est pas des honneurs comme des richesses. Si l’intérêt public défend les refontes dans les monnoies d’or et d’argent, il exige au contraire qu’on en fasse dans la monnoie des honneurs, lorsqu’ils ont perdu du prix qu’ils ne doivent qu’à l’opinion des hommes.

Je remarquerai à ce sujet qu’on ne peut sans étonnement considérer la conduite de la plupart des nations, qui chargent tant de gens de la régie de leurs finances, et n’en nomment aucun pour veiller à l’administration des honneurs. Quoi de plus utile cependant que la discussion sévere du mérite de ceux qu’on éleve aux dignités ? Pourquoi chaque nation n’auroit-elle pas un tribunal qui, par un examen profond et public, l’assurât de la réalité des talents qu’elle récompense ? Quel prix un pareil examen ne mettroit-il pas aux honneurs ! Quel desir de les mériter ! Quel changement heureux ce desir n’occasionneroit-il pas, et dans l’éducation particuliere, et peu-à-peu dans l’éducation publique ! changement duquel dépend peut-être toute la différence qu’on remarque entre les peuples.

Parmi les vils et lâches courtisans d’Antiochus, que d’hommes, s’ils eussent été dès l’enfance élevés à Rome, auroient, comme Popilius, tracé autour de ce roi le cercle dont il ne pouvoit sortir sans se rendre l’esclave ou l’ennemi des Romains !

Après avoir prouvé que les grandes récompenses font les grandes vertus, et que la sage administration des honneurs est le lien le plus fort que les législateurs puissent employer pour unir l’intérêt particulier à l’intérêt général, et former des citoyens vertueux, je suis, je pense, en droit d’en conclure que l’amour ou l’indifférence de certains peuples pour la vertu est un effet de la forme différente de leurs gouvernements. Or ce que je dis de la passion de la vertu, que j’ai prise pour exemple, peut s’appliquer à toute autre espece de passions. Ce n’est donc point à la nature qu’on doit attribuer ce degré inégal de passions dont les divers peuples paroissent susceptibles.

Pour derniere preuve de cette vérité je vais montrer que la force de nos passions est toujours proportionnée à la force des moyens employés pour les exciter.


CHAPITRE XXV

Du rapport exact entre la force des passions et la grandeur des récompenses qu’on leur propose pour objet.


Pour sentir toute l’exactitude de ce rapport, c’est à l’histoire qu’il faut avoir recours. J’ouvre celle du Mexique. Je vois des monceaux d’or offrir à l’avarice des Espagnols plus de richesses que ne leur en eût procuré le pillage de l’Europe entiere. Animés du desir de s’en emparer, ces mêmes Espagnols quittent leurs biens, leurs familles ; entreprennent, sous la conduite de Cortez, la conquête du nouveau monde ; combattent à-la-fois le climat, le besoin, le nombre, la valeur, et en triomphent par un courage aussi opiniâtre qu’impétueux.

Plus échauffés encore de la soif de l’or, et d’autant plus avides de richesses qu’ils sont plus indigents, je vois les Flibustiers passer des mers du nord à celles du sud, attaquer des retranchements impénétrables, défaire avec une poignée d’hommes des corps nombreux de soldats disciplinés, et ces mêmes Flibustiers, après avoir ravagé les côtes du sud, se r’ouvrir de nouveau un passage dans les mers du nord, en surmontant, par des travaux incroyables, des combats continuels et un courage à toute épreuve, les obstacles que les hommes et la nature mettoient à leur retour.

Si je jette les yeux sur l’histoire du Nord, les premiers peuples qui se présentent à mes regards sont les disciples d’Odin. Ils sont animés de l’espoir d’une récompense imaginaire, mais la plus grande de toutes lorsque la crédulité la réalise. Aussi, tant qu’ils sont animés d’une foi vive, ils montrent un courage qui, proportionné à des récompenses célestes, est encore supérieur à celui des Flibustiers. « Nos guerriers, avides du trépas, dit un de leurs poëtes, le cherchent avec fureur. Dans les combats, frappés d’un coup mortel, on les voit tomber, rire et mourir ». Ce qu’un de leurs rois, nommé Lodbrog, confirme, lorsqu’il s’écrie sur le champ de bataille : « Quelle joie inconnue me saisit ! je meurs ; j’entends la voix d’Odin qui m’appelle : déjà les portes de son palais s’ouvrent ; j’en vois sortir des filles demi-nues ; elles sont ceintes d’une écharpe bleue qui releve la blancheur de leur sein ; elles s’avancent vers moi, et m’offrent une biere délicieuse dans le crâne sanglant de mes ennemis. »

Si du nord je passe au midi, je vois Mahomet, créateur d’une religion pareille à celle d’Odin, se dire l’envoyé du ciel, annoncer aux Sarrasins que le Très-Haut leur a livré la terre ; qu’il fera marcher devant eux la terreur et la désolation ; mais qu’il faut en mériter l’empire par la valeur. Pour échauffer leur courage, il enseigne que l’Éternel a jeté un pont sur l’abyme des enfers. Ce pont est plus étroit que le tranchant du cimeterre. Après la résurrection, le brave le franchira d’un pied léger pour s’élever aux voûtes célestes ; et le lâche, précipité de ce pont, sera, en tombant, reçu dans la gueule de l’horrible serpent qui habite l’obscure caverne de la maison de la fumée. Pour confirmer la mission du prophete, ses disciples ajoutent que, monté sur l’Al-borak, il a parcouru les sept cieux, vu l’ange de la mort, et le coq blanc qui, les pieds posés sur le premier ciel, cache sa tête dans le septieme ; que Mahomet a fendu la lune en deux, a fait jaillir des fontaines de ses doigts ; qu’il a donné la parole aux brutes ; qu’il s’est fait suivre par les forêts, saluer par les montagnes[192] ; et qu’ami de Dieu il leur apporte la loi que ce Dieu lui a dictée. Frappés de ces récits, les Sarrasins prêtent aux discours de Mahomet une oreille d’autant plus crédule qu’il leur fait des descriptions plus voluptueuses du séjour céleste destiné aux hommes vaillants. Intéressés par les plaisirs des sens à l’existence de ces beaux lieux, je les vois, échauffés de la plus vive croyance, et soupirant sans cesse après les houris, fondre avec fureur sur leurs ennemis. « Guerriers, s’écrie dans le combat un de leurs généraux nommé Ikrimach, je les vois ces belles filles aux yeux noirs ; elles sont quatre-vingt. Si l’une d’elles apparoissoit sur la terre, tous les rois descendroient de leur trône pour la suivre. Mais que vois-je ? C’en est une qui s’avance ; elle a un cothurne d’or pour chaussure ; d’une main elle tient un mouchoir de soie verte, et de l’autre une coupe de topaze ; elle me fait signe de la tête, en me disant, Venez ici, mon bien-aimé… Attendez-moi, divine houri ; je me précipite dans les bataillons infideles, je donne, je reçois la mort, et vous rejoins. »

Tant que les yeux crédules des Sarrasins virent aussi distinctement les houris, la passion des conquêtes, proportionnée en eux à la grandeur des récompenses qu’ils attendoient, les anima d’un courage supérieur à celui qu’inspire l’amour de la patrie : aussi produisit-il de plus grands effets, et les vit-on en moins d’un siecle soumettre plus de nations que les Romains n’en avoient subjugué en six cents ans.

Aussi les Grecs, supérieurs aux Arabes en nombre, en discipline, en armures, et en machines de guerre, fuyoient-ils devant eux comme des colombes à la vue de l’épervier[193].

Toutes les nations liguées ne leur auroient alors opposé que d’impuissantes barrieres.

Pour leur résister il eût fallu armer les chrétiens du même esprit dont la loi de Mahomet animoit les musulmans, promettre le ciel et la palme du martyre, comme S. Bernard la promit, du temps des croisades, à tout guerrier qui mourroit en combattant les infideles : proposition que l’empereur Nicéphore fit aux évêques assemblés, qui, moins habiles que S. Bernard, la rejeterent d’une commune voix[194]. Ils ne s’apperçurent point que ce refus décourageoit les Grecs, favorisoit l’extinction du christianisme et les progrès des Sarrasins, auxquels on ne pouvoit opposer que la digue d’un zele égal à leur fanatisme. Ces évêques continuerent donc d’attribuer aux crimes de la nation les calamités qui désoloient l’empire, et dont un œil éclairé eût cherché et découvert la cause dans l’aveuglement de ces mêmes prélats, qui, dans de pareilles conjonctures, pouvoient être regardés comme les verges dont le ciel se servoit pour frapper l’empire, et comme la plaie dont il l’affligeoit.

Les succès étonnants des Sarrasins dépendoient tellement de la force de leurs passions, et la force de leurs passions des moyens dont on se servoit pour les allumer en eux, que ces mêmes Arabes, ces guerriers si redoutables, devant lesquels la terre trembloit et les armées grecques fuyoient dispersées comme la poussiere devant les aquilons, frémissoient eux-mêmes à l’aspect d’une secte de musulmans nommés les Safriens[195]. Échauffés, comme tous réformateurs, d’un orgueil plus féroce et d’une croyance plus ferme, ces sectaires voyoient d’une vue plus distincte les plaisirs célestes que l’espérance ne présentoit aux autres musulmans que dans un lointain plus confus. Aussi ces furieux Safriens vouloient-ils purger la terre de ses erreurs, éclairer ou exterminer les nations, qui, disoient-ils, à leur aspect devoient, frappées de terreur ou de lumiere, se détacher de leurs préjugés ou de leurs opinions aussi promptement que la fleche se détache de l’arc dont elle est décochée.

Ce que je dis des Arabes et des Safriens peut s’appliquer à toutes les nations mues par le ressort des religions ; c’est en ce genre l’égal degré de crédulité qui chez tous les peuples produit l’équilibre de leur passion et de leur courage.

À l’égard des passions d’une autre espece, c’est encore le degré inégal de leur force, toujours occasionné par la diversité des gouvernements et des positions des peuples, qui, dans la même extrémité, les détermine à des partis très différents.

Lorsque Thémistocle vint, à main armée, lever des subsides considérables sur les riches alliés de sa république, ces alliés, dit Plutarque, s’empresserent de les lui fournir, parce qu’une crainte proportionnée aux richesses qu’il pouvoit leur enlever les rendoit souples aux volontés d’Athenes. Mais, lorsque ce même Thémistocle s’adressa à des peuples indigents ; que, débarqué à Andros, il fit les mêmes demandes à ces insulaires, leur déclarant qu’il venoit, accompagné de deux puissantes divinités, le Besoin et la Force, qui, disoit-il, entraînent toujours la persuasion de leur suite : « Thémistocle, lui répondirent les habitants d’Andros, nous nous soumettrions, comme les autres alliés, à tes ordres, si nous n’étions aussi protégés par deux divinités aussi puissantes que les tiennes, l’Indigence, et le Désespoir qui méconnoît la Force. »

La vivacité des passions dépend donc, ou des moyens que le législateur emploie pour les allumer en nous[139], ou des positions où la fortune nous place. Plus nos passions sont vives, plus les effets qu’elles produisent sont grands. Aussi les succès, comme le prouve toute l’histoire, accompagnent toujours les peuples animés de passions fortes : vérité trop peu connue, et dont l’ignorance s’est opposée aux progrès qu’on eût fait dans l’art d’inspirer des passions ; art jusqu’à présent inconnu, même à ces politiques de réputation qui calculent assez bien les intérêts et les forces d’un état, mais qui n’ont jamais senti les ressources singulieres qu’en des instants critiques on peut tirer des passions lorsqu’on sait l’art de les allumer.

Les principes de cet art, aussi certains que ceux de la géométrie, ne paroissent en effet avoir été jusqu’ici apperçus que par de grands hommes dans la guerre ou dans la politique. Sur quoi j’observerai que, si la vertu, le courage, et par conséquent les passions dont les soldats sont animés, ne contribuent pas moins au gain des batailles que l’ordre dans lequel ils sont rangés, un traité sur l’art de les inspirer ne seroit pas moins utile à l’instruction des généraux que l’excellent traité de l’illustre chevalier Folard sur la tactique[196].

Ce furent les passions réunies de l’amour de la liberté et de la haine de l’esclavage qui, plus que l’habileté des ingénieurs, firent les célébres et opiniâtres défenses d’Abydos, de Sagunte, de Carthage, de Numance et de Rhodes.

Ce fut dans l’art d’exciter des passions qu’Alexandre surpassa presque tous les autres grands capitaines ; c’est à ce même art qu’il dut ces succès attribués tant de fois, par ceux auxquels on donne le nom de gens sensés, au hasard, ou à une folle témérité, parce qu’ils n’apperçoivent point les ressorts presque invisibles dont ce héros se servoit pour opérer tant de prodiges.

La conclusion de ce chapitre, c’est que la force des passions est toujours proportionnée à la force des moyens employés pour les allumer. Maintenant je dois examiner si ces mêmes passions peuvent dans tous les hommes communément bien organisés s’exalter au point de les douer de cette continuité d’attention à laquelle est attachée la supériorité d’esprit.


CHAPITRE XXVI

De quel degré de passion les hommes sont susceptibles.


Si, pour déterminer ce degré, je me transporte sur les montagnes de l’Abyssinie, j’y vois, à l’ordre de leurs kalifes, des hommes, impatients de la mort, se précipiter, les uns sur la pointe des poignards et des rochers, et les autres dans les abymes de la mer. On ne leur propose cependant point d’autre récompense que les plaisirs célestes promis à tous les musulmans ; mais la possession leur en paroît plus assurée. En conséquence, le desir d’en jouir se fait plus vivement sentir en eux, et leurs efforts pour les mériter sont plus grands.

Nulle autre part que dans l’Abyssinie on n’employoit autant de soin et d’art pour affermir la croyance de ces aveugles et zélés exécuteurs des volontés du prince. Les victimes destinées à cet emploi ne recevoient et n’auroient reçu nulle part une éducation si propre à former des fanatiques. Transportés dès l’âge le plus tendre dans un endroit écarté, désert et sauvage, du serrail, c’est là qu’on égaroit leur raison dans les ténebres de la foi musulmane, qu’on leur annonçoit la mission, la loi de Mahomet, les prodiges opérés par ce prophete, et l’entier dévouement dû aux ordres du kalife ; c’est là qu’en leur faisant les descriptions les plus voluptueuses du paradis on excitoit en eux la soif la plus ardente des plaisirs célestes. À peine avoient-ils atteint cet âge où l’on est prodigue de son être, où, par des desirs fougueux, la nature marque et l’impatience et la puissance qu’elle a de jouir des plaisirs les plus vifs, qu’alors, pour fortifier la croyance d’un jeune homme, et l’enflammer du fanatisme le plus violent, les prêtres, après avoir mêlé dans sa boisson une liqueur assoupissante, le transportoient pendant son sommeil de sa triste demeure dans un bosquet charmant destiné à cet usage.

Là, couché sur des fleurs, entouré de fontaines jaillissantes, il repose jusqu’au moment où l’aurore, en rendant la forme et la couleur à l’univers, éveille toutes les puissances productrices de la nature, et fait circuler l’amour dans les veines de la jeunesse. Frappé de la nouveauté des objets qui l’environnent, le jeune homme porte par-tout ses regards, et les arrête sur des femmes charmantes que son imagination crédule transforme en houris. Complices de la fourbe des prêtres, elles sont instruites dans l’art de séduire : il les voit s’avancer vers lui en dansant ; elles jouissent du spectacle de sa surprise ; par mille jeux enfantins elles excitent en lui des desirs inconnus, opposent la gaze légere d’une feinte pudeur à l’impatience des desirs, qui s’en irritent : elles cedent enfin à son amour. Alors, substituant à ces jeux enfantins les caresses emportées de l’ivresse, elles le plongent dans ce ravissement dont l’ame ne peut qu’à peine supporter les délices. À cette ivresse succede un sentiment tranquille, mais voluptueux, qui bientôt est interrompu par de nouveaux plaisirs ; jusqu’à ce qu’enfin, épuisé de desirs, ce jeune homme, assis par ces mêmes femmes dans un banquet délicieux, y soit enivré de nouveau, et reporté pendant son sommeil dans sa premiere demeure. Il y cherche à son réveil les objets qui l’ont enchanté ; ils ont, comme une vision trompeuse, disparu à ses yeux. Il appelle encore les houris ; il ne retrouve près de lui que des imans : il leur raconte les songes qui l’ont fatigué : à ce récit, le front attaché sur la terre, les imans s’écrient : « Ô vase d’élection ! ô mon fils ! Sans doute que notre saint prophete t’a ravi aux cieux, t’a fait jouir des plaisirs réservés aux fideles, pour fortifier ta foi et ton courage. Mérite donc une pareille faveur par un dévouement absolu aux ordres du kalife. »

C’est par une semblable éducation que ces dervis animoient les Ismaélites de la plus ferme croyance : c’est ainsi qu’ils leur faisoient prendre, si je l’ose dire, la vie en haine et la mort en amour ; qu’ils leur faisoient considérer les portes du trépas comme une entrée aux plaisirs célestes, et leur inspiroient enfin ce courage déterminé qui pendant quelques instants a fait l’étonnement de l’univers.

Je dis quelques instants, parceque cette espece de courage disparoît bientôt avec la cause qui le produit. De toutes les passions, celle du fanatisme, qui, fondée sur le desir des plaisirs célestes, est sans contredit la plus forte, est toujours chez un peuple la passion la moins durable, parceque le fanatisme ne s’établit que sur des prestiges et des séductions dont la raison doit insensiblement saper les fondements. Aussi, les Arabes, les Abyssins, et généralement tous les peuples mahométans, perdirent-ils dans l’espace d’un siecle toute la supériorité de courage qu’ils avoient sur les autres nations ; et c’est en ce point qu’ils furent fort inférieurs aux Romains.

La valeur de ces derniers, excitée par la passion du patriotisme, et fondée sur des récompenses réelles et temporelles, eût toujours été la même, si le luxe n’eût passé à Rome avec les dépouilles de l’Asie, si le desir des richesses n’eût brisé les liens qui unissoient l’intérêt personnel à l’intérêt général, et n’eût à-la-fois corrompu chez ce peuple et les mœurs et la forme du gouvernement.

Je ne puis m’empêcher d’observer au sujet de ces deux especes de courages, fondés, l’un sur un fanatisme de religion, l’autre sur l’amour de la patrie, que le dernier est le seul qu’un habile législateur doive inspirer à ses concitoyens. Le courage fanatique s’affoiblit et s’éteint bientôt. D’ailleurs, ce courage prenant sa source dans l’aveuglement et la superstition, dès qu’une nation a perdu son fanatisme, il ne lui reste que sa stupidité : alors elle devient le mépris de tous les peuples, auxquels elle est réellement inférieure à tous égards.

C’est à la stupidité musulmane que les chrétiens doivent tant d’avantages remportés sur les Turcs, qui, par leur nombre seul, dit le chevalier Folard, seroient si redoutables s’ils faisoient quelques légers changements dans leur ordre de bataille, leur discipline, et leur armure ; s’ils quittoient le sabre pour la baïonnette, et qu’ils pussent enfin sortir de l’abrutissement où la superstition les retiendra toujours : tant leur religion, ajoute cet illustre auteur, est propre à éterniser la stupidité et l’incapacité de cette nation.

J’ai fait voir que les passions pouvoient, si je l’ose dire, s’exalter en nous jusqu’au prodige : vérité prouvée, et par le courage désespéré des Ismaélites, et par les méditations des Gymnosophistes, dont le noviciat ne s’achevoit qu’en trente-sept ans de retraite, d’étude, et de silence, et par les macérations barbares et continues des fakirs, et par la fureur vengeresse des Japonais[197], et par les duels des Européens, et enfin par la fermeté des gladiateurs, de ces hommes pris au hasard, qui, frappés du coup mortel, tomboient et mouroient sur l’arene avec le même courage qu’ils y avoient combattu.

Tous les hommes, comme je m’étois proposé de le prouver, sont donc en général susceptibles d’un degré de passion plus que suffisant pour les faire triompher de leur paresse, et les douer de la continuité d’attention à laquelle est attachée la supériorité des lumieres.

La grande inégalité d’esprit qu’on apperçoit entre les hommes dépend donc uniquement, et de la différente éducation qu’ils reçoivent, et de l’enchaînement inconnu et divers des circonstances dans lesquelles ils se trouvent placés.

En effet, si toutes les opérations de l’esprit se réduisent à sentir, à se ressouvenir, et à observer les rapports que ces divers objets ont entre eux et avec nous, il est évident que tous les hommes étant doués, comme je viens de le montrer, de la finesse de sens, de l’étendue de mémoire, et enfin de la capacité d’attention, nécessaires pour s’élever aux plus hautes idées ; parmi les hommes communément bien organisés[198], il n’en est par conséquent aucun qui ne puisse s’illustrer par de grands talents.

J’ajouterai, comme une seconde démonstration de cette vérité, que tous les faux jugements, ainsi que je l’ai prouvé dans mon premier discours, sont l’effet ou de l’ignorance ou des passions : de l’ignorance, lorsqu’on n’a point dans sa mémoire les objets de la comparaison desquels doit résulter la vérité que l’on cherche : des passions, lorsqu’elles sont tellement modifiées que nous avons intérêt à voir les objets différents de ce qu’ils sont. Or ces deux causes uniques et générales de nos erreurs sont deux causes accidentelles. L’ignorance, premièrement, n’est point nécessaire ; elle n’est l’effet d’aucun défaut d’organisation, puisqu’il n’est point d’homme, comme je l’ai montré au commencement de ce discours, qui ne soit doué d’une mémoire capable de contenir infiniment plus d’objets que n’en exige la découverte des plus hautes vérités. À l’égard des passions, les besoins physiques étant les seules passions immédiatement données par la nature, et les besoins n’étant jamais trompeurs, il est encore évident que le défaut de justesse dans l’esprit n’est point l’effet d’un défaut dans l’organisation ; que nous avons tous en nous la puissance de porter les mêmes jugements sur les mêmes choses. Or, voir de même, c’est avoir également d’esprit. Il est donc certain que l’inégalité d’esprit apperçue dans les hommes que j’appelle communément bien organisés ne dépend nullement de l’excellence plus ou moins grande de leur organisation[199], mais de l’éducation différente qu’ils reçoivent, des circonstances diverses dans lesquelles ils se trouvent, enfin du peu d’habitude qu’ils ont de penser, de la haine qu’en conséquence ils contractent dans leur premiere jeunesse pour l’application, dont ils deviennent absolument incapables dans un âge plus avancé.

Quelque probable que soit cette opinion, comme sa nouveauté peut encore étonner, qu’on se détache difficilement de ses anciens préjugés, et qu’enfin la vérité d’un systême se prouve par l’explication des phénomenes qui en dépendent, je vais, conséquemment à mes principes, montrer dans le chapitre suivant pourquoi l’on trouve si peu de gens de génie parmi tant d’hommes tous faits pour en avoir.


CHAPITRE XXVII

Du rapport des faits avec les principes ci-dessus établis.


L’expérience semble démentir mes raisonnements, et cette contradiction apparente peut rendre mon opinion suspecte. Si tous les hommes, dira-t-on, avoient une égale disposition à l’esprit, pourquoi, dans un royaume composé de quinze à dix-huit millions d’ames, voit-on si peu de Turenne, de Rosny, de Colbert, de Descartes, de Corneille, de Moliere, de Quinault, de Lebrun, de ces hommes enfin cités comme l’honneur de leur siecle et de leur pays ?

Pour résoudre cette question, qu’on examine la multitude des circonstances dont le concours est absolument nécessaire pour former des hommes illustres en quelque genre que ce soit, et l’on avouera que les hommes sont si rarement placés dans ce concours heureux de circonstances, que les génies du premier ordre doivent être en effet aussi rares qu’ils le sont.

Supposons en France seize millions d’ames douées de la plus grande disposition à l’esprit ; supposons dans le gouvernement un desir vif de mettre ces dispositions en valeur : si, comme l’expérience le prouve, les livres, les hommes, et les secours propres à développer en nous ces dispositions, ne se trouvent que dans une ville opulente, c’est par conséquent dans les huit cent mille ames qui vivent ou qui ont long-temps vécu à Paris[200] qu’on doit chercher et qu’on peut trouver des hommes supérieurs dans les différents genres de sciences et d’arts. Or, de ces huit cent mille ames, si d’abord on en supprime la moitié, c’est-à-dire les femmes, dont l’éducation et la vie s’opposent au progrès qu’elles pourroient faire dans les sciences et les arts ; qu’on en retranche encore les enfants, les vieillards, les artisans, les manœuvres, les domestiques, les moines, les soldats, les marchands, et généralement tous ceux qui, par leur état, leurs dignités, leurs richesses, sont assujettis à des devoirs ou livrés à des plaisirs qui remplissent une partie de leur journée ; si l’on ne considere enfin que le petit nombre de ceux qui, placés dès leur jeunesse dans cet état de médiocrité où l’on n’éprouve d’autre peine que celle de ne pouvoir soulager tous les malheureux, où d’ailleurs on peut sans inquiétude se livrer tout entier à l’étude et à la méditation : il est certain que ce nombre ne peut excéder celui de six mille ; que de ces six mille il n’en est pas six cents d’animés du desir de s’instruire ; que de ces six cents, il n’en est pas la moitié, qui soient échauffés de ce desir au degré de chaleur propre à féconder en eux les grandes idées ; qu’on n’en comptera pas cent qui au desir de s’instruire joignent la constance et la patience nécessaires pour perfectionner leurs talents, et qui réunissent ainsi deux qualités que la vanité trop impatiente de se produire rend presque toujours inalliables ; qu’enfin il n’en est peut-être pas cinquante qui, dans leur premiere jeunesse, toujours appliqués au même genre d’étude, toujours insensibles à l’amour et à l’ambition, n’aient, ou dans des études trop variées, ou dans les plaisirs, ou dans les intrigues, perdu des moments dont la perte est toujours irréparable pour quiconque veut se rendre supérieur en quelque science ou quelque art que ce soit. Or, de ce nombre de cinquante, qui, divisé par celui des divers genres d’étude, ne donneroit qu’un ou deux hommes dans chaque genre, si je déduis ceux qui n’ont pas lu les ouvrages, vécu avec les hommes les plus propres à les éclairer, et que de ce nombre ainsi réduit je retranche encore tous ceux dont la mort, les renversements de fortune, ou d’autres accidents pareils, ont arrêté les progrès ; je dis que, dans la forme actuelle de notre gouvernement, la multitude des circonstances dont le concours est absolument nécessaire pour former de grands hommes s’oppose à leur multiplication, et que les gens de génie doivent être aussi rares qu’ils le sont.

C’est donc uniquement dans le moral qu’on doit chercher la véritable cause de l’inégalité des esprits. Alors, pour rendre compte de la disette ou de l’abondance des grands hommes dans certains siecles ou certains pays, on n’a plus recours aux influences de l’air, aux différents éloignements où les climats sont du soleil, ni à tous les raisonnements pareils, qui, toujours répétés, ont toujours été démentis par l’expérience et l’histoire.

Si la différente température des climats avoit tant d’influence sur les ames et sur les esprits, pourquoi les Romains[201], si magnanimes, si audacieux sous un gouvernement républicain, seroient-ils aujourd’hui si mous et si efféminés ? Pourquoi ces Grecs et ces Égyptiens qui, jadis recommandables par leur esprit et leur vertu, étoient l’admiration de la terre, en sont-ils aujourd’hui le mépris ? Pourquoi ces Asiatiques, si braves sous le nom d’Éléamites, si lâches et si vils du temps d’Alexandre sous celui de Perses, seroient-ils, sous le nom de Parthes, devenus la terreur de Rome dans un siecle où les Romains n’avoient encore rien perdu de leur courage et de leur discipline ? pourquoi les Lacédémoniens, les plus braves et les plus vertueux des Grecs, tant qu’ils furent religieux observateurs des lois de Lycurgue, perdirent-ils l’une et l’autre de ces réputations, lorsqu’après la guerre du Péloponnese ils eurent laissé introduire l’or et le luxe chez eux ? Pourquoi ces anciens Cattes, si redoutables aux Gaulois, n’auroient-ils plus le même courage ? Pourquoi ces Juifs, si souvent défaits par leurs ennemis, montrerent-ils, sous la conduite des Machabées, un courage digne des nations les plus belliqueuses ? pourquoi les sciences et les arts, tour-à-tour cultivés et négligés chez différents peuples, ont-ils successivement parcouru presque tous les climats ?

Dans un dialogue de Lucien, « Ce n’est point en Grece, dit la Philosophie, que je fis ma premiere demeure. Je portai d’abord mes pas vers l’Indus ; et l’Indien, pour m’écouter, descendit humblement de son éléphant. Des Indes je tournai vers l’Éthiopie ; je me transportai en Égypte : d’Égypte je passai à Babylone ; je m’arrêtai en Scythie ; je revins par la Thrace : je conversai avec Orphée, et Orphée m’apporta en Grece. »

Pourquoi la philosophie a-t-elle passé de la Grece dans l’Hespérie, de l’Hespérie à Constantinople et dans l’Arabie ? et pourquoi, repassant d’Arabie en Italie, a-t-elle trouvé des asyles dans la France, l’Angleterre, et jusques dans le nord de l’Europe ? Pourquoi ne trouve-t-on plus de Phocion à Athenes, de Pélopidas à Thebes, de Décius à Rome ? La température de ces climats n’a pas changé : à quoi donc attribuer la transmigration des arts, des sciences, du courage, et de la vertu, si ce n’est à des causes morales ?

C’est à ces causes que nous devons l’explication d’une infinité de phénomenes politiques qu’on essaie en vain d’expliquer par le physique. Tels sont les conquêtes des peuples du nord, l’esclavage des orientaux, le génie allégorique de ces mêmes nations, la supériorité de certains peuples dans certains genres de sciences ; supériorité qu’on cessera, je pense, d’attribuer à la différente température des climats, lorsque j’aurai rapidement indiqué la cause de ces principaux effets.


CHAPITRE XXVIII

Des conquêtes des peuples du nord.


La cause physique des conquêtes des septentrionaux est, dit-on, renfermée dans cette supériorité de courage ou de force dont la nature a doué les peuples du nord préférablement à ceux du midi. Cette opinion, propre à flatter l’orgueil des nations de l’Europe, qui presque toutes tirent leur origine des peuples du nord, n’a point trouvé de contradicteurs. Cependant, pour s’assurer de la vérité d’une opinion si flatteuse, examinons si les septentrionaux sont réellement plus courageux et plus forts que les peuples du midi. Pour cet effet sachons d’abord ce que c’est que le courage, et remontons jusqu’aux principes qui peuvent jeter du jour sur une des questions les plus importantes de la morale et de la politique.

Le courage n’est dans les animaux que l’effet de leurs besoins : ces besoins sont-ils satisfaits ? ils deviennent lâches. Le lion affamé attaque l’homme ; le lion rassasié le fuit. La faim de l’animal une fois appaisée, l’amour de tout être pour sa conservation l’éloigne de tout danger. Le courage dans les animaux est donc un effet de leur besoin. Si nous donnons le nom de timides aux animaux pâturants, c’est qu’ils ne sont pas forcés de combattre pour se nourrir, c’est qu’ils n’ont nuls motifs de braver les dangers : ont-ils un besoin ? ils ont du courage ; le cerf en rut est aussi furieux qu’un animal vorace.

Appliquons à l’homme ce que j’ai dit des animaux. La mort est toujours précédée de douleurs, la vie toujours accompagnée de quelques plaisirs. On est donc attaché à la vie par la crainte de la douleur et par l’amour du plaisir : plus la vie est heureuse, plus on craint de la perdre : et de là les horreurs qu’éprouvent à l’instant de la mort ceux qui vivent dans l’abondance. Au contraire, moins la vie est heureuse, moins on a de regret à la quitter : de là cette insensibilité avec laquelle le paysan attend la mort.

Or, si l’amour de notre être est fondé sur la crainte de la douleur et l’amour du plaisir, le desir d’être heureux est donc en nous plus puissant que le desir d’être. Pour obtenir l’objet à la possession duquel on attache son bonheur, chacun est donc capable de s’exposer à des dangers plus ou moins grands, mais toujours proportionnés au desir plus ou moins vif qu’il a de posséder cet objet[202]. Pour être absolument sans courage, il faudroit être absolument sans desir.

Les objets des desirs des hommes sont variés ; ils sont animés de passions différentes ; telles sont l’avarice, l’ambition, l’amour de la patrie, celui des femmes, etc. En conséquence, l’homme capable des résolutions les plus hardies pour satisfaire une certaine passion sera sans courage lorsqu’il s’agira d’une autre passion. On a vu mille fois le Flibustier, animé d’une valeur plus qu’humaine lorsqu’elle étoit soutenue par l’espoir du butin, se trouver sans courage pour se venger d’un affront. César, qu’aucun péril n’étonnoit quand il marchoit à la gloire, ne montoit qu’en tremblant dans son char, et ne s’y asséioit jamais qu’il n’eût superstitieusement récité trois fois un certain vers qu’il s’imaginoit devoir l’empêcher de verser[203]. L’homme timide que tout danger effraie peut s’animer d’un courage désespéré, s’il s’agit de défendre sa femme, sa maîtresse, ou ses enfants. Voilà de quelle maniere on peut expliquer une partie des phénomenes du courage, et la raison pour laquelle le même homme est brave ou timide selon les circonstances diverses dans lesquelles il est placé.

Après avoir prouvé que le courage est un effet de nos besoins, une force qui nous est communiquée par nos passions, et qui s’exerce sur les obstacles que le hasard ou l’intérêt d’autrui mettent à notre bonheur, il faut maintenant, pour prévenir toute objection et jeter plus de jour sur une matiere si importante, distinguer deux especes de courage.

Il en est un que je nomme vrai courage : il consiste à voir le danger tel qu’il est, et à l’affronter. Il en est un autre qui n’en a, pour ainsi dire, que les effets : cette espece de courage, commun à presque tous les hommes, leur fait braver les dangers, parcequ’ils les ignorent ; parceque les passions, en fixant toute leur attention sur l’objet de leurs desirs, leur dérobent du moins une partie du péril auquel elles les exposent.

Pour avoir une mesure exacte du vrai courage de ces sortes de gens, il faudroit pouvoir en soustraire toute la partie du danger que les passions ou les préjugés leur cachent ; et cette partie est ordinairement très considérable. Proposez le pillage d’une ville à ce même soldat qui monte avec crainte à l’assaut, l’avarice fascinera ses yeux ; il attendra impatiemment l’heure de l’attaque ; le danger disparoîtra ; il sera d’autant plus intrépide qu’il sera plus avide. Mille autres causes produisent l’effet de l’avarice. Le vieux soldat est brave, parceque l’habitude d’un péril auquel il a toujours échappé rend à ses yeux le péril nul ; le soldat victorieux marche à l’ennemi avec intrépidité, parcequ’il ne s’attend point à sa résistance, et croit triompher sans danger. Celui-ci est hardi, parcequ’il se croit heureux ; celui-là, parcequ’il se croit dur ; un troisieme, parcequ’il se croit adroit. Le courage est donc rarement fondé sur un vrai mépris de la mort. Aussi l’homme intrépide l’épée à la main sera souvent poltron au combat du pistolet. Transportez sur un vaisseau le soldat qui brave la mort dans le combat, il ne la verra qu’avec horreur dans la tempête, parcequ’il ne la voit réellement que là.

Le courage est donc souvent l’effet d’une vue peu nette du danger qu’on affronte, ou de l’ignorance entiere de ce même danger. Que d’hommes sont saisis d’effroi au bruit du tonnerre, et craindroient de passer une nuit dans un bois éloigné des grandes routes, lorsqu’on n’en voit aucun qui n’aille de nuit et sans crainte de Paris à Versailles ! Cependant la mal-adresse d’un postillon, ou la rencontre d’un assassin dans une grande route, sont des accidents plus communs, et par conséquent plus à craindre qu’un coup de tonnerre ou la rencontre de ce même assassin dans un bois écarté. Pourquoi donc la frayeur est-elle plus commune dans le premier cas que dans le second ? C’est que la lueur des éclairs et le bruit du tonnerre, ainsi que l’obscurité des bois, présentent chaque instant à l’esprit l’image d’un péril que ne réveille point la route de Paris à Versailles. Or il est peu d’hommes qui soutiennent la présence du danger : cet aspect a sur eux tant de puissance, qu’on a vu des hommes, honteux de leur lâcheté, se tuer et ne pouvoir se venger d’un affront. L’aspect de leur ennemi étouffoit en eux le cri de l’honneur. Il falloit, pour y obéir, que, seuls et s’échauffant eux-mêmes de ce sentiment, il saisissent le moment d’un transport pour se donner, si je l’ose dire, la mort sans s’en appercevoir. C’est aussi pour prévenir l’effet que produit sur presque tous les hommes la vue du danger, qu’à la guerre, non content de ranger les soldats dans un ordre qui rend leur fuite très difficile, on veut encore en Asie les échauffer d’opium, en Europe d’eau-de-vie, et les étourdir ou par le bruit du tambour ou par les cris qu’on leur fait jeter[204]. C’est par ce moyen que, leur cachant une partie du danger auquel on les expose, on met leur amour pour l’honneur en équilibre avec leur crainte. Ce que je dis des soldats, je le dis des capitaines ; entre les plus courageux, il en est peu, qui, dans le lit ou sur l’échafaud[205], considerent la mort d’un œil tranquille. Quelle foiblesse ce maréchal de Biron, si brave dans les combats, ne montra-t-il pas au supplice !

Pour soutenir la présence du trépas il faut être, ou dégoûté de la vie, ou dévoré de ces passions fortes qui déterminerent Calanus, Caton, et Porcie à se donner la mort. Ceux qu’animent ces fortes passions n’aiment la vie qu’à certaines conditions : leur passion ne leur cache point le danger auquel ils s’exposent ; ils le voient tel qu’il est, et le bravent. Brutus veut affranchir Rome de la tyrannie, il assassine César ; il leve une armée, attaque, combat Octave ; il est vaincu, il se tue : la vie lui est insupportable sans la liberté de Rome.

Quiconque est susceptible de passions aussi vives est capable des plus grandes choses : non seulement il brave la mort, mais encore la douleur. Il n’en est pas ainsi de ces hommes qui se donnent la mort par dégoût pour la vie : ils méritent presque autant le nom de sages que de courageux ; la plupart seroient sans courage dans les tortures ; ils n’ont point assez de vie et de force en eux pour en supporter les douleurs. Le mépris de la vie n’est point en eux l’effet d’une passion forte, mais de l’absence des passions ; c’est le résultat d’un calcul par lequel ils se prouvent qu’il vaut mieux n’être pas que d’être malheureux. Or cette disposition de leur ame les rend incapables des grandes choses. Quiconque est dégoûté de la vie s’occupe peu des affaires de ce monde. Aussi, parmi tant de Romains qui se sont volontairement donné la mort, en est-il peu qui, par le massacre des tyrans, aient osé la rendre utile à leur patrie. En vain diroit-on que la garde qui de toutes parts environnoit les palais de la tyrannie leur en défendoit l’accès : c’étoit la crainte des supplices qui désarmoit leur bras. De pareils hommes se noient, se font ouvrir les veines, mais ne s’exposent point à des supplices cruels ; nul motif ne les y détermine.

C’est la crainte de la douleur qui nous explique toutes les bizarreries de cette espece de courage. Si l’homme assez courageux pour se brûler la cervelle n’ose se frapper d’un coup de stylet ; s’il a de l’horreur pour certains genres de mort, cette horreur est fondée sur la crainte, vraie ou fausse, d’une plus grande douleur.

Les principes ci-dessus établis donnent, je pense, la solution de toutes les questions de ce genre, et prouvent que le courage n’est point, comme quelques uns le prétendent, un effet de la température différente des climats, mais des passions et des besoins communs à tous les hommes. Les bornes de mon sujet ne me permettent pas de parler ici des divers noms donnés au courage, tels que ceux de bravoure, de valeur, d’intrépidité, etc. Ce ne sont proprement que des manieres différentes dont le courage se manifeste.

Cette question examinée, je passe à la seconde. Il s’agit de savoir si, comme on le soutient, on doit attribuer les conquêtes des peuples du nord à la force et à la vigueur particuliere dont la nature, dit-on, les a doués.

Pour s’assurer de la vérité de cette opinion, c’est en vain qu’on auroit recours à l’expérience. Rien n’indique jusqu’à présent à l’examinateur scrupuleux que la nature soit, dans ses productions du septentrion, plus forte que dans celles du midi. Si le nord a ses ours blancs et ses orox, l’Afrique a ses lions, ses rhinocéros et ses éléphants. On n’a point fait lutter un certain nombre de Negres de la Côte d’or ou du Sénégal avec un pareil nombre de Russes ou de Finlandois ; on n’a point mesuré l’inégalité de leur force par la pesanteur différente des poids qu’ils pourroient soulever. On est si loin d’avoir rien constaté à cet égard, que, si je voulois combattre un préjugé par un préjugé, j’opposerois à tout ce qu’on dit de la force des gens du nord l’éloge qu’on fait de celle des Turcs. On ne peut donc appuyer l’opinion qu’on a de la force et du courage des septentrionaux que sur l’histoire de leurs conquêtes : mais alors toutes les nations peuvent avoir les mêmes prétentions, les justifier par les mêmes titres, et se croire toutes également favorisées de la nature.

Qu’on parcoure l’histoire, on y verra les Huns quitter les Palus-Méotides pour enchaîner des nations situées au nord de leur pays ; on y verra les Sarrasins descendre en foule des sables brûlants de l’Arabie pour venger la terre, domter les nations, triompher des Espagnes, et porter la désolation jusques dans le cœur de la France ; on verra ces mêmes Sarrasins briser d’une main victorieuse les étendards des croisés ; et les nations de l’Europe, par des tentatives réitérées, multiplier dans la Palestine leurs défaites et leur honte. Si je porte mes regards sur d’autres régions, j’y vois encore la vérité de mon opinion confirmée, et par les triomphes de Tamerlan, qui, des bords de l’Indus, descend en conquérant jusqu’aux climats glacés de la Sibérie ; et par les conquêtes des incas ; et par la valeur des Égyptiens, qui, regardés du temps de Cyrus comme les peuples les plus courageux, se montrerent, à la bataille de Tembreia, si dignes de leur réputation ; et enfin par ces Romains qui porterent leurs armes victorieuses jusques dans la Sarmatie et les îles britanniques. Or, si la victoire a volé alternativement du midi au nord, et du nord au midi ; si tous les peuples ont été tour-à-tour conquérants et conquis ; si, comme l’histoire nous l’apprend, les peuples du septentrion ne sont pas moins sensibles aux ardeurs brûlantes du midi que les peuples du midi le sont à l’âpreté des froids du nord[206] ; et s’ils font la guerre avec un désavantage égal dans des climats trop différents du leur ; il est évident que les conquêtes des septentrionaux sont absolument indépendantes de la température particuliere de leurs climats, et qu’on chercheroit en vain dans le physique la cause d’un fait dont le moral donne une explication simple et naturelle.

Si le nord a produit les derniers conquérants de l’Europe, c’est que des peuples féroces et encore sauvages, tels que l’étoient alors les septentrionaux[207], sont, comme le remarque le chevalier Folard, infiniment plus courageux et plus propres à la guerre que des peuples nourris dans le luxe, la mollesse, et soumis au pouvoir arbitraire, comme l’étoient alors les Romains[208]. Sous les derniers empereurs, les Romains n’étoient plus ce peuple qui, vainqueur des Gaulois et des Germains, tenoit encore le midi sous ses lois : alors ces maîtres du monde succomboient sous les mêmes vertus qui les avoient fait triompher de l’univers.

Mais, pour subjuguer l’Asie, ils n’eurent, dit-on, qu’à lui porter des chaînes. La rapidité, répondrai-je, avec laquelle ils la conquirent ne prouve point la lâcheté des peuples du midi. Quelles villes du nord se sont défendues avec plus d’opiniâtreté que Marseille, Numance, Sagunte, Rhodes ? Du temps de Crassus, les Romains ne trouverent-ils pas dans les Parthes des ennemis dignes d’eux ? C’est donc à l’esclavage et à la mollesse des Asiatiques que les Romains durent la rapidité de leurs succès.

Lorsque Tacite dit que la monarchie des Parthes est moins redoutable aux Romains que la liberté des Germains, c’est à la forme du gouvernement de ces derniers qu’il attribue la supériorité de leur courage. C’est donc aux causes morales, et non à la température particuliere des pays du nord, qu’on doit rapporter les conquêtes des septentrionaux.


CHAPITRE XXIX

De l’esclavage et du génie allégorique des Orientaux.


Également frappés de la pesanteur du despotisme oriental, et de la longue et lâche patience des peuples soumis à ce joug odieux, les occidentaux, fiers de leur liberté, ont eu recours aux causes physiques pour expliquer ce phénomene politique. Ils ont soutenu que la luxurieuse Asie n’enfantoit que des hommes sans force, sans vertu, et qui, livrés à des desirs brutaux, n’étoient nés que pour l’esclavage. Ils ont ajouté que les contrées du midi ne pouvoient en conséquence adopter qu’une religion sensuelle.

Leurs conjectures sont démenties par l’expérience et l’histoire : on sait que l’Asie a nourri des nations très belliqueuses ; que l’amour n’amollit point le courage[209] ; que les nations les plus sensibles à ses plaisirs ont, comme le remarquent Plutarque et Platon, souvent été les plus braves et les plus courageuses ; que le desir ardent des femmes ne peut jamais être regardé comme une preuve de la foiblesse du tempérament des Asiatiques[210] ; et qu’enfin, long-temps avant Mahomet, Odin avoit établi chez les nations les plus septentrionales une religion absolument semblable à celle du prophete de l’Orient[211].

Forcé d’abandonner cette opinion, et de restituer, si j’ose le dire, l’ame et le corps aux Asiatiques, on a cherché dans la position physique des peuples de l’orient la cause de leur servitude : en conséquence on a regardé le midi comme une vaste plaine dont l’étendue fournissoit à la tyrannie les moyens de retenir les peuples dans l’esclavage ; mais cette supposition n’est pas confirmée par la géographie. On sait que le midi de la terre est de toutes parts hérissé de montagnes ; que le nord, au contraire, peut être considéré comme une plaine vaste, déserte, et couverte de bois, comme vraisemblablement l’ont jadis été les plaines de l’Asie.

Après avoir inutilement épuisé les causes physiques pour y trouver les fondements du despotisme oriental, il faut bien avoir recours aux causes morales, et par conséquent à l’histoire. Elle nous apprend qu’en se poliçant les nations perdent insensiblement leur courage, leur vertu, et même leur amour pour la liberté ; qu’incontinent après sa formation, toute société, selon les différentes circonstances où elle se trouve, marche, d’un pas plus ou moins rapide, à l’esclavage. Or les peuples du midi, s’étant les premiers rassemblés en société, doivent par conséquent avoir été les premiers soumis au despotisme, parceque c’est à ce terme qu’aboutit toute espece de gouvernement, et la forme que tout état conserve jusqu’à son entiere destruction.

Mais, diront ceux qui croient le monde plus ancien que nous ne le pensons, comment est-il encore des républiques sur la terre ? Si toute société, leur répondra-t-on, tend, en se poliçant, au despotisme, toute puissance despotique tend à la dépopulation. Les climats soumis à ce pouvoir, incultes et dépeuplés après un certain nombre de siecles, se changent en déserts ; les plaines où s’étendoient des villes immenses, où s’élevoient des édifices somptueux, se couvrent peu-à-peu de forêts, où se réfugient quelques familles qui insensiblement forment de nouvelles nations sauvages ; succession qui doit toujours conserver des républiques sur la terre.

J’ajouterai seulement à ce que je viens de dire, que, si les peuples du midi sont les peuples les plus anciennement esclaves, et si les nations de l’Europe, à l’exception des Moscovites, peuvent être regardées comme des nations libres, c’est que ces nations sont plus nouvellement policées ; c’est que, du temps de Tacite, les Germains et les Gaulois n’étoient encore que des especes de sauvages ; et qu’à moins de mettre par la force des armes toute une nation à-la-fois dans les fers, ce n’est qu’après une longue suite de siecles, et par des tentatives insensibles, mais continues, que les tyrans peuvent étouffer dans les cœurs l’amour vertueux que tous les hommes ont naturellement pour la liberté, et avilir assez les ames pour les plier à l’esclavage. Une fois parvenu à ce terme, un peuple devient incapable d’aucun acte de générosité[37]. Si les nations de l’Asie sont le mépris de l’Europe, c’est que le temps les a soumises à un despotisme incompatible avec une certaine élévation d’ame. C’est ce même despotisme, destructeur de toute espece d’esprit et de talents, qui fait encore regarder la stupidité de certains peuples de l’orient comme l’effet d’un défaut d’organisation. Il seroit cependant facile d’appercevoir que la différence extérieure qu’on remarque, par exemple, dans la physionomie du Chinois et du Suédois ne peut avoir aucune influence sur leur esprit, et que, si toutes nos idées, comme l’a démontré M. Locke, nous viennent par les sens, les septentrionaux n’ayant point un plus grand nombre de sens que les orientaux, tous par conséquent ont par leur conformation physique d’égales dispositions à l’esprit.

Ce n’est donc qu’à la différente constitution des empires, et par conséquent aux causes morales, qu’on doit attribuer toutes les différences d’esprit et de caractere qu’on découvre entre les nations. C’est, par exemple, à la forme de leur gouvernement que les orientaux doivent ce génie allégorique qui fait et qui doit réellement faire le caractere distinctif de leurs ouvrages. Dans les pays où les sciences ont été cultivées, où l’on conserve encore le desir d’écrire, où l’on est cependant soumis au pouvoir arbitraire, où par conséquent la vérité ne peut se présenter que sous quelque emblême, il est certain que les auteurs doivent insensiblement contracter l’habitude de ne penser qu’en allégorie. Ce fut aussi pour faire sentir à je ne sais quel tyran l’injustice de ses vexations, la dureté avec laquelle il traitoit ses sujets, et la dépendance réciproque et nécessaire qui unit les peuples et les souverains, qu’un philosophe indien inventa, dit-on, le jeu des échecs. Il en donna des leçons au tyran ; lui fit remarquer, que si dans ce jeu les pieces devenoient inutiles après la perte du roi, le roi, après la prise de ses pieces, se trouvoit dans l’impuissance de se défendre, et que, dans l’un et l’autre cas, la partie étoit également perdue[102].

Je pourrois donner mille autres exemples de la forme allégorique sous laquelle les idées se présentent aux Indiens ; mais je me contente d’en ajouter un second. (Il n’est pas, je crois, nécessaire d’avertir que les écrivains orientaux sont dans l’usage de personnifier des êtres que nous n’oserions animer). Ce sont donc trois contes personnifiés qui causent entre eux : « Ma foi, dit l’un, il n’y a qu’heur et malheur dans ce monde ; chacun nous méprise, et, jusqu’à la plus frivole odalique, personne ne nous croit ». — « Que ne nous sommes-nous appelés histoire ! Sous ce nom, ajoute le second, les savants nous auroient consultés avec respect et confiance ». — « Vraiment, répond le troisieme, si Visthnou, Brama, ou Mahomet, m’eussent fait, et que j’eusse porté le nom de religion, je n’en serois pas moins un conte absurde, et cependant la terre m’adoreroit en tremblant : parmi les têtes les plus fortes, peut-être n’en est-il aucune qui pût assurer qu’elle ne m’eût pas cru. »

Ces exemples feroient, je crois, sentir que la forme du gouvernement à laquelle les nations de l’orient doivent tant d’ingénieuses allégories a, dans ces mêmes nations, dû occasionner une grande disette d’historiens. En effet, le genre de l’histoire, qui suppose sans doute beaucoup d’esprit, n’en exige cependant pas davantage que tout autre genre d’écrire. Pourquoi donc, entre les écrivains, les bons historiens sont-ils si rares ? C’est que, pour s’illustrer en ce genre, il faut non seulement naître dans l’heureux concours de circonstances propres à former un grand homme, mais encore dans des pays où l’on puisse impunément pratiquer la vertu et dire la vérité. Or le despotisme s’y oppose, et ferme la bouche aux historiens[212], si sa puissance n’est à cet égard enchaînée par quelque préjugé, quelque superstition, ou quelque établissement particulier. Tel est à la Chine l’établissement d’un tribunal d’histoire ; tribunal également sourd jusqu’aujourd’hui aux prieres comme aux menaces des rois[213].

Ce que je dis de l’histoire, je le dis de l’éloquence. Si l’Italie fut si féconde en orateurs, ce n’est pas, comme l’a soutenu la savante imbécillité de quelques pédants de college, que le sol de Rome fût plus propre que celui de Lisbonne ou de Constantinople à produire de grands orateurs. Rome perdit au même instant son éloquence et sa liberté. Cependant nul accident arrivé à la terre n’avoit sous les empereurs changé le climat de Rome. À quoi donc attribuer la disette d’orateurs où se trouverent alors les Romains, si ce n’est à des causes morales, c’est-à-dire aux changements arrivés dans la forme de leur gouvernement ? Qui doute qu’en forçant les orateurs à s’exercer sur de petits sujets[214], le despotisme n’ait tari les sources de l’éloquence ? Sa force consiste principalement dans la grandeur des sujets qu’elle traite. Supposons qu’il fallût autant d’esprit pour écrire le panégyrique de Trajan que pour composer les Catilinaires : dans cette hypothese même, je dis que, par le choix de son sujet, Pline seroit resté fort inférieur à Cicéron. Ce dernier ayant à tirer les Romains de l’assoupissement où Catilina vouloit les surprendre, il avoit à réveiller en eux les passions de la haine et de la vengeance ; et comment un sujet si intéressant pour les maîtres du monde n’auroit-il pas fait déférer à Cicéron la palme de l’éloquence ?

Qu’on examine à quoi tiennent les reproches de barbarie et de stupidité que les Grecs, les Romains, et tous les Européens, ont toujours faits aux peuples de l’orient ; on verra que les nations n’ayant jamais donné le nom d’esprit qu’à l’assemblage des idées qui leur étoient utiles, et le despotisme ayant interdit dans presque toute l’Asie l’étude de la morale, de la métaphysique, de la jurisprudence, de la politique, enfin de toutes les sciences intéressantes pour l’humanité, les orientaux doivent en conséquence être traités de barbares, de stupides, par les peuples éclairés de l’Europe, et devenir éternellement le mépris des nations libres et de la postérité.


CHAPITRE XXX

De la supériorité que certains peuples ont eue dans divers genres de sciences.


La position physique de la Grece est toujours la même : pourquoi les Grecs d’aujourd’hui sont-ils si différents des Grecs d’autrefois ? C’est que la forme de leur gouvernement a changé ; c’est que, semblable à l’eau qui prend la forme de tous les vases dans lesquels on la verse, le caractere des nations est susceptible de toutes sortes de formes ; c’est qu’en tous les pays le génie du gouvernement fait le génie des nations[215]. Or, sous la forme de république, quelle contrée devoit être plus féconde que la Grece en capitaines, en politiques, et en héros ? Sans parler des hommes d’état, quels philosophes ne devoit point produire un pays où la philosophie étoit si honorée ; où le vainqueur de la Grece, le roi Philippe, écrivoit à Aristote : « Ce n’est point de m’avoir donné un fils dont je rends graces aux dieux ; c’est de l’avoir fait naître de votre vivant. Je vous charge de son éducation ; j’espere que vous le rendrez digne de vous et de moi ». Quelle lettre plus flatteuse encore pour ce philosophe que celle d’Alexandre, du maître de la terre, qui, sur les débris du trône de Cyrus, lui écrit : « J’apprends que tu publies tes Traités acroamatiques. Quelle supériorité me reste-t-il maintenant sur les autres hommes ? Les hautes sciences que tu m’as enseignées vont devenir communes ; et tu savois cependant que j’aime encore mieux surpasser les hommes par la science des choses sublimes que par la puissance. Adieu. »

Ce n’étoit pas dans le seul Aristote qu’on honoroit la philosophie. On sait que Ptolémée, roi d’Égypte, traita Zénon en souverain, et députa vers lui des ambassadeurs ; que les Athéniens éleverent à ce philosophe un mausolée construit aux dépens du public ; qu’avant la mort de ce même Zénon, Antigonus, roi de Macédoine, lui écrivit : « Si la fortune m’a élevé à la plus haute place, si je vous surpasse en grandeur, je reconnois que vous me surpassez en science et en vertu. Venez donc à ma cour ; vous y serez utile, non seulement à un grand roi, mais encore à toute la nation macédonienne. Vous savez quel est sur les peuples le pouvoir de l’exemple : imitateurs serviles de nos vertus, qui les inspire aux princes en donne au peuple. Adieu. » Zénon lui répondit « J’applaudis à la noble ardeur qui vous anime. Au milieu du faste, de la pompe et des plaisirs qui environnent les rois, il est beau de desirer encore la science et la vertu. Mon grand age et la foiblesse de ma santé ne me permettent point de me rendre près de vous ; mais je vous envoie deux de mes disciples. Prêtez l’oreille à leurs instructions : si vous les écoutez, ils vous ouvriront la route de la sagesse et du véritable bonheur. Adieu. »

Au reste ce n’étoit point à la seule philosophie, c’étoit à tous les arts, que les Grecs rendoient de pareils hommages. Un poëte étoit si précieux à la Grece, que, sous peine de mort et par une loi expresse, Athenes leur défendoit de s’embarquer[216]. Les Lacédémoniens, que certains auteurs ont pris plaisir à nous peindre comme des hommes vertueux, mais plus grossiers que spirituels, n’étoient pas moins sensibles que les autres grecs aux beautés des arts et des sciences[217]. Passionnés pour la poésie, ils attirerent chez eux Archiloque, Xénodame, Xénocrite, Polymneste, Sacados, Périclite, Phrynis, Timothée[218] : pleins d’estime pour les poésies de Terpandre, de Spendon et d’Alcman, il étoit défendu à tout esclave de les chanter ; c’étoit selon eux profaner les choses divines. Non moins habiles dans l’art de raisonner que dans l’art de peindre ses pensées en vers : « Quiconque, dit Platon, converse avec un Lacédémonien, fût-ce le dernier de tous, peut lui trouver l’abord grossier : mais, s’il entre en matiere, il verra ce même homme s’énoncer avec une dignité, une précision, une finesse, qui rendront ses paroles comme autant de traits perçants. Tout autre Grec ne paroîtra près de lui qu’un enfant qui bégaie ». Aussi leur apprenoit-on dès la premiere jeunesse à parler avec élégance et pureté. On vouloit qu’à la vérité des pensées ils joignissent les graces et la finesse de l’expression ; que leurs réponses, toujours courtes et justes, fussent pleines de sel et d’agrément. Ceux qui, par précipitation ou par lenteur d’esprit, répondoient mal ou ne répondoient rien, étoient châtiés sur-le-champ. Un mauvais raisonnement étoit puni à Sparte comme le seroit ailleurs une mauvaise conduite. Aussi rien n’en imposoit à la raison de ce peuple. Un Lacédémonien, exempt dès le berceau des caprices et des humeurs de l’enfance, étoit dans sa jeunesse affranchi de toute crainte ; il marchoit avec assurance dans les solitudes et les ténebres. Moins superstitieux que les autres Grecs, les Spartiates citoient leur religion au tribunal de la raison.

Or comment les sciences et les arts n’auroient-ils pas jeté le plus grand éclat dans un pays tel que la Grece, où on leur rendoit un hommage si général et si constant ? Je dis constant, pour prévenir l’objection de ceux qui prétendent, comme M. l’abbé Dubos, que dans certains siecles, tels que ceux d’Auguste et de Louis XIV, certains vents amenent les grands hommes comme des volées d’oiseaux rares. On allegue en faveur de ce sentiment les peines que se sont vainement données quelques souverains[219] pour ranimer chez eux les sciences et les arts. Si les efforts de ces princes ont été inutiles, c’est, répondrai-je, parcequ’ils n’ont pas été constants. Après quelques siecles d’ignorance, le terrain des arts et des sciences est quelquefois si sauvage et si inculte qu’il ne peut produire de vraiment grands hommes qu’après avoir auparavant été défriché par plusieurs générations de savants. Tel étoit le siecle de Louis XIV, dont les grands hommes ont dû leur supériorité aux savants qui les avoient précédés dans la carriere des sciences et des arts : carriere où ces mêmes savants n’avoient pénétré que soutenus de la faveur de nos rois, comme le prouvent, et les lettres-patentes du 10 mai 1543, où François Ier fait les plus expresses défenses d’user de médisance et d’invective contre Aristote[220], et les vers que Charles IX adresse à Ronsard[221].

Je n’ajouterai qu’un mot à ce que je viens de dire : c’est qu’assez semblables à ces artifices qui, rapidement élancés dans les airs, les parsement d’étoiles, éclairent un instant l’horizon, s’évanouissent et laissent la nature dans une nuit plus profonde, les arts et les sciences ne font, dans une infinité de pays, que luire, disparoître, et les abandonnent aux ténebres de l’ignorance. Les siecles les plus féconds en grands hommes sont presque toujours suivis d’un siecle où les sciences et les arts sont moins heureusement cultivés. Pour en connoître la cause, ce n’est point au physique qu’il faut avoir recours ; le moral suffit pour nous la découvrir. En effet, si l’admiration est toujours l’effet de la surprise, plus les grands hommes sont multipliés dans une nation, moins on les estime, moins on excite en eux le sentiment de l’émulation, moins ils font d’efforts pour atteindre à la perfection, et plus ils en restent éloignés. Après un tel siecle il faut souvent le fumier de plusieurs siecles d’ignorance pour rendre de nouveau un pays fertile en grands hommes.

Il paroît donc que c’est uniquement aux causes morales qu’on peut, dans les sciences et dans les arts, attribuer la supériorité de certains peuples sur les autres ; et qu’il n’est point de nations privilégiées en vertu, en esprit, en courage. La nature à cet égard n’a point fait un partage inégal de ses dons. En effet, si la force plus ou moins grande de l’esprit dépendoit de la différente température des pays divers, il seroit impossible, vu l’ancienneté du monde, que la nation à cet égard la plus favorisée n’eût, par des progrès multipliés, acquis une grande supériorité sur toutes les autres. Or l’estime qu’en fait d’esprit ont tour-à-tour obtenue les différentes nations, le mépris où elles sont successivement tombées, prouvent le peu d’influence des climats sur les esprits. J’ajouterai même que, si le lieu de la naissance décidoit de l’étendue de nos lumieres, les causes morales ne pourroient nous donner en ce genre une explication aussi simple et aussi naturelle des phénomenes qui dépendroient du physique. Sur quoi j’observerai que, s’il n’est aucun peuple auquel la température particuliere de son pays et les petites différences qu’elle doit produire dans son organisation ait jusqu’à présent donné aucune supériorité constante sur les autres peuples, on pourroit du moins soupçonner que les petites différences qui peuvent se trouver dans l’organisation des particuliers qui composent une nation n’ont pas une influence plus sensible sur leurs esprits[222]. Tout concourt à prouver la vérité de cette proposition. Il semble qu’en ce genre les problêmes les plus compliqués ne se présentent à l’esprit que pour se résoudre par l’application des principes que j’ai établis.

Pourquoi les hommes médiocres reprochent-ils une conduite extraordinaire à presque tous les hommes illustres ? C’est que le génie n’est point un don de la nature, et qu’un homme qui prend un genre de vie à-peu-près semblable à celui des autres n’a qu’un esprit à-peu-près pareil au leur : c’est que, dans un homme, le génie suppose une vie studieuse et appliquée, et qu’une vie si différente de la vie commune paroîtra toujours ridicule. Pourquoi l’esprit, dit-on, est-il plus commun dans ce siecle que dans le siecle précédent ? et pourquoi le génie y est-il plus rare ? Pourquoi, comme dit Pythagore, voit-on tant de gens prendre le thyrse, et si peu qui soient animés de l’esprit du dieu qui le porte ? C’est que les gens de lettres, trop souvent arrachés de leur cabinet par le besoin, sont forcés de se jeter dans le monde : ils y répandent des lumieres, ils y forment des gens d’esprit ; mais ils perdent nécessairement un temps qu’ils eussent, dans la solitude et la méditation, employé à donner plus d’étendue à leur génie. L’homme de lettres est comme un corps qui, poussé rapidement entre d’autres corps, perd en les heurtant toute la force qu’il leur communique.

