De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 7

DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 4 (p. 1-21).
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CHAPITRE VII

De la supériorité d’esprit des gens passionnés sur les gens sensés.


Avant le succès, si les grands génies en tout genre sont presque toujours traités de fous par les gens sensés, c’est que ces derniers, incapables de rien de grand, ne peuvent pas même soupçonner l’existence des moyens dont se servent les grands hommes pour opérer les grandes choses.

Voilà pourquoi ces grands hommes doivent toujours exciter le rire, jusqu’à ce qu’ils excitent l’admiration. Lorsque Parménion, pressé par Alexandre d’ouvrir un avis sur les propositions de paix que faisoit Darius, lui dit, Je les accepterois si j’étois Alexandre ; qui doute, avant que la victoire eût justifié la témérité apparente du prince, que l’avis de Parménion ne parût plus sage aux Macédoniens que la réponse d’Alexandre, Et moi aussi, si j’étois Parménion ? L’un est d’un homme commun et sensé, et l’autre d’un homme extraordinaire. Or il est plus d’hommes de la premiere que de la seconde classe. Il est donc évident que, si, par de grandes actions, le fils de Philippe ne se fût pas déjà attiré le respect des Macédoniens, et ne les eût pas accoutumés aux entreprises extraordinaires, sa réponse leur eût absolument paru ridicule. Aucun d’eux n’en eût recherché le motif, et dans le sentiment intérieur que ce héros devoit avoir de la supériorité de son courage et de ses lumieres, de l’avantage que l’une et l’autre de ces qualités lui donnoient sur des peuples efféminés et mous, tels que les Perses, et dans la connoissance enfin qu’il avoit, et du caractere des Macédoniens, et de son empire sur leurs esprits, et par conséquent de la facilité avec laquelle il pouvoit, par ses gestes, ses discours et ses regards, leur communiquer l’audace qui l’animoit lui-même. C’étoient cependant ces divers motifs, joints à la soif ardente de la gloire, qui, lui faisant avec raison considérer la victoire comme beaucoup plus assurée qu’elle ne le paroissoit à Parménion, devoit en conséquence lui inspirer aussi une réponse plus haute.

Lorsque Tamerlan planta ses drapeaux au pied des remparts de Smyrne, contre lesquels venoient de se briser les forces de l’empire ottoman, il sentoit la difficulté de son entreprise ; il savoit bien qu’il attaquoit une place que l’Europe chrétienne pouvoit continuellement ravitailler ; mais, en l’excitant à cette entreprise, la passion de la gloire lui fournit les moyens de l’exécuter. Il comble l’abyme des eaux, oppose une digue à la mer et aux flottes européanes, arbore ses étendards victorieux sur les breches de Smyrne, et montre à l’univers étonné que rien n’est impossible aux grands hommes[1].

Lorsque Lycurgue voulut faire de Lacédémone une république de héros, on ne le vit point, selon la marche lente, et dès lors incertaine, de ce qu’on appelle la sagesse, y procéder par des changements insensibles. Ce grand homme, échauffé de la passion de la vertu, sentoit que, par des harangues ou des oracles supposés, il pouvoit inspirer à ses concitoyens les sentiments dont lui-même étoit enflammé ; que, profitant du premier instant de ferveur, il pourroit changer la constitution du gouvernement, et faire dans les mœurs de ce peuple une révolution subite, que, par les voies ordinaires de la prudence, il ne pourroit exécuter que dans une longue suite d’années. Il sentoit que les passions sont semblables aux volcans, dont l’éruption soudaine change tout-à-coup le lit d’un fleuve, que l’art ne pourroit détourner qu’en lui creusant un nouveau lit, et par conséquent après des temps et des travaux immenses. C’est ainsi qu’il réussit dans un projet peut-être le plus hardi qui jamais ait été conçu, et dans l’exécution duquel échoueroit tout homme sensé qui, ne devant ce titre de sensé qu’à l’incapacité où il est d’être mu par des passions fortes, ignore toujours l’art de les inspirer.

