De l’Esprit/Discours 4/Chapitre 10

DISCOURS IV
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 6 (p. 23-50).
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CHAPITRE X

Combien l’on est sujet à se méprendre sur les motifs qui nous déterminent.


Une mere idolâtre son fils. Je l’aime, dira-t-elle, pour lui-même. Cependant, répondra-t-on, vous ne prenez aucun soin de son éducation, et vous ne doutez pas qu’une bonne éducation ne puisse infiniment contribuer à son bonheur ; pourquoi donc sur ce sujet ne consultez-vous point les gens d’esprit et ne lisez-vous aucun des ouvrages faits sur cette matiere ? C’est, répliquera-t-elle, parce qu’en ce genre je crois en savoir autant que les auteurs et leurs ouvrages. Mais d’où naît cette confiance en vos lumieres ? Ne seroit-elle pas l’effet de votre indifférence ? Un desir vif nous inspire toujours une salutaire méfiance de nous-mêmes. A-t-on un procès considérable ? on voit des procureurs, des avocats ; on en consulte un grand nombre, on lit ses factums. Est-on attaqué de ces maladies de langueur qui sans cesse nous environnent des ombres et des horreurs de la mort ? on voit des médecins, on recueille leurs avis, on lit des livres de médecine, on devient soi-même un peu médecin. Telle est la conduite de l’intérêt vif. Lorsqu’il s’agit de l’éducation des enfants, si vous n’êtes point susceptible du même intérêt, c’est que vous ne les aimez point pour eux-mêmes. Mais, ajoutera cette mere, quels seroient les motifs de ma tendresse ? Parmi les peres et les meres, répondrai-je, les uns sont affectés du sentiment de la postéromanie ; dans leurs enfants, ils n’aiment proprement que leur nom : les autres sont jaloux de commander, et dans leurs enfants ils n’aiment que leurs esclaves. L’animal se sépare de ses petits lorsque leur foiblesse ne les tient plus dans sa dépendance, et l’amour paternel s’éteint dans presque tous les cœurs lorsque les enfants ont, par leur âge ou leur état, atteint l’indépendance. Alors, dit le poëte Saadi, le pere ne voit en eux que des héritiers avides : et c’est la cause, ajoute ce même poëte, de l’amour extrême de l’aïeul pour ses petits-fils ; il les regarde comme les ennemis de ses ennemis.

Il est enfin des peres et des meres qui dans leurs enfants n’apperçoivent qu’un joujou et qu’une occupation. La perte de ce joujou leur seroit insupportable : mais leur affliction prouveroit-elle qu’ils aiment un enfant pour lui-même ? Tout le monde sait ce trait de la vie de M. de Lauzun : il étoit à la Bastille ; là, sans livres, sans occupation, en proie à l’ennui et à l’horreur de la prison, il s’avise d’apprivoiser une araignée. C’étoit la seule consolation qui lui restât dans son malheur. Le gouverneur de la Bastille, par une inhumanité commune aux hommes accoutumés à voir des malheureux[1], écrase cette araignée. Le prisonnier en ressent un chagrin cuisant ; il n’est point de mere que la mort de son fils affecte d’une douleur plus violente. Or, d’où vient cette conformité de sentiments pour des objets si différents ? C’est que, dans la perte d’un enfant comme dans la perte d’une araignée, l’on n’a souvent à pleurer que l’ennui et le désœuvrement où l’on tombe. Si les meres paroissent en général plus sensibles à la mort d’un enfant que ne le seroit un pere distrait par ses affaires ou livré aux soins de l’ambition, ce n’est pas que cette mere aime plus tendrement son fils ; mais c’est qu’elle fait une perte plus difficile à remplacer. Les méprises de sentiment sont en ce genre très fréquentes. On chérit rarement un enfant pour lui-même. Cet amour paternel[2], dont tant de gens font parade et dont ils se croient vivement affectés, n’est le plus souvent en eux qu’un effet, ou du sentiment de la postéromanie, ou de l’orgueil de commander, ou d’une crainte de l’ennui et du désœuvrement.