Ce sont les causes morales qui nous donnent l’explication de tous les divers phénomenes de l’esprit, et qui nous apprennent que, semblable aux parties de feu qui, renfermées dans la poudre, y restent sans action si nulle étincelle ne les développe, l’esprit reste sans action s’il n’est mis en mouvement par les passions ; que ce sont les passions qui d’un stupide font souvent un homme d’esprit, et que nous devons tout à l’éducation.

Si, comme on le prétend, le génie, par exemple, étoit un don de la nature, parmi les gens chargés de certains emplois, ou parmi ceux qui naissent ou qui ont long-temps vécu dans la province, pourquoi n’en seroit-il aucun qui excellât dans les arts tels que la poésie, la musique et la peinture ? Pourquoi le don du génie ne suppléeroit-il pas et dans les gens chargés d’emplois à la perte de quelques instants qu’exige l’exercice de certaines places, et dans les gens de province à l’entretien d’un petit nombre de gens instruits qu’on ne rencontre que dans la capitale ? Pourquoi le grand homme n’auroit-il proprement de génie que dans le genre auquel il s’est long-temps appliqué ? Ne sent-on pas que, si cet homme ne conserve pas en d’autres genres la même supériorité, c’est que, dans un art dont il n’a pas fait l’objet de ses méditations, l’homme de génie n’a d’autre avantage sur les autres hommes que l’habitude de l’application et la méthode d’étudier ? Par quelle raison, enfin, entre les grands hommes, les grands ministres sont-ils les hommes les plus rares ? C’est qu’à la multitude de circonstances dont le concours est absolument nécessaire pour former un grand génie, il faut encore unir le concours de circonstances propres à élever cet homme de génie au ministere. Or la réunion de ces deux concours de circonstances, extrêmement rare chez tous les peuples, est presque impossible dans les pays où le mérite seul n’éleve point aux premieres places. C’est pourquoi, si l’on en excepte les Xénophon, les Scipion, les Confucius, les César, les Annibal, les Lycurgue, et peut-être dans l’univers une cinquantaine d’hommes d’état dont l’esprit pourroit réellement subir l’examen le plus rigoureux, tous les autres, et même quelques-uns des plus célebres dans l’histoire et dont les actions ont jeté le plus grand éclat, n’ont été, quelque éloge qu’on donne à l’étendue de leurs lumieres, que des esprits très communs. C’est à la force de leur caractere[223] plus qu’à celle de leur esprit qu’ils doivent leur célébrité. Le peu de progrès de la législation, la médiocrité des ouvrages divers et presque inconnus qu’ont laissé les Auguste, les Tibere, les Titus, les Antonin, les Adrien, les Maurice et les Charles-Quint, et qu’ils ont composés dans le genre même où ils devoient exceller, ne prouve que trop cette opinion.

La conclusion générale de ce discours, c’est que le génie est commun, et les circonstances propres à le développer très rares. Si on peut comparer le profane avec le sacré, on peut dire qu’en ce genre il est beaucoup d’appelés et peu d’élus.

L’inégalité d’esprit qu’on remarque entre les hommes dépend donc et du gouvernement sous lequel ils vivent, et du siecle plus ou moins heureux où ils naissent, et de l’éducation meilleure ou moins bonne qu’ils reçoivent, et du desir plus ou moins vif qu’ils ont de se distinguer, et enfin des idées plus ou moins grandes ou fécondes dont ils font l’objet de leurs méditations.

L’homme de génie n’est donc que le produit des circonstances dans lesquelles cet homme s’est trouvé[224]. Aussi tout l’art de l’éducation consiste à placer les jeunes gens dans un concours de circonstances propres à développer en eux le germe de l’esprit et de la vertu. L’amour du paradoxe ne m’a point conduit à cette conclusion, mais le seul desir du bonheur des hommes. J’ai senti et ce qu’une bonne éducation répandroit de lumieres, de vertus, et par conséquent de bonheur, dans la société ; et combien la persuasion où l’on est que le génie et la vertu sont de purs dons de la nature s’opposoit aux progrès de la science et de l’éducation, et favorisoit à cet égard la paresse et la négligence. C’est dans cette vue qu’examinant ce que pouvoient sur nous la nature et l’éducation, je me suis apperçu que l’éducation nous faisoit ce que nous sommes : en conséquence j’ai cru qu’il étoit du devoir d’un citoyen d’annoncer une vérité propre à réveiller l’attention sur les moyens de perfectionner cette même éducation. Et c’est pour jeter encore plus de jour sur une matiere si importante que je tâcherai, dans le discours suivant, de fixer d’une maniere précise les idées différentes qu’on doit attacher aux divers noms donnés à l’esprit.


DISCOURS IV.

Des différents noms donnés à l’Esprit.


CHAPITRE I

Du Génie.


Beaucoup d’auteurs ont écrit sur le génie : la plupart l’ont considéré comme un feu, une inspiration, un enthousiasme divin ; et l’on a pris ces métaphores pour des définitions.

Quelque vagues que soient ces especes de définitions, la même raison cependant qui nous fait dire que le feu est chaud, et mettre au nombre de ses propriétés l’effet qu’il produit sur nous, a dû faire donner le nom de feu à toutes les idées et les sentiments propres à remuer nos passions, et à les allumer vivement en nous.

Peu d’hommes ont senti que ces métaphores, applicables à certaines especes de génie, tel que celui de la poésie ou de l’éloquence, ne l’étoient point à des génies de réflexion, tels que ceux de Locke et de Newton.

Pour avoir une définition exacte du mot génie, et généralement de tous les noms divers donnés à l’esprit, il faut s’élever à des idées plus générales, et pour cet effet prêter une oreille extrêmement attentive aux jugements du public.

Le public place également au rang des génies les Descartes, les Newton, les Locke, les Montesquieu, les Corneille, les Moliere, etc. Le nom de génies qu’il donne à des hommes si différents suppose donc une qualité commune qui caractérise en eux le génie.

Pour reconnoître cette qualité remontons jusqu’à l’étymologie du mot génie, puisque c’est communément dans ces étymologies que le public manifeste le plus clairement les idées qu’il attache aux mots.

Celui de génie dérive de gignere, gigno ; j’enfante, je produis ; il suppose toujours invention ; et cette qualité est la seule qui appartienne à tous les génies différents.

Les inventions ou les découvertes sont de deux especes. Il en est que nous devons au hasard ; telles sont la boussole, la poudre à canon, et généralement presque toutes les découvertes que nous avons faites dans les arts.

Il en est d’autres que nous devons au génie ; et, par ce mot de découverte, on doit alors entendre une nouvelle combinaison, un rapport nouveau apperçu entre certains objets ou certaines idées. On obtient le titre d’homme de génie si les idées qui résultent de ce rapport forment un grand ensemble, sont fécondes en vérités, et intéressantes pour l’humanité[225]. Or c’est le hasard qui choisit presque toujours pour nous les sujets de nos méditations. Il a donc plus de part qu’on n’imagine aux succès des grands hommes, puisqu’il leur fournit les sujets plus ou moins intéressants qu’ils traitent, et que c’est ce même hasard qui les fait naître dans un moment où ces grands hommes peuvent faire époque.

Pour éclaircir ce mot époque il faut observer que tout inventeur, dans un art ou une science qu’il tire pour ainsi dire du berceau, est toujours surpassé par l’homme d’esprit qui le suit dans la même carriere, et ce second par un troisieme, ainsi de suite, jusqu’à ce que cet art ait fait de certains progrès. En est-on au point où ce même art peut recevoir le dernier degré de perfection, ou du moins le degré nécessaire pour en constater la perfection chez un peuple ? alors celui qui la lui donne obtient le titre de génie, sans avoir quelquefois avancé cet art dans une proportion plus grande que ne l’ont fait ceux qui l’ont précédé. Il ne suffit donc pas d’avoir du génie pour en avoir le titre.

Depuis les tragédies de la passion jusqu’aux poëtes Hardy et Rotrou, et jusqu’à la Mariamne de Tristan, le théâtre français acquiert successivement une infinité de degrés de perfection. Corneille naît dans un moment où la perfection qu’il ajoute à cet art doit faire époque ; Corneille est un génie[158].

Je ne prétends nullement par cette observation diminuer la gloire de ce grand poëte, mais prouver seulement que la loi de continuité est toujours exactement observée, et qu’il n’y a point de sauts dans la nature[226]. Aussi peut-on appliquer aux sciences l’observation faite sur l’art dramatique.

Képler trouve la loi dans laquelle les corps doivent peser les uns sur les autres. Newton, par l’application heureuse qu’un calcul très ingénieux lui permet d’en faire au systême céleste, assure l’existence de cette loi : Newton fait époque ; il est mis au rang des génies.

Aristote, Gassendi, Montaigne, entrevoient confusément que c’est à nos sensations que nous devons toutes nos idées : Locke éclaircit, approfondit ce principe, en constate la vérité par une infinité d’applications ; et Locke est un génie.

Il est impossible qu’un grand homme ne soit toujours annoncé par un autre grand homme[227]. Les ouvrages du génie sont semblables à quelques-uns de ces superbes monuments de l’antiquité qui, exécutés par plusieurs générations de rois, portent le nom de celui qui les acheve.

Mais si le hasard, c’est-à-dire l’enchaînement des effets dont nous ignorons les causes, a tant de part à la gloire des hommes illustres dans les arts et dans les sciences, s’il détermine l’instant dans lequel ils doivent naître pour faire époque et recevoir le nom de génie ; quelle influence plus grande encore ce même hasard n’a-t-il pas sur la réputation des hommes d’état !

César et Mahomet ont rempli la terre de leur renommée. Le dernier est, dans la moitié de l’univers, respecté comme l’ami de Dieu ; dans l’autre, il est honoré comme un grand génie : cependant ce Mahomet, simple courtier d’Arabie, sans lettres, sans éducation, et dupe lui-même en partie du fanatisme qu’il inspiroit, avoit été forcé, pour composer le médiocre et ridicule ouvrage nommé Al-Koran, d’avoir recours à quelques moines grecs. Or comment dans un tel homme ne pas reconnoître l’ouvrage du hasard, qui le place dans le temps et les circonstances où devoit s’opérer la révolution à laquelle cet homme hardi ne fit guere que prêter son nom ?

Qui doute que ce même hasard, si favorable à Mahomet, n’ait aussi contribué à la gloire de César ? Non que je prétende rien retrancher des louanges dues à ce héros : mais enfin Sylla avoit comme lui asservi les Romains. Les faits de guerre ne sont jamais assez circonstanciés dans l’histoire pour juger si César étoit réellement supérieur à Sertorius ou à quelque autre capitaine semblable. S’il est le seul des Romains qu’on ait comparé au vainqueur de Darius, c’est que tous deux asservirent un grand nombre de nations. Si la gloire de César a terni celle de presque tous les grands capitaines de la république, c’est qu’il jeta par ses victoires les fondements du trône qu’Auguste affermit[228] ; c’est que sa dictature fut l’époque de la servitude des Romains, et qu’il fit dans l’univers une révolution dont l’éclat dut nécessairement ajouter à la célébrité que ses grands talents lui avoient méritée.

Quelque rôle que je fasse jouer au hasard, quelque part qu’il ait à la réputation des grands hommes, le hasard cependant ne fait rien qu’en faveur de ceux qu’anime le desir vif de la gloire.

Ce desir, comme je l’ai déja dit, fait supporter sans peine la fatigue de l’étude et de la méditation. Il doue un homme de cette constance d’attention nécessaire pour s’illustrer dans quelque art ou quelque science que ce soit. C’est à ce desir qu’on doit cette hardiesse de génie qui cite au tribunal de la raison les opinions, les préjugés et les erreurs, consacrées par les temps.

C’est ce desir seul qui dans les sciences ou les arts nous éleve à des vérités nouvelles, ou nous procure des amusements nouveaux. Ce desir enfin est l’ame de l’homme de génie ; il est la source de ses ridicules et de ses succès[54] ; succès qu’il ne doit ordinairement qu’à l’opiniâtreté avec laquelle il se concentre dans un seul genre. Une science suffit pour remplir toute la capacité d’une ame : aussi n’est-il pas et ne peut-il y avoir de génie universel.

La longueur des méditations nécessaires pour se rendre supérieur dans un genre, comparée au court espace de la vie, nous démontre l’impossibilité d’exceller en plusieurs genres.

D’ailleurs il n’est qu’un âge, et c’est celui des passions, où l’on peut dévorer les premieres difficultés qui défendent l’accès de chaque science. Cet âge passé, on peut apprendre encore à manier avec plus d’adresse l’outil dont on s’est toujours servi, à mieux développer ses idées, à les présenter dans un plus grand jour ; mais on est incapable des efforts nécessaires pour défricher un terrain nouveau.

Le génie, en quelque genre que ce soit, est toujours le produit d’une infinité de combinaisons qu’on ne fait que dans la premiere jeunesse.

Au reste, par génie je n’entends pas simplement le génie des découvertes dans les sciences, ou de l’invention dans le fond et le plan d’un ouvrage ; il est encore un génie de l’expression. Les principes de l’art d’écrire sont encore si obscurs et si imparfaits, il est en ce genre si peu de données, qu’on n’obtient point le titre de grand écrivain sans être réellement inventeur en ce genre.

La Fontaine et Boileau ont porté peu d’invention dans le fond des sujets qu’ils ont traités : cependant l’un et l’autre sont avec raison mis au rang des génies ; le premier, par la naïveté, le sentiment, et l’agrément, qu’il a jetés dans ses narrations ; le second, par la correction, la force, et la poésie de style, qu’il a mises dans ses ouvrages. Quelques reproches qu’on fasse à Boileau, on est forcé de convenir qu’en perfectionnant infiniment l’art de la versification il a réellement mérité le titre d’inventeur.

Selon les divers genres auxquels on s’applique, l’une ou l’autre de ces différentes especes de génies sont plus ou moins desirables. Dans la poésie, par exemple, le génie de l’expression est, si je l’ose dire, le génie de nécessité. Le poëte épique le plus riche dans l’invention des fonds n’est point lu s’il est privé du génie de l’expression ; au contraire, un poëme bien versifié et plein de beautés de détail et de poésie, fût-il d’ailleurs sans invention, sera toujours favorablement accueilli du public.

Il n’en est pas ainsi des ouvrages philosophiques. Dans ces sortes d’ouvrages, le premier mérite est celui du fond. Pour instruire les hommes, il faut, ou leur présenter une vérité nouvelle, ou leur montrer le rapport qui lie ensemble des vérités qui leur paroissent isolées. Dans le genre instructif, la beauté, l’élégance de la diction, et l’agrément des détails, ne sont qu’un mérite secondaire. Aussi, parmi les modernes, a-t-on vu des philosophes sans force, sans grace, et même sans netteté dans l’expression, obtenir encore une grande réputation. L’obscurité de leurs écrits peut quelque temps les condamner à l’oubli ; mais enfin ils en sortent : il naît tôt ou tard un esprit pénétrant et lumineux qui, saisissant les vérités contenues dans leurs ouvrages, les dégage de l’obscurité qui les couvre, et sait les exposer avec clarté. Cet esprit lumineux partage avec les inventeurs le mérite et la gloire de leurs découvertes. C’est un laboureur qui déterre un trésor, et partage avec le propriétaire du fonds les richesses qui s’y trouvent enfermées.

D’après ce que j’ai dit de l’invention des fonds et du génie de l’expression, il est facile d’expliquer comment un écrivain déja célebre peut composer de mauvais ouvrages ; il suffit pour cet effet qu’il écrive dans un genre où l’espece de génie dont il est doué ne joue, si je l’ose dire, qu’un rôle secondaire. C’est la raison pour laquelle le poëte célebre peut être un mauvais philosophe, et l’excellent philosophe un poëte médiocre ; pourquoi le romancier peut mal écrire l’histoire, et l’historien mal faire un roman.

La conclusion de ce chapitre, c’est que, si le génie suppose toujours l’invention, toute invention cependant ne suppose pas le génie. Pour obtenir le titre d’homme de génie il faut que cette invention porte sur des objets généraux et intéressants pour l’humanité ; il faut de plus naître dans le moment où, par ses talents et ses découvertes, celui qui cultive les arts ou les sciences puisse faire époque dans le monde savant. L’homme de génie est donc en partie l’œuvre du hasard ; c’est le hasard qui, toujours en action, prépare les découvertes, rapproche insensiblement les vérités, toujours inutiles lorsqu’elles sont trop éloignées les unes des autres, et qui fait naître l’homme de génie dans l’instant précis où les vérités, déja rapprochées, lui donnent des principes généraux et lumineux : le génie s’en saisit, les présente, et quelque partie de l’empire des arts ou des sciences en est éclairée. Le hasard remplit donc auprès du génie l’office de ces vents qui, dispersés aux quatre coins du monde, s’y chargent des matieres inflammables qui composent les météores : ces matieres, poussées vaguement dans les airs, n’y produisent aucun effet, jusqu’au moment où, par des souffles contraires, portées impétueusement les unes contre les autres, elles se choquent en un point ; alors l’éclair s’allume et brille, et l’horizon est éclairé.


CHAPITRE II

De l’Imagination et du Sentiment.


La plupart de ceux qui jusqu’à présent ont traité de l’imagination ont trop restreint ou trop étendu la signification de ce mot. Pour attacher une idée précise à cette expression remontons à l’étymologie du mot imagination ; il dérive du mot latin imago, image.

Plusieurs ont confondu la mémoire et l’imagination. Ils n’ont point senti qu’il n’est point de mots exactement synonymes ; que la mémoire consiste dans un souvenir net des objets qui se sont présentés à nous ; et l’imagination dans une combinaison, un assemblage nouveau d’images, et un rapport de convenances apperçues entre ces images et le sentiment qu’on veut exciter. Est-ce la terreur ? l’imagination donne l’être aux sphinx, aux furies. Est-ce l’étonnement ou l’admiration ? elle crée le jardin des Hespérides, l’île enchantée d’Armide, et le palais d’Atlant.

L’imagination est donc l’invention en fait d’images[229], comme l’esprit l’est en fait d’idées.

La mémoire, qui n’est que le souvenir exact des objets qui se sont présentés à nous, ne differe pas moins de l’imagination qu’un portrait de Louis XIV fait par Le Brun differe du tableau composé de la conquête de la Franche-Comté[230].

Il suit de cette définition de l’imagination qu’elle n’est guere employée seule que dans les descriptions, les tableaux, et les décorations. Dans tout autre cas, l’imagination ne peut servir que de vêtement aux idées et aux sentiments qu’on nous présente. Elle jouoit autrefois un plus grand rôle dans le monde ; elle expliquoit presque seule tous les phénomenes de la nature. C’étoit de l’urne sur laquelle s’appuyoit une naïade que sortoient les ruisseaux qui serpentoient dans les vallons ; les forêts et les plaines se couvroient de verdure par les soins des dryades et des napées ; les rochers détachés des montagnes étoient roulés dans les plaines par les orcades : c’étoient les puissances de l’air, sous les noms de génies ou de démons, qui déchaînoient les vents et amonceloient les orages sur les pays qu’elles vouloient ravager. Si dans l’Europe on n’abandonne plus à l’imagination l’explication des phénomenes de la physique ; si l’on n’en fait usage que pour jeter plus de clarté et d’agrément sur les principes des sciences, et qu’on attende de la seule expérience la révélation des secrets de la nature ; il ne faut pas penser que toutes les nations soient également éclairées sur ce point. L’imagination est encore le philosophe de l’Inde ; c’est elle qui dans le Tunquin a fixé l’instant de la formation des perles[231] ; c’est elle encore qui, peuplant les éléments de demi-dieux, créant à son gré des démons, des génies, des fées, et des enchanteurs, pour expliquer les phénomenes du monde physique, s’est, d’une aile audacieuse, souvent élevée jusqu’à son origine. Après avoir longtemps parcouru les déserts immensurables de l’espace et de l’éternité, elle est enfin forcée de s’arrêter en un point : ce point marqué, le temps commence. L’air obscur, épais, et spiritueux, qui, selon le Taautus des Phéniciens, couvroit le vaste abyme, est affecté d’amour pour ses propres principes ; cet amour produit un mêlange, et ce mêlange reçoit le nom de desir ; ce desir conçoit le mud ou la corruption aqueuse ; cette corruption contient le germe de l’univers, et les semences de toutes les créatures. Des animaux intelligents, sous le nom de zophasémin ou de contemplateurs des cieux, reçoivent l’être ; le soleil luit ; les terres et les mers sont échauffées de ses rayons ; elles les réfléchissent, et en embrasent les airs : les vents soufflent, les nuages s’élevent, se frappent, et de leur choc rejaillissent les éclairs et le tonnerre ; ses éclats réveillent les animaux intelligents, qui, frappés d’effroi, se meuvent et fuient, les uns dans les cavernes de la terre, les autres dans les gouffres de l’océan.

La même imagination qui, jointe à quelques principes d’une fausse philosophie, avoit dans la Phénicie décrit ainsi la formation de l’univers, sut dans les divers pays débrouiller successivement le chaos de mille autres manieres différentes[232].

Dans la Grece, elle inspiroit Hésiode, lorsque, plein de son enthousiasme, il dit : « Au commencement étoient le chaos, le noir Érebe et le Tartare. Les temps n’existoient point encore, lorsque la Nuit éternelle, qui, sur des ailes étendues et pesantes, parcourait les immenses plaines de l’espace, s’abat tout-à-coup sur l’Érebe : elle y dépose un œuf ; l’Érebe le reçoit dans son sein, le féconde : l’Amour en sort. Il s’élève sur des ailes dorées, il s’unit au Chaos : cette union donne l’être aux cieux, à la terre, aux dieux immortels, aux hommes et aux animaux. Déjà Vénus, conçue dans le sein des mers, s’est élevée sur la surface des eaux ; tous les corps animés s’arrêtent pour la contempler ; les mouvements que l’Amour avoit vaguement imprimés dans toute la nature se dirigent vers la beauté. Pour la premiere fois l’ordre, l’équilibre, et le dessein, sont connus à l’univers. ».

Voilà, dans le premier siecle de la Grece, de quelle maniere l’imagination construisit le palais du monde. Maintenant, plus sage dans ses conceptions, c’est par la connoissance de l’histoire présente de la terre qu’elle s’éleve à la connoissance de sa formation. Instruite par une infinité d’erreurs, elle ne marche plus, dans l’explication des phénomenes de la nature, qu’à la suite de l’expérience ; elle ne s’abandonne à elle-même que dans les descriptions et les tableaux.

C’est alors qu’elle peut créer ces êtres et ces lieux nouveaux que la poésie, par la précision de ses tours, la magnificence de l’expression, et la propriété des mots, rend visibles aux yeux des lecteurs.

S’agit-il de peintures hardies ? l’imagination sait que les plus grands tableaux, fussent-ils les moins corrects, sont les plus propres à faire impression ; qu’on préfere à la lumiere douce et pure des lampes allumées devant les autels les jets mêlés de feu, de cendre et de fumée, lancés par l’Etna.

S’agit-il d’un tableau voluptueux ? c’est Adonis que l’imagination conduit avec l’Albane au milieu d’un bocage : Vénus y paroît endormie sur des roses ; la déesse se réveille ; l’incarnat de la pudeur couvre ses joues, un voile léger dérobe une partie de ses beautés ; l’ardent Adonis les dévore ; il saisit la déesse, triomphe de sa résistance ; le voile est arraché d’une main impatiente, Vénus est nue, l’albâtre de son corps est exposé aux regards du desir : et c’est là que le tableau reste vaguement terminé, pour laisser aux caprices et aux fantaisies variées de l’amour le choix des caresses et des attitudes.

S’agit-il de rendre un fait simple sous une image brillante, d’annoncer, par exemple, la dissension qui s’éleve entre les citoyens ? l’imagination représentera la Paix qui sort éplorée de la ville en abaissant sur ses yeux l’olivier qui lui ceint le front. C’est ainsi que dans la poésie l’imagination sait tout exposer sous de courtes images ou sous des allégories qui ne sont proprement que des métaphores prolongées.

Dans la philosophie l’usage qu’on en peut faire est infiniment plus borné ; elle ne sert alors, comme je l’ai dit plus haut, qu’à jeter plus de clarté et d’agrément sur les principes. Je dis plus de clarté, parce que les hommes, qui s’entendent assez bien lorsqu’ils prononcent des mots qui peignent des objets sensibles, tels que chêne, océan, soleil, ne s’entendent plus lorsqu’ils prononcent les mots beauté, justice, vertu, dont la signification embrasse un grand nombre d’idées. Il leur est presque impossible d’attacher la même collection d’idées au même mot ; et de là ces disputes éternelles et vives qui si souvent ont ensanglanté la terre.

L’imagination, qui cherche à revêtir d’images sensibles les idées abstraites et les principes des sciences, prête donc infiniment de clarté et d’agrément à la philosophie.

Elle n’embellit pas moins les ouvrages de sentiment. Quand l’Arioste conduit Roland dans la grotte où doit se rendre Angélique, avec quel art ne décore-t-il pas cette grotte ! Ce sont par-tout des inscriptions gravées par l’amour, des lits de gazon dressés par le plaisir : le murmure des ruisseaux, la fraîcheur de l’air, les parfums des fleurs, tout s’y rassemble pour exciter les desirs de Roland. Le poëte sait que plus cette grotte embellie promettra de plaisir et portera d’ivresse dans l’ame du héros, plus son désespoir sera violent lorsqu’il y apprendra la trahison d’Angélique, et plus ce tableau excitera dans l’ame des lecteurs de ces mouvements tendres auxquels sont attachés leurs plaisirs.

Je terminerai ce morceau sur l’imagination par une fable orientale, peut-être incorrecte à certains égards, mais très ingénieuse, et très propre à prouver combien l’imagination peut quelquefois prêter de charme au sentiment. C’est un amant fortuné qui, sous le voile d’une allégorie, attribue ingénieusement à sa maîtresse et à l’amour qu’il a pour elle les qualités qu’on admire en lui.

« J’étois un jour dans le bain : une terre odorante, d’une main aimée, passa dans la mienne. Je lui dis : Es-tu le musc ? es-tu l’ambre ? Elle me répondit : Je ne suis qu’une terre commune ; mais j’ai eu quelque liaison avec la rose ; sa vertu bienfaisante m’a pénétrée ; sans elle je ne serois encore qu’une terre commune.[233] »

J’ai, je pense, nettement déterminé ce qu’on doit entendre par imagination, et montré, dans les différents genres, l’usage qu’on en peut faire. Je passe maintenant au sentiment.

Le moment où la passion se réveille le plus fortement en nous est ce qu’on appelle le sentiment. Aussi n’entend-on par passion qu’une continuité de sentiments de même espece. La passion d’un homme pour une femme n’est que la durée de ses desirs et de ses sentiments pour cette même femme.

Cette définition donnée, pour distinguer ensuite les sentiments des sensations, et savoir quelles idées différentes on doit attacher à ces deux mots, qu’on emploie souvent l’un pour l’autre, il faut se rappeler qu’il est des passions de deux especes : les unes qui nous sont immédiatement données par la nature ; tels sont les desirs ou les besoins physiques de boire, manger, etc. : les autres qui, ne nous étant point immédiatement données par la nature, supposent l’établissement des sociétés, et ne sont proprement que des passions factices ; telles sont l’ambition, l’orgueil, la passion du luxe, etc. Conséquemment à ces deux especes de passions, je distinguerai deux especes de sentiments. Les uns ont rapport aux passions de la premiere espece, c’est-à-dire à nos besoins physiques ; ils reçoivent le nom de sensations : les autres ont rapport aux passions factices, et sont plus particulièrement connus sous le nom de sentiments. C’est de cette derniere espece dont il s’agit dans ce chapitre.

Pour s’en former une idée nette, j’observerai qu’il n’est point d’hommes sans desirs ni par conséquent sans sentiments, mais que ces sentiments sont en eux ou foibles ou vifs. Lorsqu’on n’en a que de foibles, on est censé n’en point avoir. Ce n’est qu’aux hommes fortement affectés qu’on accorde du sentiment. Est-on saisi d’effroi ? si cet effroi ne nous précipite pas dans de plus grands dangers que ceux qu’on veut éviter, si notre peur calcule et raisonne, notre peur est foible, et l’on ne sera jamais cité comme un homme peureux. Ce que je dis du sentiment de la peur, je le dis également de celui de l’amour et de l’ambition.

Ce n’est qu’à des passions bien déterminées que l’homme doit ces mouvements fougueux et ces accès auxquels on donne le nom de sentiment.

On est animé de ces passions lorsqu’un desir seul regne dans notre ame, y commande impérieusement à des desirs subordonnés. Quiconque cede successivement à des desirs différents se trompe s’il se croit passionné ; il prend en lui des goûts pour des passions.

Le despotisme, si je l’ose dire, d’un desir auquel tous les autres sont subordonnés est donc en nous ce qui caractérise la passion. Il est en conséquence peu d’hommes passionnés et capables de sentiments vifs.

Souvent même les mœurs d’un peuple et la constitution d’un état s’opposent au développement des passions et des sentiments. Que de pays où certaines passions ne peuvent se manifester, du moins par des actions ! Dans un gouvernement arbitraire, toujours sujet à mille révolutions, si les grands y sont presque toujours embrasés du feu de l’ambition, il n’en est pas ainsi d’un état monarchique où les lois sont en vigueur. Dans un pareil état, les ambitieux sont à la chaîne, et l’on n’y voit que des intrigants, que je ne décore pas du titre d’ambitieux. Ce n’est pas qu’en ce pays une infinité d’hommes ne portent en eux le germe de l’ambition : mais, sans quelques circonstances singulieres, ce germe y meurt sans se développer. L’ambition est, dans ces hommes, comparable à ces feux souterrains allumés dans les entrailles de la terre : ils y brûlent sans explosion jusqu’au moment où les eaux y pénetrent, et que, raréfiées par le feu, elles soulevent, entr’ouvrent les montagnes, en ébranlant les fondements du monde.

Dans les pays où le germe de certaines passions et de certains sentiments est étouffé, le public ne peut les connoître et les étudier que dans les tableaux qu’en donnent les écrivains célebres, et principalement les poëtes.

Le sentiment est l’ame de la poésie, et sur-tout de la poésie dramatique. Avant d’indiquer les signes auxquels on reconnoît en ce genre les grands peintres et les hommes à sentiments, il est bon d’observer qu’on ne peint jamais bien les passions et les sentiments si l’on n’en est soi-même susceptible. Place-t-on un héros dans une situation propre à développer en lui toute l’activité des passions ? pour faire un tableau vrai il faut être affecté des mêmes sentiments dont on décrit en lui les effets, et trouver en soi son modele. Si l’on n’est passionné on ne saisit jamais ce point précis que le sentiment atteint, et qu’il ne franchit jamais[234] : on est toujours en deçà ou au-delà d’une nature forte.

D’ailleurs, pour réussir en ce genre, il ne suffit pas d’être en général susceptible de passions, il faut de plus être animé de celle dont on fait le tableau. Une espece de sentiment ne nous en fait pas deviner une autre. On rend toujours mal ce que l’on sent foiblement. Corneille, dont l’ame étoit plus élevée que tendre, peint mieux les grands politiques et les héros qu’il ne peint les amants.

C’est principalement à la vérité des peintures qu’est en ce genre attachée la célébrité. Je sais cependant que d’heureuses situations, des maximes brillantes et des vers élégants, ont quelquefois au théâtre obtenu les plus grands succès ; mais, quelque mérite que supposent ces succès, ce mérite cependant n’est, dans le genre dramatique, qu’un mérite secondaire.

Le vers de caractere est, dans les tragédies, le vers qui fait sur nous le plus d’impression. Qui n’est pas frappé de cette scene où Catilina, pour réponse aux reproches d’assassinats que lui fait Lentulus, lui dit :

Crois que ces crimes
Sont de ma politique, et non pas de mon cœur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Forcé de se plier aux mœurs de ses complices,


il faut, ajoute-t-il, qu’un chef de conjurés prenne successivement tous les caracteres. Si je n’avois que des Lentulus dans mon parti,

Et, s’il n’étoit rempli que d’hommes vertueux,
Je n’aurois pas de peine à l’être encor plus qu’eux.

Quel caractere renfermé dans ces deux vers ! Quel chef de conjurés qu’un homme assez maître de lui pour être à son choix vertueux ou vicieux ! Quelle ambition enfin que celle qui peut, contre l’inflexibilité ordinaire des passions, plier à tous les caracteres le superbe Catilina ! Une telle ambition annonce le destructeur de Rome.

De pareils vers ne sont jamais inspirés que par les passions. Qui n’en est pas susceptible doit renoncer à les peindre. Mais, dira-t-on, à quel signe le public, souvent peu instruit de ce qui est en deçà ou au-delà d’une nature forte, reconnoîtroit-il les grands peintres de sentiments ? À la maniere, répondrai-je, dont ils les expriment. À force de méditations et de réminiscences, un homme d’esprit peut à-peu-près deviner ce qu’un amant doit faire ou dire dans une telle situation ; il peut substituer, si je peux m’exprimer ainsi, le sentiment pensé au sentiment senti : mais il est dans le cas d’un peintre qui, sur le récit qu’on lui auroit fait de la beauté d’une femme et l’image qu’il s’en seroit formée, voudroit en faire le portrait ; il feroit peut-être un beau tableau, mais jamais un tableau ressemblant. L’esprit ne devinera jamais le langage du sentiment.

Rien de plus insipide pour un vieillard que la conversation de deux amants. L’homme insensible, mais spirituel, est dans le cas du vieillard ; le langage simple du sentiment lui paroît plat ; il cherche, malgré lui, à le relever par quelque tour ingénieux qui décele toujours en lui le défaut de sentiment.

Lorsque Pelée brave le courroux du ciel, lorsque les éclats du tonnerre annoncent la présence du dieu son rival, et que Thétis intimidée, pour calmer les soupçons d’un amant jaloux, lui dit :

Va, fuis ; te montrer que je crains,
C’est te dire assez que je t’aime[235]

on sent que le danger où se trouve Pelée est trop instant ; que Thétis n’est pas dans une situation assez tranquille pour tourner aussi ingénieusement sa réponse. Effrayée de l’approche d’un dieu qui d’un mot peut anéantir son amant, et pressée de le voir partir, elle n’a proprement que le temps de lui crier de fuir, et qu’elle l’adore.

Toute phrase ingénieusement tournée prouve à-la-fois l’esprit et le défaut de sentiment. L’homme agité d’une passion, tout entier à ce qu’il sent, ne s’occupe point de la maniere dont il le dit : l’expression la plus simple est d’abord celle qu’il saisit.

Lorsque l’Amour, en pleurs aux genoux de Vénus, lui demande la grace de Psyché, et que la déesse rit de sa douleur, l’Amour lui dit :

Je ne me plaindrois pas si je pouvois mourir.


Lorsque Titus déclare à Bérénice qu’enfin le destin ordonne qu’ils se séparent pour jamais[236], Bérénice reprend :

Pour jamais !… que ce mot est affreux quand on aime !


Lorsque Palmire dit à Séide que vainement elle a tenté par ses prieres de toucher son ravisseur, Séide répond :

Quel est donc ce mortel insensible à tes larmes ?


Ces vers, et généralement tous les vers de sentiment, seront toujours simples et dans le tour et dans l’expression. Mais l’esprit, dépourvu de sentiment, nous éloignera toujours de cette simplicité ; je dirai même qu’il fera tourner quelquefois le sentiment en maxime.

Comment ne seroit-on pas à cet égard la dupe de l’esprit ? Le propre de l’esprit est d’observer, de généraliser ses observations, et d’en tirer des résultats ou des maximes. Habitué à cette marche, il est presque impossible que l’homme d’esprit qui, sans avoir senti l’amour, en voudra peindre la passion, ne mette, sans s’en appercevoir, souvent le sentiment en maxime. Aussi M. de Fontenelle a-t-il fait dire à l’un de ses bergers :

On ne doit point aimer lorsqu’on a le cœur tendre ;


idée qui lui est commune avec Quinault, qui l’exprime bien différemment lorsqu’il fait dire à Atys :

    Si j’aimois un jour, par malheur,
        Je connois bien mon cœur,
        Il seroit trop sensible.


Si Quinaut n’a point mis en maxime le sentiment dont Atys est agité, c’est qu’il sentoit qu’un homme vivement affecté ne s’amuse point à généraliser.

Il n’en est pas à cet égard de l’ambition comme de l’amour. Le sentiment, dans l’ambition, s’allie très bien avec l’esprit et la réflexion : la cause de cette différence tient à l’objet différent que se proposent ces deux passions.

Que desire un amant ? Les faveurs de ce qu’il aime. Or ce n’est point à la sublimité de son esprit, mais à l’excès de sa tendresse, que ces faveurs sont accordées. L’amour en larmes, et désespéré aux pieds d’une maîtresse est l’éloquence la plus propre à la toucher. C’est l’ivresse de l’amant qui prépare et saisit ces instants de foiblesse qui mettent le comble à son bonheur. L’esprit n’a point de part au triomphe : l’esprit est donc étranger au sentiment de l’amour. D’ailleurs l’excès de la passion d’un amant promet mille plaisirs à l’objet aimé. Il n’en est pas ainsi d’un ambitieux : la violence de son ambition ne promet aucuns plaisirs à ses complices. Si le trône est l’objet de ses desirs, et si pour y monter il doit s’appuyer d’un parti puissant, ce seroit en vain qu’il étaleroit aux yeux de ses partisans tout l’excès de son ambition ; ils ne l’écouteroient qu’avec indifférence s’il n’assignoit à chacun d’eux la part qu’il doit avoir au gouvernement, et ne leur prouvoit l’intérêt qu’ils ont de l’élever.

L’amant enfin ne dépend que de l’objet aimé ; un seul instant assure sa félicité : la réflexion n’a pas le temps de pénétrer dans un cœur d’autant plus vivement agité qu’il est plus près d’obtenir ce qu’il desire. Mais l’ambitieux a pour l’exécution de ses projets continuellement besoin du secours de toute sorte d’hommes : pour s’en servir utilement, il faut les connoître ; d’ailleurs, son succès tient à des projets ménagés avec art et préparés de loin. Que d’esprit ne faut-il pas pour les concerter et les suivre ! Le sentiment de l’ambition s’allie donc nécessairement avec l’esprit et la réflexion.

Le poëte dramatique peut donc rendre fidèlement le caractere de l’ambitieux, en mettant quelquefois dans sa bouche de ces vers sentencieux qui, pour frapper fortement le spectateur, doivent être le résultat d’un sentiment vif et d’une réflexion profonde. Tels sont ces vers où, pour justifier l’audace qu’il a de se présenter au sénat, Catilina dit à Probus qui l’accuse d’imprudence :

L’imprudence n’est pas dans la témérité,
Elle est dans un projet faux et mal concerté ;
Mais, s’il est bien suivi, c’est un trait de prudence
Que d’aller quelquefois jusques à l’insolence :
Et je sais, pour dompter les plus impérieux,
Qu’il faut souvent moins d’art que de mépris pour eux.


Ce que j’ai dit de l’ambition indique en quelles doses différentes, si je l’ose dire, l’esprit peut s’allier aux différents genres de passions.

Je finirai par cette observation ; c’est que nos mœurs et la forme de notre gouvernement ne nous permettant point de nous livrer à des passions fortes, telles que l’ambition et la vengeance, on ne cite communément ici comme peintres de sentiments que les hommes sensibles à la tendresse paternelle ou filiale, et enfin à l’amour, qui par cette raison occupe presque seul le théâtre français.


CHAPITRE III

De l’Esprit.


L’esprit n’est autre chose qu’un assemblage d’idées et de combinaisons nouvelles. Si l’on avoit fait en un genre toutes les combinaisons possibles, l’on n’y pourroit plus porter ni invention ni esprit ; l’on pourroit être savant en ce genre, mais non pas spirituel. Il est donc évident que, s’il ne restoit plus de découvertes à faire en aucun genre, alors tout seroit science, et l’esprit seroit impossible : on auroit remonté jusqu’aux premiers principes des choses. Une fois parvenus à des principes généraux et simples, la science des faits qui nous y auroient élevés ne seroit plus qu’une science futile, et toutes les bibliotheques où ces faits sont renfermés deviendroient inutiles. Alors, de tous les matériaux de la politique et de la législation, c’est-à-dire de toutes les histoires, on auroit extrait, par exemple, le petit nombre de principes qui, propres à maintenir entre les hommes le plus d’égalité possible, donneroient un jour naissance à la meilleure forme de gouvernement. Il en seroit de même de la physique, et généralement de toutes les sciences. Alors l’esprit humain, épars dans une infinité d’ouvrages divers, seroit, par une main habile, concentré dans un petit volume de principes, à-peu-près comme les esprits des fleurs qui couvrent de vastes plaines sont, par l’art du chymiste, facilement concentrés dans un vase d’essence.

L’esprit humain, à la vérité, est en tout genre fort loin du terme que je suppose. Je conviens volontiers que nous ne serons pas sitôt réduits à la triste nécessité de n’être que savants ; et qu’enfin, grace à l’ignorance humaine, il nous sera long-temps permis d’avoir de l’esprit.

L’esprit suppose donc toujours invention. Mais quelle différence, dira-t-on, entre cette espece d’invention et celle qui nous fait obtenir le titre de génies ? Pour la découvrir, consultons le public. En morale et en politique, il honorera, par exemple, du titre de génies et Machiavel et l’auteur de l’Esprit des Lois, et ne donnera que le titre d’hommes de beaucoup d’esprit à la Rochefoucauld et à la Bruyere. L’unique différence sensible qu’on remarque entre ces deux especes d’hommes, c’est que les premiers traitent de matieres plus importantes, lient plus de vérités entre elles, et forment un plus grand ensemble que les seconds. Or l’union d’un plus grand nombre de vérités suppose une plus grande quantité de combinaisons, et par conséquent un homme plus rare. D’ailleurs le public aime à voir du haut d’un principe toutes les conséquences qu’on en peut tirer ; il doit donc récompenser par un titre supérieur, tel que celui de génie, quiconque lui procure cet avantage en réunissant une infinité de vérités sous le même point de vue. Telle est, dans le genre philosophique, la différence sensible entre le génie et l’esprit.

Dans les arts, où par le mot de talent on exprime ce que, dans les sciences, on désigne par le mot d’esprit, il semble que la différence soit à-peu-près la même.

Quiconque, ou se modele sur les grands hommes qui l’ont déjà précédé dans la même carriere, ou ne les surpasse pas, ou n’a point fait un certain nombre de bons ouvrages, n’a pas assez combiné, n’a pas fait d’assez grands efforts d’esprit ni donné assez de preuves d’invention pour mériter le titre de génie. En conséquence on place dans la liste des hommes de talent les Regnard, les Vergier, les Campistron et les Fléchier ; lorsqu’on cite comme génies les Moliere, les la Fontaine, les Corneille et les Bossuet. J’ajouterai même à ce sujet qu’on refuse quelquefois à l’auteur le titre qu’on accorde à l’ouvrage. Un conte, une tragédie, ont un grand succès : on peut dire, de ces ouvrages qu’ils sont pleins de génie, sans oser quelquefois en accorder le titre à l’auteur. Pour l’obtenir il faut, ou, comme la Fontaine, avoir, si je l’ose dire, dans une infinité de petites pieces la monnoie d’un grand ouvrage, ou, comme Corneille et Racine, avoir composé un certain nombre d’excellentes tragédies.

Le poëme épique est dans la poésie le seul ouvrage dont l’étendue suppose une mesure d’attention et d’invention suffisante pour décorer un homme du titre de génie.

Il me reste, en finissant ce chapitre, deux observations à faire : la premiere, c’est qu’on ne désigne dans les arts par le nom d’esprit que ceux qui, sans génie ni talent pour un genre, y transportent les beautés d’un autre genre ; telles sont, par exemple, les comédies de M. de Fontenelle, qui, dénuées du génie et du talent comique, étincellent de quelques beautés philosophiques : la seconde, c’est que l’invention appartient tellement à l’esprit, qu’on n’a jusqu’à présent, par aucune des épithetes applicables au grand esprit, désigné ceux qui remplissent des emplois utiles, mais dont l’exercice n’exige point d’invention. Le même usage qui donne l’épithete de bon au juge, au financier[237], à l’arithméticien habile, nous permet d’appliquer l’épithete de sublime au poëte, au législateur, au géometre, à l’orateur. L’esprit suppose donc toujours invention. Cette invention, plus élevée dans le génie, embrasse d’ailleurs plus d’étendue de vue ; elle suppose par conséquent, et plus de cette opiniâtreté qui triomphe de toutes les difficultés, et plus de cette hardiesse de caractere qui se fraie des routes nouvelles.

Telle est la différence entre le génie et l’esprit, et l’idée générale qu’on doit attacher à ce mot esprit.

Cette différence établie, je dois observer que nous sommes forcés par la disette de la langue à prendre cette expression dans mille acceptions différentes, qu’on ne distingue entre elles que par les épithetes qu’on unit au mot esprit. Ces épithetes, toujours données par le lecteur ou le spectateur, sont toujours relatives à l’impression que fait sur lui certain genre d’idées.

Si l’on a tant de fois, et peut être sans succès, traité ce même sujet, c’est qu’on n’a point considéré l’esprit sous ce même point de vue ; c’est qu’on a pris pour des qualités réelles et distinctes les épithetes de fin, de fort, de lumineux, etc. qu’on joint au mot esprit ; c’est qu’enfin l’on n’a point regardé ces épithetes comme l’expression des effets différents que font sur nous et les diverses especes d’idées et les différentes manieres de les rendre. C’est pour dissiper l’obscurité répandue sur ce sujet que je vais, dans les chapitres suivants, tâcher de déterminer nettement les idées différentes qu’on doit attacher aux épithetes souvent unies au mot esprit.


CHAPITRE IV

De l’esprit fin, de l’esprit fort.


Dans le physique, on donne le nom de fin à ce qu’on n’apperçoit point sans quelque peine. Dans le moral, c’est-à-dire en fait d’idées et de sentiments, on donne pareillement le nom de fin à ce qu’on n’apperçoit point sans quelques efforts d’esprit et sans une grande attention.

L’avare de Moliere soupçonne son valet de l’avoir volé ; il le fouille, et, ne trouvant rien dans ses poches, il lui dit : « Rends-moi, sans te fouiller, ce que tu m’as volé ». Ce mot d’Harpagon est fin ; il est dans le caractere d’un avare ; mais il étoit difficile de l’y découvrir.

Dans l’opéra d’Isis, lorsque la nymphe Io, pour calmer les plaintes d’Hiérax, lui dit : Vos rivaux sont-ils mieux traités que vous ? Hiérax lui répond :

Le mal de mes rivaux n’égale pas ma peine.
La douce illusion d’une espérance vaine
Ne les fait point tomber du faîte du bonheur :
Aucun d’eux, comme moi, n’a perdu votre cœur ;
Comme eux, à votre humeur sévere
Je ne suis point accoutumé.
Quel tourment de cesser de plaire,
Lorsqu’on a fait l’essai du plaisir d’être aimé !


Ce sentiment est dans la nature ; mais il est fin, il est caché au fond du cœur d’un amant malheureux. Il falloit les yeux de Quinault pour l’y appercevoir.

Du sentiment passons aux idées fines. On entend par idée fine une conséquence finement déduite d’une idée générale[238]. Je dis une conséquence, parce qu’une idée, dès qu’elle devient féconde en vérités, quitte le nom d’idée fine, pour prendre celui de principe ou d’idée générale. On dit les principes et non les idées fines d’Aristote, de Descartes, de Locke, et de Newton. Ce n’est pas que, pour remonter, comme ces philosophes, d’observations en observations, jusqu’à des idées générales, il n’ait fallu beaucoup de finesse d’esprit, c’est-à-dire beaucoup d’attention. L’attention (qu’il me soit permis de le remarquer en passant) est un microscope qui, grossissant à nos yeux les objets sans les déformer, nous y fait appercevoir une infinité de ressemblances et de différences invisibles à l’œil inattentif. L’esprit, en tout genre, n’est proprement qu’un effet de l’attention.

Mais, pour ne pas m’écarter de mon sujet, j’observerai que toute idée et tout sentiment dont la découverte suppose dans un auteur et beaucoup de finesse et beaucoup d’attention ne recevront cependant pas le nom de fins, si ce sentiment ou cette idée sont ou mis en action dans une scene ou rendus par un tour simple et naturel. Le public ne donne pas le nom de fin à ce qu’il entend sans effort. Il ne désigne jamais par les épithetes qu’il unit à ce mot d’esprit que les impressions que font sur lui les idées ou les sentiments qu’on lui présente.

Ce fait posé, on entend donc par idée fine une idée qui échappe à la pénétration de la plupart des lecteurs : or elle leur échappe lorsque l’auteur saute les idées intermédiaires nécessaires pour faire concevoir celle qu’il leur offre.

Tel est ce mot que répétoit souvent M. de Fontenelle : « On détruiroit presque toutes les religions si l’on obligeoit ceux qui les professent à s’aimer[239]. » Un homme d’esprit supplée aisément aux idées intermédiaires qui lient ensemble les deux propositions renfermées dans ce mot[240] ; mais il est peu d’hommes d’esprit.

On donne encore le nom d’idées fines aux idées rendues par un tour obscur, énigmatique et recherché. C’est moins à l’espece des idées qu’à la maniere de les exprimer qu’en général on attache le nom de fin.

Dans l’éloge de M. le cardinal Dubois, lorsque, parlant du soin qu’il avoit pris de l’éducation de M. le duc d’Orléans, régent, M. de Fontenelle dit « que ce prélat avoit tous les jours travaillé à se rendre inutile » ; c’est à l’obscurité de l’expression que cette idée doit sa finesse.

Dans l’opéra de Thétis, lorsque cette déesse, pour se venger de Pélée qu’elle croit infidele, dit,

Mon cœur s’est engagé sous l’apparence vaine
Des feux que tu feignis pour moi ;
Mais je veux l’en punir en m’imposant la peine
D’en aimer un autre que toi…


il est encore certain que cette idée et toutes les idées de cette espece ne devront le nom de fines qu’on leur donnera communément qu’au tour énigmatique sous lequel on les présente, et par conséquent au petit effort d’esprit qu’il faut faire pour les saisir. Or un auteur n’écrit que pour se faire entendre. Tout ce qui s’oppose à la clarté est donc un défaut dans le style ; toute maniere fine de s’exprimer est donc vicieuse[241] ; il faut donc être d’autant plus attentif à rendre son idée par un tour et une expression simple et naturelle, que cette idée est plus fine, et peut plus facilement échapper à la sagacité du lecteur.

Portons maintenant nos regards sur la sorte d’esprit désigné par l’épithete de fort.

Une idée forte est une idée intéressante, et propre à faire sur nous une impression vive. Cette impression peut être l’effet ou de l’idée même ou de la maniere dont elle est exprimée[242].

Une idée assez commune, mais rendue par une expression ou une image frappante, peut faire sur nous une impression assez forte. M. l’abbé Cartaut, par exemple, comparant Virgile à Lucain : « Virgile, dit-il, n’est qu’un prêtre élevé au milieu des grimaces du temple ; le caractere pleureur, hypocrite, et dévot, de son héros déshonore le poëte ; son enthousiasme semble ne s’échauffer qu’à la lueur des lampes suspendues devant les autels, et l’enthousiasme audacieux de Lucain s’allumer au feu de la foudre ». Ce qui nous frappe vivement est donc ce qu’on désigne par l’épithete de fort. Or le grand et le fort ont cela de commun, qu’ils font sur nous une impression vive ; aussi les a-t-on souvent confondus.

Pour fixer nettement les idées différentes qu’on doit se former du grand et du fort, je considérerai séparément ce que c’est que le grand et le fort, 1°. dans les idées, 2°. dans les images, 3°. dans les sentiments.

Une idée grande est une idée généralement intéressante ; mais les idées de cette espece ne sont pas toujours celles qui nous affectent le plus vivement. Les axiomes du portique ou du lycée, intéressants pour tous les hommes en général, et par conséquent pour les Athéniens, ne devoient cependant pas faire sur eux l’impression des harangues de Démosthene, lorsque cet orateur leur reprochoit leur lâcheté. « Vous vous demandez l’un à l’autre, leur disoit-il, Philippe est-il mort ? Hé ! Que vous importe, Athéniens, qu’il vive ou qu’il meure ? Quand le ciel vous en auroit délivrés, vous vous feriez bientôt vous-mêmes un autre Philippe. » Si les Athéniens étoient plus frappés du discours de leur orateur que des découvertes de leurs philosophes, c’est que Démosthene leur présentoit des idées plus convenables à leur situation présente, et par conséquent plus immédiatement intéressantes pour eux.

Or les hommes, qui ne connoissent en général que l’existence du mouvement, seront toujours plus vivement affectés de cette espece d’idées que de celles qui, par la raison même qu’elles sont grandes et générales, appartiennent moins directement à l’état où ils se trouvent.

Aussi ces morceaux d’éloquence propre à porter l’émotion dans les ames, et ces harangues si fortes parce qu’on y discute les intérêts actuels d’un état, ne sont-elles pas d’une utilité aussi étendue, aussi durable, et ne peuvent-elles, comme les découvertes d’un philosophe, convenir également à tous les temps et à tous les lieux.

En fait d’idées, la seule différence entre le grand et le fort, c’est que l’un est plus généralement et l’autre plus vivement intéressant[243].

S’agit-il de ces belles images, de ces descriptions ou de ces tableaux faits pour frapper l’imagination ? le fort et le grand ont ceci de commun, qu’ils doivent nous présenter de grands objets.

Tamerlan et Cartouche sont deux brigands, dont l’un vole avec quatre cent mille hommes, et l’autre avec quatre cents hommes ; le premier attire notre respect, et le second notre mépris[244].

Ce que je dis du moral je l’applique au physique. Tout ce qui par soi-même est petit, ou le devient par la comparaison qu’on en fait aux grandes choses, ne fait sur nous presque aucune impression.

Qu’on se peigne Alexandre dans l’attitude la plus héroïque, au moment qu’il fond sur l’ennemi : si l’imagination place à côté du héros l’un de ces fils de la Terre[245] qui, croissant par an d’une coudée en grosseur et de trois ou quatre coudées en hauteur, pouvoient entasser Ossa sur Pélion ; Alexandre n’est plus qu’une marionnette plaisante, et sa fureur n’est que ridicule.

Mais si le fort est toujours grand, le grand n’est pas toujours fort. Une décoration ou du temple du Destin ou des fêtes du Ciel peut être grande, majestueuse, et même sublime ; mais elle nous affectera moins fortement qu’une décoration du Tartare. Le tableau de la gloire des saints est moins fait pour étonner l’imagination que le jugement dernier de Michel-Ange.

Le fort est donc le produit du grand uni au terrible. Or, si tous les hommes sont plus sensibles à la douleur qu’au plaisir ; si la douleur violente fait taire tout sentiment agréable, lorsqu’un plaisir vif ne peut étouffer en nous le sentiment d’une douleur violente ; le fort doit donc faire sur nous la plus vive impression : on doit donc être plus frappé du tableau des enfers que du tableau de l’olympe.

En fait de plaisirs, l’imagination, excitée par le desir d’un plus grand bonheur, est toujours inventive ; il manque toujours quelques agréments à l’olympe.

S’agit-il du terrible ? l’imagination n’a plus le même intérêt à inventer ; elle est moins difficile en ce genre : l’enfer est toujours assez effrayant.

Telle est, dans les décorations, les descriptions poétiques, la différence entre le grand et le fort. Examinons maintenant si, dans les tableaux dramatiques et la peinture des passions, on ne retrouveroit pas la même différence entre ces deux genres d’esprit.

Dans le genre tragique, on donne le nom de fort à toute passion, à tout sentiment qui nous affecte très vivement, c’est-à-dire à tous ceux dont le spectateur peut être le jouet ou la victime.

Personne n’est à l’abri des coups de la vengeance et de la jalousie. La scene d’Atrée qui présente à son frere Thyeste une coupe remplie du sang de son fils, les fureurs de Rhadamiste qui, pour soustraire les charmes de Zénobie aux regards avides du vainqueur, la traîne sanglante dans l’Araxe, offrent donc aux regards des particuliers deux tableaux plus effrayants que celui d’un ambitieux qui s’assied sur le trône de son maître.

Dans ce dernier tableau le particulier ne voit rien de dangereux pour lui. Aucun des spectateurs n’est monarque : les malheurs qu’occasionnent souvent les révolutions ne sont pas assez imminents pour le frapper de terreur ; il doit donc en considérer le spectacle avec plaisir[246]. Ce spectacle charme les uns en leur laissant entrevoir dans les rangs les plus élevés une instabilité de bonheur qui remet une certaine égalité entre toutes les conditions, et console les petits de l’infériorité de leur état : il plaît aux autres en ce qu’il flatte leur inconstance ; inconstance qui, fondée sur le desir d’une condition meilleure, fait, à travers le bouleversement des empires, toujours luire à leurs yeux l’espoir d’un état plus heureux, et leur en montre la possibilité comme une possibilité prochaine. Il ravit enfin la plupart des hommes par la grandeur même du tableau qu’il présente, et par l’intérêt qu’on est forcé de prendre au héros estimable et vertueux que le poëte met sur la scene. Le desir du bonheur, qui nous fait considérer l’estime comme un moyen d’être plus heureux, nous identifie toujours avec un pareil personnage. Cette identification est, si je l’ose dire, d’autant plus parfaite, et nous nous intéressons d’autant plus vivement au sort heureux ou malheureux d’un grand homme, que ce grand homme nous paroît plus estimable, c’est-à-dire, que ses idées et ses sentiments sont plus analogues aux nôtres. Chacun reconnoît avec plaisir dans un héros les sentiments dont il est lui-même affecté. Ce plaisir est d’autant plus vif que ce héros joue un plus grand rôle sur la terre ; qu’il a, comme les Annibal, les Sylla, les Sertorius, et les César, à triompher d’un peuple dont le destin fait celui de l’univers. Les objets nous frappent toujours en proportion de leur grandeur. Qu’on présente au théâtre la conjuration de Gênes et celle de Rome ; qu’on trace d’une main également hardie les caracteres du comte de Fiesque et de Catilina ; qu’on leur donne la même force, le même courage, le même esprit, et la même élévation : je dis que l’audacieux Catilina emportera presque toute notre admiration ; la grandeur de son entreprise se réfléchira sur son caractere, l’agrandira toujours à nos yeux ; et notre illusion prendra sa source dans le desir même du bonheur.

En effet on se croira toujours d’autant plus heureux qu’on sera plus puissant, qu’on régnera sur un plus grand peuple, que plus d’hommes seront intéressés à prévenir, à satisfaire nos desirs, et que, seuls libres sur la terre, nous serons environnés d’un univers d’esclaves.

Voilà les causes principales du plaisir que nous fait la peinture de l’ambition, de cette passion qui ne doit le nom de grande qu’aux grands changements qu’elle fait sur la terre.

Si l’amour en a quelquefois occasionné de pareils ; s’il a décidé la bataille d’Actium en faveur d’Octave ; si, dans un siecle plus voisin du nôtre, il a ouvert aux Maures les ports de l’Espagne ; et s’il a renversé successivement et relevé une infinité de trônes ; ces grandes révolutions ne sont cependant pas des effets nécessaires de l’amour, comme elles le sont de l’ambition.

Aussi le desir des grandeurs et l’amour de la patrie, qu’on peut regarder comme une ambition plus vertueuse, ont-ils toujours reçu le nom de grands préférablement à toutes les autres passions : nom qui, transporté aux héros que ces passions inspirent, a été ensuite donné aux Corneille et aux poëtes célebres qui les ont peints. Sur quoi j’observerai que la passion de l’amour n’est cependant pas moins difficile à peindre que celle de l’ambition. Pour manier le caractere de Phedre avec autant d’adresse que l’a fait Racine, il ne falloit certainement pas moins d’idées, de combinaisons, et d’esprit, que pour tracer dans Rodogune le caractere de Cléopatre. C’est donc moins à l’habileté du peintre qu’au choix de son sujet qu’est attaché le nom de grand.

Il résulte de ce que j’ai dit que, si les hommes sont plus sensibles à la douleur qu’au plaisir, les objets de crainte et de terreur doivent, en fait d’idées, de tableaux, et de passions, les affecter plus fortement que les objets faits pour l’étonnement et l’admiration générale. Le grand est donc en tout genre ce qui frappe universellement, et le fort ce qui fait une impression moins générale, mais plus vive.

La découverte de la boussole est sans contredit plus généralement utile à l’humanité que la découverte d’une conjuration ; mais cette derniere découverte est infiniment plus intéressante pour la nation chez laquelle on conjure.

L’idée du fort une fois déterminée, j’observerai que les hommes ne pouvant se communiquer leurs idées que par des mots, si la force de l’expression ne répond pas à celle de la pensée, quelque forte que soit cette pensée, elle paroîtra toujours foible, du moins à ceux qui ne sont point doués de cette vigueur d’esprit qui supplée à la foiblesse de l’expression.

Or, pour rendre fortement une pensée, il faut, 1°. l’exprimer d’une maniere nette et précise : toute idée rendue par une expression louche est un objet apperçu à travers un brouillard ; l’impression n’en est point assez distincte pour être forte ; 2.o il faut que cette pensée, s’il est possible, soit revêtue d’une image, et que l’image soit exactement calquée sur la pensée.

En effet, si toutes nos idées sont un effet de nos sensations, c’est donc par les sens qu’il faut transmettre nos idées aux autres hommes ; il faut donc, comme j’ai dit dans le chapitre de l’imagination, parler aux yeux pour se faire entendre à l’esprit.

Pour nous frapper fortement, ce n’est pas même assez qu’une image soit juste et exactement calquée sur une idée, il faut encore qu’elle soit grande sans être gigantesque[180] : telle est l’image employée par l’immortel auteur de l’Esprit des lois, lorsqu’il compare les despotes aux sauvages qui, la hache à la main, abattent l’arbre dont ils veulent cueillir les fruits.

Il faut de plus que cette image soit neuve, ou du moins présentée sous une face nouvelle.

C’est la surprise excitée par sa nouveauté qui, fixant toute notre attention sur une idée, lui laisse le temps de faire sur nous une plus forte impression.

On atteint enfin en ce genre au dernier degré de perfection lorsque l’image sous laquelle on présente une idée est une image de mouvement. Ce tableau, toujours préféré au tableau d’un objet immobile, excite en nous plus de sensations, et nous fait en conséquence une impression plus vive. On est moins frappé du calme que des tempêtes de l’air.

C’est donc à l’imagination qu’un auteur doit en partie la force de son expression, c’est par ce secours qu’il transmet dans l’ame de ses lecteurs tout le feu de ses pensées. Si les Anglais à cet égard s’attribuent une grande supériorité sur nous, c’est moins à la force particuliere de leur langue qu’à la forme de leur gouvernement qu’ils doivent cet avantage. On est toujours fort dans un état libre, où l’homme conçoit les plus hautes pensées, et peut les exprimer aussi vivement qu’il les conçoit. Il n’en est pas ainsi des états monarchiques : dans ces pays, l’intérêt de certains corps, celui de quelques particuliers puissants, et plus souvent encore une fausse et petite politique, s’oppose aux élans du génie. Quiconque dans ces gouvernements s’éleve jusqu’aux grandes idées est souvent forcé de les taire, ou du moins contraint d’en énerver la force par le louche, l’énigmatique, et la foiblesse de l’expression. Aussi le lord Chesterfield, dans une lettre adressée à M. l’abbé de Guasco, dit, en parlant de l’auteur de l’Esprit des lois : « C’est dommage que M. le président de Montesquieu, retenu sans doute par la crainte du ministere, n’ait pas eu le courage de tout dire. On sent bien en gros ce qu’il pense sur certains sujets ; mais il ne s’exprime point assez nettement et assez fortement. On eût bien mieux su ce qu’il pensoit s’il eût composé à Londres, et qu’il fût né Anglais. »

Ce défaut de force dans l’expression n’est cependant point un défaut de génie dans la nation. Dans tous les genres, qui, futiles aux yeux des gens en place, sont avec dédain abandonnés au génie, je puis citer mille preuves de cette vérité. Quelle force d’expression dans certaines oraisons de Bossuet et certaines scenes de Mahomet ! tragédie qui peut-être, quelques critiques qu’on en fasse, est un des plus beaux ouvrages du célebre M. de Voltaire.

