De l’Esprit/Discours 4/Chapitre 12

DISCOURS IV
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 6 (p. 72-81).
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CHAPITRE XII

Du bon sens.


La différence de l’esprit d’avec le bon sens est dans la cause différente qui les produit. L’un est l’effet des passions fortes, et l’autre de l’absence de ces mêmes passions. L’homme de bon sens ne tombe donc communément dans aucune de ces erreurs où nous entraînent les passions ; mais aussi ne reçoit-il aucun de ces coups de lumiere qu’on ne doit qu’aux passions vives. Dans le courant de la vie et dans les choses où, pour bien voir, il suffit de voir d’un œil indifférent, l’homme de bon sens ne se trompe point. S’agit-il de ces questions un peu compliquées où, pour appercevoir et démêler le vrai, il faut quelque effort et quelque fatigue d’attention ? l’homme de bon sens est aveugle : privé de passions, il se trouve en même temps privé de ce courage, de cette activité d’ame, et de cette attention continue qui seules pourroient l’éclairer. Le bon sens ne suppose donc aucune invention, ni par conséquent aucun esprit : et c’est, si je l’ose dire, où le bon sens finit que l’esprit commence[1].

Il ne faut cependant point en conclure que le bon sens soit si commun. Les hommes sans passions sont rares. L’esprit juste, qui, de toutes les sortes d’esprit, est sans contredit l’espece la plus voisine du bon sens, n’est pas lui-même exempt de passions. D’ailleurs les sots n’en sont pas moins susceptibles que l’homme d’esprit. Si tous prétendent au bon sens, et même s’en donnent le titre, on ne les en croit pas sur leur parole. C’est M. Diafoirus qui dit : « Je jugeai par la pesanteur d’imagination de mon fils qu’il auroit un bon jugement à venir ». On manque toujours de bon sens lorsqu’à cet égard, l’on n’a que son défaut d’esprit pour appuyer ses prétentions.

Le corps politique est-il sain ? les gens de bon sens peuvent être appelés aux grandes places, et les remplir dignement. L’état est-il attaqué de quelque maladie ? ces mêmes gens de bon sens deviennent alors très dangereux. La médiocrité conserve les choses dans l’état où elle les trouve. Ils laissent tout aller comme il va. Leur silence dérobe les progrès du mal, et s’oppose aux remedes efficaces qu’on y pourroit apporter. Ils ne déclarent ordinairement la maladie qu’au moment qu’elle est incurable. À l’égard de ces places secondaires où l’on n’est point chargé d’imaginer mais d’exécuter ponctuellement, ils y sont ordinairement très propres. Les seules fautes qu’ils y commettent sont de ces fautes d’ignorance qui dans les petites places sont presque toujours de peu d’importance. Quant à leur conduite particuliere, elle n’est point habile, mais elle est toujours raisonnable. L’absence des passions, en interceptant toutes les lumieres dont les passions sont la source, leur fait en même temps éviter toutes les erreurs où les passions précipitent. Les gens sensés sont en général plus heureux que les hommes livrés à des passions fortes : cependant l’indifférence des premiers les rend moins heureux que l’homme doux, et qui, né sensible, a par l’âge et les réflexions affoibli en lui cette sensibilité. Il lui reste un cœur, et ce cœur s’ouvre encore aux foiblesses des autres ; sa sensibilité se ranime avec eux ; il jouit enfin du plaisir d’être sensible, sans en être moins heureux. Aussi, plus aimable aux yeux de tous, est-il plus aimé de ses concitoyens, qui lui savent gré de ses foiblesses.

Quelque rare que soit le bon sens, les avantages qu’il procure ne sont que personnels ; ils ne s’étendent point sur l’humanité. L’homme de bon sens ne peut donc prétendre à la reconnoissance publique, ni par conséquent à la gloire. Mais la prudence, dira-t-on, qui marche à la suite du bon sens, est une vertu que toutes les nations ont intérêt d’honorer. Cette prudence, répondrai-je, si vantée, et quelquefois si utile aux particuliers, n’est pas pour tout un peuple une vertu si desirable qu’on l’imagine. De tous les dons que le ciel peut verser sur une nation, le don de tous le plus funeste seroit sans contredit la prudence, si le ciel la rendoit commune à tous les citoyens. Qu’est-ce en effet que l’homme prudent ? celui qui conserve des maux éloignés une image assez vive pour qu’elle balance en lui la présence d’un plaisir qui lui seroit funeste. Or supposons que la prudence descende sur toutes les têtes qui composent une nation, où trouver alors des hommes qui, pour cinq sols par jour, affrontent dans les combats la mort, les fatigues ou les maladies ? Quelle femme se présenteroit à l’autel de l’hymen, s’exposeroit au mal-aise d’une grossesse, aux dangers d’un accouchement, à l’humeur, aux contradictions d’un mari, aux chagrins enfin qu’occasionnent la mort ou la mauvaise conduite des enfants ? Quel homme conséquent aux principes de sa religion ne mépriseroit pas l’existence fugitive des plaisirs d’ici-bas, et, tout entier au soin de son salut, ne chercheroit pas dans une vie plus austere le moyen d’accroître la félicité promise à la sainteté ? Quel homme ne choisiroit pas en conséquence l’état le plus parfait, celui dans lequel son salut seroit le moins exposé, ne préféreroit pas la palme de la virginité aux myrtes de l’amour, et n’iroit pas enfin s’ensevelir dans un monastere[2] ? C’est donc à l’inconséquence que la postérité devra son existence. C’est la présence du plaisir, sa vue toute-puissante, qui brave les malheurs éloignés, anéantit la prévoyance. C’est donc à l’imprudence et à la folie que le ciel attache la conservation des empires et la durée du monde. Il paroît donc qu’au moins dans la constitution actuelle de la plupart des gouvernements, la prudence n’est desirable que dans un très petit nombre de citoyens ; que la raison, synonyme du mot de bon sens, et vantée par tant de gens, ne mérite que peu d’estime ; que la sagesse qu’on lui suppose tient à son inaction ; et que son infaillibilité apparente n’est le plus souvent qu’une apathie. J’avouerai cependant que le titre d’homme de bon sens, usurpé par une infinité de gens, ne leur appartient certainement pas.

Si l’on dit de presque tous les sots qu’ils sont gens de bon sens, il en est à cet égard des sots comme des filles laides, qu’on cite toujours comme bonnes. On vante volontiers le mérite de ceux qui n’en ont point ; on les présente sous le côté le plus avantageux, et les hommes supérieurs sous le côté le plus défavorable. Que de gens prodiguent en conséquence les plus grands éloges au bon sens, qu’ils placent et doivent réellement placer au-dessus de l’esprit ! En effet, chacun voulant s’estimer préférablement aux autres, et les gens médiocres se sentant plus près du bon sens que de l’esprit, ils doivent faire peu de cas de celui-ci, le regarder comme un don futile : et de là cette phrase tant répétée par les gens médiocres, Bon sens vaut mieux qu’esprit et que génie ; phrase par laquelle chacun d’eux veut insinuer qu’au fond il a plus d’esprit qu’aucun de nos hommes célebres.


  1. On voit que je distingue ici l’esprit du bon sens, que l’on confond quelquefois dans l’usage ordinaire.
  2. Lorsqu’il s’agissoit à la Chine de savoir si l’on permettroit aux missionnaires de prêcher librement la religion chrétienne, on dit que les lettrés, assemblés à ce sujet, n’y virent point de danger. Ils ne prévoyoient pas, disoient-ils, qu’une religion où le célibat étoit l’état le plus parfait pût s’étendre beaucoup.