Une pareille méprise de sentiment persuade aux dévots fanatiques que c’est à leur zele pour la religion qu’ils doivent la haine qu’ils ont pour les philosophes, et les persécutions qu’ils excitent contre eux. Mais, leur dit-on, ou l’opinion qui vous révolte dans l’ouvrage d’un philosophe est fausse, ou elle est vraie. Dans le premier cas, vous pouvez, animés de cette vertu douce que suppose la religion, lui en prouver philosophiquement la fausseté ; vous le devez même chrétiennement. « Nous n’exigeons point, dit S. Paul, une obéissance aveugle ; nous enseignons, nous prouvons, nous persuadons ». Dans le second cas, c’est-à-dire si l’opinion de ce philosophe est vraie, elle n’est point alors contraire à la religion : le croire, c’est un blasphême. Deux vérités ne peuvent être contradictoires ; et la vérité, dit M. l’abbé de Fleury, ne peut jamais nuire à la vérité. Mais cette opinion, dira le dévot fanatique, ne paroît pas se concilier avec les principes de la religion. Vous pensez donc, lui répliquera-t-on, que tout ce qui résiste aux efforts de votre esprit, et ce que vous ne pouvez concilier avec les dogmes de votre religion, est réellement inconciliable avec ces mêmes dogmes ? Ne savez-vous pas que Galilée fut indignement traîné dans les prisons de l’inquisition pour avoir soutenu que le soleil étoit immobile au centre du monde[3] ; que son systême scandalisa d’abord les imbécilles, et leur parut absolument contraire à ce texte de l’écriture, arrête-toi, soleil ? Cependant d’habiles théologiens ont depuis accordé les principes de Galilée avec ceux de la religion. Qui vous assure qu’un théologien, plus heureux ou plus éclairé que vous, ne levera pas la contradiction que vous croyez appercevoir entre votre religion et l’opinion que vous condamnez ? Qui vous force, par une censure précipitée, d’exposer, si ce n’est la religion, du moins ses ministres, à la haine qu’excite la persécution ? Pourquoi, toujours empruntant le secours de la force et de la terreur, vouloir imposer silence aux gens de génie, et priver l’humanité des lumieres utiles qu’ils peuvent lui procurer ?

Vous obéissez, dites-vous, à la religion. Mais elle vous ordonne la méfiance de vous-mêmes et l’amour du prochain. Si vous n’agissez pas conformément à ces principes, ce n’est donc pas l’esprit de Dieu qui vous anime[4]. Mais, direz-vous, quelles sont donc les divinités qui m’inspirent ? La paresse et l’orgueil. C’est la paresse, ennemie de toute contention d’esprit, qui vous révolte contre des opinions que vous ne pouvez, sans étude et sans quelque fatigue d’attention, lier aux principes reçus dans les écoles ; mais qui, philosophiquement démontrées, ne peuvent être théologiquement fausses.

C’est l’orgueil, ordinairement plus exalté dans le bigot que dans tout autre homme, qui lui fait détester dans l’homme de génie le bienfaiteur de l’humanité, et qui le souleve contre des vérités dont la découverte l’humilie.

C’est donc cette même paresse et ce même orgueil qui, se déguisant[5] à ses yeux sous l’apparence du zele[6], en font le persécuteur des hommes éclairés ; et qui, dans l’Italie, l’Espagne, et le Portugal, ont forgé les chaînes, bâti les cachots, et dressé les bûchers de l’inquisition.

Au reste, ce même orgueil, si redoutable dans le dévot fanatique, et qui dans toutes les religions lui fait au nom du Très-Haut persécuter les hommes de génie, arme quelquefois contre eux les gens en place.