Je finis par un morceau de M. l’abbé Cartaut ; morceau plein de cette force d’expression dont on ne croit pas notre langue susceptible. Il y découvre les causes de la superstition égyptienne.

« Comment ce peuple n’eût-il pas été le peuple le plus superstitieux ? L’Égypte, dit-il, étoit un pays d’enchantements ; l’imagination y étoit perpétuellement battue par les grandes machines du merveilleux ; ce n’étoit par-tout que des perspectives d’effroi et d’admiration. Le prince étoit un objet d’étonnement et de terreur : semblable au foudre qui, reculé dans la profondeur des nuages, semble y tonner avec plus de grandeur et de majesté, c’étoit du fond de ses labyrinthes et de son palais que le monarque dictoit ses volontés. Les rois ne se montroient que dans l’appareil effrayant et formidable d’une puissance relevée en eux d’une origine céleste. La mort des rois étoit une apothéose ; la terre étoit affaissée sous le poids de leurs mausolées. Dieux puissants, l’Égypte étoit par eux couverte de superbes obélisques chargés d’inscriptions merveilleuses, et de pyramides énormes dont le sommet se perdoit dans les airs : dieux bienfaisants, ils avoient creusé ces lacs qui rassuroient orgueilleusement l’Égypte contre les inattentions de la nature.

« Plus redoutables que le trône et ses monarques, les temples et leurs pontifes en imposoient encore plus à l’imagination des Égyptiens. Dans l’un de ces temples étoit le colosse de Sérapis. Nul mortel n’osoit en approcher. C’étoit à la durée de ce colosse qu’étoit attachée celle du monde : quiconque eût brisé ce talisman eût replongé l’univers dans son premier chaos. Nulles bornes à la crédulité : tout dans l’Égypte étoit énigme, merveille, et mystere. Tous les temples rendoient des oracles, tous les antres vomissoient d’horribles hurlements ; par-tout on voyoit des trépieds tremblants, des pythies en fureur, des victimes, des prêtres, des magiciens qui, revêtus du pouvoir des dieux, étoient chargés de leur vengeance.

« Les philosophes, armés contre la superstition, s’éleverent contre elle ; mais bientôt engagés dans le labyrinthe d’une métaphysique trop abstraite, la dispute les y divise d’opinions ; l’intérêt et le fanatisme en profitent ; ils fécondent le chaos de leurs systêmes différents ; il en sort les pompeux mysteres d’Isis, d’Osiris, et d’Horus. Couverte alors des ténebres mystérieuses et sublimes de la théologie et de la religion, l’imposture fut méconnue. Si quelques Égyptiens l’apperçurent à la lueur incertaine du doute, la vengeance, toujours suspendue sur la tête des indiscrets, ferma leurs yeux à la lumiere et leur bouche à la vérité. Les rois même, qui, pour se mettre à l’abri de toute insulte, avoient d’abord, de concert avec les prêtres, évoqué autour du trône la terreur, la superstition, et les fantômes de leur suite ; les rois, dis-je, en furent eux-mêmes effrayés. Bientôt ils confierent aux temples le dépôt sacré des jeunes princes : fatale époque de la tyrannie des prêtres égyptiens ! Nul obstacle alors qu’on pût opposer à leur puissance. Les souverains furent ceints dès l’enfance du bandeau de l’opinion ; de libres et d’indépendants qu’ils étoient tant qu’ils ne voyoient dans ces prêtres que des fourbes et des enthousiastes soudoyés, ils en devinrent les esclaves et les victimes. Imitateurs des rois, les peuples suivirent leur exemple, et toute l’Égypte se prosterna aux pieds du pontife et de l’autel de la superstition. »

Ce magnifique tableau de M. l’abbé Cartaut prouve, je crois, que la foiblesse d’expression qu’on nous reproche, et qu’en certains genres on remarque dans nos écrits, ne peut être attribuée au défaut de génie de la nation.


CHAPITRE V

De l’esprit de lumiere, de l’esprit étendu, de l’esprit pénétrant, et du goût.


Si l’on en croit certaines gens, le génie est une espece d’instinct qui peut, à l’insu même de celui qu’il anime, opérer en lui les plus grandes choses. Ils mettent cet instinct fort au-dessous de l’esprit de lumiere, qu’ils prennent pour l’intelligence universelle. Cette opinion, soutenue par quelques hommes de beaucoup d’esprit, n’est cependant point encore adoptée du public.

Pour arriver sur ce sujet à quelques résultats, il faut, je pense, attacher des idées nettes à ces mots esprit de lumiere.

Dans le physique, la lumiere est un corps dont la présence rend les objets visibles. L’esprit de lumiere est donc la sorte d’esprit qui rend nos idées visibles au commun des lecteurs. Il consiste à disposer tellement toutes les idées qui concourent à prouver une vérité, qu’on puisse facilement la saisir. Le titre d’esprit de lumiere est donc accordé par la reconnoissance du public à celui qui l’éclaire.

Avant M. de Fontenelle, la plupart des savants, après avoir escaladé le sommet escarpé des sciences, s’y trouvoient isolés, et privés de toute communication avec les autres hommes. Ils n’avoient point applani la carriere des sciences, ni frayé à l’ignorance un chemin pour y marcher. M. de Fontenelle, que je ne considere point ici sous l’aspect qui le met au rang des génies, fut un des premiers qui, si je l’ose dire, établit un pont de communication entre la science et l’ignorance. Il s’apperçut que l’ignorant même pouvoit recevoir les semences de toutes les vérités ; mais que, pour cet effet, il falloit avec adresse y préparer son esprit ; qu’une idée nouvelle, pour me servir de son expression, étoit un coin qu’on ne pouvoit faire entrer par le gros bout. Il fit donc ses efforts pour présenter ses idées avec la plus grande netteté ; il y réussit : la tourbe des esprits médiocres se sentit tout-à-coup éclairée, et la reconnoissance publique lui décerna le titre d’esprit de lumiere.

Que falloit-il pour opérer un pareil prodige ? simplement observer la marche des esprits ordinaires ; savoir que tout se tient et s’amene dans l’univers ; qu’en fait d’idées, l’ignorance est toujours contrainte de céder à la force immense des progrès insensibles de la lumiere, que je compare à ces racines déliées qui, s’insinuant dans les fentes des rochers, y grossissent, et les font éclater. Il falloit enfin sentir que la nature n’est qu’un long enchaînement, et que, par le secours des idées intermédiaires, on pouvoit élever de proche en proche les esprits médiocres jusqu’aux plus hautes idées[247].

L’esprit de lumiere n’est donc que le talent de rapprocher les pensées les unes des autres, de lier les idées déja connues aux idées moins connues, et de rendre ces idées par des expressions précises et claires.

Ce talent est à la philosophie ce que la versification est à la poésie. Tout l’art du versificateur consiste à rendre avec force et harmonie les pensées des poëtes ; tout l’art des esprits de lumiere est de rendre avec netteté les idées des philosophes.

Sans exclure ni le génie ni l’invention, ces deux talents ne les supposent point. Si les Descartes, les Locke, les Hobbes, et les Bacon, ont à l’esprit de lumiere uni le génie et l’invention, tous les hommes ne sont pas si heureux. L’esprit de lumiere n’est quelquefois que le truchement du génie philosophique, et l’organe par lequel il communique aux esprits communs des idées trop au-dessus de leur intelligence.

Si l’on a souvent confondu l’esprit de lumiere avec le génie, c’est que l’un et l’autre éclairent l’humanité, et qu’on n’a point assez fortement senti que le génie étoit le centre et le foyer d’où cette sorte d’esprit tiroit les idées lumineuses qu’il réfléchissoit ensuite sur la multitude.

Dans les sciences, le génie, semblable au navigateur hardi, cherche et découvre des régions inconnues. C’est aux esprits de lumiere à traîner lentement sur ses traces et leur siecle et la lourde masse des esprits communs.

Dans les arts, le génie, moins à portée des esprits de lumiere, est comparable au coursier superbe qui, d’un pied rapide, s’enfonce dans l’épaisseur des forêts, et franchit les halliers et les fondrieres. Occupés sans cesse à l’observer, et trop peu agiles pour le suivre dans sa course, les esprits de lumiere l’attendent, pour ainsi dire, à quelques clairieres, l’y entrevoient, et marquent quelques-uns des sentiers qu’il a battus ; mais ils ne peuvent jamais en déterminer que le plus petit nombre.

En effet, si dans les arts tels que l’éloquence ou la poésie l’esprit de lumiere pouvoit donner toutes les regles fines de l’observation desquelles il dût résulter des poëmes ou des discours parfaits, l’éloquence et la poésie ne seroient plus des arts de génie ; on deviendroit grand poëte et grand orateur comme on devient bon arithméticien. Le génie seul saisit toutes ces regles fines qui lui assurent des succès. L’impuissance des esprits de lumiere à les découvrir toutes est la cause de leur peu de réussite dans les arts même sur lesquels ils ont souvent donné d’excellents préceptes. Ils remplissent bien quelques unes des conditions nécessaires pour faire un bon ouvrage, mais ils omettent les principales.

M. de Fontenelle, que je cite pour éclaircir cette idée par un exemple, a certainement, dans sa poétique, donné des préceptes excellents. Ce grand homme cependant n’ayant dans cet ouvrage parlé ni de la versification ni de l’art d’émouvoir les passions, il est vraisemblable qu’en observant les regles fines qu’il a prescrites il n’eût composé que des tragédies froides s’il eût écrit en ce genre.

Il suit de la différence établie entre le génie et l’esprit de lumiere que le genre humain n’est redevable à cette derniere sorte d’esprit d’aucune espece de découverte, et que les esprits de lumiere ne reculent point les bornes de nos idées.

Cette sorte d’esprit n’est donc qu’un talent, qu’une méthode de transmettre nettement ses idées aux autres. Sur quoi j’observerai que tout homme qui se concentreroit dans un genre, et n’exposeroit avec netteté que les principes d’un art, tel par exemple que la musique ou la peinture, ne seroit cependant point compté parmi les esprits de lumiere.

Pour obtenir ce titre, il faut, ou porter la lumiere sur un genre extrêmement intéressant, ou la répandre sur un certain nombre de sujets différents. Ce qu’on appelle de la lumiere suppose presque toujours une certaine étendue de connoissances. Cette sorte d’esprit doit par cette raison en imposer même aux gens éclairés, et, dans la conversation, l’emporter sur le génie. Que dans une assemblée d’hommes célebres dans des arts ou des sciences différentes on produise un de ces esprits de lumiere : s’il parle de peinture au poëte, de philosophie au peintre, de sculpture au philosophe, il exposera ses principes avec plus de précision et développera ses idées avec plus de netteté que ces hommes illustres ne se les développeroient les uns aux autres ; il obtiendra donc leur estime. Mais que ce même homme aille mal-adroitement parler de peinture au peintre, de poésie au poëte, de philosophie au philosophe, il ne leur paroîtra plus qu’un esprit net, mais borné, et qu’un diseur de lieux communs. Il n’est qu’un cas où les esprits de lumiere et d’étendue puissent être comptés parmi les génies ; c’est lorsque certaines sciences sont fort approfondies, et qu’appercevant les rapports qu’elles ont entre elles, ces sortes d’esprits les rappellent à des principes communs, et par conséquent plus généraux.

Ce que j’ai dit établit une différence sensible entre les esprits pénétrants et les esprits de lumiere et d’étendue : ceux-ci portent une vue rapide sur une infinité d’objets ; ceux-là, au contraire, s’attachent à peu d’objets, mais ils les creusent ; ils parcourent en profondeur l’espace que les esprits étendus parcourent en superficie. L’idée que j’attache au mot pénétrant s’accorde avec son étymologie. Le propre de cette sorte d’esprit est de percer dans un sujet : a-t-il, dans ce sujet, fouillé jusqu’à certaine profondeur ? il quitte alors le nom de pénétrant, et prend celui de profond.

L’esprit profond, ou le génie des sciences, n’est, selon M. Formey, que l’art de réduire des idées déja distinctes à d’autres idées encore plus simples et plus nettes, jusqu’à ce qu’on ait en ce genre atteint la derniere résolution possible. Qui sauroit, ajoute M. Formey, à quel point chaque homme a poussé cette analyse, auroit l’échelle graduée de la profondeur de tous les esprits.

Il suit de cette idée que le court espace de la vie ne permet point à l’homme d’être profond en plusieurs genres ; qu’on a d’autant moins d’étendue d’esprit qu’on l’a plus pénétrant et plus profond, et qu’il n’est point d’esprit universel.

À l’égard de l’esprit pénétrant, j’observerai que le public n’accorde ce titre qu’aux hommes illustres qui s’occupent des sciences dans lesquelles il est plus ou moins initié ; telles sont la morale, la politique, la métaphysique, etc. S’agit-il de peinture ou de géométrie ? on n’est pénétrant qu’aux yeux des gens habiles dans cet art ou cette science. Le public, trop ignorant pour apprécier en ces divers genres la pénétration d’esprit d’un homme, juge ses ouvrages, et n’applique jamais à son esprit l’épithete de pénétrant ; il attend pour louer que, par la solution de quelques problêmes difficiles, ou par la composition de tableaux sublimes, un homme ait mérité le titre de grand géometre ou de grand peintre.

Je n’ajouterai qu’un mot à ce que j’ai dit ; c’est que la sagacité et la pénétration sont deux sortes d’esprit de même nature. On paroît doué d’une très grande sagacité lorsqu’ayant très long-temps médité, et ayant très habituellement présents à l’esprit les objets qu’on traite le plus communément dans les conversations, on les saisit et les pénetre avec vivacité. La seule différence entre la pénétration et la sagacité d’esprit, c’est que cette derniere sorte d’esprit, qui suppose plus de prestesse de conception, suppose aussi des études plus fraîches des questions sur lesquelles on fait preuve de sagacité. On a d’autant plus de sagacité dans un genre qu’on s’en est plus profondément et plus nouvellement occupé.

Passons maintenant au goût : c’est dans ce chapitre le dernier objet que je me sois proposé d’examiner.

Le goût, pris dans sa signification la plus étendue, est, en fait d’ouvrages, la connoissance de ce qui mérite l’estime de tous les hommes. Entre les arts et les sciences il en est sur lesquels le public adopte le sentiment des gens instruits, et ne prononce de lui-même aucun jugement ; telles sont la géométrie, la méchanique, et certaines parties de physique ou de peinture. Dans ces sortes d’arts ou de sciences, les seuls gens de goût sont les gens instruits ; et le goût n’est en ces divers genres que la connoissance du vraiment beau.

Il n’en est pas ainsi de ces ouvrages dont le public est ou se croit juge ; tels sont les poëmes, les romans, les tragédies, les discours moraux ou politiques, etc. Dans ces divers genres on ne doit point entendre par le mot goût la connoissance exacte de ce beau propre à frapper les peuples de tous les siecles et de tous les pays, mais la connoissance plus particuliere de ce qui plaît au public d’une certaine nation. Il est deux moyens de parvenir à cette connoissance, et par conséquent deux différentes especes de goût. L’un que j’appelle goût d’habitude : tel est celui de la plupart des comédiens, qu’une étude journaliere des idées et des sentiments propres à plaire au public rend très bons juges des ouvrages de théâtre, et sur-tout des pieces ressemblantes aux pieces déjà données. L’autre espece de goût est un goût raisonné : il est fondé sur une connoissance profonde et de l’humanité et de l’esprit du siecle. C’est particuliérement aux hommes doués de cette derniere espece de goût qu’il appartient de juger des ouvrages originaux. Qui n’a qu’un goût d’habitude manque de goût dès qu’il manque d’objets de comparaison. Mais ce goût raisonné, sans doute supérieur à ce que j’appelle goût d’habitude, ne s’acquiert, comme je l’ai déjà dit, que par de longues études et du goût du public et de l’art ou de la science dans laquelle on prétend au titre d’homme de goût. Je puis donc, en appliquant au goût ce que j’ai dit de l’esprit, en conclure qu’il n’est point de goût universel.

L’unique observation qui me reste à faire au sujet du goût, c’est que les hommes illustres ne sont pas toujours les meilleurs juges dans le genre même où ils ont eu le plus de succès. Quelle est, me dira-t-on, la cause de ce phénomene littéraire ? C’est, répondrai-je, qu’il en est des grands écrivains comme des grands peintres ; chacun d’eux a sa maniere. M. de Crébillon, par exemple, exprimera quelquefois ses idées avec une force, une chaleur, une énergie, qui lui sont propres ; M. de Fontenelle les présentera avec un ordre, une netteté, et un tour, qui lui sont particuliers ; et M. de Voltaire les rendra avec une imagination, une noblesse et une élégance continues.

Or chacun de ces hommes illustres, nécessité par son goût à regarder sa maniere comme la meilleure, doit en conséquence faire souvent plus de cas de l’homme médiocre qui la saisit que de l’homme de génie qui s’en fait une. De là les jugements différents que portent souvent sur le même ouvrage et l’écrivain célebre, et le public, qui, sans estime pour les imitateurs, veut qu’un auteur soit lui, et non un autre.

Aussi l’homme d’esprit qui s’est perfectionné le goût dans un genre, sans avoir en ce même genre ni composé, ni adopté de maniere, a-t-il communément le goût plus sûr que les plus grands écrivains. Nul intérêt lui fait illusion, et ne l’empêche de se placer au point de vue d’où le public considere et juge un ouvrage.


CHAPITRE VI

Du bel esprit.


Ce qui plaît dans tous les siecles comme dans tous les pays est ce qu’on appelle le beau. Mais, pour s’en former une idée plus exacte et plus précise, peut-être faudroit-il en chaque art, et même en chaque partie d’un art, examiner ce qui constitue le beau. De cet examen l’on pourroit facilement déduire l’idée d’un beau commun à tous les arts et à toutes les sciences, dont on formeroit ensuite l’idée abstraite et générale du beau.

Dans ce mot de bel esprit, si le public unit l’épithete de beau au mot d’esprit, il ne faut cependant point attacher à cette épithete l’idée de ce vrai beau dont on n’a point encore donné de définition nette. C’est à ceux qui composent dans le genre d’agrément qu’on donne particulièrement le nom de bel esprit. Ce genre d’esprit est très différent du genre instructif. L’instruction est moins arbitraire. D’importantes découvertes en chymie, en physique, en géométrie, également utiles à toutes les nations, en sont également estimées. Il n’en est pas ainsi du bel esprit : l’estime conçue pour un ouvrage de ce genre doit se modifier différemment chez les divers peuples, selon la différence de leurs mœurs, de la forme de leur gouvernement, et de l’état différent où s’y trouvent les arts et les sciences. Chaque nation attache donc des idées différentes à ce mot de bel esprit. Mais, comme il n’en est aucune où l’on ne compose des poëmes, des romans, des tragédies, des panégyriques, des histoires[248], de ces ouvrages enfin qui occupent le lecteur sans le fatiguer ; il n’est point aussi de nation où, du moins sous un autre nom, on ne connoisse ce que nous désignons par le mot bel esprit.

Quiconque en ces divers genres n’atteint point chez nous au titre de génie est compris dans la classe des beaux esprits, lorsqu’il joint la grace et l’élégance de la diction à l’heureux choix des idées. Despréaux disoit, en parlant de l’élégant Racine : « Ce n’est qu’un bel esprit, à qui j’ai appris à faire difficilement des vers ». Je n’adopte certainement pas le jugement de Despréaux sur Racine ; mais je crois pouvoir en conclure que c’est principalement dans la clarté, le coloris de l’expression, et dans l’art d’exposer ses idées, que consiste le bel esprit, auquel on ne donne le nom de beau que parcequ’il plaît, et doit réellement plaire, le plus généralement.

En effet, si, comme le remarque M. de Vaugelas, il est plus de juges des mots que des idées, et si les hommes sont en général moins sensibles à la justesse d’un raisonnement qu’à la beauté d’une expression[80], c’est donc à l’art de bien dire que doit être spécialement attaché le titre de bel esprit.

D’après cette idée, on conclura peut-être que le bel esprit n’est que l’art de dire élégamment des riens. Ma réponse à cette conclusion, c’est qu’un ouvrage vuide de sens ne seroit qu’une continuité de sons harmonieux qui n’obtiendroit aucune estime[249] ; et qu’ainsi le public ne décore du titre de bel esprit que ceux dont les ouvrages sont pleins d’idées grandes, fines ou intéressantes. Il n’est aucune idée qui ne soit du ressort du bel esprit, si l’on excepte celles qui, supposant trop d’études préliminaires, ne peuvent être mises à la portée des gens du monde.

Je ne prétends donner dans cette réponse aucune atteinte à la gloire des philosophes. Le genre philosophique suppose, sans contredit, plus de recherches, plus de méditations, plus d’idées profondes, et même un genre de vie particulier. Dans le monde, on apprend à bien exprimer ses idées ; mais c’est dans la retraite qu’on les acquiert. On y fait une infinité d’observations sur les choses ; et l’on n’en fait dans le monde que sur la maniere de les présenter. Les philosophes doivent donc, quant à la profondeur des idées, l’emporter sur les beaux esprits : mais on exige de ces derniers tant de grace et d’élégance que les conditions nécessaires pour mériter le titre de philosophe ou de bel esprit sont peut-être également difficiles à remplir. Il paroît du moins qu’en ces deux genres les hommes illustres sont également rares. En effet, pour pouvoir à-la-fois instruire et plaire, quelle connoissance ne faut-il pas avoir et de sa langue et de l’esprit de son siecle ! Que de goût pour présenter toujours ses idées sous un aspect agréable ! que d’étude pour les disposer de maniere qu’elles fassent la plus vive impression sur l’ame et l’esprit du lecteur ! que d’observations pour distinguer les situations qui doivent être traitées avec quelque étendue, de celles qui, pour être senties, n’ont besoin que d’être présentées ! et quel art enfin pour unir toujours la variété à l’ordre et à la clarté, et, comme dit M. de Fontenelle, « pour exciter la curiosité de l’esprit, ménager sa paresse, et prévenir son inconstance ! »

C’est en ce genre la difficulté de réussir qui sans doute est en partie cause du peu de cas que les beaux esprits font communément des ouvrages de pur raisonnement. Si l’homme borné n’apperçoit dans la philosophie qu’un amas d’énigmes puériles et mystérieuses, et s’il hait dans les philosophes la peine qu’il faut se donner pour les entendre, le bel esprit ne leur est guere plus favorable. Il hait pareillement dans leurs ouvrages la sécheresse et l’aridité du genre instructif. Trop occupé du bien écrit, et moins sensible au sens[250] qu’à l’élégance de la phrase, il ne reconnoît pour bien pensé que les idées heureusement exprimées. La moindre obscurité le choque. Il ignore qu’une idée profonde, avec quelque netteté qu’elle soit rendue, sera toujours inintelligible pour le commun des lecteurs, lorsqu’on ne pourra la réduire à des propositions extrêmement simples ; et qu’il en est de ces idées profondes comme de ces eaux pures et claires, mais dont la profondeur ternit toujours la limpidité.

D’ailleurs, parmi ces beaux esprits, il en est qui, secrets ennemis de la philosophie, accréditent contre elle l’opinion de l’homme borné. Dupes d’une vanité petite et ridicule, ils adoptent à cet égard l’erreur populaire ; et, sans estime pour la justesse, la force, la profondeur et la nouveauté des pensées, ils semblent oublier que l’art de bien dire suppose nécessairement qu’on a quelque chose à dire, et qu’enfin l’écrivain élégant est comparable au jouaillier, dont l’habileté devient inutile s’il n’a des diamants à monter.

Les savants et les philosophes, au contraire, livrés tout entiers à la recherche des faits ou des idées, ignorent souvent et les beautés et les difficultés de l’art d’écrire. Ils font en conséquence peu de cas du bel esprit ; et leur mépris injuste pour ce genre d’esprit est principalement fondé sur une grande insensibilité pour l’espece d’idées qui entrent dans la composition des ouvrages de bel esprit. Ils sont presque tous plus ou moins semblables à ce géometre devant qui l’on faisoit un grand éloge de la tragédie d’Iphigénie. Cet éloge pique sa curiosité ; il la demande, on la lui prête, il en lit quelques scenes, et la rend, en disant : « Pour moi, je ne sais ce qu’on trouve de si beau dans cet ouvrage ; il ne prouve rien. »

Le savant abbé de Longuerue étoit à-peu-près dans le cas de ce géometre : la poésie n’avoit point de charmes pour lui ; il méprisoit également la grandeur de Corneille et l’élégance de Racine ; il avoit, disoit-il, banni tous les poëtes de sa bibliotheque[251].

Pour sentir également le mérite et des idées et de l’expression, il faut, comme les Platon, les Montaigne, les Bacon, les Montesquieu, et quelques uns de nos philosophes que leur modestie m’empêche de nommer, unir l’art d’écrire à l’art de bien penser : union rare, et qu’on ne rencontre que dans les hommes d’un grand génie.

Après avoir marqué les causes du mépris respectif qu’ont les uns pour les autres quelques savants et quelques beaux esprits, je dois indiquer les causes du mépris où le bel esprit tombe, et doit journellement tomber, plutôt que tout autre genre d’esprit.

Le goût de notre siecle pour la philosophie la remplit de dissertateurs qui, lourds, communs, et fatigants, sont cependant pleins d’admiration pour la profondeur de leurs jugements. Parmi ces dissertateurs il en est qui s’expriment très mal : ils le soupçonnent ; ils savent que chacun est juge de l’élégance et de la clarté de l’expression, et qu’à cet égard il est impossible de duper le public : ils sont donc forcés, par l’intérêt de leur vanité, de renoncer au titre de bel esprit pour prendre celui de bon esprit. Comment ne donneroient-ils pas la préférence à ce dernier titre ? Ils ont ouï dire que le bon esprit s’exprime quelquefois d’une maniere obscure : ils sentent donc qu’en bornant leurs prétentions au titre de bon esprit ils pourront toujours rejeter l’ineptie de leurs raisonnements sur l’obscurité de leurs expressions ; que c’est l’unique et sûr moyen d’échapper à la conviction de sottise : aussi le saisissent-ils avidement, en se cachant autant qu’ils le peuvent à eux-mêmes que le défaut de bel esprit est le seul droit qu’ils aient au bon esprit, et qu’écrire mal n’est pas une preuve qu’on pense bien.

Le jugement de pareils hommes, quelque riches ou puissants qu’ils soient souvent[252], ne feroit cependant aucune impression sur le public s’il n’étoit soutenu de l’autorité de certains philosophes qui, jaloux comme les beaux esprits d’une estime exclusive, ne sentent pas que chaque genre différent a ses admirateurs particuliers ; qu’on trouve partout plus de lauriers que de têtes à couronner ; qu’il n’est point de nation qui n’ait en sa disposition un fonds d’estime suffisant pour satisfaire à toutes les prétentions des hommes illustres ; et qu’enfin, en inspirant le dégoût du bel esprit, on arme contre tous les grands écrivains le dédain de ces hommes bornés, qui, intéressés à mépriser l’esprit, comprennent également sous le nom de bel esprit, qui ne leur est guere plus connu, et les savants, et les philosophes, et généralement tout homme qui pense.


CHAPITRE VII.

De l’esprit du siecle.


Cette sorte d’esprit ne contribue en rien à l’avancement des arts et des sciences, et n’auroit aucune place dans cet ouvrage s’il n’en occupoit une très grande dans la tête d’une infinité de gens.

Partout où le peuple est sans considération, ce qu’on appelle l’esprit du siecle n’est que l’esprit des gens qui donnent le ton, c’est-à-dire des hommes du monde et de la cour.

L’homme du monde et le bel esprit s’expriment l’un et l’autre avec élégance et pureté ; tous deux sont ordinairement plus sensibles au bien dit qu’au bien pensé : cependant ils ne disent ni ne doivent dire les mêmes choses[253], parceque l’un et l’autre se proposent des objets différents. Le bel esprit, avide de l’estime du public, doit, ou mettre sous les yeux de grands tableaux, ou présenter des idées intéressantes pour l’humanité ou du moins pour sa nation. Satisfait, au contraire, de l’admiration des gens du bon ton, l’homme du monde ne s’occupe qu’à présenter des idées agréables à ce qu’on appelle la bonne compagnie.

J’ai dit dans le second discours qu’on ne pouvoit parler dans le monde que des choses ou des personnes ; que la bonne compagnie est ordinairement peu instruite ; qu’elle ne s’occupe guere que des personnes ; que l’éloge est ennuyeux pour quiconque n’en est point l’objet, et qu’il fait bâiller les auditeurs. Aussi ne cherche-t-on dans les cercles qu’à malignement interpréter les actions des hommes, à saisir leur côté foible, à les persiffler, à tourner en plaisanterie les choses les plus sérieuses, à rire de tout, et enfin à jeter du ridicule sur toutes les idées contraires à celles de la bonne compagnie. L’esprit de conversation se réduit donc au talent de médire agréablement, et sur-tout dans ce siecle, où chacun prétend à l’esprit et s’en croit beaucoup ; où l’on ne peut vanter la supériorité d’un homme sans blesser la vanité de tout le monde ; où l’on ne distingue l’homme de mérite de l’homme médiocre que par l’espece de mal qu’on en dit ; où l’on est, pour ainsi dire, convenu de diviser la nation en deux classes ; l’une, celle des bêtes, et c’est la plus nombreuse ; l’autre, celle des fous, et l’on comprend dans cette derniere tous ceux à qui l’on ne peut refuser des talents. D’ailleurs la médisance est maintenant l’unique ressource qu’on ait pour faire l’éloge de soi et de sa société. Or chacun veut se louer. Soit qu’on blâme ou qu’on approuve, qu’on parle ou qu’on se taise, c’est toujours son apologie qu’on fait. Chaque homme est un orateur qui, par ses discours ou ses actions, récite perpétuellement son panégyrique. Il y a deux manieres de se louer ; l’une en disant du bien de soi ; l’autre en disant du mal d’autrui. Les Cicéron, les Horace, et généralement tous les anciens, plus francs dans leurs prétentions, se donnoient ouvertement les louanges qu’ils croyoient mériter. Notre siecle est devenu plus délicat sur cet article. Ce n’est que par le mal qu’on dit d’autrui qu’il est maintenant permis de faire son éloge. C’est en se moquant d’un sot qu’on vante indirectement son esprit. Cette maniere de se louer est sans doute la plus directement contraire aux bonnes mœurs ; c’est cependant la seule en usage. Quiconque dit de lui le bien qu’il en pense est un orgueilleux, chacun le fuit ; quiconque, au contraire, se loue par le mal qu’il dit d’autrui est un homme charmant ; il est environné d’auditeurs reconnoissants ; ils partagent avec lui les éloges indirects qu’il se donne, et ne cessent d’applaudir à de bons mots qui les soustraient au chagrin de louer. Il paroît donc qu’en général la malignité des gens du monde tient moins au dessein de nuire qu’au desir de se vanter. Aussi l’indulgence est-elle facile à pratiquer, non seulement à leur égard, mais encore à l’égard de ces esprits bornés dont les intentions sont plus odieuses. L’homme de mérite sait que l’homme dont on ne dit aucun mal est en général un homme dont on ne peut dire aucun bien ; que ceux qui n’aiment point à louer ont communément été peu loués : aussi n’est-il point avide de leur éloge ; il regarde la sottise comme un malheur dont la sottise cherche toujours à se venger. « Qu’on ne prouve aucun fait contre moi, disoit un homme de beaucoup d’esprit ; que d’ailleurs on en dise tout le mal qu’on voudra, je n’en serai pas fâché ; il faut bien que chacun s’amuse ». Mais si la philosophie pardonne à la malignité, elle n’y doit cependant point applaudir. C’est à des applaudissements indiscrets qu’on doit ce grand nombre de méchants qui, dans le fond, sont quelquefois les meilleures gens du monde. Flattés des éloges prodigués à la malignité, de la réputation d’esprit qu’elle donne, ils ne savent pas assez estimer en eux la bonté qui leur est naturelle ; ils veulent se rendre redoutables par leurs bons mots. Ils ont malheureusement assez d’esprit pour y réussir. Ils deviennent d’abord méchants par air, ils restent méchants par habitude.

Ô vous donc qui n’avez pas encore contracté cette funeste habitude, fermez l’oreille à ces louanges données à des traits satyriques aussi nuisibles à la société qu’ils y sont communs. Considérez les sources impures d’où sort la médisance[254]. Rappelez-vous qu’indifférent aux ridicules d’un particulier, le grand homme ne s’occupe que de grandes choses ; qu’un vieux méchant lui paroît aussi ridicule qu’un vieux charmant ; que, parmi les gens du monde, ceux qui sont faits pour le grand se dégoûtent bien-tôt de ce ton moqueur en horreur aux autres nations[255]. Abandonnez-le donc aux hommes bornés : pour eux la médisance est un besoin. Ennemis nés des esprits supérieurs, et jaloux d’une estime qu’on leur refuse, ils savent que, semblables à ces plantes viles qui ne germent et ne croissent que sur les ruines des palais, ils ne peuvent s’élever que sur les débris des grandes réputations ; aussi ne s’occupent-ils que du soin de les détruire.

Ces hommes bornés sont en grand nombre. Autrefois on n’étoit envié que de ses pairs ; à présent, que chacun aspire à l’esprit et s’en croit, c’est presque le public en entier qu’on a pour envieux : ce n’est plus pour s’instruire, c’est pour critiquer, qu’on lit. Or, parmi les ouvrages, il n’en est aucun qui puisse tenir contre cette disposition des lecteurs. La plupart d’entre eux, occupés à la recherche des défauts d’un ouvrage, sont comme ces animaux immondes qu’on rencontre quelquefois dans les villes, et qui ne s’y promenent que pour en chercher les égouts. Ignoreroit-on encore qu’il ne faut pas moins d’esprit pour appercevoir les beautés que les défauts d’un ouvrage ; et que, dans les livres, comme le disoit un Anglais, « il faut aller à la chasse des idées, et faire grand cas du livre dont on en rapporte un certain nombre ? »

Toutes les injustices de cette espece sont un effet nécessaire de la sottise. Quelle différence à cet égard entre la conduite de l’homme d’esprit et celle de l’homme borné ! Le premier profite de tout. Il échappe souvent aux hommes médiocres des vérités dont le sage se saisit : l’homme d’esprit qui le sait les écoute sans dégoût : il n’apperçoit communément dans la conversation que ce qu’on y dit de bien, et l’homme médiocre que ce qu’on y dit de mal ou de ridicule.

Perpétuellement averti de son ignorance, l’homme d’esprit s’instruit dans presque tous les livres : trop ignorant et trop vain pour sentir le besoin de s’éclairer, l’homme borné, au contraire, ne trouve à s’instruire dans aucun des ouvrages de ses contemporains ; et, pour dire modestement qu’il sait tout, les livres, dit-il, ne lui apprennent rien[256] ; il va même jusqu’à soutenir que tout a été dit et pensé, que les auteurs ne font que se répéter, et qu’ils ne different entre eux que dans la maniere de s’exprimer. Ô envieux ! lui diroit-on, est-ce aux anciens qu’on doit l’imprimerie, l’horlogerie, les glaces, les pompes à feu ? Quel autre que Newton a, dans le siecle dernier, fixé les lois de la pesanteur ? L’électricité ne nous offre-t-elle pas tous les jours une infinité de phénomenes nouveaux ? Il n’est plus, selon toi, de découvertes à faire : mais, dans la morale même et dans la politique, où l’on devroit peut-être avoir tout dit, a-t-on déterminé l’espece de luxe et de commerce le plus avantageux à chaque nation ? en a-t-on fixé les bornes ? a-t-on découvert le moyen d’entretenir à-la-fois dans une nation l’esprit de commerce et l’esprit militaire ? a-t-on indiqué la forme de gouvernement la plus propre à rendre les hommes heureux ? a-t-on seulement fait le roman d’une bonne législation[11], telle qu’on pourroit, à la tête d’une colonie, l’établir sur quelque côte déserte de l’Amérique ?

Le temps a fait, dans chaque siecle, présent de quelques vérités aux hommes ; mais il lui reste encore bien des dons à nous faire. L’on peut donc acquérir encore une infinité d’idées nouvelles. L’axiome prononcé, que tout est dit et pensé, est donc un axiome faux, trouvé d’abord par l’ignorance, et répété depuis par l’envie. Il n’est point de moyens que l’envieux, sous l’apparence de la justice, n’emploie pour dégrader le mérite. On sait, par exemple, qu’il n’est point de vérité isolée, que toute idée nouvelle tient à quelques idées déjà connues, avec lesquelles elle a nécessairement quelques ressemblances : c’est cependant de ces ressemblances que part l’envie pour accuser journellement de plagiat les hommes illustres nos contemporains[13]. Lorsqu’elle déclame contre les plagiaires, c’est, dit-elle, pour punir les larcins littéraires, et venger le public. Mais, lui répondroit-on, si tu ne consultois que l’intérêt public, tes déclamations seroient moins vives ; tu sentirois que ces plagiaires, sans doute moins estimables que les gens de génie, sont cependant très utiles au public ; qu’un bon ouvrage, pour être généralement connu, doit avoir été dépecé dans une infinité d’ouvrages médiocres.

En effet, si les particuliers qui composent la société doivent se ranger sous plusieurs classes qui toutes ont pour entendre et pour voir des oreilles et des yeux différents, il est évident que le même écrivain, quelque génie qu’il ait, ne peut également leur convenir ; qu’il faut des auteurs pour toutes les classes[257], des Neuville pour prêcher à la ville, et des Bridaine pour les campagnes. En morale comme en politique, certaines idées ne sont pas universellement senties, et leur évidence n’est point constatée qu’elles n’aient, de la plus sublime philosophie, descendu jusqu’à la poésie, et, de la poésie, jusqu’aux ponts-neufs. Ce n’est ordinairement que dans cet instant seul qu’elles deviennent assez communes pour être utiles.

Au reste cette envie, qui prend si souvent le nom de justice, et dont personne n’est entièrement exempt, n’est le vice d’aucun état. Elle n’est ordinairement active et dangereuse que dans des hommes bornés et vains. L’homme supérieur a trop peu d’objets de jalousie, et les gens du monde sont trop légers pour obéir long-temps au même sentiment : d’ailleurs ils ne haïssent point le mérite, et sur-tout le mérite littéraire, souvent même ils le protegent ; leur unique prétention c’est d’être agréables et brillants dans la conversation. C’est dans cette prétention que consiste proprement l’esprit du siecle : aussi n’est-il rien qu’on n’imagine pour échapper en ce genre au reproche d’insipidité.

Une femme de peu d’esprit paroît entièrement occupée de son chien, elle ne parle qu’à lui : l’orgueil des auditeurs s’en offense ; on la taxe d’impertinence : on a tort. Elle sait qu’on est quelque chose dans la société, lorsqu’on a prononcé tant de mots[258], qu’on a fait tant de gestes et tant de bruit : l’occupation de son chien est donc moins pour elle un amusement qu’un moyen de cacher sa médiocrité ; elle est à cet égard très bien conseillée par son amour-propre, qui, pour le moment, nous fait presque toujours tirer le meilleur parti de notre sottise.

Je n’ajouterai qu’un mot à ce que j’ai déjà dit de l’esprit du siecle, c’est qu’il est facile de se le représenter sous une image sensible. Qu’on charge pour cet effet un peintre habile de faire, par exemple, les portraits allégoriques de l’esprit de quelques-uns des siecles de la Grece, et de l’esprit actuel de notre nation. Dans le premier tableau, ne sera-t-il pas forcé de représenter l’esprit sous la figure d’un homme, qui, l’œil fixe, l’ame absorbée dans de profondes méditations, reste dans quelques-unes des attitudes qu’on donne aux muses ? Dans le second tableau ne sera-t-il pas nécessité à peindre l’esprit sous les traits du dieu de la raillerie, c’est-à-dire sous la figure d’un homme qui considere tout avec un ris malin et un œil moqueur ? Or ces deux portraits si différents nous donneroient assez exactement la différence de l’esprit des Grecs au nôtre. Sur quoi j’observerai que, dans chaque siecle, un peintre ingénieux donneroit à l’esprit une physionomie différente, et que la suite allégorique de pareils portraits seroit fort agréable et fort curieuse pour la postérité, qui, d’un coup-d’œil, jugeroit de l’estime ou du mépris que dans chaque siecle on a dû accorder à l’esprit de chaque nation.


CHAPITRE VIII.

De l’esprit juste[259].


Pour porter sur les idées et les opinions différentes des hommes des jugements toujours justes, il faudroit être exempt de toutes les passions qui corrompent notre jugement, il faudroit avoir habituellement présentes à la mémoire les idées dont la connoissance nous donneroit celle de toutes les vérités humaines : pour cet effet il faudroit tout savoir. Personne ne sait tout : on n’a donc l’esprit juste qu’à certains égards.

Dans le genre dramatique, par exemple, l’un est bon juge de l’harmonie des vers, de la propriété, de la force de l’expression, et enfin de toutes les beautés de style ; mais il est mauvais juge de la justesse du plan : l’autre au contraire est connoisseur en cette derniere partie ; mais il n’est frappé ni de cette justesse, ni de cet à propos, ni de cette force de sentiment d’où dépend la vérité ou la fausseté des caracteres tragiques et le premier mérite des pieces. Je dis le premier mérite, parce que l’utilité réelle, et par conséquent la principale beauté de ce genre, consiste à peindre fidèlement les effets que produisent sur nous les passions fortes.

On n’a donc proprement de justesse d’esprit que dans les genres sur lesquels on a plus ou moins médité.

On ne peut donc, sans confondre le génie et l’esprit étendu et profond avec l’esprit juste, s’empêcher d’avouer que cette derniere sorte d’esprit n’est plus qu’un esprit faux, lorsqu’il s’agit de ces propositions compliquées où la vérité est le résultat d’un grand nombre de combinaisons, où, pour bien voir, il faut voir beaucoup, et où la justesse de l’esprit dépend de son étendue : aussi n’entend-on communément par esprit juste que la sorte d’esprit propre à tirer des conséquences justes, et quelquefois neuves, des opinions vraies ou fausses qu’on lui présente.

Conséquemment à cette définition, l’esprit juste contribue peu à l’avancement de l’esprit humain : cependant il mérite quelque estime. Celui qui, partant des principes ou des opinions admises, en tire des conséquences toujours justes, et quelquefois neuves, est un homme rare parmi le commun des hommes. Il est même en général plus estimé des gens médiocres que ne le sera l’esprit supérieur, qui, rappelant trop souvent les hommes à l’examen des principes reçus et les transportant dans des régions inconnues, doit à-la-fois fatiguer leur paresse et blesser leur orgueil.

Au reste, quelque justes que soient les conséquences qu’on tire ou d’un sentiment ou d’un principe, je dis que, loin d’obtenir le nom d’esprit juste, l’on ne sera jamais cité que comme un fou, si ce sentiment ou ce principe paroît ou ridicule ou fou. Un Indien vaporeux s’étoit imaginé que s’il pissoit il submergeroit tout le Bisnagar ; en conséquence ce vertueux citoyen, préférant le salut de sa patrie au sien propre, retenoit toujours son urine. Il étoit prêt à périr, lorsqu’un medecin, homme d’esprit, entre tout effrayé dans sa chambre : « Narsingue[260], lui dit-il, est en feu, ce n’est bientôt qu’un monceau de cendres ; hâtez-vous de lâcher votre urine ». À ces mots le bon Indien pisse, raisonne juste, et passe pour fou[261].

Un autre homme, sans doute attaqué des mêmes vapeurs, comparoit un jour le petit nombre des élus au nombre prodigieux d’hommes que le péché précipite journellement dans l’enfer. « Si l’ambition, l’avarice, la luxure, se disoit-il à lui-même, nous portent à tant de crimes, que n’en commet-on du moins qui soient utiles aux hommes ? Pourquoi ne pas donner la mort aux enfants avant l’âge du péché ? Par ce crime je peuplerois le ciel de bienheureux : j’offenserois sans doute l’Éternel, je m’exposerois à tomber dans l’abyme de l’enfer ; mais enfin je sauverois des hommes : je serois le Curtius qui se jette dans le gouffre pour le salut de Rome ». L’assassinat de quelques enfants fut la conséquence juste qu’il tira de ce raisonnement.

Si de pareils hommes sont généralement regardés comme fous, ce n’est pas uniquement parce qu’ils appuient leur raisonnement sur des principes faux, mais sur des principes réputés tels. En effet, le théologien chinois qui prouve les neuf incarnations de Wisthnou, et le musulman qui, d’après l’Alcoran, soutient que la terre est portée sur les cornes d’un taureau, se fondent certainement sur des principes aussi ridicules que ceux de mon Indien ; cependant l’un et l’autre seront, chacun en leur pays, cités comme des gens sensés. Pourquoi le seront-ils ? C’est qu’ils soutiennent des opinions qui sont généralement reçues. En fait de vérités religieuses, la raison est sans force contre deux grands missionnaires, l’exemple et la crainte. D’ailleurs en tout pays les préjugés des grands sont la loi des petits. Ce Chinois et ce musulman passeront donc pour sages uniquement parce qu’ils sont fous de la folie commune. Ce que je dis de la folie, je l’applique à la bêtise : celui-là seul est cité comme bête qui n’est pas bête de la bêtise commune.

Certains villageois, dit-on, bâtissent un pont ; ils y gravent cette inscription : Le présent pont est fait ici. D’autres voulant retirer un homme d’un puits dans lequel il étoit tombé, ils lui passent au cou un nœud coulant, et le retirent étranglé. Si les bêtises de cette espece doivent toujours exciter le rire, comment, dira-t-on, écouter sérieusement les dogmes des bonzes, des brachmanes et des talapoins ? dogmes aussi absurdes que l’inscription du pont. Comment peut-on, sans rire, voir les rois, les peuples, les ministres, et même les grands hommes, se prosterner quelquefois aux pieds des idoles et montrer pour des fables ridicules la vénération la plus profonde ? Comment, en parcourant les voyages, n’est-on pas étonné d’y voir l’existence des sorciers et des magiciens aussi généralement reconnue que l’existence de Dieu, et passer chez la plupart des nations pour aussi démontrée ? Par quelle raison enfin des absurdités différentes, mais également ridicules, ne feroient-elles pas sur nous la même impression ? C’est qu’on se moque volontiers d’une bêtise dont on se croit exempt, c’est que personne ne répete, d’après le villageois, le présent pont est fait ici, et qu’il n’en est pas ainsi lorsqu’il s’agit d’une pieuse absurdité. Personne ne se croyant tout-à-fait à l’abri de l’ignorance qui la produit, on craint de rire de soi sous le nom d’autrui.

Ce n’est donc point en général à l’absurdité d’un raisonnement mais à l’absurdité d’une certaine espece de raisonnement qu’on donne le nom de bêtise. On ne peut donc entendre par ce mot qu’une ignorance peu commune ; aussi donne-t-on quelquefois le nom de bête à ceux même auxquels on accorde un grand génie. La science des choses communes est la science des gens médiocres ; et quelquefois l’homme de génie est à cet égard d’une ignorance grossiere. Ardent à s’élancer jusqu’aux premiers principes de l’art ou de la science qu’il cultive, et content d’y saisir quelques-unes de ces vérités neuves, premieres et générales, d’où découlent une infinité de vérités secondaires, il néglige toute autre espece de connoissance. Sort-il du sentier lumineux que lui trace le génie ? il tombe dans mille erreurs ; et Newton commente l’Apocalypse.

Le génie éclaire quelques uns des arpents de cette nuit immense qui environne les esprits médiocres ; mais il n’éclaire pas tout. Je compare l’homme de génie à la colonne qui marchoit devant les Hébreux, et qui tantôt étoit obscure et tantôt lumineuse. Le grand homme, toujours supérieur en un genre, manque nécessairement d’esprit en beaucoup d’autres ; à moins qu’on n’entende ici par esprit l’aptitude à s’instruire, que peut-être on peut regarder comme une connoissance commencée. Le grand homme, par l’habitude de l’application, la méthode d’étudier, et la distinction qu’il est à portée de faire entre une demi-connoissance et une connoissance entiere, a certainement à cet égard un grand avantage sur le commun des hommes. Ces derniers, n’ayant point contracté l’habitude de la méditation et n’ayant rien su profondément, se croient toujours assez instruits lorsqu’ils ont une connoissance superficielle des choses. L’ignorance et la sottise se persuadent aisément qu’elles savent tout : l’une et l’autre sont toujours orgueilleuses. Le grand homme seul peut être modeste.

Si je rétrécis l’empire du génie et montre les bornes dans lesquelles la nature le force à se renfermer, c’est pour faire plus évidemment sentir que l’esprit juste, déjà fort inférieur au génie, ne peut, comme on l’imagine, porter des jugements toujours vrais sur les divers objets du raisonnement. Un tel esprit est impossible. Le propre de l’esprit juste est de tirer des conséquences exactes des opinions reçues : or ces opinions sont fausses pour la plupart, et l’esprit juste ne remonte jamais jusqu’à l’examen de ces opinions : l’esprit juste n’est donc le plus souvent que l’art de raisonner méthodiquement faux. Peut-être cette sorte d’esprit suffit pour faire un bon juge ; mais jamais elle ne fait un grand homme. Quiconque en est doué n’excelle ordinairement en aucun genre et ne se rend recommandable par aucun talent. Il obtient, dira-t-on, souvent l’estime des gens médiocres. J’en conviens : mais leur estime, en lui faisant concevoir une trop haute idée de lui-même, devient pour lui une source d’erreurs, erreurs auxquelles il est impossible de l’arracher. Car enfin, si le miroir, de tous les conseillers le conseiller le plus poli et le plus discret, n’apprend à personne à quel point il est difforme, qui pourroit désabuser un homme de la trop haute opinion qu’il a conçue de lui-même, sur-tout lorsque cette opinion est appuyée de l’estime de la plupart de ceux qui l’environnent ? C’est être encore assez modeste que de ne s’estimer que d’après l’éloge d’autrui. De là cependant cette confiance de l’esprit juste en ses propres lumieres, et ce mépris pour les grands hommes qu’il regarde souvent comme des visionnaires, comme des esprits systématiques et de mauvaises têtes[262]. Ô esprits justes ! leur diroit-on, lorsque vous traitez de mauvaises têtes ces grands hommes, qui du moins sont si supérieurs dans le genre où le public les admire, quelle opinion pensez-vous que le public puisse avoir de vous, dont l’esprit ne s’étend pas au-delà de quelques petites conséquences tirées d’un principe vrai ou faux et dont la découverte est peu importante ? Toujours en extase devant votre petit mérite, vous n’êtes pas, direz-vous, sujets aux erreurs des hommes célebres. Oui, sans doute, parce qu’il faut ou courir ou du moins marcher pour tomber. Lorsque vous vantez entre vous la justesse de votre esprit, il me semble entendre des culs-de-jatte se glorifier de ne point faire de faux pas. Votre conduite, ajouterez-vous, est souvent plus sage que celle des hommes de génie : oui, parce que vous n’avez pas en vous ce principe de vie et de passions qui produit également les grands vices, les grandes vertus et les grands talents. Mais en êtes-vous plus recommandables ? Qu’importe au public la bonne ou mauvaise conduite d’un particulier ? Un homme de génie, eût-il des vices, est encore plus estimable que vous. En effet, on sert sa patrie ou par l’innocence de ses mœurs et les exemples de vertu qu’on y donne, ou par les lumieres qu’on y répand. De ces deux manieres de servir sa patrie, la derniere, qui sans contredit appartient plus directement au génie, est en même temps celle qui procure le plus d’avantages au public. Les exemples de vertu que donne un particulier ne sont guere utiles qu’au petit nombre de ceux qui composent la société : au contraire les lumieres nouvelles que ce même particulier répandra sur les arts et les sciences sont des bienfaits pour l’univers. Il est donc certain que l’homme de génie, fût-il d’une probité peu exacte, aura toujours plus de droits que vous à la reconnoissance publique.

Les déclamations des esprits justes contre les gens de génie doivent sans doute en imposer quelque temps à la multitude : rien de plus facile à tromper. Si l’Espagnol, à l’aspect des lunettes que portent toujours sur le nez quelques-uns de ses docteurs, se persuade que ces docteurs ont perdu leurs yeux à la lecture et qu’ils sont très savants, si l’on prend tous les jours la vivacité du geste pour celle de l’esprit, et la taciturnité pour profondeur, il faut bien qu’on prenne aussi la gravité ordinaire aux esprits justes pour un effet de leur sagesse. Mais le prestige se détruit ; et l’on se rappelle bientôt que la gravité, comme le dit mademoiselle de Scudery, n’est qu’un secret du corps pour cacher les défauts de l’esprit[263]. Il n’y a donc proprement que ces esprits justes qui soient long-temps dupes de la gravité qu’ils affectent. Au reste, qu’ils se croient sages parce qu’ils sont sérieux ; qu’inspirés par l’orgueil et l’envie, lorsqu’ils décrient le génie, ils croient l’être par la justice : personne à cet égard n’échappe à l’erreur. Ces méprises de sentiment sont en tous genres si générales et si fréquentes, que je crois répondre au desir de mon lecteur en consacrant à cet examen quelques pages de cet ouvrage.


CHAPITRE IX

Méprise de sentiment.


Semblable au trait de la lumiere qui se compose d’un faisceau de rayons, tout sentiment se compose d’une infinité de sentiments, qui concourent à produire telle volonté dans notre ame et telle action dans notre corps. Peu d’hommes ont le prisme propre à décomposer ce faisceau de sentiments ; en conséquence l’on se croit souvent animé, ou d’un sentiment unique, ou de sentiments différents de ceux qui nous meuvent. Voilà la cause de tant de méprises de sentiment, et pourquoi nous ignorons presque toujours les vrais motifs de nos actions.

Pour faire mieux sentir combien il est difficile d’échapper à ces méprises de sentiment, je dois présenter quelques unes des erreurs où nous jette la profonde ignorance de nous-mêmes.


CHAPITRE X

Combien l’on est sujet à se méprendre sur les motifs qui nous déterminent.


Une mere idolâtre son fils. Je l’aime, dira-t-elle, pour lui-même. Cependant, répondra-t-on, vous ne prenez aucun soin de son éducation, et vous ne doutez pas qu’une bonne éducation ne puisse infiniment contribuer à son bonheur ; pourquoi donc sur ce sujet ne consultez-vous point les gens d’esprit et ne lisez-vous aucun des ouvrages faits sur cette matiere ? C’est, répliquera-t-elle, parce qu’en ce genre je crois en savoir autant que les auteurs et leurs ouvrages. Mais d’où naît cette confiance en vos lumieres ? Ne seroit-elle pas l’effet de votre indifférence ? Un desir vif nous inspire toujours une salutaire méfiance de nous-mêmes. A-t-on un procès considérable ? on voit des procureurs, des avocats ; on en consulte un grand nombre, on lit ses factums. Est-on attaqué de ces maladies de langueur qui sans cesse nous environnent des ombres et des horreurs de la mort ? on voit des médecins, on recueille leurs avis, on lit des livres de médecine, on devient soi-même un peu médecin. Telle est la conduite de l’intérêt vif. Lorsqu’il s’agit de l’éducation des enfants, si vous n’êtes point susceptible du même intérêt, c’est que vous ne les aimez point pour eux-mêmes. Mais, ajoutera cette mere, quels seroient les motifs de ma tendresse ? Parmi les peres et les meres, répondrai-je, les uns sont affectés du sentiment de la postéromanie ; dans leurs enfants, ils n’aiment proprement que leur nom : les autres sont jaloux de commander, et dans leurs enfants ils n’aiment que leurs esclaves. L’animal se sépare de ses petits lorsque leur foiblesse ne les tient plus dans sa dépendance, et l’amour paternel s’éteint dans presque tous les cœurs lorsque les enfants ont, par leur âge ou leur état, atteint l’indépendance. Alors, dit le poëte Saadi, le pere ne voit en eux que des héritiers avides : et c’est la cause, ajoute ce même poëte, de l’amour extrême de l’aïeul pour ses petits-fils ; il les regarde comme les ennemis de ses ennemis.

Il est enfin des peres et des meres qui dans leurs enfants n’apperçoivent qu’un joujou et qu’une occupation. La perte de ce joujou leur seroit insupportable : mais leur affliction prouveroit-elle qu’ils aiment un enfant pour lui-même ? Tout le monde sait ce trait de la vie de M. de Lauzun : il étoit à la Bastille ; là, sans livres, sans occupation, en proie à l’ennui et à l’horreur de la prison, il s’avise d’apprivoiser une araignée. C’étoit la seule consolation qui lui restât dans son malheur. Le gouverneur de la Bastille, par une inhumanité commune aux hommes accoutumés à voir des malheureux[264], écrase cette araignée. Le prisonnier en ressent un chagrin cuisant ; il n’est point de mere que la mort de son fils affecte d’une douleur plus violente. Or, d’où vient cette conformité de sentiments pour des objets si différents ? C’est que, dans la perte d’un enfant comme dans la perte d’une araignée, l’on n’a souvent à pleurer que l’ennui et le désœuvrement où l’on tombe. Si les meres paroissent en général plus sensibles à la mort d’un enfant que ne le seroit un pere distrait par ses affaires ou livré aux soins de l’ambition, ce n’est pas que cette mere aime plus tendrement son fils ; mais c’est qu’elle fait une perte plus difficile à remplacer. Les méprises de sentiment sont en ce genre très fréquentes. On chérit rarement un enfant pour lui-même. Cet amour paternel[265], dont tant de gens font parade et dont ils se croient vivement affectés, n’est le plus souvent en eux qu’un effet, ou du sentiment de la postéromanie, ou de l’orgueil de commander, ou d’une crainte de l’ennui et du désœuvrement.

Une pareille méprise de sentiment persuade aux dévots fanatiques que c’est à leur zele pour la religion qu’ils doivent la haine qu’ils ont pour les philosophes, et les persécutions qu’ils excitent contre eux. Mais, leur dit-on, ou l’opinion qui vous révolte dans l’ouvrage d’un philosophe est fausse, ou elle est vraie. Dans le premier cas, vous pouvez, animés de cette vertu douce que suppose la religion, lui en prouver philosophiquement la fausseté ; vous le devez même chrétiennement. « Nous n’exigeons point, dit S. Paul, une obéissance aveugle ; nous enseignons, nous prouvons, nous persuadons ». Dans le second cas, c’est-à-dire si l’opinion de ce philosophe est vraie, elle n’est point alors contraire à la religion : le croire, c’est un blasphême. Deux vérités ne peuvent être contradictoires ; et la vérité, dit M. l’abbé de Fleury, ne peut jamais nuire à la vérité. Mais cette opinion, dira le dévot fanatique, ne paroît pas se concilier avec les principes de la religion. Vous pensez donc, lui répliquera-t-on, que tout ce qui résiste aux efforts de votre esprit, et ce que vous ne pouvez concilier avec les dogmes de votre religion, est réellement inconciliable avec ces mêmes dogmes ? Ne savez-vous pas que Galilée fut indignement traîné dans les prisons de l’inquisition pour avoir soutenu que le soleil étoit immobile au centre du monde[266] ; que son systême scandalisa d’abord les imbécilles, et leur parut absolument contraire à ce texte de l’écriture, arrête-toi, soleil ? Cependant d’habiles théologiens ont depuis accordé les principes de Galilée avec ceux de la religion. Qui vous assure qu’un théologien, plus heureux ou plus éclairé que vous, ne levera pas la contradiction que vous croyez appercevoir entre votre religion et l’opinion que vous condamnez ? Qui vous force, par une censure précipitée, d’exposer, si ce n’est la religion, du moins ses ministres, à la haine qu’excite la persécution ? Pourquoi, toujours empruntant le secours de la force et de la terreur, vouloir imposer silence aux gens de génie, et priver l’humanité des lumieres utiles qu’ils peuvent lui procurer ?

Vous obéissez, dites-vous, à la religion. Mais elle vous ordonne la méfiance de vous-mêmes et l’amour du prochain. Si vous n’agissez pas conformément à ces principes, ce n’est donc pas l’esprit de Dieu qui vous anime[267]. Mais, direz-vous, quelles sont donc les divinités qui m’inspirent ? La paresse et l’orgueil. C’est la paresse, ennemie de toute contention d’esprit, qui vous révolte contre des opinions que vous ne pouvez, sans étude et sans quelque fatigue d’attention, lier aux principes reçus dans les écoles ; mais qui, philosophiquement démontrées, ne peuvent être théologiquement fausses.

C’est l’orgueil, ordinairement plus exalté dans le bigot que dans tout autre homme, qui lui fait détester dans l’homme de génie le bienfaiteur de l’humanité, et qui le souleve contre des vérités dont la découverte l’humilie.

C’est donc cette même paresse et ce même orgueil qui, se déguisant[268] à ses yeux sous l’apparence du zele[269], en font le persécuteur des hommes éclairés ; et qui, dans l’Italie, l’Espagne, et le Portugal, ont forgé les chaînes, bâti les cachots, et dressé les bûchers de l’inquisition.

Au reste, ce même orgueil, si redoutable dans le dévot fanatique, et qui dans toutes les religions lui fait au nom du Très-Haut persécuter les hommes de génie, arme quelquefois contre eux les gens en place.

À l’exemple de ces pharisiens qui traitoient de criminels ceux qui n’adoptoient point toutes leurs décisions, que de visirs traitent d’ennemis de la nation ceux qui n’approuvent point aveuglément leur conduite ! Induits à cette erreur par une méprise de sentiment commune à presque tous les hommes, il n’est point de visir qui ne prenne son intérêt pour l’intérêt de la nation ; qui ne soutienne sans le savoir qu’humilier son orgueil c’est insulter au public ; et que blâmer sa conduite, avec quelque ménagement qu’on le fasse, c’est exciter le trouble dans l’état. Mais, lui diroit-on, vous vous trompez vous-même ; et dans ce jugement c’est l’intérêt de votre orgueil, et non l’intérêt général, que vous consultez. Ignorez-vous qu’un citoyen, s’il est vertueux, ne verra jamais avec indifférence les maux qu’occasionne une mauvaise administration ? La législation, qui de toutes les sciences est la plus utile, ne doit-elle pas comme toute autre science se perfectionner par les mêmes moyens ? C’est en éclairant les erreurs des Aristote, des Averroès, des Avicenne, et de tous les inventeurs dans les sciences et les arts, qu’on a perfectionné ces mêmes arts et ces mêmes sciences. Vouloir couvrir les fautes de l’administration du voile du silence, c’est donc s’opposer aux progrès de la législation, et par conséquent au bonheur de l’humanité. C’est ce même orgueil, masqué à vos propres yeux du nom de bien public, qui vous fait avancer cet axiome, qu’une faute une fois commise, le divan doit toujours la soutenir, et que l’autorité ne doit point plier. Mais, vous répondra-t-on, si le bien public est l’objet que se propose tout prince et tout gouvernement, doivent-ils employer l’autorité à soutenir une sottise ? L’axiome que vous établissez ne signifie donc rien autre chose, sinon : J’ai donné mon avis ; je ne veux pas qu’en montrant au prince la nécessité de changer de conduite on lui prouve trop clairement que je l’ai mal conseillé.

Au reste il est peu d’hommes qui échappent aux illusions de cette espece. Que de gens faux de bonne foi, faute de s’être examinés ! S’il en est pour qui les autres ne soient pour ainsi dire que des corps diaphanes, et qui lisent également bien et dans leur intérieur et dans l’intérieur d’autrui, le nombre en est petit. Pour se connoître, il faut s’observer, faire une longue étude de soi-même. Les moralistes sont presque les seuls intéressés à cet examen, et la plupart des hommes s’ignorent.