Ce sont ces passions qui, justes appréciatrices des moyens d’allumer le feu de l’enthousiasme, en ont souvent employé que les gens sensés, faute de connoître à cet égard le cœur humain, ont, avant le succès, toujours regardés comme puérils et ridicules. Tel est celui dont se servit Périclès, lorsque, marchant à l’ennemi, et voulant transformer ses soldats en autant de héros, il fait cacher dans un bois sombre, et monter sur un char attelé de quatre chevaux blancs, un homme d’une taille extraordinaire, qui, le corps couvert d’un riche manteau, les pieds parés de brodequins brillants, la tête ornée d’une chevelure éclatante, apparoît tout-à-coup à l’armée, et passe rapidement devant elle en criant au général : Périclès, je te promets la victoire.

Tel est le moyen dont se servit Épaminondas pour exciter le courage des Thébains, lorsqu’il fit enlever de nuit les armes suspendues dans un temple, et persuada à ses soldats que les dieux protecteurs de Thebes s’y étoient armés pour venir le lendemain combattre contre leurs ennemis.

Tel est enfin l’ordre que Ziska donne au lit de la mort, lorsqu’encore animé de la haine la plus violente contre les catholiques qui l’avoient persécuté, il commande à ceux de son parti de l’écorcher immédiatement après sa mort, et de faire un tambour de sa peau, leur promettant la victoire toutes les fois qu’au son de ce tambour ils marcheroient contre les catholiques : promesse que le succès justifia toujours.

On voit donc que les moyens les plus décisifs, les plus propres à produire de grands effets, toujours inconnus à ceux qu’on appelle les gens sensés, ne peuvent être apperçus que par des hommes passionnés qui, placés dans les mêmes circonstances que ce héros, eussent été affectés des mêmes sentiments.

Sans le respect dû à la réputation du grand Condé regarderoit-on comme un germe d’émulation pour les soldats le projet qu’avoit formé ce prince de faire enregistrer dans chaque régiment le nom des soldats qui se seroient distingués par quelques faits ou quelques dits mémorables ? L’inexécution de ce projet ne prouve-t-elle point qu’on en a peu connu l’utilité ? Sent-on, comme l’illustre chevalier Folard, le pouvoir des harangues sur les soldats ? Tout le monde apperçoit-il également toute la beauté de ce mot de M Vendôme, lorsque, témoin de la fuite de quelques troupes que leurs officiers tâchoient en vain de rallier, ce général se jette au milieu des fuyards, en criant aux officiers : Laissez faire les soldats ; ce n’est point ici, c’est là (montrant un arbre éloigné de cent pas) que ces troupes vont et doivent se reformer ? Il ne laissoit dans ce discours entrevoir aux soldats aucun doute de leur courage ; il réveilloit par ce moyen en eux les passions de la honte et de l’honneur, qu’ils se flattoient encore de conserver à ses yeux. C’étoit l’unique moyen d’arrêter ces fuyards, et de les ramener au combat et à la victoire.

Or qui doute qu’un pareil discours ne soit un trait de caractere ; et qu’en général tous les moyens dont se sont servis les grands hommes pour échauffer les ames du feu de l’enthousiasme ne leur aient été inspirés par les passions ? Est-il un homme sensé qui, pour imprimer plus de confiance et plus de respect aux Macédoniens, eût autorisé Alexandre à se dire fils de Jupiter Hammon ; eût conseillé à Numa de feindre un commerce secret avec la nymphe Égérie ; à Zamolxis, à Zaleucus, à Mnévès, de se dire inspiré par Vesta, Minerve ou Mercure ; à Marius de traîner à sa suite une diseuse de bonne aventure ; à Sertorius de consulter sa biche ; et enfin au comte de Dunois d’armer une pucelle pour triompher des Anglais ?