À l’exemple de ces pharisiens qui traitoient de criminels ceux qui n’adoptoient point toutes leurs décisions, que de visirs traitent d’ennemis de la nation ceux qui n’approuvent point aveuglément leur conduite ! Induits à cette erreur par une méprise de sentiment commune à presque tous les hommes, il n’est point de visir qui ne prenne son intérêt pour l’intérêt de la nation ; qui ne soutienne sans le savoir qu’humilier son orgueil c’est insulter au public ; et que blâmer sa conduite, avec quelque ménagement qu’on le fasse, c’est exciter le trouble dans l’état. Mais, lui diroit-on, vous vous trompez vous-même ; et dans ce jugement c’est l’intérêt de votre orgueil, et non l’intérêt général, que vous consultez. Ignorez-vous qu’un citoyen, s’il est vertueux, ne verra jamais avec indifférence les maux qu’occasionne une mauvaise administration ? La législation, qui de toutes les sciences est la plus utile, ne doit-elle pas comme toute autre science se perfectionner par les mêmes moyens ? C’est en éclairant les erreurs des Aristote, des Averroès, des Avicenne, et de tous les inventeurs dans les sciences et les arts, qu’on a perfectionné ces mêmes arts et ces mêmes sciences. Vouloir couvrir les fautes de l’administration du voile du silence, c’est donc s’opposer aux progrès de la législation, et par conséquent au bonheur de l’humanité. C’est ce même orgueil, masqué à vos propres yeux du nom de bien public, qui vous fait avancer cet axiome, qu’une faute une fois commise, le divan doit toujours la soutenir, et que l’autorité ne doit point plier. Mais, vous répondra-t-on, si le bien public est l’objet que se propose tout prince et tout gouvernement, doivent-ils employer l’autorité à soutenir une sottise ? L’axiome que vous établissez ne signifie donc rien autre chose, sinon : J’ai donné mon avis ; je ne veux pas qu’en montrant au prince la nécessité de changer de conduite on lui prouve trop clairement que je l’ai mal conseillé.

Au reste il est peu d’hommes qui échappent aux illusions de cette espece. Que de gens faux de bonne foi, faute de s’être examinés ! S’il en est pour qui les autres ne soient pour ainsi dire que des corps diaphanes, et qui lisent également bien et dans leur intérieur et dans l’intérieur d’autrui, le nombre en est petit. Pour se connoître, il faut s’observer, faire une longue étude de soi-même. Les moralistes sont presque les seuls intéressés à cet examen, et la plupart des hommes s’ignorent.

Parmi ceux qui déclament avec tant d’emportement contre les singularités de quelques hommes d’esprit, que de gens ne se croient uniquement animés que de l’esprit de justice et de vérité ! Cependant, leur diroit-on, pourquoi se déchaîner avec tant de fureur contre un ridicule qui souvent ne nuit à personne ? Un homme joue le singulier ; riez-en, à la bonne heure : c’est même le parti que vous prendrez avec un homme sans mérite. Pourquoi n’en userez-vous pas de même avec un homme d’esprit ? C’est que sa singularité attire l’attention du public : or, son attention une fois fixée sur un homme de mérite, il s’en occupe, il vous oublie, et votre orgueil en est blessé. Voilà quel est en vous le principe secret et du respect que vous affectez pour l’usage et de votre haine pour le singulier.

Vous me direz peut-être : L’extraordinaire frappe ; il ajoute à la célébrité de l’homme d’esprit ; le mérite simple et modeste en est moins estimé ; et c’est une injustice dont je le venge en décriant la singularité. Mais l’envie, répondrai-je, ne vous fait-elle pas appercevoir l’affectation où l’affectation n’est pas ? En général, les hommes supérieurs y sont peu sujets ; un caractere paresseux et méditatif peut avoir de la singularité, mais jamais il ne la jouera. L’affectation de la singularité est donc très rare.