Parmi ceux qui déclament avec tant d’emportement contre les singularités de quelques hommes d’esprit, que de gens ne se croient uniquement animés que de l’esprit de justice et de vérité ! Cependant, leur diroit-on, pourquoi se déchaîner avec tant de fureur contre un ridicule qui souvent ne nuit à personne ? Un homme joue le singulier ; riez-en, à la bonne heure : c’est même le parti que vous prendrez avec un homme sans mérite. Pourquoi n’en userez-vous pas de même avec un homme d’esprit ? C’est que sa singularité attire l’attention du public : or, son attention une fois fixée sur un homme de mérite, il s’en occupe, il vous oublie, et votre orgueil en est blessé. Voilà quel est en vous le principe secret et du respect que vous affectez pour l’usage et de votre haine pour le singulier.

Vous me direz peut-être : L’extraordinaire frappe ; il ajoute à la célébrité de l’homme d’esprit ; le mérite simple et modeste en est moins estimé ; et c’est une injustice dont je le venge en décriant la singularité. Mais l’envie, répondrai-je, ne vous fait-elle pas appercevoir l’affectation où l’affectation n’est pas ? En général, les hommes supérieurs y sont peu sujets ; un caractere paresseux et méditatif peut avoir de la singularité, mais jamais il ne la jouera. L’affectation de la singularité est donc très rare.

Pour soutenir le personnage de singulier, de quelle activité faut-il être doué ! Quelle connoissance du monde faut-il avoir et pour choisir précisément un ridicule qui ne nous rende ni méprisables ni odieux aux autres hommes, et pour adapter ce ridicule à notre caractere et le proportionner à notre mérite ! Car enfin ce n’est qu’avec une telle dose de génie qu’il est permis d’avoir un tel ridicule. A-t-on cette dose ? il faut en convenir ; alors, loin de nous nuire, un ridicule nous sert. Lorsqu’Énée descend aux enfers, pour adoucir le monstre qui veille à leurs portes ce héros se pourvoit, par le conseil de la Sibylle, d’un gâteau qu’il jette dans la gueule de Cerbere. Qui sait si, pour appaiser la haine de ses contemporains, le mérite ne doit pas aussi jeter dans la gueule de l’envie le gâteau d’un ridicule ? La prudence l’exige, et même l’humanité l’ordonne. S’il naissoit un homme parfait, il devroit toujours par quelques grandes sottises adoucir la haine de ses concitoyens. Il est vrai qu’à cet égard on peut s’en fier à la nature, et qu’elle a pourvu chaque homme de la dose de défauts suffisante pour le rendre supportable.

Une preuve certaine que c’est l’envie qui, sous le nom de justice, se déchaîne contre les ridicules des gens d’esprit, c’est que toute singularité ne nous blesse point en eux. Une singularité grossiere, et qui flatte, par exemple, la vanité de l’homme médiocre, en lui faisant appercevoir dans les gens de mérite des ridicules dont il est exempt, en lui persuadant que tous les gens d’esprit sont fous et que lui seul est sage, est une singularité toujours très propre à leur concilier sa bienveillance. Qu’un homme d’esprit, par exemple, s’habille d’une maniere singuliere : la plupart des hommes, qui ne distinguent point la sagesse de la folie, et ne la reconnoissent qu’à l’enseigne d’une perruque plus ou moins longue, prendront cet homme pour un fou ; ils en riront, mais ils l’en aimeront davantage. En échange du plaisir qu’ils trouvent à s’en moquer, quelle célébrité ne lui donneront-ils pas ? On ne peut rire souvent d’un homme sans en parler beaucoup. Or ce qui perdroit un sot accroît la réputation d’un homme de mérite. On ne s’en moque pas sans avouer et peut-être même sans exagérer sa supériorité dans le genre où il se distingue. Par des déclamations outrées, l’envieux, à son insu, contribue lui-même à la gloire des gens de mérite. Quelle reconnoissance ne te dois-je pas ! lui diroit volontiers l’homme d’esprit ; que ta haine me fait d’amis ! Le public ne s’est pas long-temps mépris sur les motifs de ton aigreur ; c’est l’éclat de ma réputation et non ma singularité qui t’offense. Si tu l’osois, tu jouerois, comme moi, le singulier : mais tu sais qu’une singularité affectée est une platitude dans un homme sans esprit : ton instinct t’avertit, ou que tu n’as pas, ou du moins que le public ne t’accorde pas, le mérite nécessaire pour jouer le singulier. Voilà quelle est la vraie cause de ton horreur pour la singularité[270]. Tu ressembles à ces femmes contrefaites qui, criant sans cesse à l’indécence contre tout habillement nouveau et propre à marquer la taille, ne s’apperçoivent point que c’est à leur difformité qu’elles doivent leur respect pour les anciennes modes.

Notre ridicule nous est toujours caché ; ce n’est que dans les autres qu’on l’apperçoit. Je rapporterai à ce sujet un fait assez plaisant qui, dit-on, est arrivé de nos jours. Le duc de Lorraine donnoit un grand repas à toute sa cour ; on avoit servi le souper dans un vestibule, et ce vestibule donnoit sur un parterre. Au milieu du souper, une femme croit voir une araignée ; la peur la saisit, elle pousse un cri, quitte la table, fuit dans le jardin, et tombe sur un gazon. Au moment de sa chûte elle entend rouler quelqu’un à ses côtés ; c’étoit le premier ministre du duc : Ah ! monsieur, lui dit-elle, que vous me rassurez, et que j’ai de graces à vous rendre ! je craignois d’avoir fait une impertinence : Eh ! madame, qui pourroit y tenir ? répond le ministre : mais, dites-moi, étoit-elle bien grosse ? Ah ! monsieur, elle étoit affreuse. Voloit-elle, ajouta-t-il, près de moi ? Que voulez-vous dire ? une araignée voler ? Eh quoi ! reprit-il, c’est pour une araignée que vous faites ce train-là ? Allez, madame, vous êtes une folle : je croyois que c’étoit une chauve-souris. Ce fait est l’histoire de tous les hommes. On ne peut supporter son ridicule dans autrui ; on s’injurie réciproquement ; et, dans ce monde, ce n’est jamais qu’une vanité qui se moque de l’autre. Aussi, d’après Salomon, est-on toujours tenté de s’écrier : Tout est vanité ! C’est à cette vanité que tiennent la plupart de nos méprises de sentiment. Mais, comme c’est surtout en matiere de conseils que cette méprise est plus facilement apperçue, après avoir exposé quelques unes des erreurs où nous jette la profonde ignorance de nous-mêmes, il est encore utile de montrer les erreurs où cette même ignorance de nous-mêmes précipite quelquefois les autres.


CHAPITRE XI.

Des conseils.


Tout homme qu’on consulte croit toujours ses conseils dictés par l’amitié. Il le dit, la plupart des gens le croient sur sa parole, et leur aveugle confiance ne les égare que trop souvent. Il seroit cependant très facile de se détromper sur ce point ; car enfin on aime peu de gens, et l’on veut conseiller tout le monde. Où cette manie de conseiller prend-elle sa source ? Dans notre vanité. La folie de presque tout homme est de se croire sage, et beaucoup plus sage que son voisin : tout ce qui le confirme dans cette opinion lui plaît. Qui nous consulte nous est agréable : c’est un aveu d’infériorité qui nous flatte. D’ailleurs que d’occasions l’intérêt du consultant ne nous donne-t-il pas d’étaler nos maximes, nos idées, nos sentiments, de parler de nous, d’en parler beaucoup, et d’en parler en bien ! Aussi n’est-il personne qui n’en profite. Plus occupés de l’intérêt de notre vanité que de l’intérêt du consultant, il nous quitte ordinairement sans être instruit ni éclairé ; et nos conseils n’ont été que notre panégyrique. C’est donc, presque toujours, la vanité qui conseille. Aussi veut-on corriger tout le monde. C’est à ce sujet qu’un philosophe répondoit à un de ces conseillers empressés : « Comment me corrigerois-je de mes défauts, puisque tu ne te corrige pas toi-même de l’envie de corriger » ? Si c’étoit en effet l’amitié seule qui donnât des conseils, cette passion, comme toute passion vive, nous éclaireroit, nous feroit connoître quand et comment l’on doit conseiller. Dans le cas de l’ignorance, nul doute, par exemple, qu’un conseil ne soit très utile. Un avocat, un médecin, un philosophe, un politique, peuvent, chacun en leur genre, donner d’excellents avis. Dans tout autre cas le conseil est inutile ; souvent même il est ridicule, parce qu’en général c’est toujours soi qu’on y propose pour modele. Qu’un ambitieux consulte un homme modéré, et lui propose ses vues et ses projets : Abandonnez-les, lui dira celui-ci ; ne vous exposez point à des dangers, à des chagrins sans nombre, et livrez-vous à des occupations douces. Peut-être, lui répliquera l’ambitieux, entre des passions et des caracteres différents, si j’avois encore un choix à faire, peut-être me rendrois-je à votre avis ; mais il s’agit, mes passions données, mon caractere formé, et mes habitudes prises, d’en tirer le meilleur parti possible pour mon bonheur. C’est sur ce point que je vous consulte. En vain ajouteroit-il que le caractere une fois formé, il est impossible d’en changer ; que les plaisirs d’un homme modéré seroient insipides pour un ambitieux ; et que le ministre disgracié meurt d’ennui : quelques raisons qu’il allegue, l’homme modéré lui répétera toujours : Il ne faut pas être ambitieux. Il me semble entendre un médecin dire à son malade : Monsieur, n’ayez pas la fievre. Les vieillards tiendront le même langage. Qu’un jeune homme les consulte sur la conduite qu’il doit tenir : Fuyez, lui diront-ils, tout bal, tout spectacle, toute assemblée de femmes, et tout amusement frivole ; occupez-vous tout entier de votre fortune ; imitez-nous. Mais, leur répliquera le jeune homme, je suis encore très sensible au plaisir ; j’aime les femmes avec fureur : comment y renoncer ? vous sentez qu’à mon âge ce plaisir est un besoin. Quelque chose qu’il dise, un vieillard ne comprendra jamais que la jouissance d’une femme soit si nécessaire au bonheur d’un homme. Tout sentiment qu’on n’éprouve plus est un sentiment dont on n’admet point l’existence. Le vieillard ne cherche plus le plaisir, le plaisir ne le cherche plus ; les objets qui l’occupoient dans sa jeunesse se sont insensiblement éloignés de ses yeux. L’homme alors est comparable au vaisseau qui cingle en haute mer, qui perd insensiblement de vue les objets qui l’attachoient au rivage, et qui lui-même disparoît bientôt à leurs yeux. Qui considere l’ardeur avec laquelle chacun se propose pour modele croit voir des nageurs répandus sur un grand lac, et qui, emportés par des courants divers, levent la tête au-dessus de l’eau, et se crient les uns aux autres : C’est moi qu’il faut suivre, et c’est là qu’il faut aborder. Retenu lui-même par des chaînes d’airain sur un rocher d’où il contemple leur folie, Ne voyez-vous pas, dit le sage, qu’entraînés par des courants contraires vous ne pouvez aborder au même endroit ? Conseiller à un homme de dire ceci, de faire cela, c’est ordinairement ne rien dire, sinon, J’agirois de cette maniere, je dirois telle chose. Aussi ce mot de Moliere, Vous êtes orfevre, monsieur Josse, appliqué à l’orgueil de se donner pour exemple, est-il bien plus général qu’on ne l’imagine. Il n’est point de sot qui ne voulût diriger la conduite de l’homme du plus grand esprit[271]. Il me semble voir le chef des Natchès[272] qui, tous les matins, au lever de l’aurore, sort de sa cabane, et du doigt marque au soleil son frere la route qu’il doit tenir.

Mais, dira-t-on, l’homme que l’on consulte peut sans doute se faire illusion à lui-même, attribuer à l’amitié ce qui n’est en lui que l’effet de sa vanité : mais comment cette illusion passe-t-elle jusqu’à celui qui consulte ? comment n’est-il pas à cet égard éclairé par son intérêt ? C’est qu’on croit volontiers que les autres prennent à ce qui nous regarde un intérêt que réellement ils n’y prennent point ; c’est que la plupart des hommes sont foibles, ne peuvent se conduire eux-mêmes, ont besoin qu’on les décide ; et qu’il est très facile, comme l’observation le prouve, de communiquer à de pareils hommes la haute opinion qu’on a de soi. Il n’en est pas ainsi d’un esprit ferme : s’il consulte, c’est qu’il ignore. Il sait que, dans tout autre cas, et lorsqu’il s’agit de son propre bonheur, c’est uniquement à lui seul qu’il doit s’en rapporter. En effet, si la bonté d’un conseil dépend alors d’une connoissance exacte du sentiment et du degré de sentiment dont un homme est affecté, qui peut mieux se conseiller que soi-même ? Si l’intérêt vif nous éclaire sur tous les objets de nos recherches, qui peut être plus éclairé que nous sur notre propre bonheur ? Qui sait si, le caractere formé et les habitudes prises, chacun ne se conduit pas le mieux possible, lors même qu’il paroît le plus fou ? Tout le monde sait cette réponse d’un fameux oculiste. Un paysan va le consulter ; il le trouve à table, buvant et mangeant bien : « Que faire pour mes yeux ? lui dit le paysan ». — « Vous abstenir du vin, reprend l’oculiste ». — « Mais il me semble, reprend le paysan en s’approchant de lui, que vos yeux ne sont pas plus sains que les miens ; et cependant vous buvez ». — « Oui vraiment ; c’est que j’aime mieux boire que guérir ». Que de gens dont le bonheur est, comme celui de cet oculiste, attaché à des passions qui doivent les plonger dans les plus grands malheurs, et qui cependant, si je l’ose dire, seroient fous de vouloir être plus sages ! Il est même des hommes, et l’expérience ne l’a que trop démontré, qui sont assez malheureusement nés pour ne pouvoir être heureux que par des actions qui les menent à la Greve[273]. Mais, répliquera-t-on, il est aussi des hommes qui, faute d’un sage conseil, tombent journellement dans les fautes les plus grossieres : un bon conseil sans doute pourroit les leur faire éviter. Mais je dis qu’ils en commettroient de plus considérables encore s’ils se livroient indistinctement aux conseils d’autrui. Qui les suit aveuglément n’a qu’une conduite pleine d’inconséquences, ordinairement plus funeste que les excès même des passions.

En s’abandonnant à son caractere on s’épargne au moins les efforts inutiles qu’on fait pour y résister. Quelque forte que soit la tempête, lorsqu’on prend le vent arriere on soutient sans fatigue l’impétuosité des mers ; mais, si l’on veut lutter contre les vagues en prêtant le flanc à l’orage, on ne trouve par-tout qu’une mer rude et fatigante.

Des conseils inconsidérés ne nous précipitent que trop souvent dans des abymes de malheurs. Aussi devroit-on souvent se rappeler ce mot de Socrate : « Puissé-je, disoit ce philosophe, toujours en garde contre mes maîtres et mes amis, conserver toujours mon ame dans une situation tranquille, et n’obéir jamais qu’à la raison, la meilleure des conseilleres » ! Quiconque écoute la raison est non seulement sourd aux mauvais conseils, mais pese encore à la balance du doute les conseils même de ces gens qui, respectables par leur âge, leurs dignités, et leur mérite, mettent cependant trop d’importance à leurs occupations, et, comme le héros de Cervantes, ont un coin de folie auquel ils veulent tout ramener. Si les conseils sont quelquefois utiles, c’est pour se mettre en état de se mieux conseiller soi-même : s’il est prudent d’en demander, ce n’est qu’à ces gens sages qui, connoissant la rareté et le prix d’un bon conseil, en sont et doivent toujours en être avares[274]. En effet, pour en donner d’utiles, avec quel soin ne faut-il pas approfondir le caractere d’un homme ! quelle connoissance ne faut-il pas avoir de ses goûts, de ses inclinations, des sentiments qui l’animent, et du degré de sentiment dont il est affecté ! quelle finesse enfin pour pressentir les fautes qu’il veut commettre avant que de s’en repentir, pour prévoir les circonstances où la fortune doit le placer, et juger en conséquence si tel défaut dont on voudroit le corriger ne se changera pas en vertu dans les places où vraisemblablement il doit parvenir ! C’est le tableau effrayant de ces difficultés qui rend l’homme sage si réservé sur l’article des conseils. Aussi n’est-ce qu’à ceux qui n’en donnent point qu’il en faut toujours demander. Tout autre conseil doit être suspect. Mais est-il quelque signe auquel on puisse reconnoître les conseils de l’homme sage ? Oui sans doute il en est. Toutes les passions ont un langage différent. On peut donc, par l’énoncé des conseils, reconnoître le motif qui les donne. Dans la plupart des hommes c’est, comme je l’ai dit plus haut, l’orgueil qui les dicte ; et les conseils de l’orgueil, toujours humiliants, ne sont presque jamais suivis. L’orgueil les donne, l’orgueil y résiste : c’est l’enclume qui repousse le marteau. L’art de les faire goûter, qui de tous les arts est peut-être chez les hommes l’art le moins perfectionné, est absolument inconnu à l’orgueil. Il ne discute point. Ses conseils sont des décisions, et ses décisions sont la preuve de son ignorance. On dispute sur ce qu’on sait, on tranche sur ce qu’on ignore. Mortels, diroit volontiers l’orgueilleux, écoutez-moi : supérieur en esprit aux autres hommes, je parle ; qu’ils exécutent et croient en mes lumieres : me répliquer c’est m’offenser. Aussi, toujours plein d’un respect profond pour lui-même, qui résiste à ses conseils est un entêté auquel il faut des flatteurs, et non des amis. Superbe, lui répondroit-on, sur qui doit tomber ce reproche, si ce n’est sur toi-même, qui t’emportes avec tant de violence contre ceux qui par une déférence aveugle à tes décisions ne flattent point ta présomption ? Apprends que c’est le vice de l’humeur qui te sauve du vice de la flatterie. D’ailleurs que veux-tu dire par cet amour pour la flatterie que tous les hommes se reprochent réciproquement, et dont on accuse principalement les grands et les rois ? Chacun, sans doute, hait la louange, lorsqu’il la croit fausse : l’on n’aime donc les flatteurs qu’en qualité d’admirateurs sinceres. Sous ce titre il est impossible de ne les point aimer, parce que chacun se croit louable, et veut être loué. Qui dédaigne les éloges souffre du moins qu’on le loue sur ce point. Lorsqu’on déteste le flatteur, c’est qu’on le reconnoît pour tel. Dans la flatterie ce n’est donc pas la louange, mais la fausseté, qui choque. Si l’homme d’esprit paroît moins sensible aux éloges, c’est qu’il en apperçoit plus souvent la fausseté : mais qu’un flatteur adroit le loue, persiste à le louer, et mêle quelques blâmes aux éloges qu’il lui donne, l’homme d’esprit en sera tôt ou tard la dupe. Depuis l’artisan jusqu’aux princes, tout aime la louange, et par conséquent la flatterie adroite. Mais, dira-t-on, n’a-t-on pas vu des rois supporter avec reconnoissance les dures représentations d’un conseiller vertueux ? Oui, sans doute : mais ces princes étoient jaloux de leur gloire ; ils étoient amoureux du bien public ; leur caractere les forçoit d’appeler à leur cour des hommes animés de cette même passion, c’est-à-dire des hommes qui ne leur donnassent que des conseils favorables aux peuples. Or de pareils conseillers flattent un prince vertueux, du moins dans l’objet de sa passion, s’ils ne le flattent pas toujours dans les moyens qu’il prend pour la satisfaire : une pareille liberté ne l’offense donc pas. Je dirai de plus qu’une vérité dure peut quelquefois le flatter : c’est la morsure d’une maîtresse.

Qu’un homme s’approche d’un avare, et lui dise : Vous êtes un sot ; vous placez mal votre argent ; voilà l’emploi plus utile que vous en pouvez faire : loin d’être révolté d’une pareille franchise, l’avare en saura gré à son auteur. En désapprouvant la conduite de l’avare, on le flatte dans ce qu’il a de plus cher, c’est-à-dire dans l’objet de sa passion. Or ce que je dis de l’avare peut s’appliquer au roi vertueux.

À l’égard d’un prince que n’animeroit point l’amour de la gloire ou du bien public, ce prince ne pourroit attirer à sa cour que des hommes qui, relativement à ses goûts, ses préjugés, ses vues, ses projets, et ses plaisirs, pourroient l’éclairer sur l’objet de ses desirs : il ne seroit donc environné que de ces hommes vicieux auxquels la vengeance publique donne le nom de flatteurs[275]. Loin de lui fuiroient tous les gens vertueux. Exiger qu’il les rassemblât près de son trône, ce seroit lui demander l’impossible, et vouloir un effet sans cause. Les tyrans et les grands princes doivent se décider par le même motif sur le choix de leurs amis ; ils ne different que par la passion dont ils sont animés.

Tous les hommes veulent donc être loués et flattés : mais tous ne veulent pas l’être de la même maniere ; et c’est uniquement en ce point qu’ils sont différents entre eux. L’orgueilleux n’est point exempt de ce desir : quelle preuve plus forte que la hauteur avec laquelle il décide, et la soumission aveugle qu’il exige ? Il n’en est pas ainsi de l’homme sage ; son amour-propre ne se manifeste point d’une maniere insultante ; s’il donne un conseil, il n’exige point qu’on le suive. La saine raison soupçonne toujours qu’elle n’a pas considéré un objet sous toutes ses faces. Aussi l’énoncé de ses conseils est-il toujours remarquable par quelqu’une de ces expressions de doute propres à marquer la situation de l’ame. Telles sont ces phrases : Je crois que vous devez vous conduire de telle maniere ; tel est mon avis ; tels sont les motifs sur lesquels je me fonde : mais n’adoptez rien sans examen, etc. C’est à cette maniere de conseiller qu’on reconnoît l’homme sage : lui seul peut réussir auprès de l’homme d’esprit ; et, s’il n’a pas toujours le même succès auprès des gens médiocres, c’est que ces derniers, souvent incertains, veulent qu’on les arrache à leur irrésolution, et qu’on les décide ; ils s’en fient plus à la sottise qui tranche d’un ton ferme, qu’à la sagesse qui parle en hésitant.

L’amitié qui conseille prend à-peu-près le ton de la sagesse ; elle unit seulement l’expression du sentiment à celle du doute. Résiste-t-on à ses avis ? va-t-on même jusqu’à les mépriser ? c’est alors qu’elle se fait mieux connoître, et qu’après avoir fait ses représentations, elle s’écrie avec Pylade : Allons, seigneur, enlevons Hermione.

Chaque passion a donc ses tours, ses expressions, et sa maniere particuliere de s’exprimer : aussi l’homme qui, par une analyse exacte des phrases et des expressions dont se servent les différentes passions, donneroit le signe auquel on peut les reconnoître, mériteroit sans doute infiniment de la reconnoissance publique. C’est alors qu’on pourroit, dans le faisceau de sentiments qui produisent chaque acte de notre volonté, distinguer du moins le sentiment qui domine en nous. Jusques-là les hommes s’ignoreront eux-mêmes, et tomberont, en fait de sentiments, dans les erreurs les plus grossieres.


CHAPITRE XII

Du bon sens.


La différence de l’esprit d’avec le bon sens est dans la cause différente qui les produit. L’un est l’effet des passions fortes, et l’autre de l’absence de ces mêmes passions. L’homme de bon sens ne tombe donc communément dans aucune de ces erreurs où nous entraînent les passions ; mais aussi ne reçoit-il aucun de ces coups de lumiere qu’on ne doit qu’aux passions vives. Dans le courant de la vie et dans les choses où, pour bien voir, il suffit de voir d’un œil indifférent, l’homme de bon sens ne se trompe point. S’agit-il de ces questions un peu compliquées où, pour appercevoir et démêler le vrai, il faut quelque effort et quelque fatigue d’attention ? l’homme de bon sens est aveugle : privé de passions, il se trouve en même temps privé de ce courage, de cette activité d’ame, et de cette attention continue qui seules pourroient l’éclairer. Le bon sens ne suppose donc aucune invention, ni par conséquent aucun esprit : et c’est, si je l’ose dire, où le bon sens finit que l’esprit commence[276].

Il ne faut cependant point en conclure que le bon sens soit si commun. Les hommes sans passions sont rares. L’esprit juste, qui, de toutes les sortes d’esprit, est sans contredit l’espece la plus voisine du bon sens, n’est pas lui-même exempt de passions. D’ailleurs les sots n’en sont pas moins susceptibles que l’homme d’esprit. Si tous prétendent au bon sens, et même s’en donnent le titre, on ne les en croit pas sur leur parole. C’est M. Diafoirus qui dit : « Je jugeai par la pesanteur d’imagination de mon fils qu’il auroit un bon jugement à venir ». On manque toujours de bon sens lorsqu’à cet égard, l’on n’a que son défaut d’esprit pour appuyer ses prétentions.

Le corps politique est-il sain ? les gens de bon sens peuvent être appelés aux grandes places, et les remplir dignement. L’état est-il attaqué de quelque maladie ? ces mêmes gens de bon sens deviennent alors très dangereux. La médiocrité conserve les choses dans l’état où elle les trouve. Ils laissent tout aller comme il va. Leur silence dérobe les progrès du mal, et s’oppose aux remedes efficaces qu’on y pourroit apporter. Ils ne déclarent ordinairement la maladie qu’au moment qu’elle est incurable. À l’égard de ces places secondaires où l’on n’est point chargé d’imaginer mais d’exécuter ponctuellement, ils y sont ordinairement très propres. Les seules fautes qu’ils y commettent sont de ces fautes d’ignorance qui dans les petites places sont presque toujours de peu d’importance. Quant à leur conduite particuliere, elle n’est point habile, mais elle est toujours raisonnable. L’absence des passions, en interceptant toutes les lumieres dont les passions sont la source, leur fait en même temps éviter toutes les erreurs où les passions précipitent. Les gens sensés sont en général plus heureux que les hommes livrés à des passions fortes : cependant l’indifférence des premiers les rend moins heureux que l’homme doux, et qui, né sensible, a par l’âge et les réflexions affoibli en lui cette sensibilité. Il lui reste un cœur, et ce cœur s’ouvre encore aux foiblesses des autres ; sa sensibilité se ranime avec eux ; il jouit enfin du plaisir d’être sensible, sans en être moins heureux. Aussi, plus aimable aux yeux de tous, est-il plus aimé de ses concitoyens, qui lui savent gré de ses foiblesses.

Quelque rare que soit le bon sens, les avantages qu’il procure ne sont que personnels ; ils ne s’étendent point sur l’humanité. L’homme de bon sens ne peut donc prétendre à la reconnoissance publique, ni par conséquent à la gloire. Mais la prudence, dira-t-on, qui marche à la suite du bon sens, est une vertu que toutes les nations ont intérêt d’honorer. Cette prudence, répondrai-je, si vantée, et quelquefois si utile aux particuliers, n’est pas pour tout un peuple une vertu si desirable qu’on l’imagine. De tous les dons que le ciel peut verser sur une nation, le don de tous le plus funeste seroit sans contredit la prudence, si le ciel la rendoit commune à tous les citoyens. Qu’est-ce en effet que l’homme prudent ? celui qui conserve des maux éloignés une image assez vive pour qu’elle balance en lui la présence d’un plaisir qui lui seroit funeste. Or supposons que la prudence descende sur toutes les têtes qui composent une nation, où trouver alors des hommes qui, pour cinq sols par jour, affrontent dans les combats la mort, les fatigues ou les maladies ? Quelle femme se présenteroit à l’autel de l’hymen, s’exposeroit au mal-aise d’une grossesse, aux dangers d’un accouchement, à l’humeur, aux contradictions d’un mari, aux chagrins enfin qu’occasionnent la mort ou la mauvaise conduite des enfants ? Quel homme conséquent aux principes de sa religion ne mépriseroit pas l’existence fugitive des plaisirs d’ici-bas, et, tout entier au soin de son salut, ne chercheroit pas dans une vie plus austere le moyen d’accroître la félicité promise à la sainteté ? Quel homme ne choisiroit pas en conséquence l’état le plus parfait, celui dans lequel son salut seroit le moins exposé, ne préféreroit pas la palme de la virginité aux myrtes de l’amour, et n’iroit pas enfin s’ensevelir dans un monastere[48] ? C’est donc à l’inconséquence que la postérité devra son existence. C’est la présence du plaisir, sa vue toute-puissante, qui brave les malheurs éloignés, anéantit la prévoyance. C’est donc à l’imprudence et à la folie que le ciel attache la conservation des empires et la durée du monde. Il paroît donc qu’au moins dans la constitution actuelle de la plupart des gouvernements, la prudence n’est desirable que dans un très petit nombre de citoyens ; que la raison, synonyme du mot de bon sens, et vantée par tant de gens, ne mérite que peu d’estime ; que la sagesse qu’on lui suppose tient à son inaction ; et que son infaillibilité apparente n’est le plus souvent qu’une apathie. J’avouerai cependant que le titre d’homme de bon sens, usurpé par une infinité de gens, ne leur appartient certainement pas.

Si l’on dit de presque tous les sots qu’ils sont gens de bon sens, il en est à cet égard des sots comme des filles laides, qu’on cite toujours comme bonnes. On vante volontiers le mérite de ceux qui n’en ont point ; on les présente sous le côté le plus avantageux, et les hommes supérieurs sous le côté le plus défavorable. Que de gens prodiguent en conséquence les plus grands éloges au bon sens, qu’ils placent et doivent réellement placer au-dessus de l’esprit ! En effet, chacun voulant s’estimer préférablement aux autres, et les gens médiocres se sentant plus près du bon sens que de l’esprit, ils doivent faire peu de cas de celui-ci, le regarder comme un don futile : et de là cette phrase tant répétée par les gens médiocres, Bon sens vaut mieux qu’esprit et que génie ; phrase par laquelle chacun d’eux veut insinuer qu’au fond il a plus d’esprit qu’aucun de nos hommes célebres.


CHAPITRE XIII

Esprit de conduite.


L’objet commun du desir des hommes c’est le bonheur ; et l’esprit de conduite ne devroit être, en conséquence, que l’art de se rendre heureux. Peut-être s’en seroit-on formé cette idée, si le bonheur n’avoit presque toujours paru moins un don de l’esprit qu’un effet de la sagesse et de la modération de notre caractere et de nos desirs. Presque tous les hommes, fatigués par la tourmente des passions, ou languissant dans le calme de l’ennui, sont comparables, les premiers au vaisseau battu par les tempêtes du nord, et les seconds au vaisseau que le calme arrête au milieu des mers de la zone torride. À son secours l’un appelle le calme, et l’autre les aquilons. Pour naviguer heureusement, il faut être poussé par un vent toujours égal. Mais tout ce que je pourrois dire à cet égard sur le bonheur n’auroit aucun rapport au sujet que je traite.

On n’a jusqu’à présent entendu par esprit de conduite que la sorte d’esprit propre à guider aux divers objets de fortune qu’on se propose.

Dans une république telle que la république romaine, et dans tout gouvernement où le peuple est le distributeur des graces, où les honneurs sont le prix du mérite, l’esprit de conduite n’est autre chose que le génie même et le grand talent. Il n’en est pas ainsi dans les gouvernements où les graces sont dans la main de quelques hommes dont la grandeur est indépendante du bonheur public : dans ces pays, l’esprit de conduite n’est que l’art de se rendre utile ou agréable aux dispensateurs des graces ; et c’est moins à son esprit qu’à son caractere qu’on doit communément cet avantage. La disposition la plus favorable et le don le plus nécessaire pour réussir auprès des grands est un caractere pliable à toute sorte de caracteres et de circonstances. Fût-on dépourvu d’esprit, un tel caractere, aidé d’une position favorable, suffit pour faire fortune. Mais, dira-t-on, rien de plus commun que de pareils caracteres : il n’est donc personne qui ne puisse faire fortune et se concilier la bienveillance d’un grand en se faisant ou le ministre de ses plaisirs ou son espion. Aussi le hasard a-t-il grande part à la fortune des hommes. C’est le hasard qui nous fait pere, époux, ami de la beauté qu’on offre et qui plaît à son protecteur ; c’est le hasard qui nous place chez un grand au moment qu’il lui faut un espion. Quiconque est sans honneur et sans humeur, disoit M. le duc d’Orléans régent, est un courtisan parfait. Conséquemment à cette définition, il faut convenir que le parfait en ce genre n’est rare qu’à l’égard de l’humeur.

Mais si les grandes fortunes sont en général l’œuvre du hasard, et si l’homme n’y contribue qu’en se prêtant aux bassesses et aux fripponneries presque toujours nécessaires pour y parvenir, il faut cependant avouer que l’esprit a quelquefois part à notre élévation. Le premier, par exemple, qui, par l’importunité, s’est fait un protecteur ; celui qui, profitant de l’humeur hautaine d’un homme en place, s’est attiré de ces propos brusques qui déshonorent celui qui les prononce, et le forcent à devenir le protecteur de l’offensé ; celui-là, dis-je, a porté de l’invention et de l’esprit dans sa conduite. Il en est de même du premier qui s’est apperçu qu’il pouvoit, dans la maison des gens en place, se créer la charge de plastron des plaisanteries, et vendre aux grands à tel prix le droit de le mépriser et de s’en moquer.

Quiconque se sert ainsi de la vanité d’autrui pour arriver à ses fins est doué de l’esprit de conduite. L’homme adroit en ce genre marche constamment à son intérêt, mais toujours sous l’abri de l’intérêt d’autrui. Il est très habile, s’il prend, pour arriver au but qu’il se propose, une route qui semble l’en écarter. C’est le moyen d’endormir la jalousie de ses rivaux, qui ne se réveille qu’au moment qu’ils ne peuvent mettre obstacle à ses projets. Que de gens d’esprit, en conséquence, ont joué la folie, se sont donné des ridicules, ont affecté la plus grande médiocrité devant des supérieurs, hélas ! trop faciles à tromper par les gens vils dont le caractere se prête à cette bassesse ! Que d’hommes cependant sont en conséquence parvenus à la plus haute fortune, et devoient réellement y parvenir ! En effet, tous ceux que n’anime point un amour extrême pour la gloire ne peuvent, en fait de mérite, jamais aimer que leurs inférieurs. Ce goût prend sa source dans une vanité commune à tous les hommes. Chacun veut être loué : or, de toutes les louanges, la plus flatteuse sans contredit est celle qui nous prouve le plus évidemment notre excellence. Quelle reconnoissance ne doit-on pas à ceux qui nous découvrent des défauts qui, sans nous être nuisibles, nous assurent de notre supériorité ! De toutes les flatteries cette flatterie est la plus adroite. À la cour même d’Alexandre, il étoit dangereux de paroître trop grand homme. « Mon fils, fais-toi petit devant Alexandre », disoit Parménion à Philotas : « ménage-lui quelquefois le plaisir de te reprendre ; et souviens-toi que c’est à ton infériorité apparente que tu devras son amitié ». Que d’Alexandres en ce monde portent une haine secrete aux talents supérieurs[277] ! L’homme médiocre est l’homme aimé. « Monsieur, disoit un pere à son fils, vous réussissez dans le monde, et vous vous croyez un grand mérite. Pour humilier votre orgueil, sachez à quelles qualités vous devez ces succès : vous êtes né sans vices, sans vertus, sans caractere ; vos lumieres sont courtes, votre esprit est borné : que de droits, ô mon fils, vous avez à la bienveillance des hommes ! »

Au reste, quelque avantage que procure la médiocrité et quelque accès qu’elle ouvre à la fortune, l’esprit, comme je l’ai dit plus haut, a quelquefois part à notre élévation. Pourquoi donc le public n’a-t-il aucune estime pour cette sorte d’esprit ? C’est, répondrai-je, parce qu’il ignore le détail des manœuvres dont se sert l’intriguant, et ne peut presque jamais savoir si son élévation est l’effet ou de ce qu’on appelle l’esprit de conduite, ou du hasard. D’ailleurs le nombre des idées nécessaires pour faire fortune n’est point immense. Mais, dira-t-on, pour duper les hommes quelle connoissance ne faut-il pas en avoir ! L’intriguant, répondrai-je, connoît parfaitement l’homme dont il a besoin, mais ne connoît point les hommes. Entre l’homme d’intrigue et le philosophe on trouve à cet égard la même différence qu’entre le courier et le géographe. Le premier sait peut-être mieux que M. Danville le sentier le plus court pour gagner Versailles, mais il ne connoît certainement pas la surface du globe comme ce géographe. Qu’un intriguant habile ait à parler en public, qu’on le transporte dans une assemblée de peuple ; il y sera aussi gauche, aussi déplacé, aussi silencieux, que le seroit auprès des grands le génie supérieur qui, jaloux de connoître l’homme de tous les siecles et de tous les pays, dédaigne la connoissance d’un certain homme en particulier. L’intriguant ne connoît donc point les hommes ; et cette connoissance lui seroit inutile. Son objet n’est point de plaire au public, mais à quelques gens puissants, et souvent bornés ; trop d’esprit nuiroit à ce dessein. Pour plaire aux gens médiocres, il faut en général se prêter aux erreurs communes, se conformer aux usages, et ressembler à tout le monde. L’esprit élevé ne peut s’abaisser jusques-là : il aime mieux être la digue qui s’oppose au torrent, dût-il en être renversé, que le rameau léger qui flotte au gré des eaux. D’ailleurs l’homme éclairé, avec quelque adresse qu’il se masque, ne ressemble jamais si exactement à un sot qu’un sot se ressemble à lui-même. On est bien plus sûr de soi lorsqu’on prend que lorsqu’on feint de prendre des erreurs pour des vérités.

Le nombre d’idées que suppose l’esprit de conduite n’a donc que peu d’étendue : mais, en exigeât-il davantage, je dis que le public n’auroit encore aucune sorte d’estime pour cette sorte d’esprit. L’intriguant se fait le centre de la nature ; c’est à son intérêt seul qu’il rapporte tout ; il ne fait rien pour le bien public : s’il parvient aux grandes places, il y jouit de la considération toujours attachée au pouvoir et sur-tout à la crainte qu’il inspire ; mais il ne peut jamais atteindre à la réputation, qu’on doit regarder comme un don de la reconnoissance générale. J’ajouterai même que l’esprit qui le fait parvenir semble tout-à-coup l’abandonner lorsqu’il est parvenu. Il ne s’éleve aux grandes places que pour s’y déshonorer ; parce qu’en effet l’esprit d’intrigue nécessaire pour y parvenir n’a rien de commun avec l’esprit d’étendue, de force et de profondeur nécessaire pour les remplir dignement. D’ailleurs l’esprit de conduite ne s’allie qu’avec une certaine bassesse de caractere qui rend encore l’intriguant méprisable aux yeux du public.

Ce n’est pas qu’on ne puisse à beaucoup d’intrigue unir beaucoup d’élévation d’ame. Qu’à l’exemple de Cromwel un homme veuille monter au trône ; la puissance, l’éclat de la couronne, et les plaisirs attachés à l’empire, peuvent sans doute à ses yeux ennoblir la bassesse de ses menées, puisqu’ils effacent déja l’horreur de ses crimes aux yeux de la postérité qui le place au rang des plus grands hommes : mais que, par une infinité d’intrigues, un homme cherche à s’élever à ces petits postes qui ne peuvent jamais lui mériter, s’il est cité dans l’histoire, que le nom de coquin ou de fripponneau ; je dis qu’un pareil homme se rend méprisable non seulement aux yeux des gens honnêtes, mais encore à ceux des gens éclairés. Il faut être un petit homme pour desirer de petites choses. Quiconque se trouve au-dessus des besoins, sans être par son état porté aux premiers postes, ne peut avoir d’autre besoin que celui de la gloire, et n’a d’autre parti à prendre, s’il est homme d’esprit, que de se montrer toujours vertueux.

L’intriguant doit donc renoncer à l’estime publique. Mais, dira-t-on, il en est bien dédommagé par le bonheur attaché à la grande fortune. L’on se trompe, répondrai-je, si l’on le croit heureux. Le bonheur n’est point l’appanage des grandes places ; il dépend uniquement de l’accord heureux de notre caractere avec l’état et les circonstances dans lesquelles la fortune nous place. Il en est des hommes comme des nations ; les plus heureuses ne sont pas toujours celles qui jouent le plus grand rôle dans l’univers. Quelle nation plus fortunée que la nation suisse ? À l’exemple de ce peuple sage, l’heureux ne bouleverse point le monde par ses intrigues ; content de lui, il s’occupe peu des autres ; il ne se trouve point sur la route de l’ambitieux ; l’étude remplit une partie de ses journées ; il vit peu connu, et c’est l’obscurité de son bonheur qui seul en fait la sûreté. Il n’en est pas ainsi de l’intriguant : on lui vend cher les titres dont on le décore. Que n’exige point un protecteur ! Le sacrifice perpétuel de la volonté des petits est le seul hommage qui le flatte. Semblable à Saturne, à Moloch, à Teutatès, s’il l’osoit, il ne voudroit être honoré que par des sacrifices humains. La peine qu’endure le protégé est un spectacle agréable au protecteur ; ce spectacle l’avertit de sa puissance ; il en conçoit une plus haute idée de lui-même. Aussi n’est-ce qu’à des attitudes gênantes que la plupart des nations ont attaché le signe du respect. Quiconque veut par l’intrigue s’ouvrir le chemin de la fortune doit donc se dévouer aux humiliations. Toujours inquiet, il ne peut d’abord appercevoir le bonheur que dans la perspective d’un avenir incertain ; et c’est de l’espérance, ce rêve consolateur des hommes éveillés et malheureux, qu’il peut attendre sa félicité. Lorsqu’il est parvenu, il a donc essuyé mille dégoûts. C’est pour s’en venger, qu’ordinairement dur et cruel envers les malheureux, il leur refuse son assistance, leur fait un tort de leur misere, la leur reproche, et croit par ce reproche faire regarder son inhumanité comme une justice, et sa fortune comme un mérite. Il ne jouit point à la vérité du plaisir de persuader. Comment s’assurer que la fortune d’un homme est l’effet de cette espece d’esprit que l’on nomme esprit de conduite, sur-tout dans ces pays entièrement despotiques où du plus vil esclave on fait un visir, où les fortunes dépendent de la volonté du prince, et d’un caprice momentané dont lui-même n’apperçoit pas toujours la cause ? Les motifs qui dans ces cas déterminent les sultans sont presque toujours cachés : les historiens ne rapportent que les motifs apparents ; ils ignorent les véritables ; et c’est à cet égard qu’on peut, d’après M. de Fontenelle, assurer que l’histoire n’est qu’une fable convenue.

Dans une comparaison de César et de Pompée, si Balzac dit, en parlant de leur fortune,

L’un en est l’ouvrier, et l’autre en est l’ouvrage,


il faut avouer qu’il est peu de Césars ; et que, dans les gouvernements arbitraires, le hasard est presque l’unique dieu de la fortune. Tout y dépend du moment et des circonstances dans lesquelles on se trouve placé ; et c’est peut-être ce qui dans l’orient a le plus accrédité le dogme de la fatalité. Selon les musulmans, la destinée tient tout sous son empire ; elle met les rois sur le trône, les en chasse, remplit leur regne d’évènements heureux ou malheureux, et fait la félicité ou l’infortune de tous les mortels. Selon eux, la sagesse et la folie, les vices et les vertus d’un homme ne changent rien aux décrets gravés sur les tables de lumiere[278]. C’est pour prouver ce dogme, et montrer qu’en conséquence le plus criminel n’est pas toujours le plus malheureux, et que l’un marche au supplice par la route qui mene l’autre à la fortune, que les Indiens mahométans racontent une fable assez singuliere.

Le besoin, disent-ils, assembla jadis un certain nombre d’hommes dans les déserts de la Tartarie. Privés de tout, dit l’un, nous avons droit à tout. La loi qui nous dépouilla du nécessaire pour augmenter le superflu de quelques rajahs est une loi injuste. Rompons avec l’injustice. Il n’est plus de traité où l’avantage cesse d’être réciproque. Il faut ravir à nos oppresseurs les biens qu’ils nous ont ravis. À ces mots, l’orateur se tait : l’assemblée, en frémissant, applaudit à ce discours : le projet est noble ; on veut l’exécuter. On se divise sur les moyens. Les plus braves se levent les premiers. La force, disent-ils, nous a tout enlevé ; c’est par la force qu’il faut tout recouvrer. Si nos rajahs ont par leurs vexations arraché jusqu’au nécessaire au sujet même qui leur prodigue ses biens, sa vie et ses peines, pourquoi refuser à nos besoins ce que des tyrans permettent à leur injustice ? Aux confins de ces régions, les bachas, par les presents qu’ils exigent, partagent le profit des caravanes ; ils pillent des hommes enchaînés par leur puissance et par la crainte. Moins injustes et plus braves qu’eux, attaquons des hommes armés ; que la valeur en décide, et que nos richesses soient du moins le prix d’une vertu. Nous y avons droit. Le ciel, par le don de la bravoure, désigne ceux qu’il veut arracher aux fers de la tyrannie. Que le laboureur, sans force, sans courage, seme, laboure, recueille ; c’est pour nous qu’il a moissonné.

Ravageons, pillons les nations. Nous y consentons tous, s’écrierent ceux qui, plus spirituels et moins hardis, craignoient de s’exposer aux dangers : mais ne devons rien à la force, et tout à l’imposture. Recevons sans péril des mains de la crédulité ce que peut-être en vain nous tenterions d’arracher par la force. Revêtons-nous du nom et de l’habit de bonzes ou de bramines, et parcourons la terre ; nous la verrons, empressée, fournir à nos besoins, et même à nos plaisirs secrets.

Ce parti parut lâche et bas aux ames fieres et courageuses. Divisée d’opinion, l’assemblée se sépare. Les uns se répandent dans l’Inde, le Thibet et les confins de la Chine. Leur front est austere, et leur corps macéré. Ils en imposent aux peuples, les enseignent, les persuadent, divisent les familles, font déshériter les enfants, s’en appliquent les biens. On leur cede des terreins, on y construit des temples, on y attache des revenus. Ils empruntent le bras du puissant pour plier l’homme éclairé au joug de la superstition. Ils soumettent enfin tous les esprits, en tenant le sceptre soigneusement caché sous les haillons de la misere et les cendres de la pénitence.

Pendant ce temps leurs anciens et braves compagnons, retirés dans les déserts, surprennent les caravanes, les attaquent à main armée, les pillent, et partagent entre eux le butin. Un jour, où sans doute le combat n’avoit point tourné à leur avantage, on saisit un de ces brigands, on le conduit à la ville la plus prochaine, on dresse l’échafaud, on le mene au supplice. Il y marchoit d’un pas assuré, lorsqu’il trouve sur son passage, et reconnoît sous l’habit de bramine, un de ceux qui s’étoient séparés de lui dans le désert. Le peuple, avec respect, entouroit le bramine, et le portoit dans sa pagode. Le brigand s’arrête à son aspect : Dieux justes ! s’écrie-t-il ; égaux en crimes, quelle différence entre nos destinées ! Que dis-je ? égaux en crimes ! En un jour, il a, sans crainte, sans danger, sans courage, plus fait gémir de veuves et d’orphelins, plus enlevé de richesses à l’empire, que je n’en ai pillé dans le cours de ma vie. Il eut toujours deux vices plus que moi, la lâcheté et l’imposture. Cependant l’on me traite de scélérat, on l’honore comme un saint ; l’on me traîne à l’échafaud, on le porte dans sa pagode ; l’on m’empale, on l’adore.

C’est ainsi que les indiens prouvent qu’il n’y a qu’heur et malheur en ce monde.


CHAPITRE XIV.

Des qualités exclusives de l’esprit et de l’ame.


Mon objet, dans les chapitres précédents, étoit d’attacher des idées nettes aux divers noms donnés à l’esprit : je me propose d’examiner dans celui-ci s’il est des talents qui doivent s’exclure l’un l’autre. Cette question, dira-t-on, est décidée par le fait. On n’est point à la fois supérieur en plusieurs genres. Newton n’est pas compté parmi les poëtes, ni Milton parmi les géometres ; les vers de Leibnitz sont mauvais ; il n’est pas même d’homme qui, dans un seul art, tel que la poésie ou la peinture, ait réussi dans tous les genres. Corneille et Racine n’ont rien fait dans le comique de comparable à Moliere. Michel-Ange n’a pas composé les tableaux de l’Albane, ni l’Albane peint ceux de Jules-Romain. L’esprit des plus grands hommes paroît donc renfermé dans d’étroites limites. Oui sans doute. Mais, répondrai-je, quelle en est la cause ? Est-ce le temps, est-ce l’esprit qui manque aux hommes pour s’illustrer en différents genres ?

La marche de l’esprit humain, dira-t-on, doit être la même dans tous les arts et toutes les sciences ; toutes les opérations de l’esprit se réduisent à connoître les ressemblances et les différences qu’ont entre eux les objets divers. C’est donc par l’observation qu’on s’éleve en tous les genres jusqu’aux idées neuves et générales qui constatent notre supériorité. Tout grand physicien, tout grand chymiste auroit donc pu devenir grand géometre, grand astronome, grand politique, et primer enfin dans toutes les sciences. Ce fait posé, l’on conclura sans doute que c’est la trop courte durée de la vie humaine qui force les esprits supérieurs à se renfermer dans un seul genre.

Il faut cependant convenir qu’il est des talents et des qualités qu’on ne possede qu’à l’exclusion de quelques autres. Parmi les hommes, les uns sont sensibles à la passion de la gloire, et ne sont susceptibles d’aucune autre espece de passions : ceux-là peuvent exceller dans la physique, dans la jurisprudence, la géométrie, enfin dans toutes les sciences où il ne s’agit que de comparer des idées entre elles ; toute autre passion ne feroit que les distraire ou les précipiter dans des erreurs. Il est d’autres hommes susceptibles non seulement de la passion de la gloire, mais encore d’une infinité d’autres passions : ceux-là peuvent se faire un nom dans les divers genres où pour réussir il faut émouvoir.

Tel est, par exemple, le genre dramatique. Mais, pour être peintre des passions, il faut, comme je l’ai déjà dit, les avoir vivement senties. On ignore, et le langage des passions qu’on n’a point éprouvées, et les sentiments qu’elles excitent en nous. Aussi l’ignorance en ce genre produit toujours la médiocrité. Si M. de Fontenelle eût eu à peindre les caracteres de Rhadamiste, de Brutus ou de Catilina, ce grand homme seroit certainement en ce genre resté fort au-dessous du médiocre. Ces principes établis, j’en conclus que la passion de la gloire est commune à tous les hommes qui se distinguent en quelque genre que ce soit, puisqu’elle seule, comme je l’ai prouvé, peut nous faire supporter la fatigue de penser. Mais cette passion, selon les circonstances où la fortune nous place, peut s’unir en nous à d’autres passions. Les hommes dans lesquels cette union se fait n’auront jamais de grands succès s’ils s’adonnent à l’étude d’une science, telle, par exemple, que la morale, où, pour bien voir, il faut voir d’un œil attentif, mais indifférent : en ce genre, c’est l’indifférence qui tient en main la balance de la justice. Dans les contestations, ce ne sont point les parties, c’est l’indifférent qu’on prend pour juge. Quel homme, par exemple, s’il est capable d’un amour violent, saura comme M. de Fontenelle, apprécier le crime de l’infidélité ? « Dans un âge, disoit ce philosophe, où j’étois le plus amoureux, ma maîtresse me quitte, et prend un autre amant. Je l’apprends, je suis furieux ; je vais chez elle, je l’accable de reproches : elle m’écoute, et me dit en riant : Fontenelle, lorsque je vous pris, c’étoit sans contredit le plaisir que je cherchois : j’en trouve plus avec un autre. Est-ce au moindre plaisir que je dois donner la préférence ? Soyez juste, et répondez-moi ». — « Ma foi, dit Fontenelle, vous avez raison ; et, si je ne suis plus votre amant, je veux du moins rester votre ami ». Une pareille réponse supposoit peu d’amour dans M. de Fontenelle. Les passions ne raisonnent point si juste.

On peut donc distinguer deux genres différents de sciences et d’arts, dont le premier suppose une ame exempte de toute autre passion que celle de la gloire ; et le second, au contraire, suppose une ame susceptible d’une infinité de passions. Il est donc des talents exclusifs. L’ignorance de cette vérité est la source de mille injustices. On desire en conséquence dans les hommes des qualités contradictoires ; on leur demande l’impossible : on veut que la pierre jetée reste suspendue dans les airs, et n’obéisse point à la loi de la gravitation.

Qu’un homme, par exemple, tel que M. de Fontenelle, contemple sans aigreur la méchanceté des hommes, qu’il la considere comme un effet nécessaire de l’enchaînement universel ; qu’il s’éleve contre le crime sans haïr le criminel : on vantera sa modération, et dans le même instant on l’accusera, par exemple, de trop de tiédeur dans l’amitié. On ne sent pas que cette même absence de passions, à laquelle il doit la modération dont on le loue, doit le rendre moins sensible aux charmes de l’amitié.

Rien de plus commun que d’exiger dans les hommes des qualités contradictoires. L’amour aveugle du bonheur excite en nous ce desir. On veut être toujours heureux, et par conséquent que les mêmes objets prennent à chaque instant la forme qui nous seroit la plus agréable. On a vu diverses perfections éparses dans différens objets ; on veut les trouver réunies dans un seul, et goûter à-la-fois mille plaisirs. Pour cet effet on veut que le même fruit ait l’éclat du diamant, l’odeur de la rose, la saveur de la pêche, et la fraîcheur de la grenade. C’est donc l’amour aveugle du bonheur, source d’une infinité de souhaits ridicules, qui nous fait desirer dans les hommes des qualités absolument inalliables. Pour détruire en nous ce germe de mille injustices, il faut nécessairement traiter ce sujet avec quelque étendue. C’est en indiquant, conformément à l’objet que je me propose, et les qualités absolument exclusives, et celles qui se trouvent trop rarement réunies dans le même homme pour que l’on soit en droit de les y desirer, qu’on peut rendre à-la-fois les hommes plus éclairés et plus indulgents.

Un pere veut qu’à de grands talents son fils joigne la conduite la plus sage. Mais sentez-vous, lui dirai-je, que vous desirez dans votre fils des qualités presque contradictoires ? Sachez que, si quelque concours singulier de circonstances les a quelquefois rassemblées dans le même homme, elles s’y réunissent très rarement ; que les grands talents supposent toujours de grandes passions ; que les grandes passions sont le germe de mille écarts ; et qu’au contraire ce qu’on appelle bonne conduite est presque toujours l’effet de l’absence des passions, et par conséquent l’apanage de la médiocrité. Il faut de grandes passions pour faire du grand en quelque genre que ce soit. Pourquoi voit-on tant de pays stériles en grands hommes ? Pourquoi tant de petits Catons, si merveilleux dans leur premiere jeunesse, ne sont-ils communément, dans un âge avancé, que des esprits médiocres ? Par quelle raison enfin tout est-il plein de jolis enfants et de sots hommes ? C’est que, dans la plupart des gouvernements, les citoyens ne sont pas échauffés de passions fortes. Eh bien ! je consens, dira le pere, que mon fils en soit animé ; il me suffit d’en pouvoir diriger l’activité vers certains objets d’étude. Mais, sentez-vous, lui répondrai-je, combien ce desir est hasardeux ? C’est vouloir qu’avec de bons yeux un homme n’apperçoive précisément que les objets que vous lui indiquerez. Avant que de former aucun plan d’éducation, il faut être d’accord avec vous-même, et savoir ce que vous desirez le plus dans votre fils, ou de grands talents, ou de la conduite sage. Est-ce à la bonne conduite que vous donnez la préférence ? Croyez qu’un caractere passionné seroit pour votre fils un don funeste, sur-tout chez les peuples où par la constitution du gouvernement les passions ne sont pas toujours dirigées vers la vertu : étouffez donc en lui, s’il est possible, tous les germes des passions. Mais il faudra donc, répliquera le pere, renoncer en même temps à l’espoir d’en faire un homme de mérite ? Oui, sans doute. Si vous ne pouvez vous y résoudre, rendez-lui des passions, tâchez de les diriger aux choses honnêtes ; mais attendez-vous à lui voir exécuter de grandes choses, et quelquefois commettre les plus grandes fautes. Rien de médiocre dans l’homme passionné ; et c’est le hasard qui détermine presque toujours ses premiers pas. Si les hommes passionnés s’illustrent dans les arts, si les sciences conservent sur eux quelque empire, et si quelquefois ils tiennent une conduite sage, il n’en est pas ainsi de ces hommes passionnés que leur naissance, leur caractere, leurs dignités, et leurs richesses, appellent aux premiers postes du monde. La bonne ou mauvaise conduite de ceux-ci est presque entièrement soumise à l’empire du hasard : selon les circonstances dans lesquelles il les place, et le moment qu’il marque à leur naissance, leurs qualités se changent en vices ou en vertus. Le hasard en fait, à son gré, des Appius ou des Décius. Dans la tragédie de M. de Voltaire, César dit : « Si je n’étois le maître des Romains, je serois leur vengeur :

« Si je n’étois César, j’aurois été Brutus. »


Mettez, dans le fils d’un tonnelier de l’esprit, du courage, de la prudence, et de l’activité : chez des républicains, où le mérite militaire ouvre la porte des grandeurs, vous en ferez un Thémistocle, un Marius[279] ; à Paris, vous n’en ferez qu’un Cartouche.

Qu’un homme hardi, entreprenant, et capable d’une résolution désespérée, naisse au moment où, ravagé par des ennemis puissants, l’état paroît sans ressource ; si le succès favorise ses entreprises, c’est un demi-dieu ; dans tout autre moment, ce n’est qu’un furieux ou un insensé.

C’est à ces termes si différents que nous conduisent souvent les mêmes passions. Voilà le danger auquel s’expose le pere dont les enfants sont susceptibles de ces passions fortes qui si souvent changent la face du monde. C’est dans ce cas la convenance de leur esprit et de leur caractere avec la place qu’ils occupent qui les fait ce qu’ils sont. Tout dépend de cette convenance. Parmi ces hommes ordinaires qui, par des services importants, ne peuvent se rendre utiles à l’univers, se couronner de gloire, ni prétendre à l’estime générale, il n’en est aucun qui ne fût utile à ses concitoyens, et qui n’eût droit à leur reconnoissance, s’il étoit précisément placé dans le poste qui lui convient. C’est à ce sujet que La Fontaine a dit :

Un roi prudent et sage
De ses moindres sujets sait tirer quelque usage.

Supposons, pour en donner un exemple, qu’il vaque une place de confiance : il y faut nommer. Elle demande un homme sûr. Celui qu’on présente a peu d’esprit, de plus il est paresseux. N’importe, dirai-je au nominateur ; donnez-lui la place. La bonne conscience est souvent paresseuse ; l’activité, lorsqu’elle n’est point l’effet de l’amour de la gloire, est toujours suspecte ; le frippon, toujours agité de remords et de craintes, est sans cesse en action. La vigilance, dit Rousseau, est la vertu du vice.

On est prêt à disposer d’une place : elle exige de l’assiduité. Celui qu’on propose est maussade, ennuyeux, à charge à la bonne compagnie : tant mieux ; l’assiduité sera la vertu de sa maussaderie.

Je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet ; et je conclurai de ce que j’ai dit ci-dessus, qu’un pere, en exigeant qu’aux plus grands talents ses fils joignent la conduite la plus sage, demande qu’ils aient en eux le principe des écarts de conduite, et qu’ils n’en fassent aucuns.

Non moins injuste envers les despotes que le pere envers ses fils, dans tout l’orient est-il un peuple qui n’exige de ses sultans et beaucoup de vertus et sur-tout beaucoup de lumieres ? Cependant quelle demande plus injuste ? Ignorez-vous, diroit-on à ces peuples, que les lumieres sont le prix de beaucoup d’études et de méditations ? L’étude et la méditation sont une peine : on fait donc tous ses efforts pour s’y soustraire ; on doit donc céder à sa paresse si l’on n’est animé d’un motif assez puissant pour en triompher. Quel peut être ce motif ? le desir seul de la gloire. Mais ce desir, comme je l’ai prouvé dans le troisieme discours, est lui-même fondé sur le desir des plaisirs physiques, que la gloire et l’estime générale procurent. Or, si le sultan, en qualité de despote, jouit de tous les plaisirs que la gloire peut promettre aux autres hommes, le sultan est donc sans desirs : rien ne peut donc allumer en lui l’amour de la gloire ; il n’a donc point de motif suffisant pour se risquer à l’ennui des affaires, et s’exposer à cette fatigue d’attention nécessaire pour s’éclairer. Exiger de lui des lumieres, c’est vouloir que les fleuves remontent à leur source, et demander un effet sans cause. Toute l’histoire justifie cette vérité. Qu’on ouvre celle de la Chine : on y voit les révolutions se succéder rapidement les unes aux autres. Le grand homme, qui s’éleve à l’empire, a pour successeurs des princes nés dans la pourpre, qui, pour s’illustrer, n’ayant point les motifs puissants de leur pere, s’endorment sur le trône ; et, dès la troisieme génération, la plupart en descendent sans avoir souvent à se reprocher d’autre crime que celui de la paresse. Je n’en rapporterai qu’un exemple[280]. Li-t-ching, homme d’une naissance obscure, prend les armes contre l’empereur T-cong-ching, se met à la tête des mécontents, leve une armée, marche à Peking, et le surprend. L’impératrice et les reines s’étranglent ; l’empereur poignarde sa fille ; il se retire dans un endroit écarté de son palais : c’est là qu’avant de se donner la mort, il écrit ces paroles sur un pan de sa robe : « J’ai régné dix-sept ans ; je suis détrôné ; et je ne vois dans ce malheur qu’une punition du ciel, justement irrité de mon indolence. Je ne suis cependant pas le seul coupable ; les grands de ma cour le sont encore plus que moi. Ce sont eux qui, me dérobant la connoissance des affaires de l’empire, ont creusé l’abyme où je tombe. De quel front oserai-je paroître devant mes ancêtres ? Comment soutenir leurs reproches ? Ô vous qui me réduisez à cet état affreux, prenez mon corps, mettez-le en pieces, j’y consens ; mais épargnez mon pauvre peuple : il est innocent, et déjà assez malheureux de m’avoir eu si long-temps pour maître ». Mille traits pareils, répandus dans toutes les histoires, prouvent que la mollesse commande à presque tous ceux qui naissent armés du pouvoir arbitraire. L’atmosphere répandue autour des trônes despotiques et des souverains qui s’y asseyent semble remplie d’une vapeur léthargique qui saisit toutes les facultés de leur ame. Aussi ne compte-t-on guere parmi les grands rois que ceux qui se fraient la route du trône, ou qui se sont long-temps instruits à l’école du malheur. On ne doit ses lumieres qu’à l’intérêt qu’on a d’en acquérir.

Pourquoi les petits potentats sont-ils en général plus habiles que les despotes les plus puissants ? C’est qu’ils ont, pour ainsi dire, encore leur fortune à faire ; c’est qu’ils ont, avec de moindres forces, à résister à des forces supérieures ; c’est qu’ils vivent dans la crainte perpétuelle de se voir dépouillés ; c’est que leur intérêt, plus étroitement lié à l’intérêt de leurs sujets, doit les éclairer sur les diverses parties de la législation. Aussi sont-ils en général infiniment plus occupés du soin de former des soldats, de contracter des alliances, de peupler et d’enrichir leurs provinces ; aussi pourroit-on, conséquemment à ce que je viens de dire, dresser dans les divers empires de l’orient des cartes géographi-politiques du mérite des princes. Leur intelligence, mesurée sur l’échelle de leur puissance, décroîtroit proportionnément à l’étendue, à la force de leur empire, à la difficulté d’y pénétrer, enfin à l’autorité plus ou moins absolue qu’ils auroient sur leurs sujets, c’est-à-dire à l’intérêt plus ou moins pressant qu’ils auroient d’être éclairés. Cette table, une fois calculée, et comparée à l’observation, donneroit certainement des résultats assez justes : les sophis et les mogols y seroient mis, par exemple, au nombre des princes les plus stupides, parce que, sauf des circonstances singulieres ou le hasard d’une bonne éducation, les plus puissants d’entre les hommes en doivent communément être les moins éclairés.