Peu de gens élevent leurs pensées au-delà des pensées communes ; moins de gens encore osent exécuter et dire ce qu’ils pensent[2]. Si les hommes sensés vouloient faire usage de pareils moyens, faute d’un certain tact et d’une certaine connoissance des passions, ils n’en pourroient jamais faire d’heureuses applications. Ils sont faits pour suivre les chemins battus ; ils s’égarent s’il les abandonnent. L’homme de bon sens est un homme dans le caractere duquel la paresse domine. Il n’est point doué de cette activité d’ame qui, dans les premiers postes, fait inventer aux grands hommes de nouveaux ressorts pour mouvoir le monde, ou qui leur fait semer dans le présent le germe des évènements futurs. Aussi le livre de l’avenir ne s’ouvre-t-il qu’à l’homme passionné et avide de gloire.

À la journée de Marathon, Thémistocle fut le seul des Grecs qui prévît la bataille de Salamine, et qui sût, en exerçant les Athéniens à la navigation, les préparer à la victoire.

Lorsque Caton le censeur, homme plus sensé qu’éclairé, opinoit avec tout le sénat à la destruction de Carthage, pourquoi Scipion s’opposoit-il seul à la ruine de cette ville ? C’est que lui seul regardoit Carthage, et comme une rivale digne de Rome, et comme une digue qu’on pouvoit opposer au torrent des vices et de la corruption prêt à se déborder dans l’Italie. Occupé de l’étude politique de l’histoire, habitué à la méditation, à cette fatigue d’attention dont la seule passion de la gloire nous rend capables, il étoit par ce moyen parvenu à une espece de divination. Aussi présageoit-il tous les malheurs sous lesquels Rome alloit succomber, dans le moment même que cette maîtresse du monde élevoit son trône sur les débris de toutes les monarchies de l’univers ; aussi voyoit-il naître de toutes parts des Marius et des Sylla ; aussi entendroit-il déjà publier les funestes tables de proscription, lorsque les Romains n’appercevoient par-tout que des palmes triomphales, et n’entendoient que les cris de la victoire. Ce peuple étoit alors comparable à ces matelots qui, voyant la mer calme, les zéphyrs enfler doucement les voiles et rider la surface des eaux, se livrent à une joie indiscrete ; tandis que le pilote attentif voit s’élever à l’extrémité de l’horizon le grain qui doit bientôt bouleverser les mers.

Si le sénat Romain n’eut point égard au conseil de Scipion, c’est qu’il est peu de gens à qui la connoissance du passé et du présent dévoile celle de l’avenir[3] ; c’est que, semblables au chêne, dont l’accroissement ou le dépérissement est insensible aux insectes éphémeres qui rampent sous son ombrage, les empires paroissent dans une espece d’état d’immobilité à la plupart des hommes, qui s’en tiennent d’autant plus volontiers à cette apparence d’immobilité, qu’elle flatte davantage leur paresse, qui se croit alors déchargée des soins de la prévoyance.

Il en est du moral comme du physique. Lorsque les peuples croient les mers constamment enchaînées dans leur lit, le sage les voit successivement découvrir et submerger de vastes contrées, et le vaisseau sillonner les plaines que naguere sillonnoit la charrue. Lorsque les peuples voient les montagnes porter dans les nues une tête également élevée, le sage voit leurs cimes orgueilleuses, perpétuellement démolies par les siecles, s’ébouler dans les vallons et les combler de leurs ruines ; mais ce ne sont jamais que des hommes accoutumés à méditer qui, voyant l’univers moral, ainsi que l’univers physique, dans une destruction et une reproduction successives et perpétuelles, peuvent appercevoir les causes éloignées du renversement des états. C’est l’œil d’aigle des passions qui perce dans l’abyme ténébreux de l’avenir : l’indifférence est née aveugle et stupide. Quand le ciel est serein et les airs épurés, le citadin ne prévoit point l’orage : c’est l’œil intéressé du laboureur attentif qui voit avec effroi des vapeurs insensibles s’élever de la surface de la terre, se condenser dans les cieux, et les couvrir de ces nuages noirs dont les flancs entr’ouverts vomiront bientôt les foudres et les grêles qui ravageront les moissons.

Qu’on examine chaque passion en particulier, l’on verra que toutes sont toujours très éclairées sur l’objet de leurs recherches ; qu’elles seules peuvent quelquefois appercevoir la cause des effets que l’ignorance attribue au hasard ; qu’elles seules par conséquent peuvent rétrécir, et peut-être un jour détruire entièrement, l’empire de ce hasard dont chaque découverte resserre nécessairement les bornes.

