De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 26

DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 5 (p. 1-15).
◄  Chap. XXV


CHAPITRE XXVI

De quel degré de passion les hommes sont susceptibles.


Si, pour déterminer ce degré, je me transporte sur les montagnes de l’Abyssinie, j’y vois, à l’ordre de leurs kalifes, des hommes, impatients de la mort, se précipiter, les uns sur la pointe des poignards et des rochers, et les autres dans les abymes de la mer. On ne leur propose cependant point d’autre récompense que les plaisirs célestes promis à tous les musulmans ; mais la possession leur en paroît plus assurée. En conséquence, le desir d’en jouir se fait plus vivement sentir en eux, et leurs efforts pour les mériter sont plus grands.

Nulle autre part que dans l’Abyssinie on n’employoit autant de soin et d’art pour affermir la croyance de ces aveugles et zélés exécuteurs des volontés du prince. Les victimes destinées à cet emploi ne recevoient et n’auroient reçu nulle part une éducation si propre à former des fanatiques. Transportés dès l’âge le plus tendre dans un endroit écarté, désert et sauvage, du serrail, c’est là qu’on égaroit leur raison dans les ténebres de la foi musulmane, qu’on leur annonçoit la mission, la loi de Mahomet, les prodiges opérés par ce prophete, et l’entier dévouement dû aux ordres du kalife ; c’est là qu’en leur faisant les descriptions les plus voluptueuses du paradis on excitoit en eux la soif la plus ardente des plaisirs célestes. À peine avoient-ils atteint cet âge où l’on est prodigue de son être, où, par des desirs fougueux, la nature marque et l’impatience et la puissance qu’elle a de jouir des plaisirs les plus vifs, qu’alors, pour fortifier la croyance d’un jeune homme, et l’enflammer du fanatisme le plus violent, les prêtres, après avoir mêlé dans sa boisson une liqueur assoupissante, le transportoient pendant son sommeil de sa triste demeure dans un bosquet charmant destiné à cet usage.

Là, couché sur des fleurs, entouré de fontaines jaillissantes, il repose jusqu’au moment où l’aurore, en rendant la forme et la couleur à l’univers, éveille toutes les puissances productrices de la nature, et fait circuler l’amour dans les veines de la jeunesse. Frappé de la nouveauté des objets qui l’environnent, le jeune homme porte par-tout ses regards, et les arrête sur des femmes charmantes que son imagination crédule transforme en houris. Complices de la fourbe des prêtres, elles sont instruites dans l’art de séduire : il les voit s’avancer vers lui en dansant ; elles jouissent du spectacle de sa surprise ; par mille jeux enfantins elles excitent en lui des desirs inconnus, opposent la gaze légere d’une feinte pudeur à l’impatience des desirs, qui s’en irritent : elles cedent enfin à son amour. Alors, substituant à ces jeux enfantins les caresses emportées de l’ivresse, elles le plongent dans ce ravissement dont l’ame ne peut qu’à peine supporter les délices. À cette ivresse succede un sentiment tranquille, mais voluptueux, qui bientôt est interrompu par de nouveaux plaisirs ; jusqu’à ce qu’enfin, épuisé de desirs, ce jeune homme, assis par ces mêmes femmes dans un banquet délicieux, y soit enivré de nouveau, et reporté pendant son sommeil dans sa premiere demeure. Il y cherche à son réveil les objets qui l’ont enchanté ; ils ont, comme une vision trompeuse, disparu à ses yeux. Il appelle encore les houris ; il ne retrouve près de lui que des imans : il leur raconte les songes qui l’ont fatigué : à ce récit, le front attaché sur la terre, les imans s’écrient : « Ô vase d’élection ! ô mon fils ! Sans doute que notre saint prophete t’a ravi aux cieux, t’a fait jouir des plaisirs réservés aux fideles, pour fortifier ta foi et ton courage. Mérite donc une pareille faveur par un dévouement absolu aux ordres du kalife. »

C’est par une semblable éducation que ces dervis animoient les Ismaélites de la plus ferme croyance : c’est ainsi qu’ils leur faisoient prendre, si je l’ose dire, la vie en haine et la mort en amour ; qu’ils leur faisoient considérer les portes du trépas comme une entrée aux plaisirs célestes, et leur inspiroient enfin ce courage déterminé qui pendant quelques instants a fait l’étonnement de l’univers.

Je dis quelques instants, parceque cette espece de courage disparoît bientôt avec la cause qui le produit. De toutes les passions, celle du fanatisme, qui, fondée sur le desir des plaisirs célestes, est sans contredit la plus forte, est toujours chez un peuple la passion la moins durable, parceque le fanatisme ne s’établit que sur des prestiges et des séductions dont la raison doit insensiblement saper les fondements. Aussi, les Arabes, les Abyssins, et généralement tous les peuples mahométans, perdirent-ils dans l’espace d’un siecle toute la supériorité de courage qu’ils avoient sur les autres nations ; et c’est en ce point qu’ils furent fort inférieurs aux Romains.

La valeur de ces derniers, excitée par la passion du patriotisme, et fondée sur des récompenses réelles et temporelles, eût toujours été la même, si le luxe n’eût passé à Rome avec les dépouilles de l’Asie, si le desir des richesses n’eût brisé les liens qui unissoient l’intérêt personnel à l’intérêt général, et n’eût à-la-fois corrompu chez ce peuple et les mœurs et la forme du gouvernement.

Je ne puis m’empêcher d’observer au sujet de ces deux especes de courages, fondés, l’un sur un fanatisme de religion, l’autre sur l’amour de la patrie, que le dernier est le seul qu’un habile législateur doive inspirer à ses concitoyens. Le courage fanatique s’affoiblit et s’éteint bientôt. D’ailleurs, ce courage prenant sa source dans l’aveuglement et la superstition, dès qu’une nation a perdu son fanatisme, il ne lui reste que sa stupidité : alors elle devient le mépris de tous les peuples, auxquels elle est réellement inférieure à tous égards.