Exiger qu’un despote d’orient s’occupe du bonheur de ses peuples ; que, d’une main forte et d’un bras assuré, il tienne le gouvernail de l’empire ; ce seroit, avec le bras de Ganymede, vouloir soulever la massue d’Hercule. Supposons qu’un Indien fît à cet égard quelques reproches à son sultan. De quoi te plains-tu ? lui répondroit celui-ci. As-tu pu sans injustice exiger que je fusse plus éclairé que toi-même sur tes propres intérêts ? Quand tu m’as revêtu du pouvoir suprême, pouvois-tu croire qu’oubliant les plaisirs pour le pénible honneur de te rendre heureux, mes successeurs et moi ne jouirions pas des avantages attachés à la toute-puissance ? Tout homme s’aime de préférence aux autres ; tu le sais. Exiger que, sourd à la voix de ma paresse, au cri de mes passions, je les sacrifie à tes intérêts, c’est vouloir le renversement de la nature. Comment imaginer que, pouvant tout, je ne voudrois jamais que la justice ? L’homme amoureux de l’estime publique, diras-tu, use autrement de son pouvoir. J’en conviens. Mais que m’importe à moi l’estime publique et la gloire ? Est-il un plaisir accordé aux vertus et refusé à la puissance ? D’ailleurs les hommes passionnés pour la gloire sont rares, et ce n’est pas une passion qui passe jusqu’à leurs successeurs. Il falloit le prévoir, et sentir qu’en m’armant du pouvoir arbitraire tu rompois le nœud d’une mutuelle dépendance qui lie le souverain au sujet, et que tu séparois mon intérêt du tien. Imprudent, qui me remets le sceptre du despotisme ; lâche, qui n’oses me l’arracher, sois à-la-fois puni de ton imprudence et de ta lâcheté : sache que si tu respires c’est que je le permets : apprends que chaque instant de ta vie est une grace. Vil esclave, tu nais, tu vis pour mes plaisirs. Courbé sous le poids de ta chaîne, rampe à mes pieds, languis dans la misere, meurs ; je te défends jusqu’à la plainte : tel est mon bon plaisir.

Ce que je dis des sultans peut en partie s’appliquer à leurs ministres : leurs lumieres sont en général proportionnées à l’intérêt qu’ils ont d’en avoir. Dans les pays où le cri public peut les déposer, les grands talents leur sont nécessaires ; ils en aquierent. Chez les peuples, au contraire, où le public n’a ni crédit ni considération, ils se livrent à la paresse, et se contentent de l’espece de mérite qui fait fortune à la cour ; mérite absolument incompatible avec les grands talents, par l’opposition qui se trouve entre l’intérêt des courtisans et l’intérêt général. Il en est à cet égard des ministres comme des gens de lettres. C’est une prétention ridicule de viser à-la-fois à la gloire et aux pensions. Avant de composer il faut presque toujours opter entre l’estime publique et celle des courtisans. Il faut savoir que, dans la plupart des cours, et surtout dans celles de l’orient, les hommes y sont dès l’enfance emmaillottés et gênés dans les langes du préjugé et d’une bienséance arbitraire ; que la plupart des esprits y sont noués ; qu’ils ne peuvent s’élever au grand ; que tout homme qui naît et vit habituellement près des trônes despotiques ne peut à cet égard échapper à la contagion générale, et qu’il n’a jamais que de petites idées.

Aussi le vrai mérite vit-il loin des palais des rois. Il n’en approche que dans ces temps malheureux où les princes sont forcés de les appeler. Dans tout autre instant, le besoin seul pourroit attirer à la cour les gens de mérite ; et, dans cette position, il en est peu qui conservent la même force, la même élévation d’ame et d’esprit. Le besoin est trop près du crime.

Il résulte, de ce que je viens de dire, que c’est exactement demander l’impossible que d’exiger de grands talents de ceux qui, par leur état et leur position, ne peuvent être animés de passions fortes. Mais que de demandes pareilles ne fait-on pas tous les jours ! On crie contre la corruption des mœurs ; il faut, dit-on, former des hommes vertueux : et l’on veut à-la-fois que les citoyens soient échauffés de l’amour de la patrie, et qu’ils voient en silence les malheurs qu’occasionne une mauvaise législation ! On ne sent pas que c’est exiger d’un avare qu’il ne crie point au voleur lorsqu’on enleve sa cassette. On n’apperçoit pas qu’en certains pays, ce qu’on appelle les gens sages, ne peuvent jamais être que des gens indifférents au bien public, et par conséquent des hommes sans vertus. C’est, comme je vais le prouver dans le chapitre suivant, avec une injustice pareille qu’on demande aux hommes des talents et des qualités que des habitudes contraires rendent, pour ainsi dire, inalliables.


CHAPITRE XV

De l’injustice du public à cet égard.


On exigera qu’un écuyer, habitué à diriger la pointe du pied vers l’oreille de son cheval, soit aussi bien tourné qu’un danseur de l’opéra ; on voudra qu’un philosophe, uniquement occupé d’idées fortes et générales, écrive comme une femme du monde, ou même qu’il lui soit supérieur dans un genre, tel par exemple que le genre épistolaire, où, pour bien écrire, il faut dire des riens d’une maniere agréable. On ne sent pas que c’est demander la réunion de talents presque exclusifs ; et qu’il n’est point de femme d’esprit, comme l’expérience le prouve, qui n’ait à cet égard une grande supériorité sur les philosophes les plus célebres. C’est avec la même injustice qu’on exige qu’un homme qui n’a jamais lu ni étudié, et qui a passé trente ans de sa vie dans la dissipation, devienne tout-à-coup capable d’étude et de méditation. On devroit cependant savoir que c’est à l’habitude de la méditation qu’on doit la capacité de méditer ; que cette même capacité se perd lorsqu’on cesse d’en faire usage. En effet, qu’un homme, quoique dans l’habitude du travail et de l’application, se trouve tout-à-coup chargé d’une trop grande partie de l’administration, mille objets différents passeront rapidement devant lui : s’il ne peut jeter sur chaque affaire qu’un coup-d’œil superficiel, il faut par cette seule raison qu’au bout d’un certain temps cet homme devienne incapable d’une longue et forte attention. Aussi n’est-on pas en droit d’exiger de l’homme en place une semblable attention. Ce n’est point à lui à percer jusqu’aux premiers principes de la morale et de la politique ; à découvrir, par exemple, jusqu’à quel degré le luxe est utile, quels changements ce luxe doit apporter dans les mœurs et les états, quelle espece de commerce il faut le plus encourager, par quelles lois on peut dans la même nation concilier l’esprit de commerce avec l’esprit militaire, et la rendre à-la-fois riche au-dedans et redoutable au-dehors. Pour résoudre de pareils problêmes il faut le loisir et l’habitude de méditer. Or comment penser beaucoup quand il faut beaucoup exécuter ? On ne doit donc pas demander à l’homme en place cet esprit d’invention qui suppose de grandes méditations. Ce qu’on est en droit d’exiger de lui, c’est un esprit juste, vif, pénétrant, et qui, dans les matieres débattues par les politiques et les philosophes, soit frappé du vrai, le saisisse avec force, et soit assez fertile en expédients pour porter jusqu’à l’exécution les projets qu’il adopte. C’est par cette raison qu’il doit à ce genre d’esprit joindre un caractere ferme, une constance à toute épreuve. Le peuple n’est pas toujours assez reconnoissant des biens que lui font les gens en place : ingrat par ignorance, il ne sait point tout ce qu’il faut de courage pour faire le bien, et triompher des obstacles que l’intérêt personnel met au bonheur général[281]. Aussi le courage éclairé par la probité est-il le principal mérite des gens en place. Vainement se flatteroit-on de trouver en eux un certain fonds de connoissances ; ils ne peuvent en avoir de profondes que sur les matieres qu’ils ont méditées avant que parvenir aux grands emplois : or ces matieres sont nécessairement en petit nombre. Qu’on suive, pour s’en convaincre, la vie de ceux qui se destinent aux grandes places. Ils sortent à seize ou dix-sept ans du college, apprennent à monter à cheval, à faire leurs exercices ; ils passent deux ou trois ans tant dans les académies qu’aux écoles de droit. Le droit fini, ils achetent une charge. Pour remplir cette charge, il n’est pas nécessaire de s’instruire du droit de nature, du droit des gens, du droit public, mais consacrer tout son temps à l’examen de quelques procès particuliers. Ils passent de là au gouvernement d’une province, où, surchargés par le détail journalier, et fatigués par les audiences, ils n’ont pas le temps de méditer. Ils montent ensuite à des places supérieures, et ne se trouvent enfin, après trente ans d’exercice, que le même fonds d’idées qu’ils avoient à vingt ou vingt-deux ans. Sur quoi j’observerai que des voyages faits chez les nations voisines, et dans lesquels ils compareroient les différences dans la forme du gouvernement, dans la législation, le génie, le commerce et les mœurs des peuples, seroient peut-être plus propres à former des hommes d’état que l’éducation actuelle qu’on leur donne. C’est par l’article des hommes de génie que je finirai ce chapitre ; parce que c’est principalement en eux qu’on desire des talents et des qualités exclusives.

Deux causes également puissantes nous portent à cette injustice ; l’une, comme je l’ai dit plus haut, est l’amour aveugle de notre bonheur ; et l’autre, c’est l’envie.

Qui n’a pas condamné dans le cardinal de Richelieu cet amour excessif de gloire qui le rendoit avide de toute espece de succès ? Qui ne s’est point moqué de l’ardeur avec laquelle, si l’on en croit Dumaurier[282], il desiroit la canonisation, et de l’ordre donné en conséquence à ses confesseurs de publier partout qu’il n’avoit jamais péché mortellement ? Enfin qui n’a point ri d’apprendre que, dans ce même instant, épris du desir d’exceller dans la poésie comme dans la politique, ce cardinal faisoit demander à Corneille de lui céder le Cid ? C’étoit cependant à cet amour de la gloire, tant de fois condamné, qu’il devoit ses grands talents pour l’administration. Si depuis l’on n’a point vu de ministre prétendre à tant de sortes de gloire, c’est que nous n’avons encore qu’un cardinal de Richelieu. Vouloir concentrer dans un seul desir l’action des passions fortes, et s’imaginer qu’un homme vivement épris de la gloire se contente d’une seule espece de succès lorsqu’il croit en pouvoir obtenir en plusieurs genres, c’est vouloir qu’une terre excellente ne produise qu’une seule espece de fruits. Quiconque aime fortement la gloire sent intérieurement que la réussite des projets politiques dépend quelquefois du hasard, et souvent de l’ineptie de ceux avec qui il traite ; il en veut donc une plus personnelle. Or, sans une morgue ridicule et stupide, il ne peut dédaigner celle des lettres, à laquelle ont aspiré les plus grands princes et les plus grands héros. La plupart d’entre eux, non contents de s’immortaliser par leurs actions, ont encore voulu s’immortaliser par leurs écrits, et du moins laisser à la postérité des préceptes sur la science guerriere ou politique dans laquelle ils ont excellé. Comment ne l’eussent-ils pas voulu ? ces grands hommes aimoient la gloire ; et l’on n’en est point avide sans desirer de communiquer aux hommes des idées qui doivent nous rendre encore plus estimables à leurs yeux. Que de preuves de cette vérité répandues dans toutes les histoires ! Ce sont Xénophon, Alexandre, Annibal, Hannon, les Scipions, César, Cicéron, Auguste, Trajan, les Antonins, Comnene, Élisabeth, Charles-Quint, Richelieu, Montecuculi, du Guay-Trouin, le comte de Saxe, qui par leurs écrits veulent éclairer le monde, en ombrageant leurs têtes de différentes especes de lauriers. Si maintenant on ne conçoit pas comment des hommes chargés de l’administration du monde trouvoient encore le temps de penser et d’écrire, c’est, répondrai-je, que les affaires sont courtes lorsqu’on ne s’égare point dans le détail, et qu’on les saisit par leurs vrais principes. Si tous les grands hommes n’ont point composé, tous ont du moins protégé l’homme illustre dans les lettres, et tous ont dû nécessairement le protéger, parce que, amoureux de la gloire, ils savoient que ce sont les grands écrivains qui la donnent. Aussi Charles-Quint avoit-il, avant Richelieu, fondé des académies ; aussi vit-on le fier Attila lui-même rassembler près de lui les savants dans tous les genres, le khalife Aaron Al-Raschid en composer sa cour, et Tamerlan établir l’académie de Samarcande. Quel accueil Trajan ne faisoit-il pas au mérite ! Sous son regne il étoit permis de tout dire, de tout penser, et de tout écrire ; parce que les écrivains, frappés de l’éclat de ses vertus et de ses talents, ne pouvoient être que ses panégyristes : bien différent en cela des Néron, des Caligula, des Domitien, qui, par la raison contraire, imposoient silence aux gens éclairés qui dans leurs écrits n’eussent transmis à la postérité que la honte et les crimes de ces tyrans.

J’ai fait voir dans les exemples ci-dessus rapportés que le même desir de gloire auquel les grands hommes doivent leur supériorité peut, en fait d’esprit, les faire quelquefois aspirer à la monarchie universelle. Il seroit sans doute possible d’unir plus de modestie aux talents : ces qualités ne sont pas exclusives par leur nature, mais elles le sont dans quelques hommes. Il en est de tels à qui l’on ne pourroit arracher cette orgueilleuse opinion d’eux-mêmes sans étouffer le germe de leur esprit. C’est un défaut ; et l’envie en profite pour décréditer le mérite. Elle se plaît à détailler les hommes, sûre d’y trouver toujours quelque côté défavorable, sous lequel elle peut les présenter au public. On ne se rappelle point assez souvent qu’il en est des hommes comme de leurs ouvrages ; qu’il faut les juger sur leur ensemble ; qu’il n’est rien de parfait sur la terre ; et que, si l’on désignoit dans chaque homme par des rubans de deux couleurs différentes les vertus et les défauts de son esprit et de son caractere, il n’est point d’homme qui ne fût bariolé de ces deux couleurs. Les grands hommes sont comme ces mines riches où l’or cependant se trouve toujours plus ou moins mélangé avec le plomb. Il faudroit donc que l’envieux se dît quelquefois à lui-même : S’il m’étoit possible d’avilir cet or aux yeux du public, quel cas feroit-il de moi, qui ne suis purement qu’une mine de plomb ? Mais l’envieux sera toujours sourd à de pareils conseils. Habile à saisir les moindres défauts des hommes de génie, combien de fois ne les a-t-il pas accusés de n’être pas dans leurs manieres aussi agréables que les hommes du monde ! Il ne veut pas se rappeler, comme je l’ai dit ci-devant, que, semblables à ces animaux qui se retirent dans les déserts, la plupart des gens de génie vivent dans le recueillement, et que c’est dans le silence de la solitude que les vérités se dévoilent à leurs yeux. Or tout homme dont le genre de vie le jette dans un enchaînement particulier de circonstances, et qui contemple les objets sous une face nouvelle, ne peut avoir dans l’esprit ni les qualités ni les défauts communs aux hommes ordinaires. Pourquoi le Français ressemble-t-il plus au Français qu’à l’Allemand, et beaucoup plus à l’Allemand qu’au Chinois ? C’est que ces deux nations, par l’éducation qu’on leur donne et la ressemblance des objets qu’on leur présente, ont entre elles infiniment plus de rapport qu’elles n’en ont avec les Chinois. Nous sommes uniquement ce que nous font les objets qui nous environnent. Vouloir qu’un homme qui voit d’autres objets et mene une vie différente de la mienne ait les mêmes idées que moi, c’est exiger les contradictoires, c’est demander qu’un bâton n’ait pas deux bouts.

Que d’injustices de cette espece ne fait-on pas aux hommes de génie ! Combien de fois ne les a-t-on pas accusés de sottises dans le temps même qu’ils faisoient preuve de la plus haute sagesse ! Ce n’est pas que les gens de génie, comme le dit Aristote, n’aient souvent un coin de folie. Ils sont, par exemple, sujets à mettre trop d’importance à l’art qu’ils cultivent[283]. D’ailleurs les grandes passions que suppose le génie peuvent quelquefois les égarer dans leur conduite ; mais ce germe de leurs erreurs l’est aussi de leurs lumieres. Les hommes froids, sans passions et sans talents, ne tombent pas dans les écarts de l’homme passionné. Mais il ne faut pas imaginer, comme leur vanité le veut persuader, qu’avant de prendre un parti ils en calculent, les jetons en main, les avantages et les inconvénients : il faudroit pour cet effet que les hommes ne fussent déterminés dans leur conduite que par la réflexion ; et l’expérience nous apprend qu’ils le sont toujours par le sentiment, et qu’à cet égard les gens froids sont des hommes. Pour s’en convaincre, que l’on suppose qu’un deux soit mordu d’un chien enragé : on l’envoie à la mer ; il se met dans une barque, on va le plonger. Il ne court aucun risque, il en est sûr ; il sait que dans ce cas la peur est tout-à-fait déraisonnable ; il se le dit. On le plonge ; la réflexion n’agit plus sur lui ; le sentiment de la crainte s’empare de son ame ; et c’est à cette crainte ridicule qu’il doit sa guérison. La réflexion est donc, dans les gens froids comme dans les autres hommes, soumise au sentiment. Si les gens froids ne sont pas sujets à des écarts aussi fréquents que l’homme passionné, c’est qu’ils ont en eux moins de principes de mouvement. Ce n’est en effet qu’à la foiblesse de leurs passions qu’ils doivent leur sagesse. Cependant quelle haute estime n’en conçoivent-ils pas d’eux-mêmes ! quel respect ne croient-ils pas inspirer au public, qui ne les laisse jouir dans leur petite société du titre d’hommes sensés, et ne les cite point comme fous, que parce qu’il ne les nomme jamais. Comment peuvent-ils, sans honte, passer ainsi leur vie à l’affût des ridicules d’autrui ? S’ils en découvrent dans l’homme de génie, et que cet homme commette la faute la plus légere, fût-ce de mettre, par exemple, à trop haut prix les faveurs d’une femme, quel triomphe pour eux ! Ils en prennent droit de le mépriser. Cependant si, dans les bois, les solitudes et les dangers, la crainte a souvent à leurs propres yeux exagéré la grandeur du péril, pourquoi l’amour ne s’exagéreroit-il pas les plaisirs comme la frayeur s’exagere les dangers ? Ignorent-ils qu’il n’y a proprement que soi de juste appréciateur de son plaisir ; que, les hommes étant animés de passions différentes, les mêmes objets ne peuvent conserver le même prix à des yeux différents ; que c’est au sentiment seul à juger le sentiment ; et que le vouloir toujours citer au tribunal d’une raison froide, c’est assembler la diete de l’empire pour y connoître des cas de conscience ? Ils devroient sentir qu’avant de prononcer sur les actions de l’homme de génie il faudroit du moins savoir quels sont les motifs qui le déterminent, c’est-à-dire la force par laquelle il est entraîné : mais pour cet effet il faudroit connoître et la puissance des passions et le degré de courage nécessaire pour y résister. Or tout homme qui s’arrête à cet examen s’apperçoit bientôt que les passions seules peuvent combattre contre les passions ; et que ces gens raisonnables qui s’en disent vainqueurs donnent à des goûts très foibles le nom de passions, pour se ménager les honneurs du triomphe. Dans le fait ils ne résistent point aux passions, mais ils leur échappent. La sagesse n’est point en eux l’effet de la lumiere, mais d’une indifférence comparable à des déserts également stériles en plaisirs comme en peines. Aussi ne sont-ils point heureux. L’absence du malheur est la seule félicité dont ils jouissent ; et l’espece de raison qui les guide sur la mer de la vie humaine ne leur en fait éviter les écueils qu’en les écartant sans cesse de l’île fortunée du plaisir. Le ciel n’arme les hommes froids que d’un bouclier pour parer, et non d’une épée pour conquérir.

Que la raison nous dirige dans les actions importantes de la vie, je le veux ; mais qu’on en abandonne les détails à ses goûts et à ses passions. Qui consulteroit sur tout la raison, seroit sans cesse occupé à calculer ce qu’il doit faire, et ne feroit jamais rien ; il auroit toujours sous les yeux la possibilité de tous les malheurs qui l’environnent. La peine et l’ennui journalier d’un pareil calcul seroient peut-être plus à redouter que les maux auxquels il peut nous soustraire.

Au reste, quelques reproches qu’on fasse aux gens d’esprit, quelque attentive que soit l’envie à déprimer les gens de génie, à découvrir en eux de ces défauts personnels et peu importants que devroit absorber l’éclat de leur gloire, ils doivent être insensibles à de pareilles attaques, sentir que ce sont souvent des pieges que l’envie leur tend pour les détourner de l’étude. Qu’importe qu’on leur fasse sans cesse un crime de leurs inattentions ? Ils doivent savoir que la plupart de ces petites attentions tant recommandées ont été inventées par les désœuvrés pour en faire le travail et l’occupation de leur ennui et de leur oisiveté ; qu’il n’est point d’homme doué d’une attention suffisante pour s’illustrer dans les arts et les sciences, s’il la partage en une infinité de petites attentions particulieres ; que d’ailleurs cette politesse, à laquelle on donne le nom d’attention, ne procurant aucun avantage aux nations, il est de l’intérêt public qu’un savant fasse une découverte de plus et cinquante visites de moins. Je ne puis m’empêcher de rapporter à ce sujet un fait assez plaisant arrivé, dit-on, à Paris. Un homme de lettres avoit pour voisin un de ces désœuvrés si importuns dans la société. Ce dernier, excédé de lui-même, monte un jour chez l’homme de lettres. Celui-ci le reçoit à merveilles, s’ennuie avec lui de la maniere la plus humaine, jusqu’au moment où, las de bâiller dans le même lieu, notre désœuvré court ailleurs promener son ennui. Il part : l’homme de lettres se remet au travail, oublie l’ennuyé. Quelques jours après, il est accusé de n’avoir point rendu la visite qu’il a reçue, il est taxé d’impolitesse ; il le sait : il monte à son tour chez son ennuyé : « Monsieur, lui dit-il, j’apprends que vous vous plaignez de moi : cependant, vous le savez, c’est l’ennui de vous-même qui vous a conduit chez moi. Je vous y ai reçu de mon mieux, moi qui ne m’ennuyois pas ; c’est donc vous qui m’êtes obligé : et c’est moi qu’on taxe d’impolitesse ! Soyez vous-même juge de mes procédés, et voyez si vous devez mettre fin à des plaintes qui ne prouvent rien, sinon que je n’ai pas comme vous le besoin des visites, l’inhumanité d’ennuyer mon prochain, et l’injustice d’en médire après l’avoir ennuyé ». Que de gens auxquels on peut appliquer la même réponse ! Que de désœuvrés exigent dans les hommes de mérite des attentions et des talents incompatibles avec leurs occupations, et se surprennent à demander les contradictoires !

Un homme a passé sa vie dans les négociations ; les affaires dont il s’est occupé l’ont rendu circonspect : que cet homme aille dans le monde ; on veut qu’il y porte cet air de liberté que la contrainte de son état lui a fait perdre. Un autre homme est d’un caractere ouvert ; c’est par sa franchise qu’il nous a plu : on exige, que changeant tout-à-coup de caractere, il devienne circonspect au moment précis qu’on le desire. On veut toujours l’impossible. Il est sans doute un sel neutre qui amalgame quelquefois, dans les mêmes hommes du moins, toutes les qualités qui ne sont pas absolument contradictoires ; je sais qu’un concours singulier de circonstances peut nous plier à des habitudes opposées : mais c’est un miracle, et l’on ne doit pas compter sur les miracles. En général on peut assurer que tout se tient dans le caractere des hommes ; que les qualités y sont liées aux défauts ; et qu’il est même certains vices de l’esprit attachés à certains états. Qu’un homme occupe un poste important ; qu’il ait par jour cent affaires à juger : si ses jugements sont sans appel, s’il n’est jamais contredit, il faut qu’au bout d’un certain temps l’orgueil pénetre dans son ame, et qu’il ait la plus grande confiance en ses lumieres. Il n’en sera pas ainsi, ou d’un homme dont les avis seront par ses égaux débattus et contredits dans un conseil, ou d’un savant qui, s’étant quelquefois trompé sur les matieres qu’il a mûrement examinées, aura nécessairement contracté l’habitude de la suspension d’esprit[284] ; suspension qui, fondée sur une salutaire méfiance de nos lumieres, nous fait percer jusqu’à ces vérités cachées que le coup-d’œil superficiel de l’orgueil apperçoit rarement. Il semble que la connoissance de la vérité soit le prix de cette sage méfiance de soi-même. L’homme qui se refuse au doute est sujet à mille erreurs : il a lui-même posé la borne de son esprit. On demandoit un jour à l’un des plus savants hommes de la Perse comment il avoit acquis tant de connoissances : En demandant sans peine, répondit-il, ce que je ne savois pas. « Interrogeant un jour un philosophe, dit le poëte Saadi, je le pressois de me dire de qui il avoit tant appris : Des aveugles, me répondit-il, qui ne levent point le pied sans avoir auparavant sondé avec leur bâton le terrain sur lequel ils vont l’appuyer. »

ce que j’ai dit sur les qualités exclusives, ou par leur nature, ou par des habitudes contraires, suffit à l’objet que je me propose. Il s’agit maintenant de montrer de quelle utilité peut être cette connoissance. La principale, c’est d’apprendre à tirer le meilleur parti possible de son esprit ; et c’est la question que je vais traiter dans le chapitre suivant.


CHAPITRE XVI

Méthode pour découvrir le genre d’étude auquel on est le plus propre.


Pour connoître son talent, il faut examiner, et de quelle espece d’objets le hasard et l’éducation ont principalement chargé notre mémoire, et quel degré de passion l’on a pour la gloire. C’est sur cette double combinaison qu’on peut déterminer le genre d’étude auquel on doit s’attacher. Il n’est point d’homme entiérement dépourvu de connoissances. Selon qu’on aura dans la mémoire plus de faits de physique ou d’histoire, plus d’images ou de sentiments, on aura donc plus ou moins d’aptitude à la physique, à la politique, ou à la poésie. Est-ce à ce dernier art qu’un homme s’applique ? il pourra devenir d’autant plus grand peintre en un genre, que le magasin de sa mémoire sera mieux fourni des objets qui entrent dans la composition d’une certaine espece de tableaux. Un poëte naît dans ces âpres climats du nord que d’une aile rapide traversent sans cesse les noirs ouragans ; son œil ne s’égare point dans des vallées riantes ; il ne connoît que l’éternel hiver qui, les cheveux blanchis par les frimats, regne sur des déserts arides ; les échos ne lui répetent que les hurlements des ours ; il ne voit que des neiges, des glaces amoncelées, et des sapins aussi vieux que la terre couvrir de leurs branchages morts les lacs qui baignent leurs racines. Un autre poëte naît au contraire sous le climat fortuné de l’Italie ; l’air y est pur, la terre est jonchée de fleurs, les zéphyrs agitent doucement de leur souffle la cime des forêts odorantes ; il voit les ruisseaux, par mille arcs argentés, couper la verdure trop uniforme des prairies, les arts et la nature s’unir pour décorer les villes et les campagnes : tout y semble fait pour le plaisir des yeux et l’ivresse des sens. Peut-on douter que de ces deux poëtes le dernier ne trace des tableaux plus agréables, et le premier des tableaux plus fiers et plus effrayants ? Cependant ni l’un ni l’autre de ces poëtes ne composeront de ces tableaux s’ils ne sont animés d’une passion forte pour la gloire.

Les objets que le hasard et l’éducation placent dans notre mémoire sont à la vérité la matiere premiere de l’esprit, mais cette matiere y reste morte et sans action jusqu’au moment où les passions la mettent en fermentation. C’est alors qu’elle produit un assemblage nouveau d’idées, d’images ou de sentiments, auquel on donne le nom de génie, d’esprit, ou de talent.

Après avoir reconnu quel est le nombre et quelle est l’espece des objets qu’on a déposés dans le magasin de sa mémoire, avant que de se déterminer pour aucun genre d’étude, il faut ensuite constater jusqu’à quel degré l’on est sensible à la gloire. On est sujet à se méprendre sur ce point, et l’on donne volontiers le nom de passions à de simples goûts : rien cependant, comme je l’ai déjà dit, de plus facile à distinguer. On est passionné lorsqu’on est animé d’un seul desir, et que toutes nos pensées et nos actions sont subordonnées à ce desir. L’on n’a que des goûts lorsque notre ame est partagée en une infinité de desirs à-peu-près égaux. Plus ces desirs sont nombreux, plus nos goûts sont modérés : au contraire, moins les desirs sont multipliés, plus ils se rapprochent de l’unité, et plus nos goûts sont vifs, et prêts à se changer en passions. C’est donc l’unité, ou du moins la prééminence d’un desir sur tous les autres, qui constate la passion. La passion constatée, il faut en connoître la force, et pour cet effet examiner le degré d’enthousiasme qu’on a pour les grands hommes. C’est, dans la premiere jeunesse, une mesure assez exacte de notre amour pour la gloire. Je dis dans la premiere jeunesse, parce qu’alors, plus susceptible de passions, on se livre plus volontiers à son enthousiasme. D’ailleurs on n’a point alors de motifs pour avilir le mérite et les talents ; on peut encore espérer de voir un jour estimer en soi ce qu’on estime dans les autres. Il n’en est pas ainsi des hommes faits : quiconque atteint un certain âge sans avoir aucun mérite, affiche toujours le mépris des talents pour se consoler de n’en point avoir. Pour être juge du mérite, il faut le juger sans intérêt, et par conséquent n’avoir point encore éprouvé le sentiment de l’envie. L’on en est peu susceptible dans la premiere jeunesse. Aussi les jeunes gens voient-ils les grands hommes à-peu-près du même œil dont la postérité les verra. Aussi faut-il en général renoncer à l’estime des hommes de son âge, et ne s’attendre qu’à celle des jeunes gens. C’est sur leur éloge qu’on peut apprécier à-peu-près son mérite, et sur l’éloge qu’ils font des grands hommes qu’on peut apprécier le leur. Si l’on n’estime jamais dans les autres que des idées analogues aux siennes, le respect qu’on a pour l’esprit est toujours proportionné à l’esprit qu’on a. L’on ne célebre les grands hommes que lorsqu’on est soi-même fait pour l’être. Pourquoi César pleuroit-il en s’arrêtant devant le buste d’Alexandre ? C’est qu’il étoit César. Pourquoi ne pleure-t-on plus à l’aspect de ce même buste ? C’est qu’il n’est plus de César.

On peut donc, sur le degré d’estime conçu pour les grands hommes, mesurer le degré de passion qu’on a pour la gloire, et se déterminer en conséquence sur le choix de ses études. Le choix est toujours bon lorsqu’en quelque genre que ce soit la force des passions est proportionnée à la difficulté de réussir. Or il est d’autant plus difficile de réussir en un genre, que plus d’hommes se sont exercés dans ce même genre, et l’ont porté plus près de la perfection. Rien de plus hardi que d’entrer dans la carriere où se sont illustrés les Corneille, les Racine, les Voltaire et les Crébillon. Pour s’y distinguer, il faut être capable des plus grands efforts d’esprit, et par conséquent être animé de la plus forte passion pour la gloire. Qui n’est pas susceptible de cet extrême degré de passion ne doit point concourir avec de tels rivaux, mais s’attacher à des genres d’étude dans lesquels il soit plus facile de réussir. Il en est de cette espece. Dans la physique, par exemple, il est des terrains incultes, et des matieres sur lesquelles les grands génies, occupés d’abord d’objets plus intéressants, n’ont, pour ainsi dire, jeté qu’un coup-d’œil superficiel. Dans ce genre et dans tous les genres pareils, les découvertes et les succès sont à la portée de presque tous les esprits, et ce sont les seuls auxquels puissent prétendre les passions foibles. Qui n’est point ivre d’amour pour la gloire doit la chercher dans les sentiers détournés, et sur-tout éviter les routes battues par des gens éclairés. Son mérite, comparé à celui de ces grands hommes, s’anéantiroit devant le leur ; et le public prévenu lui refuseroit même l’estime qu’il mérite.

La réputation d’un homme foiblement passionné dépend donc de l’adresse avec laquelle il évite qu’on le compare à ceux qui, brûlant d’une plus forte passion pour la gloire, ont fait de plus grands efforts d’esprit. Par cette adresse, l’homme qui, foiblement passionné, a cependant contracté dans sa jeunesse quelque habitude du travail et de la méditation, peut quelquefois, avec très peu d’esprit, obtenir une assez grande réputation. Il paroît donc que, pour tirer le meilleur parti possible de son esprit, la principale attention qu’on doive avoir, c’est de comparer le degré de passion dont on est animé au degré de passion que suppose le genre d’étude auquel on s’attache. Quiconque est à cet égard exact observateur de lui-même échappe à mille erreurs où tombent quelquefois les gens de mérite. On ne le verra point s’engager, par exemple, dans un nouveau genre d’étude au moment que l’âge ralentit en lui l’ardeur des passions. Il sentira qu’en parcourant successivement différents genres de sciences ou d’arts il ne pourroit jamais devenir qu’un homme universellement médiocre ; que cette universalité est un écueil où la vanité conduit et fait souvent échouer les gens d’esprit ; et qu’enfin ce n’est que dans la premiere jeunesse qu’on est doué de cette attention infatigable qui creuse jusqu’aux premiers principes d’un art ou d’une science : vérité importante, dont l’ignorance arrête souvent le génie dans sa course, et s’oppose au progrès des sciences. Il faut pour la saisir se rappeler que l’amour de la gloire, comme je l’ai prouvé dans mon troisieme discours, est allumé dans nos cœurs par l’amour des plaisirs physiques ; que cet amour ne s’y fait jamais plus vivement sentir que dans la premiere jeunesse ; que c’est par conséquent au printemps de la vie qu’on est susceptible d’un plus violent amour pour la gloire. C’est alors qu’on sent en soi des semences enflammées de vertus et de talents. La force et la santé qui circulent alors dans nos veines y portent le sentiment de l’immortalité ; les années paroissent alors s’écouler avec la lenteur des siecles ; on sait mais on ne sent pas qu’on doit mourir, et l’on en est d’autant plus ardent à poursuivre l’estime de la postérité. Il n’en est pas ainsi lorsque l’âge attiédit en nous les passions. On apperçoit alors dans le lointain les gouffres de la mort. Les ombres du trépas, en se mêlant aux rayons de la gloire, en ternissent l’éclat. L’univers change alors de forme à nos yeux, nous cessons d’y prendre intérêt, il ne s’y fait plus rien d’important. Si l’on suit encore la carriere où l’amour de la gloire nous a fait d’abord entrer, c’est qu’on cede à l’habitude ; c’est que l’habitude s’est fortifiée lorsque les passions se sont affoiblies. D’ailleurs on craint l’ennui ; et, pour s’y soustraire, on continuera de cultiver la science dont les idées familieres se combinent sans peine dans notre esprit ; mais l’on sera incapable de l’attention forte que demande un nouveau genre d’étude. A-t-on atteint l’âge de trente-cinq ans ? on ne fera point alors d’un grand géometre un grand poëte, d’un grand poëte un grand chymiste, d’un grand chymiste un grand politique. Qu’à cet âge on éleve un homme à quelque grande place ; si les idées dont il a déjà chargé sa mémoire n’ont aucun rapport aux idées qu’exige la place qu’il occupe, ou cette place demandera peu d’esprit et de talent, ou cet homme la remplira mal.

Parmi les magistrats, quelquefois trop concentrés dans la discussion des intérêts particuliers, en est-il aucun qui pût avec supériorité remplir les premieres places s’il ne faisoit en secret des études profondes relatives au poste qu’il peut occuper ? L’homme qui néglige de faire ces études ne monte aux places que pour s’y déshonorer. Cet homme est-il d’un caractere entier et despotique ? les entreprises qu’il formera seront dures, folles, et toujours préjudiciables au bien public. Est-il d’un caractere doux, ami du bien public ? il n’osera rien entreprendre. Comment hasarderoit-il quelques changements dans l’administration ? on ne marche point d’un pas ferme dans des chemins inconnus et coupés de mille précipices. La fermeté et le courage de l’esprit tiennent toujours à son étendue. L’homme fécond en moyens d’exécuter ses projets est hardi dans ses conceptions : au contraire, l’homme stérile en ressources contracte nécessairement une habitude de timidité que la sottise prend souvent pour sagesse. S’il est très dangereux de toucher trop souvent à la machine du gouvernement, je sais aussi qu’il est des temps où la machine s’arrête si l’on n’y remet de nouveaux ressorts. L’ouvrier ignorant n’ose l’entreprendre ; et la machine se détruit d’elle-même. Il n’en est pas ainsi de l’ouvrier habile ; il sait, d’une main hardie, la conserver en la réparant. Mais la sage hardiesse suppose une étude profonde de la science du gouvernement ; étude fatigante, et dont on n’est capable que dans la premiere jeunesse, et peut-être dans les pays où l’estime publique nous promet beaucoup d’avantages. Par-tout où cette estime est stérile en plaisirs, il n’y croît pas de grands talents. Le petit nombre d’hommes illustres que le hasard d’une excellente éducation ou d’un enchaînement singulier de circonstances rend amoureux de cette estime désertent alors leur patrie, et cet exil volontaire en présage la ruine : semblables à ces aigles dont la fuite annonce la chûte prochaine du chêne antique sur lequel ils se retiroient.

J’en ai dit assez sur ce sujet. Je conclurai des principes établis dans ce chapitre que ce qu’on appelle esprit est en nous le produit des objets placés dans notre souvenir, et de ces mêmes objets mis en fermentation par l’amour de la gloire. Ce n’est donc, comme je l’ai déjà dit, qu’en combinant l’espece d’objets dont le hasard et l’éducation ont chargé notre mémoire avec le degré de passion qu’on a pour la gloire, qu’on peut réellement connoître et la force et le genre de son esprit. Qui s’observe scrupuleusement à cet égard se trouve à-peu-près dans le cas de ces chymistes habiles qui, lorsqu’on leur montre les matieres dont on a chargé le matras, et le degré de feu qu’on lui donne, prédisent d’avance le résultat de l’opération. Sur quoi j’observerai que, s’il est un art d’exciter en nous des passions fortes, s’il y a des moyens faciles de remplir la mémoire d’un jeune homme d’une certaine espece d’idées et d’objets ; il est, en conséquence, des méthodes sûres pour former des hommes de génie. Cette connoissance de la nature de l’esprit peut donc être fort utile à ceux qu’anime le desir de s’illustrer. Elle peut leur en fournir les moyens ; leur apprendre, par exemple, à ne point éparpiller leur attention sur une infinité d’objets divers, mais à la rassembler tout entiere sur les idées et les objets relatifs au genre dans lequel ils veulent exceller. Ce n’est pas qu’on doive à cet égard pousser trop loin le scrupule. On n’est point profond en un genre si l’on n’a fait des incursions dans tous les genres analogues au genre que l’on cultive. L’on doit même arrêter quelque temps ses regards sur les premiers principes des diverses sciences. Il est utile, et de suivre la marche uniforme de l’esprit humain dans les différents genres de sciences et d’arts, et de considérer l’enchaînement universel qui lie ensemble toutes les idées des hommes. Cette étude donne plus de force et d’étendue à l’esprit ; mais il n’y faut consacrer qu’un certain temps, et porter sa principale attention sur les détails de l’art ou de la science que l’on cultive. Qui n’écoute dans ses études qu’une curiosité indiscrete atteint rarement à la gloire. Qu’un sculpteur, par exemple, soit par son goût également entraîné vers l’étude de la sculpture et de la politique, et qu’en conséquence il charge sa mémoire d’idées qui n’ont entre elles aucun rapport ; je dis que ce sculpteur sera certainement moins habile et moins célebre qu’il ne l’eût été s’il eût toujours rempli sa mémoire d’objets analogues à l’art qu’il professe, et qu’il n’eût point réuni, pour ainsi dire, en lui deux hommes qui ne peuvent ni se communiquer leurs idées, ni causer ensemble.

Au reste cette connoissance de l’esprit, sans doute utile aux particuliers, peut l’être encore au public ; elle peut éclairer les gens en place sur la science des choix, et leur faire en chaque genre distinguer l’homme supérieur. Ils le reconnoîtront premièrement à l’espece d’objets dont cet homme s’est occupé, et secondement à la passion qu’il a pour la gloire ; passion dont la force, comme je l’ai déjà dit, est toujours proportionnée au goût qu’on a pour l’esprit, et presque toujours au mérite de ceux qui composent notre société.

Qui n’aime ni n’estime ceux qui par des actions ou des ouvrages ont obtenu l’estime générale, est à coup sûr un homme sans mérite. Le peu d’analogie des idées d’un sot et d’un homme d’esprit rompt entre eux toute société. En fait de mérite, c’est le signe d’anathême que de se plaire trop dans la société des gens médiocres.

Après avoir considéré l’esprit sous tant de rapports divers, je devrois peut-être essayer de tracer le plan d’une bonne éducation. Peut-être qu’un traité complet sur cette matiere devroit être la conclusion de mon ouvrage. Si je me refuse à ce travail, c’est qu’en supposant même que je pusse réellement indiquer les moyens de rendre les hommes meilleurs, il est évident que, dans nos mœurs actuelles, il seroit presque impossible de faire usage de ces moyens. Je me contenterai donc de jeter un coup-d’œil rapide sur ce qu’on appelle l’éducation.


CHAPITRE XVII.

De l’éducation.


L’art de former des hommes est en tout pays si étroitement lié à la forme du gouvernement, qu’il n’est peut-être pas possible de faire aucun changement considérable dans l’éducation publique sans en faire dans la constitution même des états.

L’art de l’éducation n’est autre chose que la connoissance des moyens propres à former des corps plus robustes et plus forts, des esprits plus éclairés, et des ames plus vertueuses. Quant au premier objet de l’éducation, c’est sur les Grecs qu’il faut prendre exemple, puisqu’ils honoroient les exercices du corps, et que ces exercices faisoient même une partie de leur médecine. Quant aux moyens de rendre et les esprits plus éclairés et les ames plus fortes et plus vertueuses, je crois qu’ayant fait sentir et l’importance du choix des objets qu’on place dans sa mémoire, et la facilité avec laquelle on peut allumer en nous des passions fortes, et les diriger au bien général, j’ai suffisamment indiqué au lecteur éclairé le plan qu’il faudroit suivre pour perfectionner l’éducation publique.

On est à cet égard trop éloigné de toute idée de réforme pour que j’entre dans des détails toujours ennuyeux lorsqu’ils sont inutiles. Je me contenterai de remarquer que l’on ne se prête pas même en ce genre à la réforme des abus les plus grossiers et les plus faciles à corriger. Qui doute, par exemple, que pour valoir tout ce qu’on peut valoir, on ne dût faire de son temps la meilleure distribution possible ? qui doute que les succès ne tiennent en partie à l’économie avec laquelle on le ménage ? et quel homme convaincu de cette vérité n’apperçoit pas du premier coup-d’œil les refontes qu’à cet égard l’on pourroit faire dans l’éducation publique ?

On doit, par exemple, consacrer quelque temps à l’étude raisonnée de la langue nationale. Quoi de plus absurde que de perdre huit ou dix ans à l’étude d’une langue morte qu’on oublie immédiatement après la sortie des classes, parce qu’elle n’est dans le cours de la vie de presque aucun usage ? En vain dira-t-on que, si l’on retient si long-temps les jeunes gens dans les colleges, c’est moins pour qu’ils y apprennent le latin que pour leur y faire contracter l’habitude du travail et de l’application. Mais, pour les plier à cette habitude, ne pourroit-on pas leur proposer une étude moins ingrate, moins rebutante ? Ne craint-on pas d’éteindre ou d’émousser en eux cette curiosité naturelle qui dans la premiere jeunesse nous échauffe du desir d’apprendre ? Combien ce desir ne se fortifieroit-il pas si, dans l’âge où l’on n’est point encore distrait par de grandes passions, l’on substituoit à l’insipide étude des mots celle de la physique, de l’histoire, des mathématiques, de la morale, de la poésie, etc. ! L’étude des langues mortes, répliquera-t-on, remplit en partie cet objet. Elle assujettit à la nécessité de traduire et d’expliquer les auteurs ; elle meuble par conséquent la tête des jeunes gens de toutes les idées contenues dans les meilleurs ouvrages de l’antiquité. Mais, répondrai-je, est-il rien de plus ridicule que de consacrer plusieurs années à placer dans la mémoire quelques faits ou quelques idées qu’on peut, avec le secours des traductions, y graver en deux ou trois mois ? L’unique avantage qu’on puisse retirer de huit ou dix ans d’étude, c’est donc la connoissance fort incertaine de ces finesses de l’expression latine qui se perdent dans une traduction. Je dis fort incertaine ; car enfin, quelque étude qu’un homme fasse de la langue latine, il ne la connoîtra jamais aussi parfaitement qu’il connoît sa propre langue. Or, si, parmi nos savants, il en est très peu de sensibles à la beauté, à la force, à la finesse de l’expression française, peut-on imaginer qu’ils soient plus heureux lorsqu’il s’agit d’une expression latine ? ne peut-on pas soupçonner que leur science à cet égard n’est fondée que sur notre ignorance, notre crédulité, et leur hardiesse ; et que, si l’on pouvoit évoquer les mânes d’Horace, de Virgile, et de Cicéron, les plus beaux discours de nos rhéteurs ne leur parussent écrits dans un jargon presque inintelligible ? Je ne m’arrêterai cependant pas à ce soupçon ; et je conviendrai, si on le veut, qu’au sortir de ses classes, un jeune homme est fort instruit des finesses de l’expression latine : mais, dans cette supposition même, je demanderai si l’on doit payer cette connoissance du prix de huit ou dix ans de travail ; et si, dans la premiere jeunesse, dans l’âge où la curiosité n’est combattue par aucune passion, où l’on est par conséquent plus capable d’application, ces huit ou dix années consommées dans l’étude des mots ne seroient pas mieux employées à l’étude des choses, et sur-tout des choses analogues au poste qu’on doit vraisemblablement remplir. Non que j’adopte les maximes trop austeres de ceux qui croient qu’un jeune homme doit se borner uniquement aux études convenables à son état. L’éducation d’un jeune homme doit se prêter aux différents partis qu’il peut prendre : le génie veut être libre. Il est même des connoissances que tout citoyen doit avoir : telle est la connoissance et des principes de la morale et des lois de son pays. Tout ce que je demanderois, c’est qu’on chargeât principalement la mémoire d’un jeune homme des idées et des objets relatifs au parti qu’il doit vraisemblablement embrasser. Quoi de plus absurde que de donner exactement la même éducation à trois hommes, dont l’un doit remplir les petits emplois de la finance, et les deux autres les premieres places de l’armée, de la magistrature, ou de l’administration ? Peut-on sans étonnement les voir s’occuper des mêmes études jusqu’à seize ou dix-sept ans, c’est-à-dire jusqu’au moment qu’ils entrent dans le monde, et que, distraits par les plaisirs, ils deviennent souvent incapables d’application ?

Quiconque examine les idées dont on charge la mémoire des jeunes gens, et compare leur éducation avec l’état qu’ils doivent remplir, la trouve aussi folle que l’eût été celle des Grecs, s’ils n’eussent donné qu’un maître de flûte à ceux qu’ils envoyoient aux jeux olympiques y disputer le prix de la lutte ou de la course.

Mais, dira-t-on, si l’on peut faire un bien meilleur emploi du temps consacré à l’éducation, que n’essaie-t-on de le faire ? À quelle cause attribuer l’indifférence où l’on reste à cet égard ? Pourquoi met-on dès l’enfance le crayon dans les mains du dessinateur ? Pourquoi place-t-on à cet âge les doigts du musicien sur le manche de son violon ? Pourquoi l’un et l’autre de ces artistes reçoivent-ils une éducation si convenable à l’art qu’ils doivent professer, et néglige-t-on si fort l’éducation des princes, des grands, et généralement de tous ceux que leur naissance appelle aux grandes places ? Ignore-t-on ce que les vertus et sur-tout les lumieres des grands ont d’influence sur le bonheur ou le malheur des nations ? Pourquoi donc abandonner au hasard une partie si essentielle à l’administration ? Ce n’est pas, répondrai-je, qu’on ne trouve dans les colleges une infinité de gens éclairés qui connoissent également et les vices de l’éducation et les remedes qu’on y peut apporter : mais que peuvent-ils faire sans l’aide du gouvernement ? Or les gouvernements doivent peu s’occuper du soin de l’éducation publique. Il ne faut pas à cet égard comparer les grands empires aux petites républiques. Dans les grands empires, on sent rarement le besoin pressant d’un grand homme : les grands états se soutiennent par leur propre masse. Il n’en est pas ainsi d’une république telle, par exemple, que celle de Lacédémone. Elle avoit, avec une poignée de citoyens, à soutenir le poids énorme des armées de l’Asie. Sparte ne devoit sa conservation qu’aux grands hommes qui naissoient successivement pour la défendre. Aussi, toujours occupée du soin d’en former de nouveaux, c’étoit sur l’éducation publique que devoit se porter la principale attention du gouvernement. Dans les grands états on est plus rarement exposé à de pareils dangers, et l’on ne prend point les mêmes précautions pour s’en garantir. Le besoin plus ou moins urgent d’une chose est en chaque genre l’exacte mesure des efforts d’esprit qu’on fait pour se la procurer. Mais, dira-t-on, il n’est point d’état parmi les plus puissants qui n’éprouve quelquefois le besoin des grands hommes. Oui sans doute ; mais ce besoin n’étant point habituel, on n’a pas soin de le prévenir. La prévoyance n’est point la vertu des grands états ; les gens en place y sont chargés de trop d’affaires pour veiller à l’éducation publique, et l’éducation doit être négligée. D’ailleurs que d’obstacles l’intérêt personnel ne met-il pas dans les grands empires à la production des gens de génie ! On y peut sans doute former des hommes instruits. Rien n’empêche de profiter du premier âge pour charger la mémoire des jeunes gens des idées et des objets relatifs aux places qu’ils peuvent occuper ; mais jamais on n’y formera d’hommes de génie, parce que ces idées et ces objets sont stériles si l’amour de la gloire ne les féconde. Pour que cet amour s’allume en nous, il faut que la gloire soit, comme l’argent, l’échange d’une infinité de plaisirs, et que les honneurs soient le prix du mérite. Or l’intérêt des puissants ne leur permet pas d’en faire une aussi juste distribution. Ils ne veulent pas accoutumer le citoyen à considérer les graces comme une dette dont ils s’acquittent envers le talent. En conséquence ils en accordent rarement au mérite. Ils sentent qu’ils obtiendront d’autant plus de reconnoissance de leurs obligés que ces obligés seront moins dignes de leurs bienfaits. L’injustice doit donc souvent présider à la distribution des graces, et l’amour de la gloire s’éteindre dans tous les cœurs.

Telles sont dans les grands empires les principales causes, et de la disette des grands hommes, et de l’indifférence avec laquelle on les regarde, et du peu de soin enfin qu’on y prend de l’éducation publique. Quelque grands cependant que soient les obstacles qui dans ces pays s’opposent à la réforme de l’éducation publique ; dans les états monarchiques, tels que la plupart des états de l’Europe, ces obstacles ne sont pas insurmontables ; mais ils le deviennent dans les gouvernements absolument despotiques, tels que les gouvernements orientaux. Quel moyen, en ces pays, de perfectionner l’éducation ? Il n’est point d’éducation sans objet ; et l’unique qu’on puisse se proposer, c’est, comme je l’ai déjà dit, de rendre les citoyens plus forts, plus éclairés, plus vertueux, et enfin plus propres à contribuer au bonheur de la société dans laquelle ils vivent. Or, dans les gouvernements arbitraires, l’opposition que les despotes croient appercevoir entre leur intérêt et l’intérêt général, ne leur permet pas d’adopter un systême si conforme à l’utilité publique. Dans ces pays, il n’est donc point d’objet d’éducation, ni par conséquent d’éducation. En vain la réduiroit-on aux seuls moyens de plaire au souverain : quelle éducation que celle dont le plan seroit tracé d’après la connoissance toujours imparfaite des mœurs d’un prince qui peut ou mourir ou changer de caractere avant la fin d’une éducation ! Ce n’est en ces pays qu’après avoir perfectionné l’éducation des souverains qu’on pourroit utilement travailler à la réforme de l’éducation publique. Mais un traité sur cette matiere devroit sans doute être précédé d’un ouvrage encore plus difficile à faire, dans lequel on examineroit s’il est possible de lever les puissants obstacles que des intérêts personnels mettront toujours à la bonne éducation des rois. C’est un problême moral qui, dans les gouvernements arbitraires, tels que ceux de l’Orient, est, je crois, un problême insoluble. Trop jaloux de régner sous le nom de leur maître, c’est dans une ignorance honteuse et presque invincible que les visirs retiendront toujours les sultans ; ils écarteront toujours loin d’eux l’homme qui pourroit les éclairer. Or, l’éducation des princes ainsi abandonnée au hasard, quel soin peut-on prendre de l’éducation des particuliers ? Un pere desire l’élévation de ses fils : il sait que ni les connoissances, ni les talents, ni les vertus, ne leur ouvriront jamais le chemin de la fortune ; que les princes ne croient jamais avoir besoin d’hommes éclairés et savants : il ne demandera donc à ses fils ni connoissances ni talents ; il sentira même confusément que dans de pareils gouvernements on ne peut être impunément vertueux. Tous les préceptes de sa morale se réduiront donc à quelques maximes vagues, et qui, peu liées entre elles, ne peuvent donner à ses fils des idées nettes de la vertu : il craindroit en ce genre les préceptes trop séveres et trop précis. Il entrevoit qu’une vertu rigide nuiroit à leur fortune ; et que, si deux choses, comme le dit Pythagore, rendent un homme semblable aux dieux, l’une de faire le bien public, l’autre de dire la vérité, celui qui se modèleroit sur les dieux seroit à coup sûr maltraité par les hommes.

Voilà la source de la contradiction qui se trouve entre les préceptes moraux que, même dans les pays soumis au despotisme, on est forcé par l’usage de donner à ses enfants, et la conduite qu’on leur prescrit. Un pere leur dit en général et en maxime : Soyez vertueux. Mais il leur dit en détail et sans le savoir : N’ajoutez nulle foi à ces maximes ; soyez un coquin timide et prudent ; et n’ayez d’honnêteté, comme le dit Moliere, que ce qu’il en faut pour n’être pas pendu. Or, dans un pareil gouvernement, comment perfectionneroit-on cette partie même de l’éducation qui consiste à rendre les hommes plus fortement vertueux ? Il n’est point de pere qui, sans tomber en contradiction avec lui-même, pût répondre aux arguments pressants qu’un fils vertueux pourroit lui faire à ce sujet.

Pour éclaircir cette vérité par un exemple, je suppose que, sous le titre de bacha, un pere destine son fils au gouvernement d’une province ; que, prêt à prendre possession de cette place, son fils lui dise : Mon pere, les principes de vertu acquis dans mon enfance ont germé dans mon ame. Je pars pour gouverner des hommes : c’est de leur bonheur que je ferai mon unique occupation. Je ne prêterai point au riche une oreille plus favorable qu’au pauvre : sourd aux menaces du puissant oppresseur, j’écouterai toujours la plainte du foible opprimé ; et la justice présidera à tous mes jugements. — Ô mon fils, que l’enthousiasme de la vertu sied bien à la jeunesse ! mais l’âge et la prudence vous apprendront à le modérer. Il faut sans doute être juste ; cependant à quelles ridicules demandes n’allez-vous pas être exposé ! à combien de petites injustices ne faudra-t-il pas vous prêter ! Si vous êtes quelquefois forcé de refuser les grands, que de graces, mon fils, doivent accompagner vos refus ! Quelque élevé que vous soyez, un mot du sultan vous fait rentrer dans le néant, et vous confond dans la foule des plus vils esclaves ; la haine d’un eunuque ou d’un ichoglan peut vous perdre ; songez à les ménager… — Moi ! je ménagerois l’injustice ! Non, mon pere. La sublime Porte exige souvent des peuples un tribut trop onéreux ; je ne me prêterai point à ses vues. Je sais qu’un homme ne doit à l’état que proportionnément à l’intérêt qu’il doit prendre à sa conservation ; que l’infortune ne doit rien ; et que l’aisance même, qui supporte les impôts, doit ce qu’exige la sage économie, et non la prodigalité : j’éclairerai sur ce point le divan. — Abandonnez ce projet, mon fils. Vos représentations seroient vaines ; il faudroit toujours obéir. — Obéir ! non ; mais plutôt remettre au sultan la place dont il m’honore. — Ô mon fils, un fol enthousiasme de vertu vous égare : vous vous perdriez, et les peuples ne seroient point soulagés ; le divan nommeroit à votre place un homme qui, moins humain, l’exerceroit avec plus de dureté. — Oui, sans doute, l’injustice se commettroit ; mais je n’en serois pas l’instrument. L’homme vertueux chargé d’une administration, ou fait le bien, ou se retire ; l’homme plus vertueux encore, et plus sensible aux miseres de ses concitoyens, s’arrache du sein des villes ; c’est dans les déserts, les forêts, et jusques chez les sauvages, qu’il fuit l’aspect odieux de la tyrannie, et le spectacle trop affligeant du malheur de ses égaux. Telle est la conduite de la vertu. Je n’aurois point, dites-vous, d’imitateurs ; je l’ignore : l’ambition en secret vous en assure, et ma vertu m’en fait douter. Mais je veux qu’en effet mon exemple ne soit pas suivi : le musulman zélé qui le premier annonça la loi du divin prophete, et brava les fureurs des tyrans, prit-il garde en marchant au supplice s’il étoit suivi d’autres martyrs ? La vérité parloit à son cœur : il lui devoit un témoignage authentique ; il le lui rendoit. Doit-on moins à l’humanité qu’à la religion ? et les dogmes sont-ils plus sacrés que les vertus ? Mais souffrez que je vous interroge à votre tour. Si je m’associois aux Arabes qui pillent nos caravanes, ne pourrois-je pas me dire à moi-même : Soit que je vive avec ces brigands, ou que je m’en sépare, les caravanes n’en seront pas moins attaquées : vivant avec l’Arabe, j’adoucirai ses mœurs ; je m’opposerai du moins aux cruautés inutiles qu’il exerce sur le voyageur. Je ferai mon bien sans ajouter au malheur public. Ce raisonnement est le vôtre ; et, si ma nation ni vous-même ne pouvez l’approuver, pourquoi donc me permettre sous le nom de bacha ce que vous me défendez sous celui d’Arabe ? Ô mon pere, mes yeux s’ouvrent enfin ; je le vois, la vertu n’habite point les états despotiques, et l’ambition étouffe en vous le cri de l’équité. Je ne puis marcher aux grandeurs qu’en foulant aux pieds la justice. Ma vertu trahit vos espérances ; ma vertu vous devient odieuse ; et votre espoir trompé lui donne le nom de folie. Cependant c’est encore à vous que je m’en rapporte ; sondez l’abyme de votre ame, et répondez-moi. Si j’immolois la justice à mes goûts, à mes plaisirs, aux caprices d’une odalique, avec quelle force me rappelleriez-vous alors ces maximes austeres de vertu apprises dans mon enfance ! Pourquoi votre zele ardent s’attiédit-il lorsqu’il s’agit de sacrifier cette même vertu aux ordres d’un sultan ou d’un visir ? J’oserai vous l’apprendre ; c’est que l’éclat de ma grandeur, prix indigne d’une lâche obéissance, doit rejaillir sur vous : alors vous méconnoissez le crime ; et, si vous le reconnoissiez, j’en atteste votre vérité, vous m’en feriez un devoir.

On sent que, pressé par de tels raisonnements, il seroit très difficile qu’un pere n’apperçût pas enfin une contradiction manifeste entre les principes d’une saine morale et la conduite qu’il prescrit à son fils. Il seroit forcé de convenir qu’en desirant l’élévation de ce même fils il a, d’une maniere implicite et confuse, desiré que, tout entier aux soins de sa grandeur, ce fils y sacrifiât jusqu’à la justice. Or, dans ces gouvernements asiatiques, où des fanges de la servitude on tire l’esclave qui doit commander à d’autres esclaves, ce desir doit être commun à tous les peres. Quel homme s’essaieroit donc en ces empires à tracer le plan d’une éducation vertueuse que personne ne donneroit à ses enfants ? Quelle manie que de prétendre former des ames magnanimes dans des pays où les hommes ne sont pas vicieux parce qu’en général ils sont méchants, mais parce que la récompense y devient le prix du crime, et la punition celui de la vertu ? Qu’espérer enfin, en ce genre, d’un peuple chez qui l’on ne peut citer comme honnêtes que les hommes prêts à le devenir si la forme du gouvernement s’y prêtoit ; où d’ailleurs, personne n’étant animé de la passion forte du bien public, il ne peut par conséquent y avoir d’homme vraiment vertueux ? Il faut, dans les gouvernements despotiques, renoncer à l’espoir de former des hommes célebres par leurs vertus ou par leurs talents. Il n’en est pas ainsi des états monarchiques. Dans ces états, comme je l’ai déjà dit, l’on peut sans doute tenter cette entreprise avec quelque espoir de succès ; mais il faut en même temps convenir que l’exécution en seroit d’autant plus difficile que la constitution monarchique se rapprocheroit davantage de la forme du despotisme, ou que les mœurs seroient plus corrompues.

Je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet, et je me contenterai de rappeler au citoyen zélé qui voudroit former des hommes plus vertueux et plus éclairés, que tout le problême d’une excellente éducation se réduit, premièrement, à fixer pour chacun des états différents où la fortune nous place l’espece d’objets et d’idées dont on doit charger la mémoire des jeunes gens, et, secondement, à déterminer les moyens les plus sûrs pour allumer en eux la passion de la gloire et de l’estime.

Ces deux problêmes résolus, il est certain que les grands hommes, qui maintenant sont l’ouvrage d’un concours aveugle de circonstances, deviendroient l’ouvrage du législateur ; et qu’en laissant moins à faire au hasard, une excellente éducation pourroit, dans les grands empires, infiniment multiplier et les talents et les vertus.

  1. On a beaucoup écrit sur l’ame des bêtes ; on leur a tour-à-tour ôté et rendu la faculté de penser ; et peut-être n’a-t-on pas assez scrupuleusement cherché, dans la différence du physique de l’homme et de l’animal, la cause de l’infériorité de ce qu’on appelle l’ame des animaux.

    1o Toutes les pattes des animaux sont terminées ou par de la corne, comme dans le bœuf et le cerf, ou par des ongles, comme dans le chien et le loup, ou par des griffes, comme dans le lion et le chat. Or, cette différence d’organisation entre nos mains et les pattes des animaux les prive non seulement, comme le dit M. de Buffon, presque en entier du sens du tact, mais encore de l’adresse nécessaire pour manier aucun outil et pour faire aucune des découvertes qui supposent des mains.

    2o La vie des animaux, en général plus courte que la nôtre, ne leur permet ni de faire autant d’observations, ni par conséquent d’avoir autant d’idées que l’homme.

    3o Les animaux, mieux armés, mieux vêtus que nous par la nature, ont moins de besoins, et doivent par conséquent avoir moins d’invention. Si les animaux voraces ont en général plus d’esprit que les autres animaux, c’est que la faim, toujours inventive, a dû leur faire imaginer des ruses pour surprendre leur proie.

    4o Les animaux ne forment qu’une société fugitive devant l’homme, qui, par le secours des armes qu’il s’est forgées, s’est rendu redoutable au plus fort d’entre eux.

    L’homme est d’ailleurs l’animal le plus multiplié sur la terre : il naît, il vit dans tous les climats, lorsqu’une partie des autres animaux, tels que les lions, les éléphants et les rhinocéros, ne se trouve que sous certaine latitude.

    Or, plus l’espece d’un animal susceptible d’observation est multipliée, plus cette espece d’animal a d’idées et d’esprit.