Si les idées et les actions que font concevoir et exécuter des passions telles que l’avarice ou l’amour sont en général peu estimées, ce n’est pas que ces idées et ces actions n’exigent souvent beaucoup de combinaisons et d’esprit, mais c’est que les unes et les autres sont indifférentes ou même nuisibles au public, qui n’accorde, comme je l’ai prouvé dans le discours précédent, les titres de vertueuses ou de spirituelles qu’aux actions et aux idées qui lui sont utiles. Or l’amour de la gloire est entre toutes les passions la seule qui puisse toujours inspirer des actions et des idées de cette espece. Elle seule enflammoit un roi d’orient, lorsqu’il s’écrioit : « Malheur aux souverains qui commandent à des peuples esclaves ! Hélas ! les douceurs d’une juste louange, dont les dieux et les héros sont si avides, ne sont pas faites pour eux. Ô peuples, ajoutoit-il, assez vils pour avoir perdu le droit de blâmer publiquement vos maîtres, vous avez perdu le droit de les louer. L’éloge de l’esclave est suspect. L’infortuné qui le régit ignore toujours s’il est digne d’estime ou de mépris. Eh ! quel tourment pour une ame noble, que de vivre livrée au supplice de cette incertitude ! »

De pareils sentiments supposent toujours une passion ardente pour la gloire. Cette passion est l’ame des hommes de génie et de talent en tout genre ; c’est à ce desir qu’ils doivent l’enthousiasme qu’ils ont pour leur art, qu’ils regardent quelquefois comme la seule occupation digne de l’esprit humain : opinion qui les fait traiter de fous par les gens sensés, mais qui ne les fait jamais considérer comme tels par l’homme éclairé qui, dans la cause de leur folie, apperçoit celle de leurs talents et de leurs succès.

La conclusion de ce chapitre c’est que ces gens sensés, ces idoles des gens médiocres, sont toujours fort inférieurs aux gens passionnés ; et que ce sont les passions fortes qui, nous arrachant à la paresse, peuvent seules nous douer de cette continuité d’attention à laquelle est attachée la supériorité d’esprit. Il ne me reste, pour confirmer cette vérité, qu’à montrer dans le chapitre suivant que ceux-là même qu’on place avec raison au rang des hommes illustres rentrent dans la classe des hommes les plus médiocres au moment même qu’ils ne sont plus soutenus du feu des passions.


  1. Je dis la même chose de Gustave. Lorsqu’à la tête de son armée et de son artillerie, profitant du moment où l’hiver avoit consolidé la surface des eaux, ce héros traverse des mers glacées pour descendre en Seeland ; il savoit aussi bien que ses officiers qu’on pouvoit facilement s’opposer à sa descente ; mais il savoir mieux qu’eux qu’une sage témérité confond presque toujours la prévoyance des hommes ordinaires ; que la hardiesse des entreprises en assure souvent le succès ; et qu’il est des cas où la suprême audace est la suprême prudence.
  2. Ceux-là cependant sont les seuls qui avancent l’esprit humain. Lorsqu’il ne s’agit point de matiere de gouvernement, où les moindres fautes peuvent influer sur le bonheur ou le malheur des peuples, et qu’il n’est question que de sciences, les erreurs mêmes des gens de génie méritent l’éloge et la reconnoissance du public, puisqu’en fait de sciences il faut qu’une infinité d’hommes se trompent pour que les autres ne se trompent plus. On peut leur appliquer ce vers de Martial,
    Si non errasset, fecerat ille minus.
  3. Souvent un petit bien présent suffit pour enivrer une nation, qui, dans son aveuglement, traite d’ennemi de l’état le génie élevé qui dans ce petit bien présent découvre de grands maux à venir. On imagine qu’en lui prodiguant la nom odieux de frondeur c’est la vertu qui punit le vice ; et ce n’est le plus souvent que la sottise qui se moque de l’esprit.