C’est à la stupidité musulmane que les chrétiens doivent tant d’avantages remportés sur les Turcs, qui, par leur nombre seul, dit le chevalier Folard, seroient si redoutables s’ils faisoient quelques légers changements dans leur ordre de bataille, leur discipline, et leur armure ; s’ils quittoient le sabre pour la baïonnette, et qu’ils pussent enfin sortir de l’abrutissement où la superstition les retiendra toujours : tant leur religion, ajoute cet illustre auteur, est propre à éterniser la stupidité et l’incapacité de cette nation.

J’ai fait voir que les passions pouvoient, si je l’ose dire, s’exalter en nous jusqu’au prodige : vérité prouvée, et par le courage désespéré des Ismaélites, et par les méditations des Gymnosophistes, dont le noviciat ne s’achevoit qu’en trente-sept ans de retraite, d’étude, et de silence, et par les macérations barbares et continues des fakirs, et par la fureur vengeresse des Japonais[1], et par les duels des Européens, et enfin par la fermeté des gladiateurs, de ces hommes pris au hasard, qui, frappés du coup mortel, tomboient et mouroient sur l’arene avec le même courage qu’ils y avoient combattu.

Tous les hommes, comme je m’étois proposé de le prouver, sont donc en général susceptibles d’un degré de passion plus que suffisant pour les faire triompher de leur paresse, et les douer de la continuité d’attention à laquelle est attachée la supériorité des lumieres.

La grande inégalité d’esprit qu’on apperçoit entre les hommes dépend donc uniquement, et de la différente éducation qu’ils reçoivent, et de l’enchaînement inconnu et divers des circonstances dans lesquelles ils se trouvent placés.

En effet, si toutes les opérations de l’esprit se réduisent à sentir, à se ressouvenir, et à observer les rapports que ces divers objets ont entre eux et avec nous, il est évident que tous les hommes étant doués, comme je viens de le montrer, de la finesse de sens, de l’étendue de mémoire, et enfin de la capacité d’attention, nécessaires pour s’élever aux plus hautes idées ; parmi les hommes communément bien organisés[2], il n’en est par conséquent aucun qui ne puisse s’illustrer par de grands talents.

J’ajouterai, comme une seconde démonstration de cette vérité, que tous les faux jugements, ainsi que je l’ai prouvé dans mon premier discours, sont l’effet ou de l’ignorance ou des passions : de l’ignorance, lorsqu’on n’a point dans sa mémoire les objets de la comparaison desquels doit résulter la vérité que l’on cherche : des passions, lorsqu’elles sont tellement modifiées que nous avons intérêt à voir les objets différents de ce qu’ils sont. Or ces deux causes uniques et générales de nos erreurs sont deux causes accidentelles. L’ignorance, premièrement, n’est point nécessaire ; elle n’est l’effet d’aucun défaut d’organisation, puisqu’il n’est point d’homme, comme je l’ai montré au commencement de ce discours, qui ne soit doué d’une mémoire capable de contenir infiniment plus d’objets que n’en exige la découverte des plus hautes vérités. À l’égard des passions, les besoins physiques étant les seules passions immédiatement données par la nature, et les besoins n’étant jamais trompeurs, il est encore évident que le défaut de justesse dans l’esprit n’est point l’effet d’un défaut dans l’organisation ; que nous avons tous en nous la puissance de porter les mêmes jugements sur les mêmes choses. Or, voir de même, c’est avoir également d’esprit. Il est donc certain que l’inégalité d’esprit apperçue dans les hommes que j’appelle communément bien organisés ne dépend nullement de l’excellence plus ou moins grande de leur organisation[3], mais de l’éducation différente qu’ils reçoivent, des circonstances diverses dans lesquelles ils se trouvent, enfin du peu d’habitude qu’ils ont de penser, de la haine qu’en conséquence ils contractent dans leur premiere jeunesse pour l’application, dont ils deviennent absolument incapables dans un âge plus avancé.

Quelque probable que soit cette opinion, comme sa nouveauté peut encore étonner, qu’on se détache difficilement de ses anciens préjugés, et qu’enfin la vérité d’un systême se prouve par l’explication des phénomenes qui en dépendent, je vais, conséquemment à mes principes, montrer dans le chapitre suivant pourquoi l’on trouve si peu de gens de génie parmi tant d’hommes tous faits pour en avoir.


  1. Ils se fendent le ventre en présence de celui qui les a offensés ; et celui-ci est, sous peine d’infamie, pareillement contraint de se l’ouvrir.
  2. C’est-à-dire ceux dans l’organisation desquels on n’apperçoit aucun défaut, tels que sont la plupart des hommes.
  3. J’observerai à ce sujet que, si le titre d’homme d’esprit, comme je l’ai fait voir dans le second discours, n’est point accordé au nombre, à la finesse, mais au choix heureux des idées qu’on présente au public ; et si le hasard, comme l’expérience le prouve, nous détermine à des études plus ou moins intéressantes, et choisit presque toujours pour nous les sujets que nous traitons ; ceux qui regardent l’esprit comme un don de la nature sont, dans cette supposition-là même, obligés de convenir que l’esprit est plutôt l’effet du hasard que de l’excellence de l’organisation ; et qu’on ne peut le regarder comme un pur don de la nature, à moins d’entendre par le mot nature l’enchaînement éternel et universel qui lie ensemble tous les évènements du monde, et dans lequel l’idée même du hasard se trouve comprise.