    Mais, dira-t-on, pourquoi les singes, dont les pattes sont à-peu-près aussi adroites que nos mains, ne font-ils pas des progrès égaux aux progrès de l’homme ? C’est qu’ils lui restent inférieurs à beaucoup d’égards ; c’est que les hommes sont plus multipliés sur la terre ; c’est que parmi les différentes especes de singes il en est peu dont la force soit comparable à celle de l’homme ; c’est que les singes sont frugivores, qu’ils ont moins de besoins, et par conséquent moins d’invention que les hommes ; c’est que d’ailleurs leur vie est plus courte, qu’ils ne forment qu’une société fugitive devant les hommes et les animaux, tels que les tigres, les lions, etc. ; c’est qu’enfin la disposition organique de leurs corps les tenant, comme les enfants, dans un mouvement perpétuel, même après que leurs besoins sont satisfaits, les singes ne sont pas susceptibles de l’ennui, qu’on doit regarder, ainsi que je le prouverai dans le troisieme discours, comme un des principes de la perfectibilité de l’esprit humain.

    C’est en combinant toutes ces différences dans le physique de l’homme et de la bête qu’on peut expliquer pourquoi la sensibilité et la mémoire, facultés communes aux hommes et aux animaux, ne sont, pour ainsi dire, dans ces derniers que des facultés stériles.

    Peut-être m’objectera-t-on que Dieu, sans injustice, ne peut avoir soumis à la douleur et à la mort des créatures innocentes, et qu’ainsi les bêtes ne sont que de pures machines ; je répondrai à cette objection que l’écriture et l’église n’ayant dit nulle part que les animaux fussent de pures machines, nous pouvons fort bien ignorer les motifs de la conduite de Dieu envers les animaux, et supposer ces motifs justes. Il n’est pas nécessaire d’avoir recours au bon mot du P. Malebranche, qui, lorsqu’on lui soutenoit que les animaux étoient sensibles à la douleur, répondoit en plaisantant qu’apparemment ils avoient mangé du foin défendu.

  2. Les idées des nombres, si simples, si faciles à acquérir, et vers lesquelles le besoin nous porte sans cesse, sont si prodigieusement bornées dans certaines nations, qu’on en trouve qui ne peuvent compter que jusqu’à trois, et qui n’expriment les nombres qui vont au-delà de trois que par le mot beaucoup.
  3. Tels sont les peuples que Dampierre trouva dans une île qui ne produisoit ni arbre, ni arbuste, et qui, vivant du poisson que les flots de la mer jetoient dans les petites baies de l’île, n’avoient d’autre langue qu’un gloussement semblable à celui du coq-d’Inde.
  4. a, b et c Quelque stoïcien décidé que fût Séneque, il n’étoit pas trop assuré de la spiritualité de l’ame. « Votre lettre, écrit-il à un de ses amis, est arrivée mal-à-propos. Lorsque je l’ai reçue, je me promenois délicieusement dans le palais de l’espérance ; je m’y assurois de l’immortalité de mon ame. Mon imagination, doucement échauffée par les discours de quelques grands hommes, ne doutoit déjà plus de cette immortalité qu’ils promettent plus qu’ils ne la prouvent ; déja je commençois à me déplaire à moi-même ; je méprisois les restes d’une vie malheureuse ; je m’ouvrois avec délices les portes de l’éternité : votre lettre arrive ; je me réveille ; et, d’un songe si amusant, il me reste le regret de le reconnoître pour un songe. »

    Une preuve, dit M. Deslandes dans son Histoire critique de la philosophie, qu’autrefois on ne croyoit ni à l’immortalité ni à l’immatérialité de l’ame, c’est que, du temps de Néron, l’on se plaignoit à Rome que la doctrine de l’autre monde, nouvellement introduite, énervoit le courage des soldats, les rendoit plus timides, ôtoit la principale consolation des malheureux et doubloit enfin la mort, en menaçant de nouvelles souffrances après cette vie. n’attentât à la pudicité de son prochain. Fra-Paolo, Histoire du concile de Trente, liv. I.

    Il est dit, au dix-septieme canon du concile de Tolede, « que celui qui se contente d’une seule femme, à titre d’épouse ou de concubine, à son choix, ne sera pas rejeté de la communion ». C’étoit apparemment pour mettre la femme mariée à l’abri de toute insulte qu’alors l’église toléroit les concubines. les irritent ; les cris redoublent. Alors il ne reste au visir que deux partis à prendre, ou d’exposer l’état à des révolutions, ou de porter le despotisme à ce terme extrême qui toujours annonce la ruine des empires ; et c’est à ce dernier parti que s’arrêtent communément les visirs. Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « p197 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.

  5. a et b S. Irénée avançoit que l’âme étoit un souffle : flatus est enim vita. Voyez la Théologie païenne. Tertullien, dans son Traité de l’ame, prouve qu’elle est corporelle. Tertull. de anima, cap. 7, pag. 268. S. Ambroise enseigne qu’il n’y a que la très sainte Trinité exempté de composition matérielle. Ambr. de Abrahamo. S. Hilaire prétend que tout ce qui est créé est corporel. Hilar. in Matth., pag. 633. Au second concile de Nicée on croyoit encore les anges corporels ; aussi y lit-on sans scandale ces paroles de Jean de Thessalonique : Pingendi angeli, quia corporei. S. Justin et Origene croyoient l’ame matérielle ; ils regardoient son immortalité comme une pure faveur de Dieu ; ils ajoutoient qu’au bout d’un certain temps les ames des méchants seroient anéanties : Dieu, disoient-ils, qui de sa nature est porté à la clémence, se lassera de les punir, et retirera son bienfait. elles-mêmes l’honneur du bûcher ; mais elles font en même temps tout ce qu’elles peuvent pour s’échapper. Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « p198 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.
  6. Il seroit impossible de s’en tenir à l’axiome de Descartes, et de n’acquiescer qu’à l’évidence. Si l’on répete tous les jours cet axiome dans les écoles, c’est qu’il n’y est pas pleinement entendu ; c’est que Descartes n’ayant point mis, si je peux m’exprimer ainsi, d’enseigne à l’hôtellerie de l’évidence, chacun se croit en droit d’y loger son opinion. Quiconque ne se rendroit réellement qu’à l’évidence ne seroit guere assuré que de sa propre existence. Comment le seroit-il, par exemple, de celle des corps ? Dieu, par sa toute-puissance, ne peut-il pas faire sur nos sens les mêmes impressions qu’y exciteroit la présence des objets ? Or, si Dieu le peut, comment assurer qu’il ne fasse pas à cet égard usage de son pouvoir, et que tout l’univers ne soit un pur phénomene ? D’ailleurs, si dans les rêves nous sommes affectés des mêmes sensations que nous éprouverions à la présence des objets, comment prouver que notre vie n’est pas un long rêve ?

    Non que je prétende nier l’existence des corps, mais seulement montrer que nous en sommes moins assurés que de notre propre existence. Or, comme la vérité est un point indivisible, qu’on ne peut pas dire d’une vérité qu’elle est plus ou moins vraie, il est évident que, si nous sommes plus certains de notre propre existence que de celle des corps, l’existence des corps n’est par conséquent qu’une probabilité ; probabilité qui sans doute est très grande, et qui, dans la conduite, équivaut à l’évidence, mais qui n’est cependant qu’une probabilité. Or, si presque toutes nos vérités se réduisent à des probabilités, quelle reconnoissance ne devroit-on pas à l’homme de génie qui se chargeroit de construire des tables physiques, métaphysiques, morales et politiques, où seroient marqués avec précision tous les divers degrés de probabilité, et par conséquent de croyance, qu’on doit assigner à chaque opinion !

    L’existence des corps, par exemple, seroit placée dans les tables physiques comme le premier degré de certitude ; on y détermineroit ensuite ce qu’il y a à parier que le soleil se levera demain, qu’il se levera dans dix, dans vingt ans, etc. Dans les tables morales ou politiques, on y placeroit pareillement, comme premier degré de certitude, l’existence de Rome ou de Londres, puis celle des héros, tels que César ou Guillaume le conquérant ; on descendroit ainsi, par l’échelle des probabilités, jusqu’aux faits les moins certains, et enfin jusqu’aux prétendus miracles de Mahomet, jusqu’à ces prodiges attestés par tant d’Arabes, et dont la fausseté cependant est encore très probable ici-bas, où les menteurs sont si communs, et les prodiges si rares.

    Alors les hommes, qui le plus souvent ne different de sentiment que par l’impossibilité où ils sont de trouver des signes propres à exprimer les divers degrés de croyance qu’ils attachent à leur opinion, se communiqueroient plus facilement leurs idées, puisqu’ils pourroient, pour m’exprimer ainsi, toujours rapporter leurs opinions à quelques uns des numéro de ces tables de probabilités.

    Comme la marche de l’esprit est toujours lente, et les découvertes dans les sciences presque toujours éloignées les unes des autres, on sent que les tables de probabilités une fois construites, on n’y feroit que des changements légers et successifs, qui consisteroient, conséquemment à cette découverte, à augmenter ou diminuer la probabilité de certaines propositions que nous appelons vérités, et qui ne sont que des probabilités plus ou moins accumulées. Par ce moyen l’état de doute, toujours insupportable à l’orgueil de la plupart des hommes, seroit plus facile à soutenir ; alors les doutes cesseroient d’être vagues : soumis au calcul, et par conséquent appréciables, ils se convertiroient en propositions affirmatives ; alors la secte de Carnéade, regardée autrefois comme la philosophie par excellence, puisqu’on lui donnoit le nom d’élective, seroit purgée de ces légers défauts que la querelleuse ignorance a reprochés avec trop d’aigreur à cette philosophie, dont les dogmes étoient également propres à éclairer les esprits et à adoucir les mœurs.

    Si cette secte, conformément à ses principes, n’admettoit point de vérités, elle admettoit du moins des apparences, vouloit qu’on réglât sa vie sur ces apparences, qu’on agît lorsqu’il paroissoit plus convenable d’agir que d’examiner, qu’on délibérât mûrement lorsqu’on avoit le temps de délibérer, qu’on se décidât par conséquent plus sûrement, et que dans son ame on laissât toujours aux vérités nouvelles une entrée que leur ferment les dogmatiques. Elle vouloit de plus qu’on fût moins persuadé de ses opinions, plus lent à condamner celles d’autrui, par conséquent plus sociable ; enfin que l’habitude du doute, en nous rendant moins sensibles à la contradiction, étouffât un des plus féconds germes de haine entre les hommes. Il ne s’agit point ici des vérités révélées, qui sont des vérités d’un autre ordre.

  7. a et b Le luxe fait circuler l’argent, il le retire des coffres où l’avarice pourroit l’entasser : c’est donc le luxe, disent quelques gens, qui remet l’équilibre entre les fortunes des citoyens. Ma réponse à ce raisonnement, c’est qu’il ne produit point cet effet. Le luxe suppose toujours une cause d’inégalité de richesses entre les citoyens ; or cette cause, qui fait les premiers riches, doit, lorsque le luxe les a ruinés, en reproduire toujours de nouveaux. Si l’on détruisoit cette cause d’inégalité de richesses, le luxe disparoîtroit avec elle. Il n’y a pas de ce qu’on appelle luxe dans les pays où les fortunes des citoyens sont à-peu-près égales. J’ajouterai à ce que je viens de dire, que, cette inégalité de richesse une fois établie, le luxe lui-même est, en partie, cause de la reproduction perpétuelle du luxe. En effet, tout homme qui se ruine par son luxe transporte la plus grande partie de ses richesses dans les mains des artisans du luxe ; ceux-ci, enrichis des dépouilles d’une infinité de dissipateurs, deviennent riches à leur tour, et se ruinent de la même manière. Or, des débris de tant de fortunes, ce qui reflue de richesses dans les campagnes n’en peut être que la moindre partie, parceque les productions de la terre, destinées à l’usage commun des hommes, ne peuvent jamais excéder un certain prix.

    Il n’en est pas ainsi de ces mêmes productions lorsqu’elles ont passé dans les manufactures et qu’elles ont été employées par l’industrie ; elles n’ont alors de valeur que celle que leur donne la fantaisie ; le prix en devient excessif. Le luxe doit donc toujours retenir l’argent dans les mains de ses artisans, le faire toujours circuler dans la même classe d’hommes, et par ce moyen en retenir toujours l’inégalité des richesses entre les citoyens. devons ? Témoin cet illustre citoyen, cet organe, ce juge des lois, dont la France et l’Europe entiere arrosent le tombeau de leurs larmes, mais dont elles verront toujours le génie éclairer les nations, et tracer le plan de la félicite publique ; écrivain immortel, qui abrégeoit tout, parce qu’il voyoit tout ; et qui vouloir faire penser, parce que nous en avons besoin bien plus que de lire. Avec quelle ardeur, quelle sagacité, avoit-il étudié le gente humain ! Voyageant comme Solon, méditant comme Pythagore, conversant comme Platon, lisant comme Cicéron, peignant comme Tacite, toujours son objet fut l’homme, son étude fut celle des hommes ; il les connut. Déjà commencent à germer les semences fécondes qu’il jeta dans les esprits modérateurs des peuples et des empires. Ah ! recueillons-en les fruits avec reconnoissance, etc. » Le P. Millot ajoute dans une note : « Quand un auteur d’une probité reconnue, qui pense fortement, et qui s’exprime toujours comme il pense, dit en termes formels, La religion chrétienne, qui ne semble avoir d’autre objet que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci ; quand il ajoute, en réfutant un paradoxe dangereux de Bayle, Les principes du christianisme, bien gravés dans le cœur, seroient infiniment plus forts que ce faux honneur des monarchies, ces vertus humaines des républiques, et cette crainte servile des états despotiques, c’est-à-dire plus forts que les trois principes du gouvernement politique établis dans l’Esprit des lois ; peut-on accuser un tel auteur, si l’on a lu son ouvrage, d’avoir prétendu y porter des coups mortels au christianisme ? »

    (On laisse cette note, quoiqu’elle ne se trouve ni dans l’édition originale, ni dans le manuscrit de l’auteur.) Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « p230 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.

  8. On croit communément que les campagnes sont ruinées par les corvées, les impositions, et sur-tout par celle des tailles ; je conviendrai volontiers qu’elles sont très onéreuses : il ne faut cependant pas imaginer que la seule suppression de cet impôt rendît la condition des paysans fort heureuse. Dans beaucoup de provinces la journée est de huit sous : or, de ces huit sous, si je déduis l’imposition de l’église, c’est-à-dire à-peu-près quatre-vingt-dix fêtes ou dimanches, et peut-être une trentaine de jours dans l’année où l’ouvrier est incommodé, sans ouvrage, ou employé aux corvées, il ne lui reste, l’un portant l’autre, que six sous par jour : tant qu’il est garçon, je veux que ces six sous fournissent à sa dépense, le nourrissent, le vêtent, le logent ; dès qu’il sera marié, ces six sous ne pourront plus lui suffire, parceque, dans les premieres années du mariage, la femme, entièrement occupée à soigner ou à allaiter ses enfants, ne peut rien gagner. Supposons qu’on lui fît alors remise entiere de sa taille, c’est-à-dire cinq ou six francs, il auroit à-peu-près un liard de plus à dépenser par jour ; or ce liard ne changeroit sûrement rien à sa situation. Que faudroit-il donc faire pour la rendre heureuse ? Hausser considérablement le prix des journées. Pour cet effet il faudroit que les seigneurs vécussent habituellement dans leurs terres : à l’exemple de leurs peres, ils récompenseroient les services de leurs domestiques par le don de quelques arpents de terre : le nombre des propriétaires augmenteroit insensiblement, celui des journaliers diminueroit ; et ces derniers, devenus plus rares, mettroient leur peine à plus haut prix.
  9. Il est bien singulier que les pays vantés par leur luxe et leur police soient les pays où le plus grand nombre des hommes est plus malheureux que ne le sont les nations sauvages, si méprisées des nations policées. Qui doute que l’état du sauvage ne soit préférable à celui du paysan ? Le sauvage n’a point, comme lui, à craindre la prison, la surcharge des impôts, la vexation d’un seigneur, le pouvoir arbitraire d’un subdélégué ; il n’est point perpétuellement humilié et abruti par la présence journaliere d’hommes plus riches et plus puissants que lui : sans supérieur, sans servitude, plus robuste que le paysan, parcequ’il est plus heureux, il jouit du bonheur de l’égalité, et sur-tout du bien inestimable de la liberté, si inutilement réclamée par la plupart des nations.

    Dans les pays policés, l’art de la législation n’a souvent consisté qu’à faire concourir une infinité d’hommes au bonheur d’un petit nombre, à tenir pour cet effet la multitude dans l’oppression, et à violer envers elle tous les droits de l’humanité.

    Cependant le vrai esprit législatif ne devroit s’occuper que du bonheur général. Pour procurer ce bonheur aux hommes, peut-être faudroit-il les rapprocher de la vie de pasteur ; peut-être les découvertes en législation nous rameneront-elles à cet égard au point d’où l’on est d’abord parti. Non que je veuille décider une question si délicate, et qui exigeroit l’examen le plus profond ; mais j’avoue qu’il est bien étonnant que tant de formes différentes de gouvernement, établies du moins sous le prétexte du bien public, que tant de lois, tant de réglements, n’aient été chez la plupart des peuples que des instruments de l’infortune des hommes. Peut-être ne peut-on échapper à ce malheur sans revenir à des mœurs infiniment plus simples. Je sens bien qu’il faudroit alors renoncer à une infinité de plaisirs dont on ne peut se détacher sans peine ; mais ce sacrifice cependant seroit un devoir, si le bien général l’exigeoit. N’est-on pas même en droit de soupçonner que l’extrême félicité de quelques particuliers est toujours attachée au malheur du plus grand nombre ? vérité assez heureusement exprimée par ces deux vers sur les sauvages :

    Chez eux tout est commun, chez eux tout est égal ;
    Comme ils sont sans palais, ils sont sans hôpital.

  10. Ce que je dis du commerce des marchandises de luxe ne doit pas s’appliquer à toute espece de commerce. Les richesses que les manufactures et la perfection des arts du luxe attirent dans un état n’y sont que passageres, et n’augmentent pas la félicité des particuliers. Il n’en est pas de même des richesses qu’attire le commerce des marchandises qu’on appelle de premiere nécessité. Ce commerce suppose une excellente culture des terres, une subdivision de ces mêmes terres en une infinité de petits domaines, et par conséquent un partage bien moins inégal des richesses. Je sais bien que le commerce des denrées doit, après un certain temps, occasionner aussi une très grande disproportion entre les fortunes des citoyens, et amener le luxe à sa suite ; mais peut-être n’est-il pas impossible d’arrêter dans ce cas les progrès du luxe. Ce qu’on peut du moins assurer, c’est que la réunion des richesses en un plus petit nombre de mains se fait alors bien plus lentement, et parceque les propriétaires sont à-la-fois cultivateurs et négociants, et parceque, le nombre des propriétaires étant plus grand et celui des journaliers plus petit, ceux-ci, devenus plus rares, sont, comme je l’ai dit dans une note précédente, en état de donner la loi, de taxer leurs journées, et d’exiger une paie suffisante pour subsister honnêtement eux et leurs familles. C’est ainsi que chacun a part aux richesses que procure aux états le commerce des denrées. J’ajouterai de plus que ce commerce n’est pas sujet aux mêmes révolutions que le commerce des manufactures de luxe ; un art, une manufacture passe aisément d’un pays dans un autre ; mais quel temps ne faut-il pas pour vaincre l’ignorance et la paresse des paysans, et les engager à s’adonner à la culture d’une nouvelle denrée ! Pour naturaliser cette nouvelle denrée dans un pays, il faut un soin et une dépense qui doivent presque toujours laisser à cet égard l’avantage du commerce au pays où cette denrée croît naturellement, et dans lequel elle est depuis long-temps cultivée.

    Il est cependant un cas, peut-être imaginaire, où l’établissement des manufactures et le commerce des arts de luxe pourroit être regardé comme très utile : ce seroit lorsque l’étendue et la fertilité d’un pays ne seroient pas proportionnées au nombre de ses habitants, c’est-à-dire lorsqu’un état ne pourroit nourrir tous ses citoyens. Alors une nation qui ne sera point à portée de peupler un pays tel que l’Amérique n’a que deux partis à prendre ; l’un, d’envoyer des colonies ravager les contrées voisines, et s’établir, comme certains peuples, à main armée dans des pays assez fertiles pour les nourrir ; l’autre, d’établir des manufactures, de forcer les nations voisines d’y lever des marchandises, et de lui apporter en échange les denrées nécessaires à la subsistance d’un certain nombre d’habitants. Entre ces deux partis, le dernier est sans contredit le plus humain. Quel que soit le sort des armes, victorieuse ou vaincue, toute colonie qui entre à main armée dans un pays y répand certainement plus de désolation et de maux que n’en peut occasionner la levée d’une espece de tribut, moins exigé par la force que par l’humanité.

  11. a, b et c Cette consommation d’hommes est cependant si grande, qu’on ne peut sans frémir considérer celle que suppose notre commerce d’Amérique. L’humanité, qui commande l’amour de tous les hommes, veut que, dans la traite des Negres, je mette également au rang des malheurs, et la mort de mes compatriotes, et celle de tant d’Africains qu’anime au combat l’espoir de faire des prisonniers, et le desir de les échanger contre nos marchandises. Si l’on suppute le nombre d’hommes qui périt, tant par les guerres que dans la traversée d’Afrique en Amérique ; qu’on y ajoute celui des Negres qui, arrivés à leur destination, deviennent la victime des caprices, de la cupidité et du pouvoir arbitraire d’un maître ; et qu’on joigne à ce nombre celui des citoyens qui périssent par le feu, le naufrage ou le scorbut ; qu’enfin on y ajoute celui des matelots qui meurent pendant leur séjour à Saint-Domingue, ou par les maladies affectées à la température particuliere de ce climat, ou par les suites d’un libertinage toujours si dangereux en ce pays ; on conviendra qu’il n’arrive point de barrique de sucre en Europe qui ne soit teinte de sang humain. Or quel homme, à la vue des malheurs qu’occasionnent la culture et l’exportation de cette denrée, refuseroit de s’en priver, et ne renonceroit pas à un plaisir acheté par les larmes et la mort de tant de malheureux ? Détournons nos regards d’un spectacle si funeste, et qui fait tant de honte et d’horreur à l’humanité. la paresse. Pour se soustraire à toute sorte de soins, d’occupations, ils se privent de tout ce dont ils peuvent absolument se passer. Les Caraïbes ont la même horreur pour penser et pour travailler ; ils se laisseroient plutôt mourir de faim que de faire la cassave, ou de faire bouillir la marmite. Leurs femmes font tout : ils travaillent seulement, de deux jours l’un, deux heures à la terre ; ils passent le reste du temps à rêver dans leurs hamacs. Veut-on acheter leur lit ? ils le vendent le matin à bon marché ; ils ne se donnent pas la peine de penser qu’ils en auront besoin le soir. de choses pareilles on croit savoir, et qu’on répete tous les jours sans les entendre ! Quelle signification différente les mêmes mots n’ont-ils pas dans diverses bouches !

    On raconte d’une fille en réputation de sainteté qu’elle passoit les journées entieres en oraison. L’évêque le sait ; il va la voir. « Quelles sont donc les longues prieres auxquelles vous consacrez vos journées » ? — « Je récite mon Pater, lui dit la fille. — Le Pater, reprend l’évêque, est sans doute une excellente priere ; mais enfin un Pater est bientôt dit. » — « Ô monseigneur, quelles idées de la grandeur, de la puissance, de la bonté de Dieu, renfermées dans ces deux seuls mots, Pater noster ! En voilà pour une semaine de méditation. »

    J’en pourrois dire autant de certains proverbes. Je les compare à des écheveaux mêlés : en tient-on un bout ? on en peut dévider toute la morale et la politique ; mais il faut à cet ouvrage employer des mains bien adroites. Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « p247 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.

  12. La Hollande, l’Angleterre, la France, sont chargées de dettes ; et la Suisse ne doit rien.
  13. a, b et c Il ne suffit pas, dit Grotius, que le peuple soit pourvu des choses absolument nécessaires à sa conservation et à sa vie, il faut encore qu’il l’ait agréable. marche lente de l’esprit humain avec l’état de perfection où se trouvent maintenant les arts et les sciences qu’on pourroit juger de l’ancienneté du monde. On feroit sur ce plan un nouveau systême de chronologie, du moins aussi ingénieux que ceux qu’on a donnés jusqu’à présent ; mais l’exécution de ce plan demanderoit beaucoup de finesse et de sagacité d’esprit de la part de celui qui l’entreprendroit. philosophe anglais. C’est l’envie seule qui nous fait trouver dans les anciens toutes les découvertes modernes. Une phrase vuide de sens, ou du moins inintelligible avant ces découvertes, suffit pour faire crier au plagiat. On ne se dit pas qu’appercevoir dans un ouvrage un principe que personne n’y avoit encore apperçu c’est proprement faire une découverte ; que cette découverte suppose du moins dans celui qui l’a faite un grand nombre d’observations qui menoient à ce principe ; et qu’enfin celui qui rassemble un grand nombre d’idées sous le même point de vue est un homme de génie et un inventeur. Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « p250 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.
  14. En conséquence l’on a toujours regardé l’esprit militaire comme incompatible avec l’esprit de commerce : ce n’est pas qu’on ne puisse du moins les concilier jusqu’à un certain point ; mais c’est qu’en politique ce problême est un des plus difficiles à résoudre. Ceux qui jusqu’à présent ont écrit sur le commerce l’ont traité comme une question isolée : ils n’ont pas assez fortement senti que tout a ses reflets ; qu’en fait de gouvernement il n’est point proprement de question isolée ; qu’en ce genre le mérite d’un auteur consiste à lier ensemble toutes les parties de l’administration ; et qu’enfin un état est une machine mue par différents ressorts, dont il faut augmenter ou diminuer la force proportionnément au jeu de ces ressorts entre eux, et à l’effet qu’on veut produire.
  15. Il est inutile d’avertir que le luxe est, à cet égard, plus dangereux pour une nation située en terre-ferme que pour des insulaires ; leurs remparts sont leurs vaisseaux, et leurs soldats les matelots.
  16. Un jour qu’on faisoit devant Alcibiade l’éloge de la valeur des Spartiates : « De quoi s’étonne-t-on ? disoit-il : à la vie malheureuse qu’ils menent, ils ne doivent avoir rien de si pressé que de mourir ». Cette plaisanterie étoit celle d’un jeune homme nourri dans le luxe. Alcibiade se trompoit, et Lacédémone n’envioit pas le bonheur d’Athenes. C’est ce qui faisoit dire à un ancien qu’il étoit plus doux de vivre, comme les Spartiates, à l’ombre des bonnes lois, qu’à l’ombre des bocages, comme les Sybarites.
  17. Voyez les disputes de Clarke et de Leibnitz.
  18. Il est encore des gens qui regardent la suspension d’esprit comme une preuve de la liberté ; ils ne s’apperçoivent pas que la suspension est aussi nécessaire que la précipitation dans les jugements. Lorsque, faute d’examen, l’on s’est exposé à quelque malheur, instruit par l’infortune, l’amour de soi doit nous nécessiter à la suspension.

    On se trompe pareillement sur le mot délibération. Nous croyons délibérer lorsque nous avons, par exemple, à choisir entre deux plaisirs à-peu-près égaux et presque en équilibre ; cependant on ne fait alors que prendre pour délibération la lenteur avec laquelle, entre deux poids à-peu-près égaux, le plus pesant emporte un des bassins de la balance.

  19. « La liberté, disoient les stoïciens, est une chimere. Faute de connoître les motifs, de rassembler les circonstances qui nous déterminent à agir d’une certaine maniere, nous nous croyons libres. Peut-on penser que l’homme ait véritablement le pouvoir de se déterminer ? Ne sont-ce pas plutôt les objets extérieurs, combinés de mille façons différentes, qui le poussent et le déterminent ? Sa volonté est-elle une faculté vague et indépendante, qui agisse sans choix et par caprice ? Elle agit, soit en conséquence d’un jugement, d’un acte de l’entendement, qui lui représente que telle chose est plus avantageuse à ses intérêts que toute autre ; soit qu’indépendamment de cet acte les circonstances où un homme se trouve l’inclinent, le forcent à se tourner d’un certain côté ; et il se flatte alors qu’il s’y est tourné librement, quoiqu’il n’ait pas pu vouloir se tourner d’un autre ». Histoire critique de la Philosophie.
  20. Lorsqu’on voit un chancelier avec sa simarre, sa large perruque et son air composé, s’il n’est point, dit Montaigne, de tableau plus plaisant à se faire que de se peindre ce même chancelier consommant l’œuvre du mariage ; peut-être n’est-on pas moins tenté de rire, lorsqu’on voit l’air soucieux et la gravité importante avec laquelle certains visirs s’asseient au divan pour opiner et conclure comme le Suisse : Ah ! s’il s’agit de sortir, monsieur, vous pouvez passer. Les applications de ce mot sont si faciles et si fréquentes, qu’on peut s’en fier à cet égard à la sagacité des lecteurs, et les assurer qu’ils trouveront par-tout des sentinelles suisses.

    Je ne puis m’empêcher de rapporter encore à ce sujet un fait assez plaisant : c’est la réponse d’un Anglais à un ministre d’état. « Rien de plus ridicule, disoit le ministre aux courtisans, que la maniere dont se tient le conseil chez quelques nations negres. Représentez-vous une chambre d’assemblée où sont placées une douzaine de grandes cruches ou jarres à moitié pleines d’eau : c’est là que, nuds et d’un pas grave, se rendent une douzaine de conseillers d’état. Arrivés dans cette chambre, chacun saute dans sa cruche, s’y enfonce jusqu’au cou ; et c’est dans cette posture qu’on opine et qu’on délibere sur les affaires d’état. Mais vous ne riez pas ! dit le ministre au seigneur le plus près de lui. — C’est, répondit-il, que je vois tous les jours quelque chose de plus plaisant encore. — Quoi donc ? reprit le ministre. — C’est un pays où les cruches seules tiennent conseil. »

  21. On ne peut pas dire que les hommes n’ont pas l’esprit juste, en ce sens qu’ils voient ce qu’ils ne voient pas, mais en ce sens qu’ils ne voient pas comme ils devroient voir s’ils fixoient davantage leur attention, et s’ils s’appliquoient à bien voir les objets avant de prononcer sur ce qu’ils sont. Ainsi, juger n’est que voir ou sentir qu’un objet n’est pas un autre, ou sentir qu’une chose n’a pas avec une autre chose tous les rapports qu’on cherche ou qu’on suppose.
  22. À la démarche, à l’habitude du corps, ce danseur prétend connaître la caractere d’un homme. Un étranger se présente un jour dans sa salle : « De quel pays êtes-vous ? lui demande Marcel. — Je suis Anglais. — Vous, Anglais ! lui réplique Marcel ; vous seriez de cette île où les citoyens ont part à l’administration publique, et sont une portion de la puissance souveraine ! Non, monsieur ; ce front baissé, ce regard timide, cette démarche incertaine, ne m’annoncent que l’esclave titré d’un électeur. »
  23. Le vulgaire restreint communément la signification de ce mot intérêt au seul amour de l’argent : le lecteur éclairé sentira que je prends ce mot dans un sens plus étendu, et que je l’applique généralement à tout ce qui peut nous procurer des plaisirs, ou nous soustraire à des peines.
  24. On sent que je parle ici en qualité de politique, et non de théologien.
  25. Notre haine ou notre amour est un effet du bien ou du mal qu’un nous fait. « Il n’est, dit Hobbes, dans l’état des sauvages, d’homme méchant que l’homme robuste ; et, dans l’état policé, que l’homme en crédit ». Le puissant, pris en ces deux sens, n’est cependant pas plus méchant que le foible : Hobbes le sentait ; mais il savoit aussi qu’on ne donne le nom de méchant qu’à ceux dont la méchanceté est à redouter. On rit de la colere et des coups d’un enfant, il n’en paroît souvent que plus joli : mais on s’irrite contre l’homme fort ; ses coups blessent ; on le traite de brutal.
  26. a et b L’homme humain est celui pour qui la vue du malheur d’autrui est une vue insupportable, et qui, pour s’arracher à ce spectacle, est, pour ainsi dire, forcé de secourir le malheureux. L’homme inhumain, au contraire, est celui pour qui le spectacle de la misere d’autrui est un spectacle agréable : c’est pour prolonger ses plaisirs qu’il refuse tout secours aux malheureux. Or ces deux hommes si différents tendent cependant tous deux à leur plaisir, et sont mus par le même ressort. Mais, dira-t-on, si l’on fait tout pour soi, l’on ne doit donc point de reconnaissance à ses bienfaiteurs ? Du moins, répondrai-je, le bienfaiteur n’est-il pas en droit d’en exiger ; autrement ce seroit un contrat et non un don qu’il auroit fait. « Les Germains, dit Tacite, font et reçoivent des présents, et n’exigent ni ne donnent aucune marque de reconnoissance ». C’est en faveur des malheureux, et pour multiplier le nombre des bienfaiteurs, que le public impose, avec raison, aux obligés le devoir de la reconnaissance.
    Sophiste aussy aigu que les fesses d’un moine.
    Mais il est si meschant, pour n’estre que chanoine,
    Qu’auprès de luy sont saincts le diable et les damnés.
    Si se fourrer par-tout à gloire il le répute,
    Pourquoy dedans Poissy n’est-il à la dispute ?
    Il dit qu’à grand regret il en est éloigné ;
    Car Beze il eust vaincu, tant il est habile homme.
    Pourquoy donc n’y est-il ? Il est embesoigné
    Après les fondements pour rebastir Sodome. Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « p19 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.
  27. Pour se moquer d’une grande parleuse, femme d’esprit d’ailleurs, on s’avisa de lui présenter un homme qu’on lui dit être un homme de beaucoup d’esprit. Cette femme le reçoit à merveille ; mais, pressée de s’en faire admirer, elle se met à parler, lui fait cent questions différentes, sans s’appercevoir qu’il ne répondoit rien. La visite faite, « Êtes-vous, lui dit-on, contente de votre présenté ? — Qu’il est charmant ! répondit-elle : qu’il a d’esprit » ! À cette exclamation chacun de rire : ce grand esprit, c’étoit un muet.
  28. Tous ceux dont l’esprit est borné décrient sans cesse ceux qui joignent la solidité à l’étendue d’esprit ; ils les accusent de trop raffiner, et de penser en tout d’une manière trop abstraite. « Nous n’accorderons jamais, dit M. Hume, qu’une chose est juste, lorsqu’elle passe notre foible conception. La différence, ajoute cet illustre philosophe, de l’homme commun à l’homme de génie se remarque principalement dans le plus ou le moins de profondeur des principes sur lesquels ils fondent leurs idées. Avec la plupart des hommes tout jugement est particulier ; ils ne portent point leurs vues jusques aux propositions universelles ; toute idée générale est obscure pour eux. »
  29. Les sots, s’ils en avoient la puissance, banniroient volontiers les gens d’esprit de leur société, et répéteroient, d’après les Éphésiens : « Si quelqu’un excelle parmi nous, qu’il aille exceller ailleurs. »
  30. À la cour, les grands font d’autant plus d’accueil à l’homme d’esprit, qu’ils en ont eux-mêmes davantage.
  31. Il est peu d’hommes, s’ils en avoient le pouvoir, qui n’employassent les tourments pour faire généralement adopter leurs opinions. N’avons-nous pas vu de nos jours des gens assez fous, et d’un orgueil assez intolérable, pour vouloir exciter le magistrat à sévir contre l’écrivain qui, donnant à la musique italienne la préférence sur la musique française, étoit d’un avis différent du leur ? Si l’on ne se porte ordinairement à certains excès que dans les disputes de religion, c’est que les autres disputes ne fournissent pas les mêmes prétextes ni les mêmes moyens d’être cruels. Ce n’est qu’à l’impuissance qu’on est, en général, redevable de sa modération. L’homme humain et modéré est un homme très rare. S’il rencontre un homme d’une religion différente de la sienne, c’est, dit-il, un homme qui sur ces matières a d’autres opinions que moi ; pourquoi le persécuterois-je ? L’évangile n’a nulle part ordonné qu’on employât les tortures et les prisons à la conversion des hommes. La vraie religion n’a jamais dressé d’échafauds ; ce sont quelquefois ses ministres qui, pour venger leur orgueil blessé par des opinions différentes des leurs, ont armé en leur faveur la stupide crédulité des peuples et des princes. Peu d’hommes ont mérité l’éloge que les prêtres égyptiens font de la reine Nephté, dans Séthos : « Loin d’exciter l’animosité, la vexation, la persécution, par les conseils d’une piété mal entendue, elle n’a, disent-ils, tiré de la religion que des maximes de douceur ; elle n’a jamais cru qu’il fût permis de tourmenter les hommes pour honorer les dieux. »
  32. Comment, dans une telle religion, le témoin d’un miracle ne seroit-il pas suspect ? « Il faut, dit M. de Fontenelle, être si fort en garde contre soi-même pour raconter un fait précisément comme on l’a vu, c’est-à-dire sans y rien ajouter ou diminuer, que tout homme qui prétend qu’à cet égard il ne s’est jamais surpris en mensonge est, à coup sûr, un menteur. »
  33. Les bourgeois opulents ajoutent, en dérision, qu’on voit souvent l’homme d’esprit à la porte du riche, et jamais le riche à la porte de l’homme d’esprit : « C’est, répond le poëte Saadi, parce que l’homme d’esprit sait le prix des richesses, et que le riche ignore le prix des lumieres. » D’ailleurs comment la richesse estimeroit-elle la science ? Le savant peut apprécier l’ignorant, parce qu’il l’a été dans son enfance ; mais l’ignorant ne peut apprécier le savant, parce qu’il ne l’a jamais été.
  34. M. de la Fontaine n’avoit que de cette espèce d’estime pour la philosophie de Platon. M. de Fontenelle rapporte à ce sujet qu’un jour la Fontaine lui dit : « Avouez que ce Platon étoit un grand philosophe… — Mais lui trouvez vous des idées bien nettes ? lui répondit Fontenelle. — Oh ! non ; il est d’une obscurité impénétrable… — Ne trouvez-vous pas qu’il se contredit ? — Oh ! vraiment, reprit la Fontaine, ce n’est qu’un sophiste ». Puis, tout-à-coup, oubliant les aveux qu’il venoit de faire : « Platon, reprit-il, place si bien ses personnages ! Socrate étoit sur le Pirée, lorsqu’Alcibiade, la tête couronnée de fleurs… Oh ! ce Platon étoit un grand philosophe. »
  35. « Lucain, disoit Heinsius, est, à l’égard des autres poëtes, ce qu’un cheval superbe et hennissant fièrement est à l’égard d’une troupe d’ânes, dont la voix ignoble décele le goût qu’ils ont pour la servitude. »
  36. Scaliger cite comme détestable la dix-septieme ode du quatrieme livre d’Horace, que Heinsius cite comme un chef-d’œuvre de l’antiquité.
  37. a et b L’expérience nous apprend que chacun met au rang des esprits faux et des mauvais livres tout homme et tout ouvrage qui combat ses opinions ; qu’il voudroit imposer silence à l’homme, et supprimer l’ouvrage : c’est un avantage que des orthodoxes peu éclairés ont quelquefois donné sur eux aux hérétiques. Si, dans un procès, disent ces derniers, une partie défendoit à l’autre de faire imprimer des factums pour soutenir son droit, ne regarderoit-on pas cette violence de l’une des parties comme une preuve de l’injustice de sa cause ? l’interrogatoire je vous demande lequel d’entre vous, si le prétendant se fût réfugié dans sa maison, eût été assez vil et assez lâche pour le livrer ». À cette question, le tribunal se tait, se leve, et renvoie l’accusé.

    On ne voit point en Turquie de possesseur de terre s’occuper du bien de ses vassaux : un Turc n’établit point chez lui de manufacture ; il ne supportera point avec un plaisir secret l’insolence de ses inférieurs ; insolence qu’une fortune subite inspire presque toujours à ceux qui naissent dans l’indigence. On n’entendra point sortir de sa bouche cette belle réponse que, dans un cas pareil, fit un seigneur anglais à ceux qui l’accusoient de trop de bonté : « Si je voulois plus de respect de mes vassaux, je sais comme vous que la misere a la voix humble et timide ; mais je veux leur bonheur, et je rends graces au ciel, puisque leur insolence m’assure maintenant qu’ils sont plus riches et plus heureux. » Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « p54 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.

  38. Voyez les Mémoires de Mme de Staal.
  39. Quelle présomption, disent les gens médiocres, que celle de ceux qu’on appelle les gens d’esprit ! quelle supériorité ne se croient-ils pas sur les autres hommes ! Mais, leur répondroit-on, le cerf qui se vanteroit d’être le plus vîte des cerfs seroit sans doute un orgueilleux ; mais, sans blesser la modestie, il pourroit pourtant dire qu’il court mieux que la tortue. Vous êtes la tortue. Vous n’avez ni lu ni médité ; comment pourriez-vous avoir autant d’esprit qu’un homme qui s’est donné beaucoup de peine pour acquérir des connoissances ? Vous l’accusez de présomption ; et c’est vous qui, sans étude et sans réflexion, voulez marcher son égal. À votre avis, qui des deux est présomptueux ?
  40. En poésie, Fontenelle seroit sans peine convenu de la supériorité du génie de Corneille sur le sien, mais il ne l’auroit pas sentie. Je suppose, pour s’en convaincre, qu’on eût prié ce même Fontenelle de donner en fait de poésie l’idée qu’il s’étoit formée de la perfection ; il est certain qu’il n’auroit en ce genre proposé d’autres regles fines que celles qu’il avoit lui-même aussi bien observées que Corneille ; qu’il devoit donc se croire intérieurement aussi grand poëte que qui que ce fût ; et qu’en s’avouant inférieur à Corneille il ne faisoit par conséquent que sacrifier son sentiment à celui du public. Peu de gens ont le courage d’avouer que c’est pour eux qu’ils ont le plus de l’espèce d’estime que j’appelle sentie ; mais, qu’ils le nient ou qu’ils l’avouent, ce sentiment n’en existe pas moins en eux.
  41. On se loue de tout : les uns vantent leur stupidité sous le nom de bon sens ; d’autres louent leur beauté ; quelques uns, enorgueillis de leurs richesses, mettent ces dons du hasard sur le compte de leur esprit et de leur prudence ; la femme qui compte le soir avec son cuisinier se croit aussi estimable qu’un savant. Il n’est pas jusqu’à l’imprimeur d’in-folio qui ne méprise l’imprimeur de romans, et qui ne se croie aussi supérieur au dernier que l’in-folio l’est en masse à la brochure.
  42. Aucun art, aucun talent, ne mérite la préférence sur un autre, qu’autant qu’il est réellement plus utile, soit pour amuser, soit pour instruire. Les comparaisons qu’on en fait dans le monde, et les éloges exclusifs qu’on leur prodigue, ne déterminent jamais la préférence qu’on voudroit leur faire obtenir ; attendu que ceux avec qui l’on en parle et l’on en dispute sont toujours intérieurement bien décidés à n’accorder cette préférence qu’à l’art ou au talent qui flatte le plus l’intérêt de son penchant ou de sa vanité. Et cet intérêt ne peut être le même dans tous les hommes.
  43. a et b Les déclamations continuelles des moralistes contre la méchanceté des hommes prouvent le peu de connoissance qu’ils en ont. Les hommes ne sont point méchants, mais soumis à leurs intérêts : les cris des moralistes ne changeront certainement pas ce ressort de l’univers moral. Ce n’est donc point de la méchanceté des hommes dont il faut se plaindre, mais de l’ignorance des législateurs, qui ont toujours mis l’intérêt particulier en opposition avec l’intérêt général. Si les Scythes étoient plus vertueux que nous, c’est que leur législation et leur genre de vie leur inspiroient plus de probité. les plaisirs physiques qui nous portent à l’ambition, peut-être dira-t-on que c’est communément le desir vague du bonheur qui nous en ouvre la carriere. Mais, répondrai-je, qu’est-ce que le desir vague du bonheur ? C’est un desir qui ne porte sur aucun objet en particulier. Or je demande si l’homme qui, sans aimer aucune femme en particulier, aime en général toutes les femmes, n’est point animé du desir des plaisirs physiques. Toutes les fois qu’on voudra se donner la peine de décomposer le sentiment vague de l’amour du bonheur, on trouvera toujours le plaisir physique au fond du creuset. Il en est de l’ambitieux comme de l’avare, qui ne seroit point avide d’argent, si l’argent n’étoit pas ou l’échange des plaisirs, ou le moyen d’échapper à la douleur physique. Il ne desireroit point l’argent dans une ville telle que Lacédémone, où l’argent n’auroit point de cours. Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « p65 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.
  44. « Je ne suis coupable, disoit Chilon mourant, que d’un seul crime ; c’est d’avoir, pendant ma magistrature, sauvé de la rigueur des lois un criminel, mon meilleur ami. »

    Je citerai encore à ce sujet un fait rapporté dans le Gulistan. Un Arabe va se plaindre au sultan des violences que deux inconnus exerçoient dans sa maison. Le sultan s’y transporte, fait éteindre les lumières, saisir les criminels, envelopper leur tête d’un manteau ; il commande qu’on les poignarde. L’exécution faite, le sultan fait rallumer les lambeaux, considere les corps des criminels, leve les mains, et rend grace à Dieu. « Quelle faveur, lui dit son visir, avez-vous donc reçue du ciel ? — Visir, répond le sultan, j’ai cru mes fils auteurs de ces violences ; c’est pourquoi j’ai voulu qu’on éteignît les flambeaux, qu’on couvrît d’un manteau le visage de ces malheureux : j’ai craint que la tendresse paternelle ne me fît manquer à la justice que je dois à mes sujets. Juge si je dois remercier le ciel, maintenant que je me trouve juste sans être parricide. »

  45. Le jour où Cléon l’Athénien eut part à l’administration publique il assembla ses amis, et leur dit qu’il renonçoit à leur amitié, parce qu’elle pouvoit être pour lui une occasion de manquer à son devoir et de commettre des injustices.
  46. On couvrait, dans certains pays, d’une peau d’âne les hommes en place, pour leur apprendre qu’ils ne doivent rien à ce qu’on appelle décence ou faveur, mais tout à la justice.
  47. « Ce n’est point, dit le poëte Saadi, la voix timide des ministres qui doit porter à l’oreille des rois les plaintes des malheureux ; il faut que le cri du peuple puisse directement percer jusqu’au trône. »
  48. a et b Conséquemment à ce principe, M. de Fontenelle a défini le mensonge, taire une vérité qu’on doit. Un homme sort du lit d’une femme, il en rencontre le mari. D’où venez-vous ? lui dit celui-ci. Que lui répondre ? Lui doit-on alors la vérité ? Non, dit M. de Fontenelle, parce qu’alors la vérité n’est utile à personne. Or la vérité elle-même est soumise au principe de l’utilité publique. Elle doit présider à la composition de l’histoire, à l’étude des sciences et des arts ; elle doit se présenter aux grands, et même arracher le voile qui couvre en eux des défauts nuisibles au public ; mais elle ne doit jamais révéler ceux qui ne nuisent qu’à l’homme même : c’est affliger sans utilité ; sous prétexte d’être vrai, c’est être méchant et brutal ; c’est moins aimer la vérité que se glorifier dans l’humiliation d’autrui. assemblés à ce sujet, n’y virent point de danger. Ils ne prévoyoient pas, disoient-ils, qu’une religion où le célibat étoit l’état le plus parfait pût s’étendre beaucoup. Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « p78 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.
  49. C’est ce principe qui, chez les Arabes, a consacré l’exemple de sévérité que donna le fameux Ziad, gouverneur de Basra. Après avoir inutilement tenté de purger cette ville des assassins qui l’infestoient, il se vit contraint de décerner la peine de mort contre tout homme qu’on rencontreroit la nuit dans les rues. On y arrêta un étranger : il est conduit devant le tribunal du gouverneur ; il essaie de le fléchir par ses larmes. « Malheureux étranger, lui dit Ziad, je dois te paroître injuste en punissant une contravention à des ordres que tu as pu ignorer ; mais le salut de Basra dépend de ta mort : je pleure, et te condamne. »
  50. Le public doit des éloges à la probité d’un particulier ; mais il n’aime véritablement que l’espèce de probité qui lui est utile. La première sert à l’exemple ; et, quand elle n’est point nuisible à la société, elle est le germe de la probité utile au public, et concourt du moins à l’harmonie générale.
  51. Il est permis de faire l’éloge de son cœur, et non celui de son esprit : c’est que le premier ne tire pas à conséquence ; l’envie prévoit qu’un pareil éloge en obtiendra peu du public.
  52. L’intérêt ne nous présente des objets que les faces sous lesquelles il nous est utile de les appercevoir. Lorsqu’on en juge conformément à l’intérêt public, ce n’est pas tant à la justesse de son esprit, à la justice de son caractère, qu’il en faut faire honneur, qu’au hasard, qui nous place dans des circonstances où nous avons intérêt de voir comme le public. Qui s’examine profondément se surprend trop souvent en erreur pour n’être pas modeste ; il ne s’enorgueillit point de ses lumieres ; il ignore sa supériorité. L’esprit est comme la santé ; quand on en a, l’on ne s’en apperçoit point.
  53. Systême des anciens philosophes.
  54. a, b et c Quel plaideur ne s’extasie pas à la lecture de son factum, et ne la regarde pas comme plus sérieuse et plus importante que celle des ouvrages de Fontenelle et de tous les philosophes qui ont écrit sur la connoissance du cœur et de l’esprit humain ? Les ouvrages de ces derniers, dira-t-il, sont amusants, mais frivoles, et nullement dignes d’être un objet d’étude. Pour mieux faire sentir quelle importance chacun met à ses occupations, je citerai quelques lignes de la préface d’un livre intitulé, Traité du Rossignol. C’est l’auteur qui parle.

    « J’ai, dit-il, employé vingt ans à la composition de cet ouvrage : aussi les gens qui pensent comme il faut ont toujours senti que le plus grand plaisir, et le plus pur qu’on puisse goûter en ce monde, est celui qu’on ressent en se rendant utile à la société : c’est le point de vue qu’on doit avoir dans toutes ses actions ; et celui qui ne s’emploie pas dans tout ce qu’il peut pour le bien général semble ignorer qu’il est autant né pour l’avantage des autres que pour le sien propre. Tels sont les motifs qui m’ont engagé à donner au public ce Traité du Rossignol ». L’auteur ajoute, quelques lignes après : « L’amour du bien public, qui m’a engagé à mettre au jour cet ouvrage, ne m’a pas laissé oublier qu’il devoit être écrit avec franchise et sincérité. » avancer deux propositions si contradictoires, il faut qu’en fait d’amitié il y ait bien des hypocrites et bien des gens qui s’ignorent eux-mêmes.

    Ces derniers, comme je l’ai déja dit, s’éleveront contre quelques propositions de ce chapitre. J’aurai contre moi leurs clameurs, et malheureusement j’aurai pour moi l’expérience. pressé par ses amis de mettre ordre à ses affaires, d’y sacrifier quelques heures de son temps : « Ô mes amis, leur répond-il, vous me demandez l’impossible. Comment partager mon temps entre mes affaires et mes études, moi qui préfere une goutte de sagesse à des tonnes de richesses ? »

    Corneille étoit sans doute animé du même sentiment lorsqu’un jeune homme auquel il avoit accordé sa fille, et que l’état de ses affaires mettoit dans la nécessité de rompre ce mariage, vient le matin chez Corneille, perce jusques dans son cabinet : « Je viens, lui dit-il, monsieur, retirer ma parole, et vous exposer les motifs de ma conduite ». — « Eh ! monsieur, réplique Corneille, ne pouviez-vous, sans m’interrompre, parler de tout cela à ma femme ? Montez chez elle ; je n’entends rien à toutes ces affaires-là. »

    Il n’est presque point d’hommes de génie dont on ne puisse citer quelques traits pareils. Un domestique court, tout effrayé, dans le cabinet du savant Budé, lui dire que le feu est à la maison : « Eh bien ! lui répondit-il ; avertissez ma femme ; je ne me mêle point des affaires du ménage. »

    Le goût de l’étude ne souffre aucune distraction. C’est à la retraite où ce goût retient les hommes illustres qu’ils doivent ces mœurs simples et ces réponses inattendues et naïves qui si souvent fournissent aux gens médiocres des prétextes de ridiculiser le génie ; je citerai à ce sujet deux traits du célebre la Fontaine. Un de ses amis, qui sans doute avoit sa conversion fort à cœur, lui prête un jour son Saint Paul. La Fontaine le lit avec avidité ; mais, né très doux et très humain, il est blessé de la dureté apparente des écrits de l’apôtre ; il ferme le livre, le reporte à son ami, et lui dit : « Je vous rends votre livre ; ce S. Paul-là n’est pas mon homme ». C’est avec la même naïveté que comparant un jour S. Augustin à Rabelais : « Comment, s’écrioit la Fontaine, des gens de goût peuvent-ils préférer la lecture d’un Saint Augustin à celle de ce Rabelais si naïf et si amusant ? »

    Tout homme qui se concentre dans l’étude d’objets intéressants vit isolé au milieu du monde. Il est toujours lui, et presque jamais les autres ; il doit donc leur paroître presque toujours ridicule. Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « p112 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.

  55. a et b Ce qui fait le plus d’illusion en faveur des gens du monde, c’est l’air aisé, le geste dont ils accompagnent leurs discours, et qu’on doit regarder comme l’effet de la confiance que donne nécessairement l’avantage du rang : ils sont à cet égard ordinairement fort supérieurs aux gens de lettres. Or la déclamation, comme le dit Aristote, est la premiere partie de l’éloquence. Ils peuvent donc, par cette raison, avoir, dans les conversations frivoles, l’avantage sur les gens de lettres : avantage qu’ils perdent lorsqu’ils écrivent ; non seulement parce qu’ils ne sont plus alors soutenus du prestige de la déclamation, mais parce que leurs écrits n’ont jamais que le style de leurs conversations, et qu’on écrit presque toujours mal lorsqu’on écrit comme on parle. les arrêts du destin. Après d’horrible imprécations, le Germain voue à la mort tous ses ennemis ; son ame ne s’ouvre plus à la pitié, la commisération lui paroîtroit un sacrilege. Pour calmer la colere des néréides, des peuples policés attachent Andromede au rocher ; pour appaiser Diane et s’ouvrir la route de Troie, Agamemnon lui-même traîne Iphigénie à l’autel, Calchas la frappe, et croit honorer les dieux.

    Au lieu de cette note, on lit dans l’édition originale : Les païens n’accuserent pas d’abord les chrétiens d’assassinats ni d’incendies, mais ils les convainquirent, dit Tacite, du crime d’insociabilité ; crime, ajoute l’historien, qui leur fut toujours commun avec les Juifs, gens opiniâtres, attachés à leur croyance, et qui, pénétrés de l’esprit de fanatisme, portoient aux autres nations une haine implacable. Plusieurs autres auteurs, cités dans Grotius, en portent le même témoignage. Abdas, évêque de Perse, renversa un temple de mages ; et son fanatisme excita une longue persécution contre les chrétiens, et des guerres cruelles entre les Romains et les Perses. Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « p127 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.

  56. Je ne parle dans ce chapitre que de ceux des gens du monde dont l’esprit n’est point exercé.
  57. Voyez le Pédant joué, comédie de Cyrano de Bergerac.
  58. a et b Au royaume de Juida, lorsque les habitants se rencontrent, ils se jettent en bas de leurs hamacs, se mettent à genoux vis-à-vis l’un de l’autre, baisent la terre, frappent des mains, se font des compliments, et se relevent. Les agréables du pays croient certainement que leur manière de saluer est la plus polie.

    Les habitants des Manilles disent que la politesse exige qu’en saluant on plie le corps très bas, qu’on mette ses deux mains sur ses joues, qu’on leve une jambe en l’air, en tenant les genoux pliés.

    Le sauvage de la nouvelle Orléans soutient que nous manquons de politesse envers nos rois. « Lorsque je me présente au grand chef, dit-il, je le salue par un hurlement ; puis je pénetre au fond de sa cabane, sans jeter un seul coup-d’œil sur le côté droit, où le chef est assis. C’est là que je renouvelle mon salut, en levant mes bras sur ma tête, et en hurlant trois fois. Le chef m’invite à m’asseoir par un petit soupir : je le remercie par un nouveau hurlement. À chaque question du chef je hurle une fois avant que de répondre, et je prends congé de lui, en faisant traîner mon hurlement jusqu’à ce que je sois hors de sa présence. » ni assassin, ni empoisonneur ». Preuve que les lois suffisent pour contenir les hommes.

    On ne finiroit point si l’on vouloit donner la liste de tous les peuples qui, sans idée de Dieu, ne laissent pas de vivre en société, et plus ou moins heureusement, selon l’habileté plus ou moins grande de leur législateur. Je ne citerai que les noms de ceux qui les premiers s’offriront à ma mémoire.

    Les Mariannais, avant qu’on leur prêchât l’évangile, n’avoient, dit le P. Jobien, jésuite, ni autels, ni temples, ni sacrifices, ni prêtres ; ils avoient seulement chez eux quelques fourbes, nommés macanas, qui prédisoient l’avenir. Ils croient cependant un enfer et un paradis. L’enfer est une fournaise où le diable bat les âmes avec un marteau, comme le fer dans la forge : le paradis est un lieu plein de coco, de sucre et de femmes. Ce n’est ni le crime ni la vertu qui ouvrent l’enfer ou le paradis ; ceux qui meurent d’une mort violente ont l’enfer pour partage, et les autres le paradis. Le P. Jobien ajoute qu’au sud des îles Mariannes sont trente-deux îles habitées par des peuples qui n’ont absolument ni religion ni connoissance de la divinité, et qui ne s’occupent qu’à boire, manger, etc.

    Les Caraïbes, au rapport de la Borde, employé à leur conversion, n’ont ni prêtres, ni autels, ni sacrifices, ni idée de la divinité. Ils veulent être bien payés par ceux qui veulent les faire chrétiens. Ils croient que le premier homme, nommé Longuo, avoit un gros nombril, d’où sortirent les hommes. Ce Longuo est le premier agent : il avoit fait la terre sans montagnes, qui, selon eux, furent l’ouvrage d’un déluge. L’Envie fut une des premieres créatures ; elle répandit beaucoup de maux sur la terre : elle se croyoit très belle ; mais, ayant vu le soleil, elle alla se cacher, et ne parut plus que de nuit.

    Les Chiriguanes ne reconnoissent aucune divinité. Lettres édif. recueil 24.

    Les Giagues, selon le P. Cavassy, ne reconnoissent aucun être distinct de la matiere, et n’ont pas même dans leur langue de mot pour exprimer cette idée ; leur seul culte est celui de leurs ancêtres, qu’ils croient toujours vivants ; ils s’imaginent que leur prince commande à la pluie.

    Dans l’Indoustan, dit le P. Pons, jésuite, il est une secte de brachmanes qui pense que l’esprit s’unit à la matiere, et s’y embarrasse ; que la sagesse, qui purifie l’ame, et qui n’est autre chose que la science de la vérité, produit la délivrance de l’esprit par le moyen de l’analyse. Or l’esprit, selon ces brachmanes, se dégage, tantôt d’une forme, tantôt d’une qualité, par ces trois vérités, Je ne suis en aucune chose, aucune chose n’est en moi, le moi n’est point. Lorsque l’esprit sera délivré de toutes ses formes, voilà la fin du monde. Ils ajoutent que, loin d’aider l’esprit à se dégager de ses formes, les religions ne font que serrer les liens dans lesquels il s’embarrasse. Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « p134 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.

  59. Nul éloge n’a plus flatté M. de Fontenelle que la question d’un Suédois qui, entrant à Paris, demande aux gens de la barriere la demeure de M. de Fontenelle. Ces commis ne la lui peuvent enseigner. « Quoi ! dit-il, vous autres Français, vous ignorez la demeure d’un de vos plus illustres citoyens ! Vous n’êtes pas dignes d’un tel homme. »
  60. Le degré d’esprit nécessaire pour nous plaire est une mesure assez exacte du degré d’esprit que nous avons.
  61. C’est vraisemblablement ce qui a fait avancer à M. Nicole que Dieu avoit fait le don de l’esprit aux gens d’une condition commune, pour les dédommager, disoit-il, des autres avantages que les grands ont sur eux. Quoi qu’en dise M. Nicole, je ne crois pas que Dieu ait condamné les grands à la médiocrité. Si la plupart d’entre eux sont peu éclairés, c’est par choix, c’est qu’ils sont ignorants, et qu’ils ne contractent point l’habitude de la réflexion. J’ajouterai même qu’il n’est pas de l’intérêt des petits que les grands soient sans lumières.
  62. Voyez son excellent ouvrage, intitulé Considérations sur les mœurs de ce siècle.
  63. Le vol est pareillement en honneur au royaume de Congo ; mais il ne doit point être fait à l’insu du possesseur de la chose volée : il faut tout ravir de force. Cette coutume, disent-ils, entretient le courage des peuples. Chez les Scythes, au contraire, nul crime plus grand que le vol ; et leur maniere de vivre exigeoit qu’on le punît sévèrement. Leurs troupeaux erroient çà et là dans les plaines : quelle facilité à dérober, et quel désordre, si l’on eût toléré de pareils vols ! Aussi, dit Aristote, a-t-on chez eux établi la loi pour gardienne des troupeaux.
  64. Tout le monde sait le trait qu’on raconte d’un jeune Lacédémonien qui, plutôt que d’avouer son larcin, se laissa, sans crier, dévorer le ventre par un jeune renard qu’il avoit volé et caché sous sa robe.
  65. a et b Au royaume de Juida, en Afrique, on ne donne aucun secours aux malades ; ils guérissent comme ils peuvent ; et, lorsqu’ils sont rétablis, ils n’en vivent pas moins cordialement avec ceux qui les ont ainsi abandonnés.

    Les habitants du Congo tuent les malades qu’ils imaginent ne pouvoir en revenir : c’est, disent-ils, pour leur épargner la douleurs de l’agonie.