Pour soutenir le personnage de singulier, de quelle activité faut-il être doué ! Quelle connoissance du monde faut-il avoir et pour choisir précisément un ridicule qui ne nous rende ni méprisables ni odieux aux autres hommes, et pour adapter ce ridicule à notre caractere et le proportionner à notre mérite ! Car enfin ce n’est qu’avec une telle dose de génie qu’il est permis d’avoir un tel ridicule. A-t-on cette dose ? il faut en convenir ; alors, loin de nous nuire, un ridicule nous sert. Lorsqu’Énée descend aux enfers, pour adoucir le monstre qui veille à leurs portes ce héros se pourvoit, par le conseil de la Sibylle, d’un gâteau qu’il jette dans la gueule de Cerbere. Qui sait si, pour appaiser la haine de ses contemporains, le mérite ne doit pas aussi jeter dans la gueule de l’envie le gâteau d’un ridicule ? La prudence l’exige, et même l’humanité l’ordonne. S’il naissoit un homme parfait, il devroit toujours par quelques grandes sottises adoucir la haine de ses concitoyens. Il est vrai qu’à cet égard on peut s’en fier à la nature, et qu’elle a pourvu chaque homme de la dose de défauts suffisante pour le rendre supportable.

Une preuve certaine que c’est l’envie qui, sous le nom de justice, se déchaîne contre les ridicules des gens d’esprit, c’est que toute singularité ne nous blesse point en eux. Une singularité grossiere, et qui flatte, par exemple, la vanité de l’homme médiocre, en lui faisant appercevoir dans les gens de mérite des ridicules dont il est exempt, en lui persuadant que tous les gens d’esprit sont fous et que lui seul est sage, est une singularité toujours très propre à leur concilier sa bienveillance. Qu’un homme d’esprit, par exemple, s’habille d’une maniere singuliere : la plupart des hommes, qui ne distinguent point la sagesse de la folie, et ne la reconnoissent qu’à l’enseigne d’une perruque plus ou moins longue, prendront cet homme pour un fou ; ils en riront, mais ils l’en aimeront davantage. En échange du plaisir qu’ils trouvent à s’en moquer, quelle célébrité ne lui donneront-ils pas ? On ne peut rire souvent d’un homme sans en parler beaucoup. Or ce qui perdroit un sot accroît la réputation d’un homme de mérite. On ne s’en moque pas sans avouer et peut-être même sans exagérer sa supériorité dans le genre où il se distingue. Par des déclamations outrées, l’envieux, à son insu, contribue lui-même à la gloire des gens de mérite. Quelle reconnoissance ne te dois-je pas ! lui diroit volontiers l’homme d’esprit ; que ta haine me fait d’amis ! Le public ne s’est pas long-temps mépris sur les motifs de ton aigreur ; c’est l’éclat de ma réputation et non ma singularité qui t’offense. Si tu l’osois, tu jouerois, comme moi, le singulier : mais tu sais qu’une singularité affectée est une platitude dans un homme sans esprit : ton instinct t’avertit, ou que tu n’as pas, ou du moins que le public ne t’accorde pas, le mérite nécessaire pour jouer le singulier. Voilà quelle est la vraie cause de ton horreur pour la singularité[7]. Tu ressembles à ces femmes contrefaites qui, criant sans cesse à l’indécence contre tout habillement nouveau et propre à marquer la taille, ne s’apperçoivent point que c’est à leur difformité qu’elles doivent leur respect pour les anciennes modes.