    Dans l’île Formose, lorsqu’un homme est dangereusement malade, on lui passe un nœud coulant au cou, et on l’étrangle pour l’arracher à la douleur. vallon : elle y attend son amant, chargé, au lever du soleil, d’offrir un sacrifice aux dieux. Son ame, dans la situation où la met l’espoir d’un bonheur prochain, se prête, en l’attendant, au plaisir de contempler les beautés de la nature et du lever de l’astre qui doit ramener près d’elle l’objet de sa tendresse. Elle s’exprime ainsi :

    « Déja le soleil dore la cime de ces chênes antiques, et les flots de ces torrents précipités qui mugissent entre les rochers sont brillantés par sa lumiere. J’apperçois déja le sommet de ces montagnes velues d’où s’élancent ces voûtes qui, à demi jetées dans les airs, offrent un abri formidable au solitaire qui s’y retire. Nuit, acheve de replier tes voiles. Feux folets, qui égarez le voyageur incertain, retirez-vous dans les fondrieres et les fanges marécageuses. Et toi, soleil, dieu des cieux, qui remplis l’air d’une chaleur vivifiante, qui semes les perles de la rosée sur les fleurs de ces prairies, et qui rends la couleur aux beautés variées de la nature, reçois mon premier hommage ; hâte ta course : ton retour m’annonce celui de mon amant. Libre des soins pieux qui le retiennent encore aux pieds des autels, l’amour va bientôt le ramener aux miens. Que tout se ressente de ma joie ! que tout bénisse le lever de l’astre qui nous éclaire ! Fleurs, qui renfermez dans votre sein les odeurs que la froide nuit y condense, ouvrez vos calices, exhalez dans les airs vos vapeurs embaumées. Je ne sais si la voluptueuse ivresse qui remplit mon ame embellit tout ce que mes yeux apperçoivent ; mais le ruisseau qui serpente dans les contours de ces vallées m’enchante par son murmure. Le zéphyr me caresse de son souffle. Les plantes ambrées, pressées sous mes pas, portent à mon odorat des bouffées de parfums. Ah ! si le bonheur daigne quelquefois visiter le séjour des mortels, c’est sans doute en ces lieux qu’il se retire…… Mais quel trouble secret m’agite ? Déja l’impatience mêle son poison aux douceurs de mon attente ; déja ce vallon a perdu de ses beautés. La joie est-elle donc si passagere ? Nous est-elle aussi facilement enlevée que le duvet léger de ces plantes l’est par le souffle du zéphyr ? C’est en vain que j’ai recours à l’espérance flatteuse : chaque instant accroît mon trouble… Il ne vient point… Qui le retient loin de moi ? Quel devoir plus sacré que celui de calmer les inquiétudes d’une amante ?… Mais, que dis-je ? Fuyez, soupçons jaloux, injurieux à sa fidélité, et faits pour éteindre sa tendresse. Si la jalousie croît près de l’amour, elle l’étouffe si on ne l’en détache : c’est le lierre qui, d’une chaîne verte, embrasse mais desseche le tronc qui lui sert d’appui. Je connois trop mon amant pour douter de sa tendresse. Il a, comme moi, loin de la pompe des cours, cherché l’asyle tranquille des campagnes : la simplicité de mon cœur et de ma beauté l’a touché ; mes voluptueuses rivales le rappelleroient vainement dans leurs bras. Seroit-il séduit par les avances d’une coquetterie qui ternit sur les joues d’une jeune fille la neige de l’innocence et l’incarnat de la pudeur, et qui les peint du blanc de l’art et du fard de l’effronterie ? Que sais-je ? Son mépris pour elles n’est peut-être qu’un piege pour moi. Puis-je ignorer les préjugés des hommes, et l’art qu’ils emploient pour nous séduire ? Nourris dans le mépris de notre sexe, ce n’est point nous, c’est leurs plaisirs qu’ils aiment. Les cruels qu’ils sont ! ils ont mis au rang des vertus et les fureurs barbares de la vengeance, et l’amour forcené de la patrie ; et jamais parmi les vertus ils n’ont compté la fidélité ! C’est sans remords qu’ils abusent l’innocence. Souvent leur vanité contemple avec délices le spectacle de nos douleurs. Mais non ; éloignez-vous de moi, odieuses pensées ; mon amant va se rendre en ces lieux. Je l’ai mille fois éprouvé : dès que je l’apperçois, mon ame agitée se calme ; j’oublie souvent de trop justes sujets de plainte ; près de lui je ne sais qu’être heureuse….. Cependant, s’il me trahissoit ! si, dans le moment que mon amour l’excuse, il consommoit entre les bras d’une autre le crime de l’infidélité… Que toute la nature s’arme pour ma vengeance ! qu’il périsse !…… Que dis-je ? Éléments, soyez sourds à mes cris ; terre, n’ouvre point tes gouffres profonds ; laisse ce monstre marcher le temps prescrit sur ta brillante surface. Qu’il commette encore de nouveaux crimes ; qu’il fasse couler encore les larmes des amantes trop crédules ; et, si le ciel les venge et le punit, que ce soit du moins à la priere d’une autre infortunée ! etc. » Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « p194 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.

  66. La manière de se défaire des filles dans les pays catholiques est de les forcer à prendre le voile. Plusieurs passent ainsi une vie malheureuse, en proie au désespoir. Peut-être notre coutume à cet égard est-elle plus barbare que celle des Chinois.
  67. Je crois qu’il n’est pas nécessaire d’avertir que je ne parle ici que de la probité politique, et non de la probité religieuse, qui se propose d’autres fins, se prescrit d’autres devoirs, et tend à des objets plus sublimes.
  68. Les bramines ont le privilège exclusif de demander l’aumône. Ils exhortent à la donner, et ne la donnent pas.
  69. « Pourquoi, disent ces bramines, devenus hommes, aurions-nous honte d’aller nuds, puisque nous sommes sortis nuds et sans honte du ventre de notre mère ? ».

    Les Caraïbes n’ont pas moins de honte d’un vêtement que nous en aurions de la nudité. Si la plupart des sauvages couvrent certaines parties de leur corps, ce n’est point en eux l’effet d’une pudeur naturelle, mais de la délicatesse, de la sensibilité de certaines parties, et de la crainte de se blesser en traversant les bois et les halliers.

  70. Il est, au royaume de Pégu, de anachorètes, nommés Santons ; ils ne demandent jamais rien, dussent-ils mourir de faim. On prévient, à la vérité, tous leurs desirs. Quiconque se confesse à eux ne peut être puni, quelque crime qu’il ait commis. Ces santons logent à la campagne dans des troncs d’arbres. Après leur mort on les honore comme des dieux.
  71. Voyages de la compagnie des Indes hollandaises.
  72. Les femmes de Madagascar croient aux heures, aux jours heureux ou malheureux. C’est un devoir de religion, lorsqu’elles accouchent dans les heures ou jours malheureux, d’exposer leurs enfants aux bêtes, de les enterrer, ou de les étouffer.

    Dans un des temples de l’empire du Pégu on éleve des vierges. Tous les ans, à la fête de l’idole, on sacrifie une de ces infortunées. Le prêtre, en habits sacerdotaux la dépouille, l’étrangle, arrache son cœur, et le jette au nez de l’idole. Le sacrifice fait, les prêtres dînent, prennent des habits d’une forme horrible, et dansent devant le peuple. Dans les autres temples du même pays on ne sacrifie que des hommes. On achete pour cet effet un esclave, beau, bien fait. Cet esclave, vêtu d’une robe blanche, lavé pendant trois matinées, est ensuite montré au peuple. Le quarantieme jour les prêtres lui ouvrent le ventre, arrachent son cœur, barbouillent l’idole de son sang, et mangent sa chair comme sacrée. « Le sang innocent, disent les prêtres, doit couler en expiation des péchés de la nation ; d’ailleurs il faut bien que quelqu’un aille près du grand dieu le faire ressouvenir de son peuple ». Il est bon de remarquer que les prêtres ne se chargent jamais de la commission.

  73. Lorsqu’un Giague est mort on lui demande pourquoi il a quitté la vie. Un prêtre, contrefaisant la voix du mourant, répond qu’il n’a pas assez fait de sacrifices ses ancêtres. Ces sacrifices font une partie considérable du revenu des prêtres.
  74. Au royaume de Lao, les talapoins, prêtres du pays, ne peuvent être jugés que par le roi lui-même. Ils se confessent tous les mois. Fideles à cette observance, ils peuvent d’ailleurs commettre impunément mille abominations. Ils aveuglent tellement les princes, qu’un talapoin convaincu de fausse monnoie fut renvoyé absous par le roi. Les séculiers, disoit-il, auroient dû lui faire de plus grands présents. Les plus considérables du pays tiennent à grand honneur de rendre aux talapoins les services les plus bas. Aucun d’eux ne se vêtiroit d’un habit qui n’eût pas été quelque temps porté par un talapoin.
  75. Ce chitombé entretient jour et nuit un feu sacré dont il vend les tisons fort cher. Celui qui les achete se croit à l’abri de tout accident. Ce grand-prêtre ne reconnoît aucun juge. Lorsqu’il s’absente pour visiter les pays de sa domination, l’on est obligé, sous peine de mort, de garder la continence. Les negres sont persuadés que s’il mouroit de mort naturelle cette mort entraînerait la ruine de l’univers. Aussi le successeur désigné l’égorge-t-il dès qu’il est malade.
  76. Chez les Gingues, lorsqu’on apperçoit dans une fille les marques de la fécondité, l’on fait une fête. Lorsque ces marques disparoissent on fait mourir ces femmes, comme indignes d’une vie qu’elles ne peuvent plus procurer.
  77. Un homme d’esprit disoit à ce sujet qu’il faut sans contredit défendre aux hommes tout plaisir contraire au bien général ; mais qu’avant cette défense il falloit, par mille efforts d’esprit, tâcher de concilier ce plaisir avec le bonheur public. « Les hommes, ajoutoit-il, sont si malheureux, qu’un plaisir de plus vaut bien la peine qu’on essaie de le dégager de ce qu’il peut avoir de dangereux pour un gouvernement ; et peut-être seroit-il facile d’y réussir, si l’on examinoit dans ce dessein la législation des pays où ces plaisirs sont permis. »
  78. Christianisme des Indes, liv. IV, page 308.
  79. Au royaume de Thibet, les filles portent au cou les dons de l’impudicité, c’est-à-dire les anneaux de leurs amants. Plus elles en ont, et plus leurs noces sont célèbres.
  80. a et b À Babylone, toutes les femmes, campées près le temple de Vénus, devaient une fois en leur vie obtenir par une prostitution expiatoire la rémission de leurs péchés. Elles ne pouvoient se refuser au desir du premier étranger qui vouloit purifier leur ame par la jouissance de leur corps. On prévoit bien que les belles et les jolies avoient bientôt satisfait à la pénitence ; mais les laides attendoient quelquefois long-temps l’étranger charitable qui devoit les remettre en état de grâce.

    Les couvents des bonzes sont remplis de religieuses idolâtres : on les y reçoit en qualité de concubines. En est-on las, on les renvoie, et on les remplace. Les portes de ces coureurs sont assiégées par ces religieuses, qui, pour y être admises, offrent des présents aux bonzes, qui les reçoivent comme une faveur qu’ils accordent.

    Au royaume de Cochin, les bramines, curieux de faire goûter aux jeunes mariées les premiers plaisirs de l’amour, font accroire au roi et au peuple que ce sont eux qu’on doit charger de cette sainte œuvre. Quand ils entrent quelque part, les pères et les maris les laissent avec leurs filles et leurs femmes. joies du paradis. Il se servoit d’expressions basses et louches. La description faite, « Eh bien ! dit-il au malade, vous sentez-vous un grand desir de jouir de ces plaisirs célestes ? » — « Ah ! monsieur, répondit Malherbe, ne m’en parlez pas davantage ; votre mauvais style m’en dégoûte. » Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « p222 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.

  81. Dans la vraie religion même, il s’est trouvé des prêtres qui, dans les temps d’ignorance, ont abusé de la piété des peuples pour attenter aux droits du sceptre.
  82. C’est en considérant la pudeur sous ce point de vue qu’on peut répondre aux arguments des stoïciens et des cyniques, qui soutenoient que l’homme vertueux ne faisoit rien dans son intérieur qu’il ne dût faire à la face des nations, et qui croyoient en conséquence pouvoir se livrer publiquement aux plaisirs de l’amour. Si la plupart des législateurs ont condamné ces principes cyniques, et mis la pudeur au nombre des vertus, c’est, leur répondra-t-on, qu’ils ont craint que le spectacle fréquent de la jouissance ne jetât quelque dégoût sur un plaisir auquel sont attachées la conservation de l’espèce et la durée du monde. Ils ont d’ailleurs senti qu’en voilant quelques-uns des appas d’une femme un vêtement la paroit de toutes les beautés dont peut l’embellir une vive imagination ; que ce vêtement piquoit la curiosité, rendoit les caresses plus délicieuses, les faveurs plus flatteuses, et multiplioit enfin les plaisirs dans la race infortunée des hommes. Si Lycurgue avoit banni de Sparte une certaine espece de pudeur, et si les filles, en présence de tout un peuple, y luttoient nues avec les jeunes Lacédémoniens, c’est que Lycurgue vouloit que les meres, rendues plus forte par de semblables exercices, donnassent à l’état des enfants plus robustes. Il savoit que, si l’habitude de voir des femmes nues émoussoit le desir d’en connoître les beautés cachées, ce desir ne pouvoir pas s’éteindre, sur-tout dans un pays où les maris n’obtenoient qu’en secret et furtivement les faveurs de leurs épouses. D’ailleurs Lycurgue, qui faisoit de l’amour un des principaux ressorts de sa législation, vouloit qu’il devînt la récompense et non l’occupation des Spartiates.
  83. On distingue à la Chine deux sortes de ministres : les uns sont les ministres signeurs ; ils donnent les audiences et les signatures : les autres portent le nom de ministres penseurs ; ils se chargent du soin de former les projets, d’examiner ceux qu’on leur présente, et de proposer les changements que le temps et les circonstances exigent qu’on fasse dans l’administration.
  84. À l’orient de Sumatra.
  85. Lorsque les guerriers du Congo vont à l’ennemi, s’ils rencontrent dans leur marche un lievre, une corneille, ou quelque autre animal timide, c’est, disent-ils, le génie de l’ennemi qui vient les avertir de sa frayeur ; ils le combattent alors avec intrépidité. Mais, s’ils ont entendu le chant du coq à quelque autre heure que l’heure ordinaire, ce chant, disent-ils, est le présage certain d’une défaite, à laquelle ils ne s’exposent jamais. Si le chant du coq est à-la-fois entendu des deux camps, il n’est point de courage qui y tienne, les deux armées se débandent et fuient. Au moment que le sauvage de la nouvelle Orléans marche à l’ennemi avec le plus d’intrépidité, un songe ou l’aboiement d’un chien suffit pour le faire retourner sur ses pas.
  86. a et b Les passions humaines ont quelquefois allumé de semblables guerres dans le sein même du christianisme ; mais rien de plus contraire à son esprit, qui est un esprit de désintéressement et de paix ; sa morale, qui ne respire que la douceur et l’indulgence ; à ses maximes, qui prescrivent par-tout la bienfaisance et la charité ; à la spiritualité des objets qu’il présente ; à la sublimité de ses motifs ; enfin à la grandeur et à la nature des récompenses qu’il propose. (Note qui ne se trouve ni dans l’édition originale ni dans le manuscrit de l’auteur.) pareillement la mere d’Abdallah, lorsque son fils, abandonné de ses amis, assiégé dans un château, et pressé d’accepter la capitulation honorable que lui offroient les Syriens, alla consulter sa mere sur le parti qu’il avoit à prendre. Il reçut cette réponse : « Mon fils, lorsque tu pris les armes contre la maison d’Ommiah, crus-tu soutenir le parti de la justice et de la vertu ? » — « Oui, lui répondit-il ». — « Eh bien ! réplique-t-elle, qu’y a-t-il à délibérer ? Ne sais-tu pas que se rendre à la crainte est d’un lâche ? Veux-tu être le mépris des Ommiahs, et qu’on dise qu’ayant à choisir entre la vie et ton devoir, c’est la vie que tu as préférée ? »

    C’est cette même passion de la gloire qui, lorsque l’armée romaine, mal vêtue et transie de froid, alloit se débander, amena au secours de Septime-Sévere le philosophe Antiochus, qui se dépouille devant l’armée, se jette dans un monceau de neige, et ramene par cette action les troupes ébranlées à leur devoir.

    Un jour qu’on exhortoit Thraséa à faire quelques soumissions à Néron, « Quoi ! dit-il, pour prolonger ma vie de quelques jours je m’abaisserois jusques-là ! Non La mort est une dette ; je veux l’acquitter en homme libre, et non la payer en esclave. »

    Dans un instant d’emportement, où Vespasien menaçait Helvidius de la mort, il en reçut cette réponse : « Vous ai-je dit que je fusse immortel ? Vous ferez votre métier de tyran en me donnant la mort ; moi, celui de citoyen en la recevant sans trembler. » Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « p271 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.

  87. En vain diroit-on que ce grand œuvre d’une excellente législation n’est point celui de la sagesse humaine, que ce projet est une chimere. Je veux qu’une aveugle et longue suite d’évènements, dépendants tous les uns des autres, et dont le premier jour du monde développa le premier germe, soit la cause universelle de tout ce qui a été, est, et sera ; en admettant même ce principe, pourquoi, répondrai-je, si dans cette longue chaîne d’évènements sont nécessairement compris les sages et les fous, les lâches et les héros qui ont gouverné le monde, n’y comprendroit-on pas aussi la découverte des vrais principes de la législation, auxquels cette science devra sa perfection, et le monde son bonheur ?
  88. Dans la plupart des empires de l’Orient, on n’a pas même l’idée du droit public et du droit des gens. Quiconque voudroit éclairer les peuples sur ce point s’exposeroit presque toujours à la fureur des tyrans qui désolent ces malheureuses contrées. Pour violer plus impunément les droits de l’humanité, ils veulent que leurs sujets ignorent ce qu’en qualité d’hommes ils sont en droit d’attendre du prince, et le contrat tacite qui le lie à ses peuples. Quelque raison qu’à cet égard ces princes apportent de leur conduite, elle ne peut jamais être fondée que sur le desir pervers de tyranniser leurs sujets.
  89. Ce n’est pas que ces anciens romans ne soient encore agréables à quelques philosophes, qui les regardent comme la vraie histoire des mœurs d’un peuple considéré dans un certain siecle et une certaine forme de gouvernement. Ces philosophes, convaincus qu’il y auroit une très grande différence entre deux romans, l’un écrit par un Sybarite, et l’autre par un Crotoniate, aiment à juger le caractere et l’esprit d’une nation par le genre de roman qui la séduit. Ces sortes de jugements sont d’ordinaire assez justes ; un politique habile pourroit avec ce secours assez précisément déterminer les entreprises qu’il est prudent ou téméraire de tenter contre un peuple : mais le commun des hommes, qui lit les romans moins pour s’instruire que pour s’amuser, ne les considere pas sous ce point de vue, et ne peut en conséquence en porter le même jugement.
  90. Dans un des sermons de ce Menot il s’agit de la promesse du Messie. « Dieu, dit-il, avoit, de toute éternité, déterminé l’incarnation et le salut du genre humain ; mais il vouloit que de grands personnages, tels que les saints peres, le demandassent. Adam, Enos, Enoch, Mathusalem, Lamech, Noé, après l’avoir inutilement sollicité, s’aviserent de lui envoyer des ambassadeurs. Le premier fut Moïse ; le second, David ; le troisieme, Isaïe ; et le dernier, l’Église. Ces ambassadeurs n’ayant pas mieux réussi que les patriarches eux-mêmes, ils crurent devoir députer des femmes. Madame Ève se présenta la premiere, à laquelle Dieu fit cette réponse : Ève, tu as péché, tu n’es pas digne de mon fils. Ensuite madame Sara, qui dit, Ô Dieu ! aide nous. Dieu lui dit, Tu t’en es rendue indigne par l’incrédulité que tu marquas lorsque je t’assurai que tu serois mere d’Isaac. La troisieme fut madame Rébecca : Dieu lui dit, Tu as fait, en faveur de Jacob, trop de tort à Ésaü. La quatrieme, madame Judith, à qui Dieu dit, Tu as assassiné. La cinquieme, madame Esther, à qui il dit, Tu as été trop coquette ; tu perdois trop de temps à t’attifer pour plaire à Assuérus. Enfin fut envoyée la chambriere, de l’âge de quatorze ans, laquelle, tenant la vue basse, et toute honteuse, s’agenouilla, puis vint à dire, Que mon bien-aimé vienne dans mon jardin, afin qu’il y mange du fruit de ses pommes ; et le jardin étoit le ventre virginal. Or, le fils ayant ouï ces paroles, il dit à son père : Mon pere, j’ai aimé celle-ci dès ma jeunesse, et je veux l’avoir pour mere. À l’instant Dieu appelle Gabriel, et lui dit, Ô Gabriel va-t’en vîte en Nazareth, à Marie, et lui présente de ma part ce lettres. Et le fils y ajouta : Dis-lui, de la mienne, que je la choisis pour ma mere. Assure-la, dis ensuite le Saint-Esprit, que j’habiterai en elle, qu’elle sera mon temple, et remets-lui ces lettres de ma part. » Tous les autres sermons de ce Menot sont à-peu-près dans le même goût.
  91. Dans ces temps l’ignorance étoit telle, qu’un curé ayant un procès avec ses paroissiens, pour savoir aux frais de qui l’on paveroit l’église ; ce curé, lorsque le juge étoit prêt à le condamner, s’avisa de citer ce passage de Jérémie : Paveant illi, et ego non paveam. Le juge ne sut que répondre à la citation ; il ordonna que l’église seroit pavée aux dépens des paroissiens.

    Il y eut un temps dans l’Église où la science et l’art d’écrire furent regardés comme des choses mondaines, indignes d’un chrétien. On dit même à ce sujet que les anges fouetterent S. Jérôme, pour avoir voulu imiter le style de Cicéron. L’abbé Carraut prétend que c’est pour l’avoir mal imité.

  92. Utrum Deus potuerit suppositare mulierem, vel diabolum, vel asinum, vel silicem, vel cucurbitam ; et, si suppositasset cucurbitam, quemadmodum fuerit concionatura, editura miracula, et quonam modo fuisset fixa cruci. Apolog. P. Horodot. tom. III, p. 127.
  93. Quelque chose qu’on dise en faveur des siecles d’ignorance, on ne fera jamais accroire qu’ils aient été favorables à la religion ; ils ne l’ont été qu’à la superstition. Aussi rien de plus ridicule que les déclamations qu’on fait, ou contre les philosophes, ou contre les académies de province. Ceux qui les composent, dit-on, ne peuvent éclairer la terre ; ils feroient mieux de la cultiver. De pareils hommes, répliquera-t-on, ne sont pas d’état à labourer la terre. D’ailleurs, vouloir, pour l’intérêt de l’agriculture, les enregistrer dans le rôle des laboureurs, lorsqu’on entretient tant de mendiants, de soldats, d’artisans de luxe, et de domestiques, c’est vouloir rétablir les finances d’un état par des ménages de bouts de chandelles. J’ajouterai même qu’en supposant que ces académies de province ne fissent que peu de découvertes, on peut du moins les considérer comme les canaux par lesquels les connoissances de la capitale se communiquent aux provinces : or rien de plus utile que d’éclairer les hommes. Les lumieres philosophiques, dit M. l’abbé de Fleury, ne peuvent jamais nuire. Ce n’est qu’en perfectionnant la raison humaine, ajoute M. Hume, que les nations peuvent se flatter de perfectionner leur gouvernement, leurs lois et leur police. L’esprit est comme le feu ; il agit en tous sens. Il y a peu de grands politiques et de grands capitaines dans un pays où il n’y a pas d’hommes illustres dans les sciences et les lettres. Comment se persuader qu’un peuple qui ne sait ni l’art d’écrire ni celui de raisonner puisse se donner de bonnes lois, et s’affranchir du joug de cette superstition qui désole les siecles d’ignorance ? Solon, Lycurgue, et ce Pythagore qui forma tant de législateurs, prouvent combien les progrès de la raison peuvent contribuer au bonheur public. On doit donc regarder ces académies de province comme très utiles. Je dirai de plus que, si l’on considere les savants simplement comme des commerçants, et si l’on compare les cent mille livres que le roi distribue aux académies et aux gens de lettres avec le produit de la vente de nos livres à l’étranger, on peut assurer que cette espece de commerce a rapporté plus de mille pour cent à l’état.
  94. Histoire de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, tome xviii.
  95. Les guerres civiles sont un malheur auquel on doit souvent de grands hommes.
  96. Du récit d’une action héroïque le lecteur ne croit que ce qu’il est capable de faire lui-même ; il rejette le reste comme inventé.
  97. Voyez l’Histoire des Hérésies, par S. Épiphane.
  98. J’entends par ce mot tout ce qui n’appartient pas à la nature de l’homme et des choses : je comprends par conséquent sous ce même mot les ouvrages qui nous paroissent les plus durables ; telles sont les fausses religions, qui, successivement remplacées les unes par les autres, doivent, relativement à l’étendue des siecles, être comptées parmi les ouvrages de mode.
  99. Voilà pourquoi, dans la Grece, dans Rome, et dans presque tous les pays, le siecle des poëtes a toujours annoncé et précédé celui des philosophes.
  100. Séduits par leur propre vanité et les éloges de mille flatteurs, les plus médiocres d’entre eux se croient du moins fort au dessus de quiconque n’est pas supérieur en son genre. Ils ne sentent pas qu’il en est des gens d’esprit comme des coureurs : Un tel, disent-ils entre eux, ne court pas ; cependant ce n’est ni l’impotent ni l’homme ordinaire qui l’atteindront à la course.

    Si l’on se tait sur la médiocrité d’esprit de la plupart de ces gens si vains de leurs richesses, c’est qu’on ne songe pas même à les citer. Le silence sur notre compte est toujours un mauvais signe ; c’est qu’on n’a point à se venger de notre supériorité. On dit peu de mal de ceux qui ne méritent pas d’éloge.

  101. Ils contrefont quelquefois les bonnes gens ; mais à travers leur bonté, comme à travers les trous du manteau de Diogene, on apperçoit la vanité.
  102. a et b « En entrant dans le monde, disoit un jour M. le président de Montesquieu, on m’annonça comme un homme d’esprit, et je reçus un accueil assez favorable des gens en place ; mais, lorsque, par le succès des Lettres persanes, j’eus peut-être prouvé que j’en avois, et que j’eus obtenu quelque estime de la part du public, celle des gens en place se refroidit ; j’essuyai mille dégoûts. Comptez, ajoutoit-il, qu’intérieurement blessés de la réputation d’un homme célebre, c’est pour s’en venger qu’ils l’humilient ; et qu’il faut soi-même mériter beaucoup d’éloges pour supporter patiemment l’éloge qu’on nous fait d’autrui. » dit de choisir dans ses états un endroit tel qu’il lui plairoit, pour y jouir le reste de ses jours, avec sa famille, des bienfaits qu’il avoit reçus de lui jusqu’alors. Le visir lui répondit : « Je n’ai pas besoin de tous les biens dont votre majesté m’a comblé ; je la supplie de les reprendre ; et, si elle a encore quelque bonté pour moi, je ne lui demande pas un lieu qui soit habité, je lui demande avec instance de m’accorder quelque village désert que je puisse repeupler et rétablir avec mes gens, par mon travail, mes soins, et mon industrie. Le roi donna ordre qu’on cherchât quelques villages tels qu’il les demandoit ; mais, après une grande recherche, ceux qui en avoient eu la commission vinrent lui rapporter qu’ils n’en avoient pas trouvé un seul. Le roi le dit au visir déposé, qui lui dit : Je savois fort bien qu’il n’y avoit pas un seul endroit ruiné dans tous les pays dont le soin m’avoit été confié. Ce que j’en ai fait a été afin que votre majesté sût elle-même en quel état je les lui rends, et qu’elle en charge un autre qui puisse lui en rendre un aussi bon compte ». Galland, Bon mots des Orientaux. » Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « p58 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.
  103. Théâtre de l’Idolâtrie, par Abraham Roger.

    La vache, au rapport de Vincent le Blanc, est réputée sainte et sacrée au Calicut : il n’est point d’être qui généralement ait plus de réputation de sainteté. Il paroît que la coutume de manger, par pénitence, de la fiente de vache est fort ancienne en Orient.

  104. Blessé de nos mépris, « Je ne connois de sauvage, dit le Caraïbe, que l’Européen, qui n’adopte aucun de mes usages ». De l’Orig. et des Mœurs des Caraïbes, par la Borde.
  105. On grava, à Tarse, sur le tombeau de Julien : Ci gît Julien, qui perdit la vie sur les bords du Tigre. Il fut un excellent empereur et un vaillant guerrier.
  106. Voyages de la compagnie des Indes hollandaises.
  107. a et b Les Lappons ont des sorciers qui vendent aux voyageurs des cordelettes dont le nœud, délié à certaine hauteur, doit donner un certain vent. puissant de tous. Une preuve qu’en effet ce sont les plaisirs de cette espece qui nous animent, c’est qu’on n’est susceptible de l’acquisition des grands talents, et capable de ces résolutions désespérées nécessaires quelquefois pour monter aux premiers postes, que dans la premiere jeunesse, c’est-à-dire dans l’âge où les besoins physiques se font le plus vivement sentir. Mais, dira-t-on, que de vieillards montent avec plaisir aux grandes places ! Oui : ils les acceptent, ils les desirent même ; mais ce desir ne mérite pas le nom de passion, puisqu’ils ne sont plus alors capables de ces entreprises hardies et de ces efforts prodigieux d’esprit qui caractérisent la passion. Le vieillard peut marcher par habitude dans la carriere qu’il s’est ouverte dans la jeunesse, mais il ne s’en ouvriroit pas une nouvelle. Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « p76 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.
  108. On donne au grand lama le nom de Pere éternel. Les princes sont friands de ses excréments. Histoire générale des Voyages, tome vii.
  109. Voyages de Guinée et de la Cayenne, par le P. Labat.
  110. Beausobre, Histoire du Manichéisme.
  111. Penser, dit Aristippe, c’est s’attirer la haine irréconciliable des ignorants, des foibles, des superstitieux, et des hommes corrompus, qui tous se déclarent hautement contre tous ceux qui veulent saisir dans les choses ce qu’il y a de vrai et d’essentiel.
  112. Descartes.
  113. Dans la derniere guerre, lorsque les ennemis entrerent en Provence.
  114. Ils diraient volontiers aux persécuteurs comme les Scythes à Alexandre : Tu n’es donc pas dieu, puisque tu fais du mal aux hommes. Si les chrétiens, à l’occasion de Saturne ou du Moloch carthaginois, auquel on sacrifioit des hommes, ont tant de fois répété que la cruauté d’une pareille religion étoit une preuve de sa fausseté ; combien de fois nos prêtres fanatiques n’ont-ils pas donné lieu aux hérétiques de rétorquer contre eux cet argument ! Parmi nous que de prêtres de Moloch !
  115. Aussi ont-ils toutes les peines du monde à convenir de la probité d’un hérétique.
  116. a et b L’intérêt est toujours le motif caché de la persécution : nul doute que l’intolérance ne soit chrétiennement et politiquement un mal : on n’en est point à se repentir de la révocation de l’édit de Nantes. Ces disputes, dira-t-on, sont dangereuses. Oui, quand l’autorité y prend part ; alors l’intolérance d’un parti force quelquefois l’autre à prendre les armes. Que le magistrat ne s’en mêle point, les théologiens s’accommoderont après s’être dit quelques injures. Ce fait est prouvé par la paix dont on jouit dans les pays tolérants. Mais, réplique-t-on, cette tolérance, convenable à certains gouvernements, seroit peut-être funeste à d’autres. Les Turcs, dont la religion est une religion de sang et le gouvernement une tyrannie, ne sont-ils pas encore plus tolérants que nous ? On voit des églises à Constantinople, et point de mosquées à Paris ; ils ne tourmentent point les Grecs sur leur croyance, et leur tolérance n’allume point de guerre.

    À considérer cette question en qualité de chrétien, la persécution est un crime. Presque par-tout, l’évangile, les apôtres et les peres, prêchent la douceur et la tolérance. S. Paul et S. Chrysostome disent qu’un évêque doit s’acquitter de sa place en gagnant les hommes par la persuasion, et non par la contrainte. Les évêques, ajoutent-ils, ne regnent que sur ceux qui le veulent ; bien différents en cela des rois, qui regnent sur ceux qui ne le veulent pas.

    On condamna, en Orient, le concile qui avoit consenti à faire brûler Bogomile.

    Quel exemple de modération S. Basile ne donna-t-il pas, dans le quatrieme siecle de l’église, lorsqu’on agitoit la question de la divinité du Saint-Esprit ! question qui causoit alors tant de trouble. Ce saint, dit S. Grégoire de Nazianze, quoiqu’attaché à la vérité du dogme de la divinité du Saint-Esprit, consentit alors qu’on ne donnât point le titre de Dieu à la troisieme personne de la Trinité.

    Si cette condescendance si sage, suivant le sentiment de M. de Tillemont, fut condamnée par quelques faux zélés ; s’ils accuserent S. Basile de trahir la vérité par son silence, cette même condescendance fut approuvée par les hommes les plus célebres et les plus pieux de ce temps-là, entre autres par le grand S. Athanase, que l’on ne soupçonnoit point de manquer de fermeté.

    Ce fait est détaillé dans M. de Tillemont, Vie de S. Basile, art. 63, 64 et 65. Cet auteur ajoute que le concile œcuménique de Constantinople approuva la conduite de S. Basile en l’imitant.

    S. Augustin dit qu’on ne doit ni condamner ni punir celui qui n’a pas de Dieu la même idée que nous, à moins, dit-il, que ce ne fût par haine pour Dieu ; ce qui est impossible. S. Athanase, dans ses épîtres ad solitarios, tome I, p. 855, dit que les persécutions des ariens sont la preuve qu’ils n’ont ni piété ni crainte de Dieu. Le propre de la piété, ajoute-t-il, est de persuader, et non de contraindre ; il faut prendre exemple sur le Sauveur, qui laisse à chacun la liberté de le suivre. Il dit plus haut, p. 830, que, pour faire adopter ses opinions, le diable, pere du mensonge, a besoin de haches et de cognées : mais le Sauveur est la douceur même : il frappe ; si on ouvre, il entre ; si on le refuse, il se retire. Ce n’est point avec des épées, des dards, des prisons, des soldats, et enfin à main armée, qu’on enseigne la vérité, mais par la voix de la persuasion.

    On n’a réellement recours à la force qu’au défaut de raisons. Qu’un homme nie que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits, on en rit, on ne le persécute point. Le feu et les gibets ont souvent servi d’arguments aux théologiens ; ils ont à cet égard donné prise sur eux aux hérétiques et aux incrédules. Jésus-Christ ne faisoit violence à personne ; il disoit seulement : Voulez-vous me suivre ? L’intérêt n’a pas toujours permis à ses ministres d’imiter sa modération. gens comme des poltrons qui racontent toujours leurs exploits. Que ceux qui se disent si susceptibles de sentiments d’amitié lisent le Toxaris de Lucien ; qu’ils se demandent s’ils sont capables des actions que l’amitié faisoit exécuter aux Scythes et aux Grecs. S’ils s’interrogent de bonne foi, ils avoueront que dans ce siecle on n’a pas même d’idée de cette espece d’amitié. Aussi, chez les Scythes et les Grecs, l’amitié étoit-elle mise au rang des vertus. Un Scythe ne pouvoit avoir plus de deux amis ; mais, pour les secourir, il étoit en droit de tout entreprendre. Sous le nom d’amitié, c’étoit en partie l’amour de l’estime qui les animoit. La seule amitié n’eût pas été si courageuse. Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « p105 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.

  117. Un roi du Mexique, dans la consécration d’un temple, fit sacrifier, en quatre jours, six mille quatre cents huit hommes, au rapport de Gemelli Carreri, tome vi, page 56.

    Dans l’Inde, les brahmanes de l’école de Niagam profiterent de leur faveur auprès des princes pour faire massacrer les baudhistes dans plusieurs royaumes : ces baudhistes sont athées, et les autres déistes. Balta fut le prince qui fit répandre le plus de sang : pour se purifier de ce crime, il se brûla en grande solennité sur la côte d’Oricha. Il est à remarquer que ce furent les déistes qui firent couler le sang humain. Voyez les lettres du P. Pont, jésuite.

    Les prêtres de Meroé, dans l’Éthiopie, dépêchoient, quand il leur plaisait, un courier au roi pour lui ordonner de mourir. Voyez Diodore.

    Quiconque tue le roi de Sumatra est élu roi. C’est, disent les peuples, par cet assassinat que le ciel déclare ses volontés. Chardin rapporte qu’il a entendu un prédicateur qui, déclarant sur le faste des sophis, disait qu’ils étaient athées à bruler ; qu’il s’étonnoit qu’on les laissât vivre ; et que de tuer un sophi était une action plus agréable à Dieu que de conserver la vie à dix hommes de bien. Combien de fois a-t-on fait parmi nous le même raisonnement !

    C’est sans douze à la vue de tant de sang répandu par le fanatisme que l’abbé de Longuerue, si profond dans l’histoire, disoit que si l’on mettoit, dans les deux bassins d’une balance, le bien et le mal que les religions ont fait, le mal l’emporteront sur le bien. Tome i, page 11.

    Ne prenez point de maison, dit à ce sujet une sentence persane, dans un quartier dont le menu peuple soit ignorant et dévot.

  118. Sextus Empiricus avoit dit avant lui que nos principes naturels ne sont peut-être que nos principes accoutumés.
  119. Cicéron ne le pensoit pas, puisque tout homme en place qu’il étoit, il croyoit devoir montrer au peuple le ridicule de la religion païenne.
  120. Le P. Le Comte et la plupart des jésuites conviennent que tous les lettrés sont athées. Le célebre abbé de Longuerue est de ce sentiment.
  121. Lorsque Bayle dit que la religion, humble, patiente et bienfaisante, dans les premiers siecles, est devenue depuis une religion ambitieuse et sanguinaire ; qu’elle fait passer au fil de l’épée tout ce qui lui résiste ; qu’elle appelle les bourreaux, invente les supplices, envoie des bulles pour exciter les peuples à la révolte, anime les conspirations, et enfin ordonne le meurtre des princes ; Bayle prend l’œuvre de l’homme pour celui de la religion : et les chrétiens n’ont que trop souvent été des hommes. Lorsqu’ils étoient en petit nombre, ils ne parloient que de tolérance : leur nombre et leur crédit s’étant accrus, ils prêcherent contre la tolérance. Bellarmin dit à ce sujet que si les chrétiens ne détrônerent pas les Néron et les Dioclétien, ce n’est pas qu’il n’en eussent le droit, mais ils n’en avoient pas la force : aussi faut-il convenir qu’ils en ont fait usage dès qu’ils l’ont pu. Ce fut à main armée que les empereurs détruisirent le paganisme, qu’ils combattirent les hérésies, qu’ils prêcherent l’évangile aux Frisons, aux Saxons, et dans tout le Nord. Tous ces faits prouvent qu’on n’abuse que trop souvent des principes d’une religion sainte.
  122. Aussi, dans une épître qu’on suppose adressée à Charles-Quint, on fait ainsi parler un Américain :
    … Ce n’est point nous qui sommes les barbares :
    Ce sont, seigneur, ce sont vos Cortez, vos Pizarres
    Qui, pour nous mettre au fait d’un systême nouveau,
    Assemblent contre nous le prêtre et le bourreau.
  123. C’est à l’occasion de la persécution, que Thémiste le sénateur, dans un écrit adressé à l’empereur Valens, lui dit : « Est-ce un crime de penser autrement que vous ? Si les chrétiens sont divisés entre eux, les philosophes le sont bien. La vérité a une infinité de faces sous lesquelles on peut l’envisager. Dieu a gravé dans tous les cœurs du respect pour ses attributs ; mais chacun est le maître de témoigner ce respect de la maniere qu’il croit la plus agréable à la divinité : personne n’est en droit de le gêner sur ce point. »

    S. Grégoire de Nazianze estimait beaucoup ce Thémiste ; c’est à lui qu’il écrit : « Vous êtes le seul, ô Thémiste, qui luttiez contre la décadence des lettres ; vous êtes à la tête des gens éclairés ; vous savez philosopher dans les plus hautes places, joindre l’étude au pouvoir, et les dignités à la science. »

  124. Il est peu de gens que la religion retienne. Que de crimes commis, même par ceux qui sont chargés de nous guider dans les voies du salut ! La S.-Barthélemi, l’assassinat de Henri III, le massacre des templiers, etc. etc. en sont la preuve.
  125. Le soldat et le corsaire desirent la guerre ; et personne ne leur en fait un crime. On sent qu’à cet égard leur intérêt n’est point assez lié à l’intérêt général.
  126. a et b Aussi l’esprit est-il le premier des avantages, et peut-il infiniment plus contribuer au bonheur des hommes que la vertu d’un particulier. C’est à l’esprit qu’il est réservé d’établir la meilleure législation, de rendre par conséquent les hommes le plus heureux qu’il est possible. Il est vrai que même le roman de cette législation n’est pas encore fait, et qu’il s’écoulera bien des siecles avant qu’on en réalise la fiction ; mais enfin, en s’armant de la patience de M. l’abbé de S.-Pierre, on peut prédire d’après lui que tout l’imaginable existera.

    Il faut bien que les hommes sentent confusément que l’esprit est le premier des dons, puisque l’envie permet à chacun d’être le panégyriste de sa probité, et non de son esprit. consiste à se délivrer du maya, en se persuadant, par une application constante, qu’on est l’être unique, éternel, infini. La clef de la délivrance est dans ces paroles, Je suis l’être suprême. Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « p145 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.

  127. Si les grands tableaux ne nous frappent pas toujours fortement, ce manque d’effet dépend ordinairement d’une cause étrangere à leur grandeur. C’est le plus souvent parceque ces tableaux se trouvent unis dans notre mémoire à quelque objet désagréable. Sur quoi j’observerai qu’il est très rare, à la lecture d’une description poétique, de recevoir uniquement l’impression pure que doit faire sur nous la vue exacte de cette image. Tous les objets participent à la laideur ainsi qu’à la beauté des objets auxquels ils sont le plus communément unis. C’est à cette cause qu’on doit attribuer la plupart de nos dégoûts et de nos enthousiasmes injustes. Un proverbe usité dans les places publiques, fût-il d’ailleurs excellent, nous paroît toujours bas, parcequ’il se lie nécessairement dans notre mémoire à l’image de ceux qui s’en servent.

    Peut-on douter que, par la même raison, les contes d’esprits et de revenants ne redoublent pendant la nuit aux yeux du voyageur égaré les horreurs d’une forêt ; que, sur les Pyrénées, au milieu des déserts, des abymes et des rochers, l’imagination, frappée de l’estampe du combat des Titans, ne croie y reconnoître les montagnes d’Ossa et de Pélion, et ne regarde avec frayeur le champ de bataille de ces géants ? Qui doute que le souvenir de ce bocage décrit par le Camoëns, où les nymphes, nues, fugitives, et poursuivies par les desirs ardents, tombent aux pieds des Portugais, où l’amour étincelle en leurs yeux, circule en leurs veines, où les paroles se confondent, où l’on n’entend enfin que le murmure des soupirs de l’amour heureux ; qui doute, dis-je, que le souvenir d’une description si voluptueuse n’embellisse à jamais tous les bocages ?

    Voilà la raison pour laquelle il est si difficile de séparer du plaisir total que nous recevons à la présence d’un objet tous les plaisirs particuliers qui sont, pour ainsi dire, réfléchis de la part des objets auxquels ils se trouvent unis.

  128. Il est bon de remarquer que la simplicité dans un sujet et dans une image est une perfection relative à la foiblesse de notre esprit.
  129. On lit dans l’Année littéraire que Boileau, encore enfant, jouant dans une cour, tomba. Dans sa chûte sa jaquette se retrousse ; un dindon lui donne plusieurs coups de bec sur une partie très délicate. Boileau en fut toute sa vie incommodé : et de là, peut-être, cette sévérité de mœurs, cette disette de sentiment, qu’on remarque dans tous ses ouvrages ; de là sa satyre contre les femmes, contre Lulli, Quinaut, et contre toutes les poésies galantes.

    Peut-être son antipathie contre les dindons occasionna-t-elle l’aversion secrete qu’il eut toujours pour les jésuites, qui les ont apportés en France. C’est à l’accident qui lui étoit arrivé qu’on doit peut-être être sa satyre sur l’équivoque, son admiration pour M. Arnaud, et son épître sur l’amour de Dieu : tant il est vrai que ce sont souvent des causes imperceptibles qui déterminent toute la conduite de la vie, et toute la suite de nos idées.

  130. Dans la minorité de Louis XIV, lorsque ce prince étoit prêt de se retirer en Bourgogne, ce fut, dit S.-Evremont, le conseil de M. de Turenne qui le retint à Paris, et qui sauva la France. Cependant un conseil si important, ajoute cet illustre auteur, fit moins d’honneur à ce général que la défaite de cinq cents cavaliers. Tant il est vrai qu’on attribue difficilement de grands effets à des causes qui paraissent éloignées et petites.
  131. Je ne prétends parler dans ce chapitre que des hommes communément bien organisés, qui ne sont privés d’aucun sens, et qui d’ailleurs ne sont attaqués ni de la maladie de la folie ni de celle de la stupidité, ordinairement produites, l’une par le décousu de la mémoire, et l’autre par le défaut total de cette faculté.
  132. La mémoire, dit M. Locke, est une table d’airain remplie de caracteres que le temps efface insensiblement, si l’on n’y repasse quelquefois le burin.
  133. On ne peut nier cette proposition sans admettre les idées innées.
  134. Tantum series juncturaque pollet.
  135. Il faut toujours se ressouvenir, comme je l’ai dit dans mon second discours, que les idées ne sont en soi ni hautes, ni grandes, ni petites ; que souvent la découverte d’une idée qu’on appelle petite ne suppose pas moins d’esprit que la découverte d’une grande ; qu’il en faut quelquefois autant pour saisir finement le ridicule d’un homme que pour appercevoir le vice d’un gouvernement ; et que, si l’on donne par préférence le nom de grandes aux découvertes du dernier genre, c’est qu’on ne désigne jamais par les épithètes de hautes, de grandes, et de petites, que des idées plus ou moins généralement intéressantes.
  136. L’ennui, il est vrai, n’est pas ordinairement fort inventif ; son ressort n’est certainement pas assez puissant pour nous faire exécuter de grandes entreprises, et sur-tout pour nous faire acquérir de grands talents. L’ennui ne produit point de Lycurgue, de Pélopidas, d’Homere, d’Archimede, de Milton ; et l’on peut assurer que ce n’est pas faute d’ennuyés qu’on manque de grands hommes. Cependant ce ressort opere souvent de grands effets. Il suffit quelquefois pour armer les princes, les entraîner dans les combats ; et, quand le succès favorise leurs premieres entreprises, il en peut faire des conquérants. La guerre peut devenir une occupation que l’habitude rende nécessaire. Charles XII, le seul des héros qui ait toujours été insensible aux plaisirs de l’amour et de la table, étoit peut-être en partie déterminé par ce motif. Mais, si l’ennui peut faire un héros de cette espece, il ne fera jamais de César ni de Cromwel. Il falloit une grande passion pour leur faire faire les efforts d’esprit et de talent nécessaires pour franchir l’espace qui les séparoit du trône.
  137. La crédulité dans les hommes est en partie l’effet de leur paresse. On a l’habitude de croire une chose absurde, on en soupçonne la fausseté ; mais, pour s’en assurer pleinement, il faudroit s’exposer à la fatigue de l’examen : on veut se l’épargner, et l’on aime mieux croire que d’examiner. Or, dans cette situation de l’ame, des preuves convaincantes de la fausseté d’une opinion nous paroissent toujours insuffisantes. Il n’est point alors de raisonnements ou de contes ridicules auxquels on n’ajoute foi. Je ne citerai qu’un exemple, tiré de la relation du Tunquin, par Marini, Romain. « On vouloit, dit cet auteur, donner une religion aux Tunquinois ; on choisit celle du philosophe Rama, nommé Thic-ca au Tunquin. Voici l’origine ridicule qu’on lui donne et qu’ils croient :

    « Un jour la mere du dieu Thic-ca vit en songe un éléphant blanc qui s’engendroit mystérieusement dans sa bouche, et lui sortoit par le côté gauche. Le songe fait, il se réalise, elle accouche de Thic-ca. Aussitôt qu’il voit le jour il fait mourir sa mere, fait sept pas, marquant le ciel avec un doigt, et la terre avec l’autre. Il se glorifie d’être l’unique saint, tant dans le ciel que sur la terre. À dix-sept ans il se marie à trois femmes ; à dix-neuf il abandonne ses femmes et son fils, se retire sur une montagne, où deux démons, nommés A-la-la et Ca-la-la, lui servent de maîtres. Il se présente ensuite au peuple, en est reçu, non comme docteur, mais en qualité de pagode ou d’idole. Il a quatre-vingt mille disciples, entre lesquels il en choisit cinq cents, nombre qu’il réduit ensuite à cent, puis à dix, qui sont appelés les dix grands. Voilà ce qu’on raconte aux Tunquinois, et ce qu’ils croient, quoiqu’avertis par une tradition sourde que ces dix grands étoient ses amis, ses confidents, et les seuls qu’il ne trompât point ; qu’après avoir prêché sa doctrine pendant quarante-neuf ans, se sentant près de sa fin, il assembla tous ses disciples, et leur dit : Je vous ai trompés jusqu’à ce jour ; je ne vous ai débité que des fables : la seule vérité que je puisse vous enseigner c’est que tout est sorti du néant, et que tout y doit rentrer. Je vous conseille cependant de me garder le secret, de vous soumettre extérieurement à ma religion : c’est l’unique moyen de tenir les peuples dans votre dépendance. » Cette confession de foi de Thic-ca au lit de la mort est assez généralement sue au Tunquin, et cependant le culte de cet imposteur subsiste, parcequ’on croit volontiers ce qu’on est dans l’habitude de croire. Quelques subtilités scholastiques, auxquelles la paresse donne toujours force de preuve, ont suffi aux disciples de Thic-ca pour jeter des nuages sur cette confession, et entretenir les Tunquinois dans leur croyance. Ces mêmes disciples ont écrit cinq mille volumes sur la vie et la doctrine de ce Thic-ca. Ils y soutiennent qu’il a fait des miracles ; qu’incontinent après sa naissance il prit quatre-vingt mille fois des formes différentes, et que sa derniere transmigration fut en éléphant blanc : et c’est à cette origine qu’on doit rapporter le respect qu’on a dans l’Inde pour cet animal. De tous les titres, celui de roi de l’éléphant blanc est le plus estimé des rois ; celui de Siam porte le nom de roi de l’éléphant blanc. Les disciples de Thic-ca ajoutent qu’il y a six mondes ; qu’on ne meurt dans celui-ci que pour renaître dans un autre ; que le juste passe ainsi d’un monde à l’autre ; et qu’après cette caravane la roue retourne à son point, et qu’il recommence à renaître en ce monde-ci, d’où il sort, pour la septieme fois, très pur, très parfait ; et qu’alors, parvenu au dernier période de l’immutabilité, il se trouve en possession de la qualité de pagode ou d’idole. Ils admettent un paradis et un enfer, dont on se tire, comme dans la plupart des fausses religions, en respectant les bonzes, en leur faisant des charités, et en bâtissant des monasteres. Ils racontent, au sujet du démon, qu’il eut un jour dispute avec l’idole du Tunquin pour savoir lequel des deux seroit le maître de la terre. Le démon convint avec l’idole que tout ce qu’elle mettroit sous sa robe lui appartiendroit. L’idole fit faire une robe si grande, qu’elle en couvrit toute la terre ; en sorte que le démon fut obligé de se retirer sur la mer, d’où il revient quelquefois ; mais il fuit dès qu’il voit l’enseigne de l’idole.

    On ne sait si ces peuples ont eu autrefois quelques notions confuses de notre religion ; mais un des premiers articles de la religion de Thic-ca c’est qu’il est une idole qui sauve les hommes, et qui satisfait pleinement pour leurs péchés ; et que, pour mieux compatir aux miseres de l’homme, l’idole en avoit pris la nature.

    Au rapport de Kolbe, parmi les Hottentots, il en est qui ont la même doctrine, et croient que leur dieu s’est rendu visible à leur nation en prenant la figure du plus beau d’entre eux. Mais la plupart des Hottentots traitent ce dogme de vision, et prétendent que c’est faire jouer à leur dieu un rôle indigne de sa majesté que de le métamorphoser en homme. Au reste ils ne lui rendent aucun culte : ils disent que Dieu est bon, et qu’il ne se soucie pas de nos prieres.

  138. Sous le mot rouge, par exemple, si l’on comprend depuis l’écarlate jusqu’au couleur de chair, supposons deux hommes dont l’un n’ait jamais vu que de l’écarlate, et l’autre que du couleur de chair : le premier dira avec raison que le rouge est une couleur vive, lorsque l’autre au contraire soutiendra que c’est une couleur tendre. Par la même raison deux hommes peuvent sans s’entendre prononcer le mot de vouloir, puisque nous n’avons que ce mot pour exprimer depuis le plus foible degré de volonté jusqu’à cette volonté efficace qui triomphe de tous les obstacles. Il en est du mot de passion comme de celui d’esprit : il change de signification selon ceux qui le prononcent. Un homme regardé comme médiocre dans une société composée de gens de peu d’esprit est sûrement un sot : il n’en est pas ainsi de celui qui passe pour un homme médiocre parmi les gens du premier ordre ; le choix de sa société prouve sa supériorité sur les hommes ordinaires. C’est un rhétoricien médiocre, qui seroit le premier dans toute autre classe.
  139. a et b C’est ce même Caton qui, retiré à Utique, répondit à ceux qui le pressoient de consulter l’oracle de Jupiter Hammon, « Laissons les oracles aux femmes, aux lâches, et aux ignorants. L’homme de courage, indépendant des dieux, sait vivre et mourir de lui-même ; il se présente également à sa destinée, soit qu’il la connoisse, ou qu’il l’ignore. »

    César, enlevé par des pirates, conserve son audace, et les menace de la mort, à laquelle il les condamne en abordant. de l’appliquer. Que d’obstacles en effet l’intérêt de quelques sociétés ne mettroit-il pas à cet égard au bien public ! Que de longs et pénibles efforts de courage et d’esprit, que de constance enfin, ne supposeroit pas l’exécution d’un pareil projet ! Pour le tenter, peut-être faudroit-il que l’homme en place y fût excité par l’espoir de la plus grande gloire, et qu’il pût se flatter de voir la reconnoissance publique lui dresser par-tout des statues. On doit toujours se rappeler qu’en morale, ainsi qu’en physique et en méchanique, les effets sont toujours proportionnés aux causes. Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « p269 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.

  140. Démocrite étoit né riche ; mais il ne se crut pas en droit de mépriser l’esprit, et de vivre dans une honorable stupidité.
  141. Mison, fils du tyran de Chenes, renonça pareillement au sceptre de son pere ; et, libre de toute charge, il se retiroit dans des lieux escarpés et solitaires, où, sans jamais parler à personne, il se nourrissoit de réflexions profondes.
  142. Je dis la même chose de Gustave. Lorsqu’à la tête de son armée et de son artillerie, profitant du moment où l’hiver avoit consolidé la surface des eaux, ce héros traverse des mers glacées pour descendre en Seeland ; il savoit aussi bien que ses officiers qu’on pouvoit facilement s’opposer à sa descente ; mais il savoir mieux qu’eux qu’une sage témérité confond presque toujours la prévoyance des hommes ordinaires ; que la hardiesse des entreprises en assure souvent le succès ; et qu’il est des cas où la suprême audace est la suprême prudence.
  143. Ceux-là cependant sont les seuls qui avancent l’esprit humain. Lorsqu’il ne s’agit point de matiere de gouvernement, où les moindres fautes peuvent influer sur le bonheur ou le malheur des peuples, et qu’il n’est question que de sciences, les erreurs mêmes des gens de génie méritent l’éloge et la reconnoissance du public, puisqu’en fait de sciences il faut qu’une infinité d’hommes se trompent pour que les autres ne se trompent plus. On peut leur appliquer ce vers de Martial,
    Si non errasset, fecerat ille minus.
  144. Souvent un petit bien présent suffit pour enivrer une nation, qui, dans son aveuglement, traite d’ennemi de l’état le génie élevé qui dans ce petit bien présent découvre de grands maux à venir. On imagine qu’en lui prodiguant la nom odieux de frondeur c’est la vertu qui punit le vice ; et ce n’est le plus souvent que la sottise qui se moque de l’esprit.
  145. Caligula fit remplir de boue la robe de Vespasien, pour n’avoir pas eu soin de faire nettoyer les rues.
  146. C’est ce qui a mérité à Cromwel cette épitaphe :

    Ci gît le destructeur d’un pouvoir légitime,
    Jusqu’à son dernier jour favorisé des cieux,
    Dont les vertus méritaient mieux
    Que le sceptre acquis par un crime.
    Par quel destin faut-il, par quelle étrange loi,
    Qu’à tous ceux qui sont nés pour porter la couronne
    Ce soit l’usurpateur qui donne
    L’exemple des vertus que doit avoir un roi !

  147. Quelques philosophes ont à ce sujet avancé ce paradoxe, que les esclaves, exposés aux plus rudes travaux du corps, trouvoient peut-être dans le repos de l’esprit dont ils jouissoient une compensation à leurs peines, et que ce repos de l’esprit rendoit souvent la condition de l’esclave égale en bonheur à celle du maître.
  148. C’est le défaut de passions qui produit souvent l’entêtement qu’on reproche aux gens bornés. Leur peu d’intelligence suppose qu’ils n’ont jamais eu le desir de s’instruire, ou qu’au moins ce desir a toujours été très foible et très subordonné à leur goût pour la paresse. Or quiconque ne desire point de s’éclairer n’a jamais de motifs suffisants pour changer d’avis : il doit, pour s’épargner la fatigue de l’examen, toujours fermer l’oreille aux représentations de la raison ; et l’opiniâtreté est dans ce cas l’effet nécessaire de la paresse.
  149. Dans la ville de Bantam, les habitants présentent les prémices de leurs fruits à l’esprit malin, et rien au grand Dieu, qui, selon eux, est bon, et n’a pas besoin de ces offrandes. (Voyez Vincent le Blanc.)

    Les habitants de Madagascar croient le Diable beaucoup plus méchant que Dieu. Avant que de manger ils font une offrande à Dieu et une au Démon. Ils commencent par le Diable, jettent un morceau du côté droit, et disent, Voilà pour toi, seigneur Diable. Ils jettent ensuite un morceau du côté gauche, et disent, Voilà pour toi, seigneur Dieu. Ils ne lui font aucune priere. Recueil des Lettres édifiantes.

  150. « Le repos, dit Tacite, est pour les Germains un état violent : ils soupirent sans cesse après la guerre ; ils s’y font un nom en peu du temps ; ils aiment mieux combattre que labourer. »
  151. L’expérience prouve qu’en général les caracteres propres à se priver de certains plaisirs, et à saisir les maximes et les pratiques austeres d’une certaine dévotion, sont ordinairement des caracteres malheureux. C’est la seule maniere d’expliquer comment tant de sectaires ont pu allier à la sainteté et à la douceur des principes de la religion tant de méchanceté et d’intolérance ; intolérance prouvée par tant de massacres. Si la jeunesse, lorsqu’on ne s’oppose point à ses passions, est ordinairement plus humaine et plus généreuse que la vieillesse, c’est que les malheurs et les infirmités ne l’ont point encore endurcie. L’homme d’un caractere heureux est gai et bon homme : c’est lui seul qui dit,
    Que tout le monde ici soit heureux de ma joie !


    Mais l’homme malheureux est méchant. César disoit, en parlant de Cassius, « Je redoute ces gens haves et maigres : il n’en est pas ainsi de ces Antoines, de ces gens uniquement occupés de leurs plaisirs ; leur main cueille des fleurs, et n’aiguise point de poignards ». Cette observation de César est très belle, et plus générale qu’on ne pense.

  152. L’ambition est, si je l’ose dire, en eux plutôt une convenance d’état qu’une passion forte que les obstacles irritent, et qui triomphe de tout.
  153. Les hommes sont habitués, par les principes d’une bonne éducation, à confondre l’idée de bonheur avec l’idée d’estime ; mais, sous le nom d’estime, ils ne desirent réellement que les avantages qu’elle procure.
  154. On fait peu pour mériter l’estime dans les pays où l’estime est stérile ; mais, par-tout où l’estime procure de grands avantages, on court, comme Léonidas, défendre, avec trois cents Spartiates, le pas des Thermopyles.
  155. On s’est tué jusqu’à présent à répéter les uns d’après les autres qu’on ne doit pas compter parmi ses amis ceux dont l’amitié intéressée ne nous aime que pour notre argent. Cette sorte d’amitié n’est pas sans doute la plus flatteuse ; mais ce n’en est pas moins une amitié réelle. Les hommes aiment, par exemple, dans un contrôleur-général la puissance qu’il a d’obliger. Dans la plupart d’entre eux l’amour de la personne s’identifie avec l’amour de l’argent. Pourquoi refuseroit-on le nom d’amitié à cette espece de sentiment ? On ne nous aime pas pour nous-mêmes, mais toujours pour quelque cause ; et celle-là en vaut bien une autre. Un homme est amoureux d’une femme : peut-on dire qu’il ne l’aime pas, parce que c’est uniquement la beauté de ses yeux ou de son teint qu’il aime en elle ? Mais, dira-t-on, à peine l’homme riche est-il tombé dans l’indigence qu’on cesse alors de l’aimer. Oui, sans doute. Mais, que la petite vérole gâte une femme, on rompra communément avec elle, et cette rupture ne prouve pas qu’on ne l’ait point aimée lorsqu’elle étoit belle. Que l’ami en qui nous avons le plus de confiance, et dont nous estimons le plus l’ame, l’esprit et le caractere, devienne tout-à-coup aveugle, sourd et muet, nous regretterons en lui la perte de notre ancien ami : nous respecterons encore sa momie ; mais, dans le fait, nous ne l’aimons plus, parceque ce n’est pas un tel homme que nous avons aimé. Un contrôleur-général est-il disgracié ? on ne l’aime plus : c’est précisément l’ami devenu tout-à-coup aveugle, sourd et muet. Il n’en est pas cependant moins vrai que l’homme avide d’argent n’ait eu beaucoup de tendresse pour celui qui pouvoit lui en procurer. Quiconque a ce besoin d’argent est ami né du contrôle-général et de celui qui l’occupe. Son nom peut être inscrit dans l’inventaire des meubles et ustensiles appartenants à la place. C’est notre vanité qui nous fait refuser le nom d’amitié à l’amitié intéressée. Sur quoi j’observerai qu’en fait d’amitié, la plus solide et la plus durable est communément celle des gens vertueux : cependant les scélérats mêmes en sont susceptibles. Si, comme l’on est forcé d’en convenir, l’amitié n’est autre chose que le sentiment qui unit deux hommes, soutenir qu’il n’est point d’amitié entre les méchants c’est nier les faits les plus authentiques. Peut-on douter que deux conspirateurs, par exemple, ne puissent être liés de l’amitié la plus vive ; que Jaffier n’aimât le capitaine Jacques-Pierre ; qu’Octave, qui n’étoit certainement pas un homme vertueux, n’aimât Mécene, qui sûrement n’étoit qu’une ame foible ? La force de l’amitié ne se mesure pas sur l’honnêteté de deux amis, mais sur la force de l’intérêt qui les unit.
  156. Les circonstances dans lesquelles deux amis doivent se trouver une fois données, et leurs caracteres connus, s’ils doivent se brouiller, nul doute qu’un homme de beaucoup d’esprit, en prédisant l’instant où ces deux hommes cesseront de s’être réciproquement utiles, ne pût calculer le moment de leur rupture, comme l’astronome calcule le moment de l’éclipse.
  157. Il ne faut pas confondre avec l’amitié les liens de l’habitude, le respect estimable qu’on a pour une amitié avouée, et enfin ce point d’honneur heureux et utile à la société qui nous fait continuer à vivre avec ceux qu’on appelle ses amis. On leur rendroit bien les mêmes services qu’on leur eût rendus lorsqu’on étoit affecté pour eux des sentiments les plus vifs ; mais, dans le fait, leur présence ne nous est plus nécessaire, et on ne les aime plus.
  158. a et b L’amitié n’est pas, comme le prétendent certaines gens, un sentiment perpétuel de tendresse, parceque les hommes ne sont rien continument. Entre les amis les plus tendres il y a des moments de froideur. L’amitié est donc une succession continuelle de sentiments de tendresse et de froideur, où ceux de froideur sont très rares. toujours couvert de spectateurs, ne se fût pas absolument opposé à ce genre de beauté si connu des Grecs. Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « p104 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.
  159. Brave étoit alors synonyme d’honnête homme ; et c’est par un reste de cet ancien usage qu’on dit encore un brave homme pour exprimer un homme loyal et honnête.
  160. Dans ce siècle l’amitié n’exige presque aucune qualité. Une infinité de gens se donnent pour de vrais amis, pour être quelque chose dans le monde. Les uns se font solliciteurs bannaux des affaires d’autrui, pour échapper à l’ennui de n’avoir rien à faire ; d’autres rendent des services, mais les font payer à leurs obligés du prix de l’ennui et de la perte de leur liberté ; quelques autres enfin se croient très dignes d’amitié, parce qu’ils seront sûrs gardiens d’un dépôt, et qu’ils ont la vertu d’un coffre-fort.
  161. Aussi, dit le proverbe, faut-il se dire beaucoup d’amis, et s’en croire peu.
  162. La moindre faute qu’il fait est un prétexte suffisant pour lui refuser tout secours : on veut que les malheureux soient parfaits.
  163. Il est peu d’hommes dans ce cas : et cette puissance de se suffire à soi-même, dont on fait un attribut de la divinité, et qu’on est forcé de respecter en elle, est toujours mise au rang des vices lorsqu’on la rencontre dans un homme. C’est ainsi qu’on blâme sous un nom ce qu’on admire sous un autre. Combien de fois n’a-t-on pas, sous le nom d’insensibilité, reproché à M. de Fontenelle la puissance qu’il avoit de se suffire à lui-même, c’est-à-dire d’être un des plus sages et des plus heureux des hommes !

    Si les grands de Madagascar font la guerre à tous ceux de leurs voisins dont les troupeaux sont plus nombreux que les leurs ; s’ils répètent toujours ces paroles, Ceux-là sont nos ennemis qui sont plus riches et plus heureux que nous ; on peut assurer qu’à leur exemple la plupart des hommes font pareillement la guerre au sage. Ils haïssent en lui une modération de caractere qui, réduisant ses desirs à ses possessions, fait la critique de leur conduite, et rend le sage trop indépendant d’eux. Ils regardent cette indépendance comme le germe de tous les vices, parce qu’ils sentent qu’en eux la source de l’humanité tariroit aussitôt que celle des besoins réciproques.

    Ces sages cependant doivent être très chers à la société. Si l’extrême sagesse les rend quelquefois indifférents à l’amitié des particuliers, elle leur fait aussi, comme le prouve l’exemple de l’abbé de S.-Pierre et de Fontenelle, répandre sur l’humanité les sentiments de tendresse que les passions vives nous forcent à rassembler sur un seul individu. Bien différent de ces hommes qui ne sont bons que parce qu’ils sont dupes, et dont la bonté diminue à proportion que leur esprit s’éclaire, le seul sage peut être constamment bon, parce que lui seul connoît les hommes. Leur méchanceté ne l’irrite point. Il ne voit en eux, comme Démocrite, que des fous ou des enfants contre lesquels il seroit ridicule de se fâcher, et qui sont plus dignes de pitié que de colere. Il les considere enfin de l’œil dont un méchanicien regarde le jeu d’une machine : sans insulter à l’humanité, il se plaint de la nature qui attache la conservation d’un être à la destruction d’un autre ; qui, pour se nourrir, ordonne à l’autour de fondre sur la colombe, à la colombe de dévorer l’insecte, et qui de chaque être a fait un assassin.

    Si les lois seules sont des juges sans humeur, le sage, à cet égard, est comparable aux lois. Son indifférence est toujours juste et toujours impartiale ; elle doit être considérée comme une des plus grandes vertus de l’homme en place, qu’un trop grand besoin d’amis nécessite toujours à quelque injustice.

    Le sage seul, enfin, peut être généreux, parce qu’il est indépendant. Ceux qu’unissent les liens d’une utilité réciproque ne peuvent être libéraux les uns envers les autres. L’amitié ne fait que des échanges, l’indépendance seule fait des dons.

  164. Si l’on aimait son ami pour lui-même, nous ne considérerions jamais que son bien-être ; on ne lui reprocheroit pas le temps qu’il est sans nous voir ou nous écrire ; apparemment, dirions-nous, qu’il s’occupe plus agréablement ; et nous nous féliciterions de son bonheur.
  165. Dans quel affreux danger David lui-même ne se précipita-t-il pas, lorsque, pour obtenir Michol, il s’obligea de couper et d’apporter à Saül les prépuces de deux cents Philistins !
  166. Les femmes, chez les Gélons, étaient obligées par la loi à faire tous les ouvrages de force, comme de bâtir les maisons, et de cultiver la terre : mais, en dédommagement de leurs peines, la même loi leur accordoit cette douceur, de pouvoir coucher avec tout guerrier qui leur étoit agréable. Les femmes étoient fort attachées à cette loi. Voyez Bardezanes, cité par Eusebe dans sa Préparation évangélique.

    Les Floridiens ont la composition d’un breuvage très fort et très agréable ; mais ils n’en présentent jamais qu’à ceux de leurs guerriers qui se sont signalés par des actions d’un grand courage. Recueil des Lettres édifiantes.

  167. Secundum id quod amplius nos delectat operemur necesse est, dit S. Augustin.
  168. Dans le harem, ce n’est point aux vertus méritoires, mais à l’impuissance, que le grand-seigneur donne ses femmes garder.
  169. S’il est des hommes qui semblent avoir sacrifié leur intérêt à l’intérêt public, c’est que l’idée de vertu est, dans une bonne forme de gouvernement, tellement unie à l’idée de bonheur, et l’idée de vice la l’idée de mépris, qu’emporté par un sentiment vif, dont on n’a pas toujours l’origine présente, on doit faire par ce motif des actions souvent contraires à son intérêt.
  170. Si les voleurs sont aussi fideles aux conventions faites entre eux que les honnêtes gens, c’est que le danger commun qui les unit les y nécessite. C’est par ce même motif qu’on acquitte si scrupuleusement les dettes du jeu, et qu’on fait si impudemment banqueroute à ses créanciers. Or, si l’intérêt fait faire aux coquins ce que la vertu fait faire aux honnêtes gens, qui doute qu’en maniant habilement le principe de l’intérêt un législateur éclairé ne pût nécessiter tous les hommes à la vertu ?
  171. Si les supplices en usage dans presque tout l’Orient font l’horreur à l’humanité, c’est que le despote qui les ordonne se sent au-dessus des lois. Il n’en est pas ainsi dans les républiques ; les lois y sont toujours douces, parce que celui qui les établit s’y soumet.
  172. Chardin, tome V.
  173. Histoire critique de la philosophie, par M. Deslandes.
  174. Voyez l’Histoire critique de la philosophie.
  175. Malgré l’attachement des Chinois pour leurs maîtres, attachement qui souvent a porté plusieurs milliers d’entre eux à s’immoler sur la tombe de leurs souverains, combien l’ambition, excitée par l’espoir d’une puissance arbitraire, n’a-t-elle pas occasionné de révolutions dans cet empire ! Voyez l’Histoire des Huns, par M. de Guignes, article de la Chine.
  176. C’est pourquoi la nation anglaise, entre ses privileges, compte la liberté de la presse pour un des plus précieux.
  177. Si dans le parlement d’Angleterre on a cité l’autorité du président de Montesquieu, c’est que l’Angleterre est un pays libre. En fait de lois et d’administration, si le czar Pierre prenoit conseil du fameux Leibnitz, c’est qu’un grand homme consulte sans honte un autre grand homme, et que les Russes, par le commerce qu’ils ont avec les autres nations de l’Europe, peuvent être plus éclairés que les Orientaux.
  178. Dans une forme de gouvernement bien différente de la constitution orientale, chez nous-mêmes, Louis XIII, dans une de ses lettres, se plaint du maréchal d’Ancre : « Il m’empêche, dit-il, de me promener dans Paris ; il ne m’accorde que le plaisir de la chasse, que la promenade des Tuileries ; il est défendu aux officiers de ma maison ainsi qu’à tous mes sujets de m’entretenir d’affaires sérieuses, et de me parler en particulier ». Il semble qu’en chaque pays on cherche à rendre les princes peu dignes du trône où la naissance les appelle.
  179. Ce n’est point en Orient qu’on trouve un duc de Bourgogne. Ce prince lisoit tous les libelles faits contre lui et contre Louis XIV. Il vouloit s’éclairer, et il sentoit que la haine et l’humeur seules osent quelquefois présenter la vérité aux rois.
  180. a et b Comme tous les citoyens sont fort ignorants du bien public, presque tous les faiseurs de projets sont, dans ces pays, ou des frippons qui n’ont que leur utilité particuliere en vue, ou des esprits médiocres qui ne peuvent saisir d’un coup-d’œil la longue chaîne qui lie ensemble toutes les parties d’un état. Ils proposent en conséquence des projets toujours discordants avec le reste de la législation d’un peuple. Aussi osent-ils rarement dans un ouvrage les exposer aux regards du public.

    L’homme éclairé sent que dans ces gouvernements tout changement est un nouveau malheur, parce qu’on n’y peut suivre aucun plan, parce que l’administration despotique corrompt tout. Il n’est dans ces gouvernements qu’une chose utile à faire, c’est d’en changer insensiblement la forme. Faute de cette vue, le fameux czar Pierre n’a peut-être rien fait pour le bonheur de sa nation. Il devoit cependant prévoir qu’un grand homme succede rarement à un autre grand homme ; que, n’ayant rien changé dans la constitution de l’empire, les Russes, par la forme de leur gouvernement, pourrpient bientôt retomber dans la barbarie dont il avoit commencé à les tirer. parce qu’il est peu d’hommes dont l’imagination soit assez forte pour se faire un tableau net et vif des montagnes sautant comme des cabrits. Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « p190 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.

  181. On ne verra point en Turquie, comme en Écosse, la loi punir dans le souverain l’injustice commise envers un sujet. À l’avènement de Malicorne au trône d’Écosse, un seigneur lui présente la patente de ses privileges, le priant de les confirmer. Le roi la prend, et la déchire. Le seigneur s’en plaint au parlement ; et le parlement ordonne que le roi, assis sur son trône, sera tenu, en présence de toute sa cour, de recoudre avec du fil et une aiguille la patente de ce seigneur.
  182. Le visir lui-même n’entre qu’en tremblant au divan quand le sultan y est.
  183. Au moment que trois cents Spartiates défendoient le pas des Thermopyles, des transfuges d’Arcadie ayant fait à Xerxès le récit des jeux olympiques : « Quels hommes, s’écria un seigneur persan, allons-nous combattre ! Insensibles à l’intérêt, ils ne sont avides que de gloire. »
  184. Dans l’Histoire de Louis XI, M. Duclos dit que les Suisses, au nombre de trois mille, soutinrent l’effort de l’armée du dauphin, composée de quatorze mille Français et de huit mille Anglais. Ce combat se donna près de Bottelen, et les Suisses y furent presque tous tués.

    À la bataille de Morgarten, treize cents Suisses mirent en déroute l’armée de l’archiduc Léopold, composée de vingt mille hommes.

    Près de Wesen, dans le canton de Glaris, trois cents cinquante Suisses défirent huit mille Autrichiens : tous les ans on en célebre la mémoire sur le champ de bataille ; un orateur fait le panégyrique, et lit la liste des trois cents cinquante noms.

  185. C’est dans cette union que consiste le véritable esprit des lois.
  186. Il n’en est pas ainsi des autres empires de l’Orient ; les gouverneurs n’y sont chargés que de lever les impôts et de s’opposer aux séditions : d’ailleurs on n’exige point d’eux qu’ils s’occupent du bonheur des peuples de leur province ; leur pouvoir même à cet égard est très borné.
  187. On voit par les lettres du cardinal Mazarin qu’il sentoit tout l’avantage de cette constitution d’état. Il craignoit que l’Angleterre, en se formant en république, ne devînt trop redoutable à ses voisins. Dans une lettre à M. le Tellier, il dit : « Don Louis et moi savons bien que Charles II est hors des royaumes qui lui appartiennent ; mais, entre toutes les raisons qui peuvent engager les rois nos maîtres à songer à son rétablissement, une des plus fortes est d’empêcher l’Angleterre de former une république puissante qui dans la suite donneroit à penser à tous ses voisins. »
  188. Dans ces pays, l’esprit et les talents ne sont honorés que sous de grands princes et de grands ministres.
  189. J’y ajouterai le bonheur. Ce qu’il est impossible de dire des particuliers peut se dire des peuples ; c’est que les plus vertueux sont toujours les plus heureux : or les plus vertueux ne sont pas les plus riches et les plus commerçants.
  190. De tous les peuples de la Germanie, les Suéones, dit Tacite, sont les seuls qui, à l’exemple des Romains, fassent cas des richesses, et qui soient comme aux soumis au despotisme.
  191. Il fut sans doute un temps où les gens d’esprit n’avoient droit de parler aux princes que pour leur dire des choses vraiment utiles. En conséquence les philosophes de l’Inde ne sortoient qu’une fois l’an de leur retraite ; c’étoit pour se rendre au palais du roi. Là chacun déclaroit à haute voix, et ses réflexions politiques sur l’administration, et les changements ou les modifications qu’on devoit apporter dans les lois. Ceux dont les réflexions étoient trois fois de suite jugées fausses ou peu importantes perdroient le droit de parler. Histoire critique de la philosophie, tome II.
  192. On rapporte beaucoup d’autres miracles de Mahomet. Un chameau rétif, l’ayant apperçu de loin, vint, dit-on, se jeter aux genoux de ce prophete, qui le flatta, et lui ordonna de se corriger. On raconte qu’une autre fois ce même prophete rassasia trente mille hommes avec le foie d’une brebis. Le P. Maracio convient du fait, et prétend que ce fut l’œuvre du démon. À l’égard de prodiges encore plus étonnants, tels que de fendre la lune, de faire danser les montagnes, parler les épaules de moutons rôtis, les musulmans assurent que, s’il les opéra, c’est que des prodiges aussi frappants, et qui surpassent autant toute la force et la supercherie humaine, sont absolument nécessaires pour convertir les esprits forts, gens toujours très difficiles en fait de miracles.

    Les Persans, au rapport de Chardin, croient que Fatime, femme de Mahomet, fut de son vivant enlevée au ciel. Ils célebrent son assomption.

  193. L’empereur Héraclius, étonné des défaites multipliées de ses armées, assemble à ce sujet un conseil moins composé d’hommes d’état que de théologiens : on y expose les maux actuels de l’empire ; on en cherche les causes ; et l’on conclut, selon l’usage de ces temps, que les crimes de la nation avoient irrité le Très-Haut, et qu’on ne pourroit mettre fin à tant de malheurs que par le jeûne, les larmes, et la priere.

    Cette résolution prise, l’empereur ne considere aucune des ressources qui lui restoient encore après tant de désastres ; ressources qui se fussent d’abord présentées à son esprit, s’il avoit su que le courage n’étoit jamais que l’effet des passions ; que, depuis la destruction de la république, les Romains n’étant plus animés de l’amour de la patrie, c’étoit opposer de timides agneaux à des loups furieux, que de mettre des hommes sans passions aux mains avec des fanatiques.

  194. Ils alléguoient en faveur de leur sentiment l’ancienne discipline de l’église d’Orient, et le treizieme canon de la lettre de S. Basile le grand à Amphiloque. Cette lettre portoit que tout soldat qui tuoit un ennemi dans le combat ne pouvait de trois ans s’approcher de la communion. D’où l’on pourroit conclure que, s’il est avantageux d’être gouverné par un homme éclairé et vertueux, rien ne seroit quelquefois plus dangereux que de l’être par un saint.
  195. Ces Safriens étoient si redoutés, qu’Adi, capitaine d’une grande réputation, ayant reçu ordre d’attaquer avec six cents hommes cent vingt de ces fanatiques qui s’étoient rassemblés dans le gouvernement d’un nommé Ben-Mervan, ce capitaine représenta qu’avide de la mort, chacun de ces sectaires pouvoit combattre avec avantage contre vingt Arabes ; et qu’ainsi l’inégalité du courage n’étant point dans cette occasion compensée par l’inégalité du nombre, il ne hasarderoit point un combat que la valeur déterminée de ces fanatiques rendoit si inégal.
  196. La discipline n’est, pour ainsi dire, que l’art d’inspirer aux soldats plus de peur de leurs officiers que des ennemis. Cette peur a souvent l’effet du courage ; mais elle ne tient pas devant la féroce et opiniâtre valeur d’un peuple animé par le fanatisme ou l’amour vif de la patrie.
  197. Ils se fendent le ventre en présence de celui qui les a offensés ; et celui-ci est, sous peine d’infamie, pareillement contraint de se l’ouvrir.
  198. C’est-à-dire ceux dans l’organisation desquels on n’apperçoit aucun défaut, tels que sont la plupart des hommes.
  199. J’observerai à ce sujet que, si le titre d’homme d’esprit, comme je l’ai fait voir dans le second discours, n’est point accordé au nombre, à la finesse, mais au choix heureux des idées qu’on présente au public ; et si le hasard, comme l’expérience le prouve, nous détermine à des études plus ou moins intéressantes, et choisit presque toujours pour nous les sujets que nous traitons ; ceux qui regardent l’esprit comme un don de la nature sont, dans cette supposition-là même, obligés de convenir que l’esprit est plutôt l’effet du hasard que de l’excellence de l’organisation ; et qu’on ne peut le regarder comme un pur don de la nature, à moins d’entendre par le mot nature l’enchaînement éternel et universel qui lie ensemble tous les évènements du monde, et dans lequel l’idée même du hasard se trouve comprise.
  200. Qu’on parcoure la liste des grands hommes, on verra que les Moliere, les Quinault, les Corneille, les Condé, les Pascal, les Fontenelle, les Malebranche, etc., ont, pour perfectionner leurs esprit, eu besoin du secours de la capitale ; que les talents campagnards sont toujours condamnés à la médiocrité ; et que les muses, qui recherchent avec tant d’empressement les bois, les fontaines et les prairies, ne seroient que des villageoises si elles ne prenoient de temps en temps l’air des grandes villes.
  201. En avouant que les Romains d’aujourd’hui ne ressemblent point aux anciens Romains, quelques uns prétendent qu’ils ont ceci de commun, c’est d’être les maîtres du monde. Si l’ancienne Rome, disent-ils, le conquit par ses vertus et sa valeur, Rome moderne l’a reconquis par ses ruses et ses artifices politiques ; et le pape Grégoire VII est le César de cette seconde Rome.
  202. La nation la plus courageuse est, par cette raison, la nation où la valeur est le mieux récompensée, et la lâcheté le plus punie.
  203. Voyez l’Histoire critique de la philosophie.
  204. Le maréchal de Saxe, en parlant des Prussiens, dit à ce sujet, dans ses Rêveries, que l’habitude où ils sont de charger leurs armes en marchant est très bonne. Distrait par cette occupation, le soldat ajoute-t-il, en voit moins le danger. En parlant d’un peuple nommé les Aries, qui se peignoient le corps d’une manière effroyable, pourquoi Tacite dit-il que dans un combat les yeux sont les premiers vaincus ? C’est qu’un objet nouveau rappelle plus distinctement à la mémoire du soldat l’image de la mort, qu’il n’entrevoyait que confusément.
  205. Si les jeunes montrent en général plus de courage au lit de la mort, et plus de foiblesxe sur l’échafaud, que les vieillards, c’est que, dans le premier cas, les jeunes gens conservent plus d’espoir, et que, dans le second, ils font une plus grande perte.
  206. Tacite dit que, si les septentrionaux supportent mieux la faim et le froid que les méridionaux, ces derniers supportent mieux qu’eux la soif et la chaleur.

    Le même Tacite, dans les Mœurs des Germains, dit qu’ils ne soutiennent point les fatigues de la guerre.

  207. Olaüs Vormius, dans ses Antiquités danoises, avoue qu’il a tiré la plupart de ses connoissances des rochers du Danemarck, c’est-à-dire des inscriptions qui y étoient gravées en caractères runes ou gothiques. Ces rochers formoient une suite d’histoire et de chronologie qui composoit presque toute la bibliotheque du nord.

    Pour conserver la mémoire de quelque évènement, on se servoit de pierres brutes d’une grosseur prodigieuse. Les unes étoient jetées confusément ; on donnoit aux autres quelques symmétrie. On voit beaucoup de ces pierres dans la plaine de Salisbury en Angleterre, qui servoient de sépulture aux princes et aux héros bretons, comme le prouve la grande quantité d’ossements et d’armures qu’on en tire.

  208. Si les Gaulois, dit César, autrefois plus belliqueux que les Germains, leur cedent maintenant la gloire des armes, c’est depuis qu’instruits par les Romains dans le commerce, ils se sont enrichis et policés.

    Ce qui est arrivé aux Gaulois, dit Tacite, est arrivé aux Bretons : ces deux peuples ont perdu leur courage avec leur liberté.

  209. Les Gaulois, dit Tacite, aimoient les femmes, avoient pour elles la plus grande vénération ; ils leur croyoient quelque chose de divin, les admettoient dans leurs conseils, et délibéroient avec elles sur les affaires d’état. Les Germains en usoient de même avec les leurs : les décisions des femmes passoient chez eux pour des oracles. Sous Vespasien, une Velleda, avant elle une Aurinia, et plusieurs autres, s’étoient attiré la même vénération. C’est enfin, dit Tacite, à la société des femmes que les Germains doivent leur courage dans les combats, et leur sagesse dans les conseils.
  210. Au rapport du chevalier de Beaujeu, les septentrionaux ont toujours été très sensibles aux plaisirs de l’amour. Ogerius, in Itinere Danico, dit la même chose.
  211. Voyez, dans le chapitre XXV, l’exacte conformité de ces deux religions.
  212. Si dans ces pays l’historien ne peut, sans s’exposer à de grands dangers, nommer les traîtres qui dans les siècles précédents ont quelquefois vendu leur patrie ; s’il est forcé de sacrifier ainsi la vérité à la vanité de descendants souvent aussi coupables que leurs ancêtres ; comment en ces pays un ministre feroit-il le bien public ? Quels obstacles ne mettroient point à ses projets des gens puissants, infiniment plus intéressés à la prolongation d’un abus qu’à la réputation de leurs peres ? Comment dans ces gouvernements oser demander des vertus à un citoyen, oser déclamer contre la méchanceté des hommes ? Ce ne sont point les hommes qui sont méchants, c’est la législation qui les rend tels, en punissant quiconque fait le bien et dit la vérité.
  213. Le tribunal d’histoire, dit M. Freret, est composé de deux sortes d’historiens. Les uns sont chargés d’écrire ce qui se passe au dehors du palais, c’est-à-dire tout ce qui concerne les affaires générales ; et les autres, tout ce qui se passe et se dit au dedans, c’est-à-dire toutes les actions et les discours du prince, des ministres, et des officiers. Chacun des membres de ce tribunal écrit sur une feuille tout ce qu’il a appris. Il la signe, et la jette, sans la communiquer à ses confreres, dans un grand tronc placé au milieu de la salle où l’on s’assemble. Pour faire connoître l’esprit de ce tribunal, M. Freret rapporte qu’un nommé T-sou-i-chong fit assassiner T-chouang-chong, dont il étoit le général. (C’étoit pour se venger de l’affront que ce prince lui avoit fait en lui enlevant sa femme). Le tribunal de l’histoire fit dresser une relation de cet évènement, et le mit dans ses archives. Le général, en ayant été informé, destitua le président, le condamna à mort, supprima la relation, et nomma un autre président. À peine celui-ci fut-il en place qu’il fit faire de nouveaux mémoires de cet évènement pour remplacer la perte des premiers. Le général, instruit de cette hardiesse, cassa le tribunal, et en fit périr tous les membres. Aussitôt l’empire fut inondé d’écrits publics où la conduite du général étoit peinte avec les couleurs les plus noires. Il craignit une sédition ; il rétablit le tribunal de l’histoire.

    Les annales de la dynastie des Tang rapportent un autre fait à ce sujet. Ta-i-tsong, deuxieme empereur de la dynastie des Tang, demanda un jour au président de ce même tribunal qu’il lui fît voir les mémoires destinés pour l’histoire de son regne. « Seigneur, lui dit le président, songez que nous rendons un compte exact des vices et des vertus des souverains ; que nous cesserions d’être libres si vous persistiez dans votre demande ». — « Eh quoi ! lui répondit l’empereur, vous qui me devez ce que vous êtes, vous qui m’étiez si attaché, voudriez-vos instruire la postérité de mes fautes, si j’en commettois ? » — « Il ne seroit pas, reprit le président, en mon pouvoir de les cacher. Ce seroit avec douleur que je les écrirois ; mais tel est le devoir de mon emploi, qu’il m’oblige même d’instruire la postérité de la conversation que vous avez aujourd’hui avec moi. »

  214. L’air de liberté que Tacite respira dans sa premiere jeunesse, sous le regne de Vespasien, donna du ressort à son âme. Il devint, dit M. l’abbé de la Bletterie, un homme de génie ; et il n’eût été qu’un homme d’esprit s’il fût entré dans le monde sous le regne de Néron.
  215. Rien, en général, de plus ridicule et de plus faux que les portraits qu’on fait du caractere des peuples divers. Les uns peignent leur nation d’après leur société, et la font en conséquence, ou triste, ou gaie, ou grossiere, ou spirituelle. Il me semble entendre des minimes auxquels on demande quel est, en fait de cuisine, le goût français, et qui répondent qu’en France ou mange tout à l’huile. D’autres copient ce que mille écrivains ont dit avant eux ; jamais ils n’ont examiné le changement que doivent nécessairement apporter dans le caractere d’une nation les changements arrivés dans son administration et dans ses mœurs. On a dit que les Français étoient gais ; ils le répéteront jusqu’à l’éternité. Ils n’apperçoivent pas que le malheur des temps ayant forcé les princes à mettre des impôts considérables sur les campagnes, la nation française ne peut être gaie, puisque la classe des paysans, qui compose à elle seule les deux tiers de la nation, est dans le besoin, et que le besoin n’est jamais gai ; qu’à l’égard même des villes, la nécessité où, dit-on, se trouvoit la police de payer, les jours gras, une partie des mascarades de la porte S.-Antoine n’est point une preuve de la gaieté de l’artisan et du bourgeois ; que l’espionnage peut être utile à la sûreté de Paris, mais que, poussé un peu trop loin, il répand dans les esprits une méfiance absolument contraire à la joie, par l’abus qu’en ont pu faire quelques uns de ceux qui en ont été chargés ; que la jeunesse, en s’interdisant le cabaret, a perdu une partie de cette gaieté qui souvent a besoin d’être animée par le vin ; et qu’enfin la bonne compagnie, en excluant la grosse joie de ses assemblées, en a banni la véritable. Aussi la plupart des étrangers trouvent-ils à cet égard beaucoup de différence entre le caractere de notre nation et celui qu’on lui donne. Si la gaieté habite quelque part en France, c’est certainement les jours de fête aux Porcherons ou sur les boulevards : le peuple y est trop sage pour pouvoir être regardé comme un peuple gai. La joie est toujours un peu licencieuse. D’ailleurs la gaieté suppose l’aisance ; et le signe de l’aisance d’un peuple est ce que certaines gens appellent son insolence, c’est-à-dire la connoissance qu’un peuple a des droits de l’humanité, et de ce que l’homme doit à l’homme : connoissance toujours interdite à la pauvreté timide et découragée. L’homme défend ses droits, l’indigence les cede.
  216. Un poëte est aux îles Mariannes, regardé comme un homme merveilleux. Ce titre seul le rend respectable à la nation.
  217. À la vérité ils avoient en horreur toute poésie propre à amollir le courage. Ils chassèrent Archiloque de Sparte pour avoir dit en vers qu’il étoit plus sage de fuir que de périr les armes à la main. Cet exil n’étoit pas l’effet de leur indifférence pour la poésie, mais de leur amour pour la vertu. Les soins que se donna Lycurgue pour recueillir les ouvrages d’Homere, la statue du Ris qu’il fit élever au milieu de Sparte, et les lois qu’il donna aux Lacédémoniens, prouvent que le dessein de ce grand homme n’étoit pas d’en faire un peuple grossier.
  218. Les Lacédémoniens Cynethon, Dionysodote, Areus, et Chilon l’un des sept sages, s’étoient distingués par le talent des vers. La poésie lacédémonienne, dit Plutarque, simple, mâle, énergique, étoit pleine de ces traits de feu propres à porter dans les ames l’ardeur et le courage.
  219. Les souverains sont sujets à penser que, d’un mot et par une loi, ils peuvent tout-à-coup changer l’esprit d’une nation ; faire, par exemple, d’un peuple lâche et paresseux, un peuple actif et courageux. Ils ignorent que, dans les états, les maladies lentes à se former ne se dissipent qu’avec lenteur, et que, dans le corps politique comme dans le corps humain, l’impatience du prince et du malade s’oppose souvent à la guérison.
  220. Dans les plus beaux siecles de l’église, les uns ont élevé les livres d’Aristote à la dignité du texte divin, et les autres ont mis son portrait en regard avec celui de Jésus-Christ. Quelques uns ont avancé, dans des theses imprimées, que, sans Aristote, la religion eût manqué de ses principaux éclaircissements. On lui immola plusieurs critiques, et entre autres Ramus. Ce philosophe ayant fait imprimer un ouvrage sous le titre de Censure d’Aristote, tous les vieux docteurs, qui, ignorants par état, et opiniâtres par ignorance, se voyoient, pour ainsi dire, chassés de leur patrimoine, cabalerent contre Ramus, et le firent exiler.
  221. Voici les vers que le monarque écrivoit au poëte :

    L’art de faire des vers, dût-on s’en indigner,
    Doit être à plus haut prix que celui de régner.
    Ta lyre, qui ravit par de si doux accords,
    T’asservit les esprits dont je n’ai que les corps ;
    Elle t’en rend le maître, et te sait introduire
    Où le plus fier tyran ne peut avoir d’empire.

  222. Si l’on ne peut à la rigueur démontrer que la différence de l’organisation n’influe en rien sur l’esprit des hommes que j’appelle communément bien organisés, du moins peut-on assurer que cette influence est si légere, qu’on peut la considérer comme ces quantités peu importantes qu’on néglige dans les calculs algébriques ; et qu’enfin on explique très bien par les causes morales ce qu’on a jusqu’à présent attribué au physique, et qu’on n’a pu expliquer par cette cause.
  223. Les caracteres forts, et par cette raison souvent injustes, sont, en matiere de politique, encore plus propres aux grandes choses que de grands esprits sans caractere. Il faut, dit César, plutôt exécuter que consulter les entreprises hardies. Cependant ces grands caracteres sont plus communs que les grands esprits. Une grande passion, qui suffit pour former un grand caractere, n’est encore qu’un moyen d’acquérir un grand esprit. Aussi, entre trois ou quatre cents ministres ou rois, trouve-t-on ordinairement un grand caractere, lors qu’entre deux ou trois mille on n’est pas toujours sûr de trouver un grand esprit ; supposé qu’il n’y ait d’autres génies vraiment législatifs que ceux de Minos, de Confucius, de Lycurgue, etc.
  224. L’opinion que j’avance, consolante pour la vanité de la plupart des hommes, en devroit être favorablement accueillie. Selon mes principes, ce n’est point à la cause humiliante d’une organisation moins parfaite qu’ils doivent attribuer la médiocrité de leur esprit, mais à l’éducation qu’ils ont reçue, ainsi qu’aux circonstances dans lesquelles ils se sont trouvés. Tout homme médiocre, conformément à mes principes, est en droit de penser que, s’il eût été plus favorisé de la fortune, s’il fût né dans un certain siecle, un certain pays, il eût été lui-même semblable aux grands hommes dont il est forcé d’admirer le génie. Cependant, quelque favorable que soit cette opinion à la médiocrité de la plupart des hommes, elle doit déplaire généralement, parcequ’il n’est point d’homme qui se croit un homme médiocre, et qu’il n’est point de stupide qui tous les jours ne remercie avec complaisance la nature du soin particulier qu’elle a pris de son organisation. En conséquence il n’est presque point d’hommes qui ne doivent traiter de paradoxes des principes qui choquent ouvertement leurs prétentions. Toute vérité qui blesse l’orgueil lutte long-temps contre ce sentiment avant que d’en pouvoir triompher. On n’est juste que lorsqu’on a intérêt de l’être. Si le bourgeois exagere moins les avantages de la naissance que le grand seigneur, s’il en apprécie mieux la valeur, ça n’est pas qu’il soit plus sensé : ses inférieurs n’ont que trop souvent à se plaindre de la sotte hauteur dont il accuse les grands seigneurs. La justesse de son jugement n’est donc qu’un effet de sa vanité : c’est que dans ce cas particulier il a intérêt d’être raisonnable. J’ajouterai à ce que je viens de dire, que les principes ci-dessus établis, en les supposant vrais, trouveront encore des contradicteurs dans tous ceux qui ne les peuvent admettre sans abandonner d’anciens préjugés. Parvenus à un certain âge, la paresse nous irrite contre toute idée neuve qui nous impose la fatigue de l’examen. Une opinion nouvelle ne trouve de partisans que parmi ceux des gens d’esprit qui, trop jeunes encore pour avoir arrêté leurs idées, avoir senti l’aiguillon de l’envie, saisissent avidement le vrai par-tout où ils l’apperçoivent. Eux seuls, comme je l’ai déja dit, rendent témoignage à la vérité, la présentent, la font percer, et l’établissent dans le monde ; c’est d’eux seuls qu’un philosophe peut attendre quelque éloge : la plupart des autres sont des juges corrompus par la paresse ou par l’envie.
  225. Le neuf et le singulier dans les idées ne suffit pas pour mériter le titre de génie ; il faut de plus que ces idées neuves soient, ou belles, ou générales, ou extrêmement intéressantes. C’est en ce point que l’ouvrage de génie differe de l’ouvrage original, principalement caractérisé par la singularité.
  226. Il est en ce genre mille sources d’illusion. Un homme sait parfaitement une langue étrangere : c’est, si l’on veut, l’espagnol. Si les écrivains espagnols nous sont alors supérieurs dans le genre dramatique, l’auteur français qui profitera de la lecture de leurs ouvrages, ne surpassât-il que de peu ses modeles, doit paroître un homme extraordinaire à des compatriotes ignorants. On ne doutera pas qu’il n’ait porté cet art à ce haut degré de perfection auquel il seroit impossible que l’esprit humain pût d’abord l’élever.
  227. Je pourrois même dire accompagné de quelques grands hommes. Quiconque se plaît à considérer l’esprit humain voit dans chaque siecle cinq ou six hommes d’esprit tourner autour de la découverte que fait l’homme de génie. Si l’honneur en reste à ce dernier, c’est que cette découverte est entre ses mains plus féconde que dans les mains de tout autre ; c’est qu’il rend ses idées avec plus de force et de netteté ; et qu’enfin on voit toujours, à la manière différente dont les hommes tirent parti d’un principe ou d’une découverte, à qui ce principe ou cette découverte appartient.
  228. Ce n’est pas que César ne fût un des plus grands généraux, même au jugement sévere de Machiavel, qui efface de la liste des capitaines célebres tous ceux qui avec de petites armées n’ont pas exécuté de grandes choses, et des choses nouvelles.

    « Si, pour exciter leur verve, ajoute cet illustre auteur, on voit de grands poëtes prendre Homere pour modele, se demander, en écrivant, Homere eût-il pensé, se fût-il exprimé comme moi ? il faut pareillement qu’un grand général, admirateur de quelque grand capitaine de l’antiquité, imite Scipion et Ziska, dont l’un s’étoit proposé Cyrus, et l’autre Annibal, pour modele.»

  229. On ne doit réellement le nom d’homme d’imagination qu’à celui qui rend ses idées par des images. Il est vrai que dans la conversation l’on confond presque toujours l’imagination avec l’invention et la passion. Il est cependant facile de distinguer l’homme passionné de l’homme d’imagination, puisque c’est presque toujours faute d’imagination qu’un poëte excellent dans le genre tragique ou comique ne sera souvent qu’un poëte médiocre dans l’épique ou le lyrique.
  230. Il faut se rappeler que Louis XIV se trouve peint dans ce tableau.
  231. L’imagination, soutenue de quelque tradition obscure et ridicule, enseigne à ce sujet qu’un roi du Tunquin, grand magicien, avoit forgé un arc d’or pur ; tous les traits décochés de cet arc portoient des coups mortels : armé de cet arc, lui seul mettait une armée en déroute. Un roi voisin l’attaque avec une armée nombreuse : il éprouve la puissance de cette arme, il est battu, fait un traité, et obtient pour son fils la fille du roi vainqueur. Dans l’ivresse des premieres nuits, le nouvel époux conjure sa femme de substituer à l’arc magique de son pere un arc absolument semblable. L’amour imprudent le promet, exécute sa promesse, et ne soupçonne point le crime. Mais à peine le gendre est-il armé de l’arc merveilleux, qu’il marche contre son beau-pere, le défait, et le force à fuir avec sa fille sur les côtes inhabitées de la mer. C’est là qu’un démon apparoît au roi du Tunquin, et lui fait connaître l’auteur de ses infortunes. Le pere indigné saisit sa fille, tire son cimeterre ; elle proteste en vain de son innocence, elle le trouve inflexible. Elle lui prédit alors que les gouttes de son sang se changeront en autant de perles, dont la blancheur rendra aux siecles à venir témoignage de son imprudence et de son innocence. Elle se tait, le père la frappe, le sang coule, la métamorphose commence, et la côte souillée de ce parricide est encore celle où l’on pêche les plus belles perles.
  232. Elle assure au royaume de Lao que la terre et le ciel sont de toute éternité. Seize mondes terrestres sont soumis au nôtre, et les plus élevés sont les plus délicieux. Une flamme, détachée tous les trente-six mille ans des abymes du firmament, enveloppe la terre comme l’écorce embrasse le tronc, et la résout en eau. La nature, réduite quelques instants à cet état, est revivifiée par un génie du premier ciel. Il descend, porté sur les ailes des vents ; leur souffle fait écouler les eaux, le terrain humide est desséché ; les plaines, les forêts, se couvrent de verdure, et la terre reprend sa première forme.

    Au dernier embrasement qui précéda, disent les habitants de Lao, le siècle de Xaca, un mandarin, nommé Pontabo-bamy-suan, s’abaisse sur la surface des eaux : une fleur surnage sur leur immensité ; le mandarin l’apperçoit, la partage d’un coup de son cimeterre. Par une métamorphose subite, la fleur, détachée de sa tige, se change en fille ; la nature n’a jamais rien produit de si beau. Le mandarin, épris pour elle de la plus violente ardeur, lui déclare au tendresse. L’amour de la virginité rend la fille insensible aux larmes de son amant. Le mandarin respecte sa vertu ; mais, ne pouvant se priver entièrement de sa vue, il se place à quelque distance d’elle : c’est de là qu’ils se dardent réciproquement des regards enflammés, dont l’influence est telle que la fille conçoit et enfante sans perdre sa virginité. Pour subvenir à la nourriture des nouveaux habitants de la terre, le mandarin fait retirer les eaux ; il creuse les vallées, éleve les montagnes, et vit parmi les hommes, jusqu’à ce qu’enfin, lassé du séjour de la terre, il vole vers le ciel : mais les portes lui en sont fermées, et ne se rouvrent qu’après qu’il a sur le monde terrestre subi une longue et rude pénitence. Tel est au royaume de Lao le tableau poétique que l’imagination nous fait de la génération des êtres ; tableau dont la composition variée a chez les différents peuples été plus ou moins grande ou bizarre, mais toujours donnée par l’imagination.

  233. Voyez le Gulistan, ou l’Empire des Roses, de Saadi.
  234. Dans les ouvrages de théâtre, rien de plus commun que de faire du sentiment avec de l’esprit. Veut-on peindre la vertu ? on fera exécuter en ce genre à son héros des actions que les motifs qui le portent à la vertu ne lui permettent point de faire. Il est peu de poëtes dramatiques exempts de ce défaut.
  235. Si, dans ce vers d’Ovide,
    Pignora certa petis, do pignora certa timendo,

    le Soleil dit à-peu-près la même chose à Phaéton son fils, c’est que Phaéton n’est point encore monté sur son char, ni, par conséquent, dans le moment du danger.

  236. Dans la tragédie anglaise de Cléopatre, Octavie rejoint Antoine : elle est belle ; Antoine peut reprendre du goût pour elle, Cléopatre le craint ; Antoine la rassure. « Quelle différence, lui dit-il, entre Octavie et Cléopatre ! » — « Ô mon amant, reprend-elle, quelle plus grande différence entre mon état et le sien ! Octavie est aujourd’hui méprisée ; mais Octavie est ton épouse. L’espoir immortel habite dans son ame ; il essuie ses larmes, la console dans son malheur. Demain l’hymen peut te remettre entre ses bras. Quelle est, au contraire, ma destinée ! Que l’amour se taise un moment dans ton cœur, il ne me reste aucun espoir. Je ne puis comme elle gémir près de ce que j’aime, espérer de l’attendrir, me flatter d’un retour. Un seul instant d’indifférence, et tout pour moi est anéanti, l’espace immense et l’éternité me séparent à jamais de toi. »
  237. Je ne dis pas que de bons juges, de bons financiers, n’aient de l’esprit ; mais je dis seulement que ce n’est pas en qualité de juges ou de financiers qu’ils en ont, à moins que l’on ne confonde la qualité de juge avec celle de législateur.
  238. Les ouvrages de M. de Fontenelle en fournissent mille exemples.
  239. Ce qui peut être vrai des fausses religions n’est point applicable à la nôtre, qui nous commande l’amour du prochain.
  240. Il en est de même de cet autre mot de M. de Fontenelle : En écrivant, disoit-il, j’ai toujours tâché de m’entendre. Peu de gens entendent réellement ce mot de M. de Fontenelle. On ne sent point comme lui toute l’importance d’un précepte dont l’observation est si difficile. Sans parler des esprits ordinaires, parmi les Malebranche, les Leibnitz, et les plus grands philosophes, que d’hommes, faute de s’appliquer ce mot de M. de Fontenelle, n’ont pas cherché à s’entendre, à décomposer leurs principes, à les réduire à des propositions simples et toujours claires, auxquelles on ne parvient point sans savoir si l’on s’entend ou si l’on ne s’entend pas ! Ils se sont appuyés sur ces principes vagues dont l’obscurité est toujours suspecte à quiconque a le mot de M. de Fontenelle habituellement présent à l’esprit. Faute d’avoir, si je l’ose dire, fouillé jusqu’au terrain vierge, l’immense édifice de leur systême s’est affaissé à mesure qu’ils le construisoient.
  241. Je sais bien que les tours fins ont leurs partisans. Ce que tout le monde entend facilement, diront-ils, tout le monde croit l’avoir pensé ; la clarté de l’expression est donc une mal-adresse de l’auteur : il faut toujours jeter quelques nuages sur ses pensées. Flattés de percer ce nuage impénétrable au commun des lecteurs, et d’appercevoir une vérité à travers l’obscurité de l’expression, mille gens louent avec d’autant plus d’enthousiasme cette manière d’écrire, que, sous prétexte de faire l’éloge de l’auteur, ils font celui de leur pénétration. Ce fait est certain. Mais je soutiens qu’on doit dédaigner de pareils éloges, et résister au desir de les mériter. Une pensée est-elle finement exprimée ? il est d’abord peu de gens qui l’entendent ; mais enfin elle est généralement entendue. Or, dès qu’on a deviné l’énigme de l’expression, cette pensée est par les gens d’esprit réduite à sa valeur intrinseque, et mise fort au-dessous de cette même valeur par les gens médiocres. Honteux de leur peu de pénétration, on les voit toujours, par un mépris injuste, venger l’affront que la finesse d’un tour a fait à la sagacité de leur esprit.
  242. On désigne en Perse, par les épithetes de peintres ou de sculpteurs, l’inégale force des différents poëtes, et l’on dit en conséquence un poëte peintre, un poëte sculpteur.
  243. On dit quelquefois d’un raisonnement qu’il est fort, mais c’est lorsqu’il s’agit d’un objet intéressant pour nous : aussi ne donne-t-on pas ce nom aux démonstrations de géométrie, qui de tous les raisonnements sont sans contredit les plus forts.
  244. Tout devient ridicule sans la force, tout s’ennoblit avec elle. Quelle différence de la fripponnerie d’un contrebandier à celle de Charles-Quint !
  245. Aux yeux de ce même géant, ce César qui dit de lui, veni, vidi, vici, et dont les conquêtes étoient si rapides, lui paroîtroit se traîner sur la terre avec la lenteur d’une étoile de mer ou d’un limaçon.
  246. C’est à cette cause qu’on doit en partie rapporter l’admiration conçue pour ces fléaux de la terre, pour ces guerriers dont la valeur renverse les empires et change la face du monde. On lit leur histoire avec plaisir ; on craindroit de naître de leur temps. Il en est de ces conquérants comme de ces nuages noirs et sillonnés d’éclairs ; la foudre qui s’élance de leurs flancs fracasse, en éclatant, les arbres et les rochers. Vu de près, ce spectacle glace d’effroi ; vu dans l’éloignement, il ravit d’admiration.
  247. Il n’est rien que les hommes ne puissent entendre. Quelque compliquée que soit une proposition, on peut, avec le secours de l’analyse, la décomposer en un certain nombre de propositions simples ; et ces propositions deviendront évidentes lorsqu’on y rapprochera le oui du non, c’est-à-dire lorsqu’un homme ne pourra les nier sans tomber en contradiction avec lui-même, et sans dire à-la-fois que la même chose est et n’est pas. Toute vérité peut se ramener à ce terme ; et, lorsqu’on l’y réduit, il n’est plus d’yeux qui se ferment à la lumière. Mais que de temps et d’observations pour porter l’analyse à ce point, et réduire certaines vérités à des propositions aussi simples ! c’est le travail de tous les siecles et de tous les esprits. Je ne vois dans les savants que des hommes sans cesse occupés à rapprocher le oui du non ; tandis que le public attend que, par ce rapprochement d’idées, ils l’aient, en chaque genre, mis en état de saisir les vérités qu’ils lui proposent.
  248. Je ne parle point de ces histoires écrites dans le genre instructif, telles que les Annales de Tacite, qui, pleines d’idées profondes de morale et de politique, et ne pouvant être lues sans quelques efforts d’attention, ne peuvent, par cette même raison, être aussi généralement goûtées et senties.
  249. Un homme ne seroit plus maintenant cité comme homme d’esprit pour avoir fait un madrigal ou un sonnet.
  250. Rien de plus triste pour quiconque ne s’exprime pas heureusement, que d’être jugé par des beaux ou des demi-esprits. On ne lui tient point compte de ses idées ; on le juge sur les mots. Quelque supérieur qu’il soit réellement à ceux qui le traitent d’imbécille, ils ne réformeront point leur jugement ; il ne passera jamais près d’eux que pour un sot.
  251. Il y a, disoit ce même abbé de Longuerue, deux ouvrages sur Homere qui valent mieux qu’Homere lui-même ; le premier c’est Antiquitates Homericæ ; le second c’est Homeri Gnomologia, per Duportum. Quiconque a lu ces deux livres a lu tout ce qu’il y a de bon dans Homere, et n’a point essuyé l’ennui de ses contes à dormir debout. »
  252. En général, ceux qui sans succès ont cultivé les arts et les sciences deviennent, s’ils sont élevés aux premiers postes, les plus cruels ennemis des gens de lettres. Pour les décrier ils se mettent à la tête des sots ; ils voudroient anéantir le genre d’esprit où ils n’ont pas réussi. On peut dire que, dans les lettres comme dans la religion, les apostats sont les plus grands persécuteurs.
  253. Mille traits agréables dans la conversation seroient insipides à la lecture. « Le lecteur, dit Boileau, veut mettre à profit son divertissement. »
  254. L’un médit parcequ’il est ignorant et oisif ; l’autre parcequ’ennuyé, bavard, plein d’humeur, et choqué des moindres défauts, il est habituellement malheureux : c’est à son humeur plus qu’à son esprit qu’il doit ses bons mots. Facit indignatio versum. Un troisieme est né atrabilaire ; il médit des hommes parcequ’il ne voit en eux que des ennemis : eh ! quelle douleur de vivre perpétuellement avec les objets de sa haine ! Celui-ci met de l’orgueil à n’être point dupe ; il ne voit dans les hommes que des scélérats ou des frippons déguisés ; il le dit, et souvent il dit vrai : mais enfin il se trompe quelquefois. Or je demande si l’on n’est pas également dupe, soit qu’on prenne le vice pour la vertu, ou la vertu pour le vice. L’âge heureux est celui où l’on est la dupe de ses amis et de ses maîtresses. Malheur à celui dont la prudence n’est pas l’effet de l’expérience ! La défiance prématurée est le signe certain d’un cœur dépravé et d’un caractere malheureux. Qui sait si le plus insensé des hommes n’est pas celui qui, pour n’être jamais dupe de ses amis, s’expose au supplice d’une méfiance perpétuelle ? On médit enfin pour faire montre de son esprit : on ne se dit pas que l’esprit satyrique n’est que l’esprit de ceux qui n’en ont point. Qu’est-ce en effet qu’un esprit qui n’existe que par les ridicules d’autrui, et qu’un talent où l’on ne peut exceller sans que l’éloge de l’esprit ne devienne la satyre du cœur ? Comment s’enorgueillir de ses succès dans un genre où, si l’on conserve quelque vertu, on doit chaque jour rougir de ces mêmes bons mots dont notre vanité applaudit, et qu’elle dédaigneroit si elle étoit jointe à plus de lumiere ?
  255. Ce n’est qu’en France, et dans la bonne compagnie, qu’on cite comme homme d’esprit l’homme à qui l’on refuse le sens commun. Aussi l’étranger, toujours prêt à nous enlever un grand général, un écrivain illustre, un célebre artiste, un habile manufacturier, ne nous enlevera-t-il jamais un homme du bon ton. Or quel esprit que celui dont aucune nation ne veut !
  256. Le savant, dit le proverbe persan, sait et s’enquiert ; mais l’ignorant ne sait pas même de quoi s’enquérir.
  257. Je rapporterai à ce sujet un fait assez plaisant. Un homme se faisoit un jour présenter à un magistrat, homme de beaucoup d’esprit. « Que faites-vous ? lui demanda le magistrat » — « Je fais des livres, répondit-il ». — « Mais aucun de ces livres ne m’est encore parvenu. » — « Je le crois bien, reprend l’auteur ; je ne fais rien pour Paris. Dès qu’un de mes ouvrages est imprimé, j’en envoie l’édition en Amérique : je ne compose que pour les colonies. »
  258. C’est à ce sujet que les Persans disent : « J’entends le bruit de la meule, mais je ne vois pas la farine. »
  259. Dans un sens étendu, l’esprit juste seroit l’esprit universel. Il ne s’agit point de cette sorte d’esprit dans ce chapitre : je prends ici ce mot dans l’acceptation la plus commune.
  260. Capitale du Bisnagar.
  261. Les esprits justes pouvoient regarder l’usage où l’on étoit autrefois de décider de la justice ou de l’injustice d’une cause par la voie des armes comme un usage très bien établi. Il leur paroissoit la conséquence juste de ces deux propositions : Rien n’arrive que par l’ordre de Dieu, et Dieu ne peut pas permettre l’injustice. « S’il s’élevoit une dispute sur la propriété d’un fonds, sur l’état d’une personne, si le droit n’étoit pas bien clair de part et d’autre, on prenoit des champions pour l’éclaircir. L’empereur Othon, vers l’an 968, ayant consulté les docteurs pour savoir si en ligne directe la représentation devoit avoir lieu, comme ils étoient de différents avis, on nomma deux braves pour décider ce point de droit. L’avantage étant demeuré à celui qui soutenoit la représentation, l’empereur ordonna qu’elle eût lieu à l’avenir. » Mémoires de l’académie des inscription et belles-lettres, tome XV.

    Je pourrois citer encore ici, d’après les Mémoires de l’académie des inscriptions beaucoup d’autres exemples des différentes épreuves nommées dans ces temps d’ignorance jugements de Dieu. Je me borne donc à l’épreuve par l’eau froide, qui se pratiquoit ainsi : « Après quelques oraisons prononcées sur le patient, on lui lioit la main droite avec le pied gauche, et la main gauche avec le pied droit, et dans cet état on le jetoit à l’eau : s’il surnageoit, on le traitoit en criminel ; s’il enfonçoit, il étoit déclaré innocent. Sur ce pied-là il devoit se trouver peu de coupables, parce qu’un homme ne pouvant faire aucun mouvement, et son volume étant supérieur à un égal volume d’eau, il doit nécessairement enfoncer. On n’ignoroit pas sans doute un principe de statique aussi simple, d’une expérience si commune ; mais la simplicité de ces temps-là attendoit toujours un miracle, qu’ils ne croyoient pas que le ciel pût leur refuser pour leur faire connaître la vérité ». Ibid. Au lieu de cette note, dont on ne trouve que le commencement jusqu’à ces mots, S’il s’élevoit, etc., dans l’édition originale et dans le manuscrit de l’auteur, on lisoit : « Il arriva, dit-on, il y a quelques années, en Prusse, un fait à-peu-près pareil. Deux hommes fort pieux vivoient dans l’amitié la plus intime ; l’un d’eux fait ses dévotions, rencontre son ami au sortir de l’église ; il lui dit : « Je crois, autant qu’un chrétien peut le croire, être en état de grâce. » — « Quoi ! lui répond son ami, dans cet instant, vous ne craindriez donc pas la mort ? » — « Je ne pense pas, reprend-il, pouvoir jamais être en meilleure disposition ». Ce mot échappé, son ami le frappe, le tue ; en ce meurtre lui paroît la conséquence juste du sentiment d’une foi et d’une amitié vive ». Ainsi, dans presque toutes les religions, la société ne doit son repos, et le monde sa durée, qu’à l’inconséquence des esprits.

  262. Dire d’un homme qu’il a une mauvaise tête, c’est le plus souvent dire, sans le savoir, qu’il a plus d’esprit que nous.
  263. L’âne, dit à ce sujet Montaigne, est le plus sérieux des animaux.
  264. L’habitude de voir des malheureux rend les hommes cruels et méchants. En vain disent-ils que, cruels à regret, c’est le devoir qui leur impose la nécessité d’être durs. Tout homme qui, pour l’intérêt de la justice, peut, comme le bourreau, tuer de sang froid son semblable, le massacreroit certainement pour son intérêt personnel, s’il ne craignoit la potence.
  265. Ce que je dis de l’amour paternel peut s’appliquer à cet amour métaphysique tant vanté dans nos anciens romans. L’on est en ce genre sujet à bien des méprises de sentiment. Lorsqu’on imagine, par exemple, n’en vouloir qu’à l’âme d’une femme, ce n’est certainement qu’à son corps qu’on en veut ; et c’est à cet égard pour satisfaire et ses besoins et surtout sa curiosité qu’on est capable de tout. La preuve de cette vérité c’est le peu de sensibilité que la plupart des spectateurs marquent au théâtre pour la tendresse de deux époux, lorsque ces mêmes spectateurs sont si vivement émus de l’amour d’un jeune homme pour une jeune fille. Qui produiroit en eux cette différence des sentiment, si ce ne sont les sentiments différents qu’ils ont eux-mêmes éprouvés dans ces deux situations ? La plupart d’entre eux ont senti que, si l’on fait tout pour les faveurs desirées, l’on fait peu pour les faveurs obtenues ; qu’en fait l’amour, la curiosité une fois satisfaite, on se console aisément de la perte d’une infidele, et qu’alors le malheur d’un amant est très supportable : d’où je conclus que l’amour ne peut jamais être qu’un desir déguisé de la jouissance.
  266. Les persécuteurs de Galilée se crurent sans doute animés du zele de la religion, et furent la dupe de cette croyance. J’avouerai cependant que, s’ils s’étoient scrupuleusement examinés, et qu’ils se fussent demandé pourquoi l’église se réservoit le droit de punir par l’affreux supplice du feu les erreurs d’un homme, lorsque, faisant trouver au crime un asyle inviolable près des autels, elle se déclaroit, pour ainsi dire, la protectrice des assassins ; s’ils se fussent encore demandé pourquoi cette même église, par sa tolérance, sembloit favoriser les forfaits de ces peres qui mutilent sans pitié l’enfant que, dans les temples, les concerts, et sur le théâtre, ils dévouent au plaisir de quelques oreilles délicates ; et qu’enfin ils eussent apperçu que les ecclésiastiques encourageoient eux-mêmes les peres dénaturés à ce crime, en permettant que ces victimes infortunées fussent reçues et chèrement gagées dans les églises : alors ils se seroient nécessairement convaincus que le zele de la religion n’étoit pas l’unique sentiment qui les animoit. Ils auroient senti qu’ils ne faisaient du temple le refuge du crime que pour conserver par ce moyen un plus grand crédit sur une infinité d’hommes qui respecteroient dans les moines les seuls protecteurs qui pussent les soustraire à la rigueur des lois ; et qu’ils ne punissoient dans Galilée la découverte d’un nouveau systême que pour se venger de l’injure involontaire que leur faisoit un grand homme qui, peut-être, en éclairant l’humanité, en paroissant plus instruit que les ecclésiastiques, pouvoit diminuer leur crédit sur le peuple. Il est vrai que, même dans l’Italie, on ne se rappelle qu’avec horreur le traitement que l’inquisition fit à ce philosophe. Je citerai pour preuve de cette vérité un morceau d’un poëme du prêtre Benedetto Menzini. Ce poëme, imprimé et vendu publiquement à Florence, est rapporté dans le Journal étranger. Le poëte s’adresse aux inquisiteurs qui condamnerent Galilée. « Quel étoit, leur dit-il, votre aveuglement lorsque vous traînâtes indignement ce grand homme dans vos cachots ? Est-ce là cet esprit pacifique que vous recommande le saint apôtre qui mourut en exil à Pathmos ? Non : vous fûtes toujours sourds à ses préceptes. Persécutons les savants ; telle est votre maxime. Orgueilleux humains, sous un extérieur qui ne respire que l’humilité, vous qui parlez d’un ton si doux, et qui trempez vos mains dans le sang, quel démon funeste vous introduisit parmi nous ? »
  267. Si le même dévot fanatique, doux la Chine et cruel à Lisbonne, prêche dans les divers pays la tolérance ou la persécution, selon qu’il y est plus ou moins puissant, comment concilier des conduites aussi contradictoires avec l’esprit de l’évangile, et ne pas sentir que, sous le nom de la religion, c’est l’orgueil de commander qui les inspire ?
  268. Si l’on en excepte la luxure, de tous les péchés le moins nuisibles l’humanité, mais qui consiste dans un acte qu’il est impossible de se dissimuler à soi-même, on se fait illusion sur tout le reste. Tous les vices à nos yeux se transforment en autant de vertus. L’on prend en soi le desir des grandeurs pour l’élévation dans l’ame, l’avarice pour économie, la médisance pour amour de la vérité, et l’humeur pour un zele louable : aussi la plupart de ces passions s’allient-elles communément avec la bigoterie.
  269. Ceux des théologiens qui croyoient les papes en droit de disposer des trônes s’imaginoient aussi être animés du pur zèle de la religion. Ils n’appercevoient pas qu’un motif secret d’ambition se mêloit à la sainteté de leurs intentions ; que l’unique moyen de commander aux rois étoit de consacrer l’opinion qui donnoit au pape le droit de les déposer pour cas d’hérésie. Or, les ecclésiastiques étant les seuls juges de l’hérésie, la cour de Rome, dit l’abbé de Longuerue, en faisoit trouver à son gré dans tous les princes qui lui déplaisoient.
  270. C’est à la même cause qu’on doit attribuer l’amour que presque tous les sots croient afficher pour la probité lorsqu’ils disent : Nous fuyons les gens d’esprit ; c’est mauvaise compagnie ; ce sont des hommes dangereux. Mais, leur diroit-on, l’église, la cour, la magistrature, la finance, ne fournissent pas moins d’hommes repréhensibles que les académies. La plupart des gens de lettres ne sont pas même à portée de faire des fripponneries. D’ailleurs le desir de l’estime, que suppose toujours l’amour de l’étude, leur sert à cet égard de préservatif. Parmi les gens de lettres il en est peu dont la probité ne soit constatée par quelque acte de vertu. Mais, en les supposant même aussi frippons que les sots, les qualités de l’esprit peuvent du moins compenser en eux les vices du cœur ; mais le sot n’offre aucun dédommagement. Pourquoi donc fuir les gens d’esprit ? C’est que leur présence humilie, et qu’on prend en soi pour amour de la vertu ce qui n’est l’aversion pour les hommes supérieurs.
  271. Qui n’est point écuyer ne donne point de conseil sur l’art de domter les chevaux. Mais on n’est point si défiant en fait de morale : sans l’avoir étudiée, on s’y croit très savant, et en état de conseiller tout le monde.
  272. Peuples sauvages.
  273. Si, comme le dit Pascal, l’habitude est une seconde et peut-être une premiere nature, il faut avouer que, l’habitude du crime une fois prise, on en commettra toute sa vie.
  274. Chaque siecle ne produit peut-être que cinq ou six hommes de cette espece ; et cependant, en morale comme en médecine, on consulte la premiere bonne femme. On ne se dit pas que la morale, comme toute autre science, demande beaucoup d’étude et de méditation. Chacun croit la savoir, parce qu’il n’est point d’école publique pour l’apprendre.
  275. La plupart des princes, dit le poëte Saadi, sont si indifférents aux bons conseils, ils ont si rarement besoin d’amis vertueux, que c’est toujours un signe de calamité publique lorsque ces hommes vertueux paroissent à la cour. Aussi n’y sont-ils appelés qu’à l’extrémité, et dans l’instant où communément l’état est sans ressource.
  276. On voit que je distingue ici l’esprit du bon sens, que l’on confond quelquefois dans l’usage ordinaire.
  277. Tout le monde sait ce trait d’un courtisan d’Emmanuel de Portugal. Il est chargé de faire une dépêche : le prince en compose une sur le même sujet, compare les dépêches, trouve celle du courtisan la meilleure ; il le lui dit. Le courtisan ne lui répond que par une profonde révérence, et court prendre congé du meilleur de ses amis : « Il n’y a plus rien à faire pour moi à la cour, lui dit-il ; le roi sait que j’ai plus d’esprit que lui. »
  278. Les musulmans croient que tout ce qui doit arriver jusqu’à la fin du monde est écrit sur une table de lumiere appelée louh, avec une plume de feu appelée calam-azer ; et l’écriture qui est au-dessus se nomme caza ou cadar, c’est-à-dire la prédestination inévitable.
  279. Lu-cong-pang, fondateur de la dynastie des Han, fut d’abord chef de voleurs : il s’empare d’une place, s’attache au service de T-cou, devient général des armées, défait les T-sin, se rend maître de plusieurs villes, prend le titre de roi, combat, désarme les princes révoltés contre l’empire ; par sa clémence plus que par sa valeur il rétablit le calme dans la Chine, est reconnu empereur, et cité dans l’histoire des Chinois comme un de leurs princes les plus illustres.
  280. Voyez l’Histoire des Huns, par M. de Guignes, tome I, page 74.
  281. Au moment qu’on venoit de nommer un ministre, un des premiers commis de Versailles, homme de beaucoup d’esprit, lui dit : « Vous aimez le bien ; vous êtes maintenant à portée de le faire. On vous présentera mille projets utiles au public ; vous en desirerez la réussite : gardez-vous cependant de rien entreprendre avant d’examiner si l’exécution de ces projets demande peu de fonds, peu de soins, et peu de probité. Si l’argent qu’exige la réussite d’un de ces projets est considérable, les affaires qui vous surviendront ne vous permettront pas d’y appliquer les fonds nécessaires, et vous perdrez votre mise. Si le succès dépend de la vigilance et de la probité de ceux que vous emploierez, craignez qu’on ne vous force la main sur le choix des sujets. Songez d’ailleurs que vous allez être entouré de frippons ; qu’il faut un coup-d’œil bien sur pour les reconnoître, et que la premiere, mais en même temps la plus difficile science d’un ministre, est la science des choix. »
  282. Voyez ses Mémoires pour servir à l’histoire de la Hollande, à l’article de Grotius.
  283. Souvent ils ont pour eux une estime exclusive. Parmi ceux-là même qui ne se distinguent que dans les arts les plus frivoles, il en est qui pensent qu’en leur pays il n’y a rien de bien fait que ce qu’ils y font. Je ne puis m’empêche de rapporter à ce sujet un mot assez plaisant, attribué à Marcel. Un danseur anglais fort célebre arrive à Paris, descend chez Marcel : « Je viens, lui dit-il, vous rendre un hommage que vous doivent tous les gens de notre art. Souffrez que je danse devant vous, et que je profite de vos conseils ». — « Volontiers, lui dit Marcel ». Aussitôt l’Anglais exécute des pas très difficiles, et fait mille entrechats. Marcel le regarde, et s’écrie tout-à-coup : « Monsieur, l’on saute dans les autres pays, et l’on ne danse qu’à Paris ; mais, hélas ! on n’y fait que cela de bien. Pauvre royaume ! »
  284. Il seroit peut-être à desirer qu’avant que de monter aux grandes places les hommes destinés à les remplir composassent quelque ouvrage : ils en sentiroient mieux la difficulté de bien faire ; ils apprendroient à se méfier de leurs lumieres ; et, faisant aux affaires l’application de cette méfiance, ils les examineroient avec plus d’attention.