Notre ridicule nous est toujours caché ; ce n’est que dans les autres qu’on l’apperçoit. Je rapporterai à ce sujet un fait assez plaisant qui, dit-on, est arrivé de nos jours. Le duc de Lorraine donnoit un grand repas à toute sa cour ; on avoit servi le souper dans un vestibule, et ce vestibule donnoit sur un parterre. Au milieu du souper, une femme croit voir une araignée ; la peur la saisit, elle pousse un cri, quitte la table, fuit dans le jardin, et tombe sur un gazon. Au moment de sa chûte elle entend rouler quelqu’un à ses côtés ; c’étoit le premier ministre du duc : Ah ! monsieur, lui dit-elle, que vous me rassurez, et que j’ai de graces à vous rendre ! je craignois d’avoir fait une impertinence : Eh ! madame, qui pourroit y tenir ? répond le ministre : mais, dites-moi, étoit-elle bien grosse ? Ah ! monsieur, elle étoit affreuse. Voloit-elle, ajouta-t-il, près de moi ? Que voulez-vous dire ? une araignée voler ? Eh quoi ! reprit-il, c’est pour une araignée que vous faites ce train-là ? Allez, madame, vous êtes une folle : je croyois que c’étoit une chauve-souris. Ce fait est l’histoire de tous les hommes. On ne peut supporter son ridicule dans autrui ; on s’injurie réciproquement ; et, dans ce monde, ce n’est jamais qu’une vanité qui se moque de l’autre. Aussi, d’après Salomon, est-on toujours tenté de s’écrier : Tout est vanité ! C’est à cette vanité que tiennent la plupart de nos méprises de sentiment. Mais, comme c’est surtout en matiere de conseils que cette méprise est plus facilement apperçue, après avoir exposé quelques unes des erreurs où nous jette la profonde ignorance de nous-mêmes, il est encore utile de montrer les erreurs où cette même ignorance de nous-mêmes précipite quelquefois les autres.


  1. L’habitude de voir des malheureux rend les hommes cruels et méchants. En vain disent-ils que, cruels à regret, c’est le devoir qui leur impose la nécessité d’être durs. Tout homme qui, pour l’intérêt de la justice, peut, comme le bourreau, tuer de sang froid son semblable, le massacreroit certainement pour son intérêt personnel, s’il ne craignoit la potence.
  2. Ce que je dis de l’amour paternel peut s’appliquer à cet amour métaphysique tant vanté dans nos anciens romans. L’on est en ce genre sujet à bien des méprises de sentiment. Lorsqu’on imagine, par exemple, n’en vouloir qu’à l’âme d’une femme, ce n’est certainement qu’à son corps qu’on en veut ; et c’est à cet égard pour satisfaire et ses besoins et surtout sa curiosité qu’on est capable de tout. La preuve de cette vérité c’est le peu de sensibilité que la plupart des spectateurs marquent au théâtre pour la tendresse de deux époux, lorsque ces mêmes spectateurs sont si vivement émus de l’amour d’un jeune homme pour une jeune fille. Qui produiroit en eux cette différence des sentiment, si ce ne sont les sentiments différents qu’ils ont eux-mêmes éprouvés dans ces deux situations ? La plupart d’entre eux ont senti que, si l’on fait tout pour les faveurs desirées, l’on fait peu pour les faveurs obtenues ; qu’en fait l’amour, la curiosité une fois satisfaite, on se console aisément de la perte d’une infidele, et qu’alors le malheur d’un amant est très supportable : d’où je conclus que l’amour ne peut jamais être qu’un desir déguisé de la jouissance.
  3. Les persécuteurs de Galilée se crurent sans doute animés du zele de la religion, et furent la dupe de cette croyance. J’avouerai cependant que, s’ils s’étoient scrupuleusement examinés, et qu’ils se fussent demandé pourquoi l’église se réservoit le droit de punir par l’affreux supplice du feu les erreurs d’un homme, lorsque, faisant trouver au crime un asyle inviolable près des autels, elle se déclaroit, pour ainsi dire, la protectrice des assassins ; s’ils se fussent encore demandé pourquoi cette même église, par sa tolérance, sembloit favoriser les forfaits de ces peres qui mutilent sans pitié l’enfant que, dans les temples, les concerts, et sur le théâtre, ils dévouent au plaisir de quelques oreilles délicates ; et qu’enfin ils eussent apperçu que les ecclésiastiques encourageoient eux-mêmes les peres dénaturés à ce crime, en permettant que ces victimes infortunées fussent reçues et chèrement gagées dans les églises : alors ils se seroient nécessairement convaincus que le zele de la religion n’étoit pas l’unique sentiment qui les animoit. Ils auroient senti qu’ils ne faisaient du temple le refuge du crime que pour conserver par ce moyen un plus grand crédit sur une infinité d’hommes qui respecteroient dans les moines les seuls protecteurs qui pussent les soustraire à la rigueur des lois ; et qu’ils ne punissoient dans Galilée la découverte d’un nouveau systême que pour se venger de l’injure involontaire que leur faisoit un grand homme qui, peut-être, en éclairant l’humanité, en paroissant plus instruit que les ecclésiastiques, pouvoit diminuer leur crédit sur le peuple. Il est vrai que, même dans l’Italie, on ne se rappelle qu’avec horreur le traitement que l’inquisition fit à ce philosophe. Je citerai pour preuve de cette vérité un morceau d’un poëme du prêtre Benedetto Menzini. Ce poëme, imprimé et vendu publiquement à Florence, est rapporté dans le Journal étranger. Le poëte s’adresse aux inquisiteurs qui condamnerent Galilée. « Quel étoit, leur dit-il, votre aveuglement lorsque vous traînâtes indignement ce grand homme dans vos cachots ? Est-ce là cet esprit pacifique que vous recommande le saint apôtre qui mourut en exil à Pathmos ? Non : vous fûtes toujours sourds à ses préceptes. Persécutons les savants ; telle est votre maxime. Orgueilleux humains, sous un extérieur qui ne respire que l’humilité, vous qui parlez d’un ton si doux, et qui trempez vos mains dans le sang, quel démon funeste vous introduisit parmi nous ? »
  4. Si le même dévot fanatique, doux la Chine et cruel à Lisbonne, prêche dans les divers pays la tolérance ou la persécution, selon qu’il y est plus ou moins puissant, comment concilier des conduites aussi contradictoires avec l’esprit de l’évangile, et ne pas sentir que, sous le nom de la religion, c’est l’orgueil de commander qui les inspire ?
  5. Si l’on en excepte la luxure, de tous les péchés le moins nuisibles l’humanité, mais qui consiste dans un acte qu’il est impossible de se dissimuler à soi-même, on se fait illusion sur tout le reste. Tous les vices à nos yeux se transforment en autant de vertus. L’on prend en soi le desir des grandeurs pour l’élévation dans l’ame, l’avarice pour économie, la médisance pour amour de la vérité, et l’humeur pour un zele louable : aussi la plupart de ces passions s’allient-elles communément avec la bigoterie.
  6. Ceux des théologiens qui croyoient les papes en droit de disposer des trônes s’imaginoient aussi être animés du pur zèle de la religion. Ils n’appercevoient pas qu’un motif secret d’ambition se mêloit à la sainteté de leurs intentions ; que l’unique moyen de commander aux rois étoit de consacrer l’opinion qui donnoit au pape le droit de les déposer pour cas d’hérésie. Or, les ecclésiastiques étant les seuls juges de l’hérésie, la cour de Rome, dit l’abbé de Longuerue, en faisoit trouver à son gré dans tous les princes qui lui déplaisoient.
  7. C’est à la même cause qu’on doit attribuer l’amour que presque tous les sots croient afficher pour la probité lorsqu’ils disent : Nous fuyons les gens d’esprit ; c’est mauvaise compagnie ; ce sont des hommes dangereux. Mais, leur diroit-on, l’église, la cour, la magistrature, la finance, ne fournissent pas moins d’hommes repréhensibles que les académies. La plupart des gens de lettres ne sont pas même à portée de faire des fripponneries. D’ailleurs le desir de l’estime, que suppose toujours l’amour de l’étude, leur sert à cet égard de préservatif. Parmi les gens de lettres il en est peu dont la probité ne soit constatée par quelque acte de vertu. Mais, en les supposant même aussi frippons que les sots, les qualités de l’esprit peuvent du moins compenser en eux les vices du cœur ; mais le sot n’offre aucun dédommagement. Pourquoi donc fuir les gens d’esprit ? C’est que leur présence humilie, et qu’on prend en soi pour amour de la vertu ce qui n’est l’aversion pour les hommes supérieurs.