De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 21

DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 4 (p. 215-224).
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CHAPITRE XXI

Du renversement des empires soumis au pouvoir arbitraire ; quatrieme effet du despotisme.


L’indifférence des Orientaux pour la vertu, l’ignorance et l’avilissement des ames, suite nécessaire de la forme de leur gouvernement, doit à-la-fois en faire des citoyens frippons entre eux, et sans courage vis-à-vis de l’ennemi.

Voilà la cause de l’étonnante rapidité avec laquelle les Grecs et les Romains subjuguerent l’Asie. Comment des esclaves élevés et nourris dans l’antichambre d’un maître eussent-ils étouffé devant le glaive des Romains les sentiments habituels de crainte que le despotisme leur avoit fait contracter ? Comment des hommes abrutis, sans élévation dans l’ame, habitués à fouler les foibles, à ramper devant les puissants, n’eussent-ils pas cédé à la magnanimité, à la politique, au courage des Romains, et ne se fussent-ils pas montrés également lâches et dans le conseil et dans le combat ?

Si les Égyptiens, dit à ce sujet Plutarque, furent successivement esclaves de toutes les nations, c’est qu’ils furent soumis au despotisme le plus dur : aussi ne donnerent-ils presque jamais que des preuves de lâcheté. Lorsque le roi Cléomene, chassé de Sparte, réfugié en Égypte, emprisonné par l’intrigue d’un ministre nommé Sobisius, eut massacré sa garde et rompu ses fers, le prince se présente dans les rues d’Alexandrie ; mais vainement il y exhorte les citoyens à le venger, à punir l’injustice, à secouer le joug de la tyrannie ; par-tout, dit Plutarque, il ne trouve que d’immobiles admirateurs. Il ne restoit à ce peuple vil et lâche que l’espece de courage qui fait admirer les grandes actions, non celui qui les fait exécuter.

Comment un peuple esclave résisteroit-il à une nation libre et puissante ? Pour user impunément du pouvoir arbitraire, le despote est forcé d’énerver l’esprit et le courage de ses sujets. Ce qui le rend puissant au dedans le rend foible au dehors : avec la liberté, il bannit de son empire toutes les vertus ; elles ne peuvent, dit Aristote, habiter chez des ames serviles. Il faut, ajoute l’illustre président de Montesquieu, que nous avons déjà cité, commencer par être mauvais citoyen pour devenir bon esclave. Il ne peut donc opposer aux attaques d’un peuple tel que les Romains qu’un conseil et des généraux absolument neufs dans la science politique et militaire, et pris dans cette même nation dont il a amolli le courage et rétréci l’esprit ; il doit donc être vaincu.

Mais, dira-t-on, les vertus ont cependant dans les états despotiques quelquefois brillé du plus grand éclat. Oui, lorsque le trône a successivement été occupé par plusieurs grands hommes. La vertu, engourdie par la présence de la tyrannie, se ranime à l’aspect d’un prince vertueux : sa présence est comparable à celle du soleil ; lorsque sa lumiere perce et dissipe les nuages ténébreux qui couvroient la terre, alors tout se ranime, tout se vivifie dans la nature, les plaines se peuplent de laboureurs, les bocages retentissent de concerts aériens, et le peuple ailé du ciel vole jusques sur la cime des chênes pour y chanter le retour du soleil. « Ô temps heureux, s’écrie Tacite sous le regne de Trajan, où l’on n’obéit qu’aux lois, où l’on peut penser librement, et dire librement ce qu’on pense ; où l’on voit tous les cœurs voler au devant du prince, où sa vue seule est un bienfait ! »

Toutefois l’éclat que jettent de pareilles nations est toujours de peu de durée. Si quelquefois elles atteignent au plus haut degré de puissance et de gloire, et s’illustrent par des succès en tout genre, ces succès, attachés, comme je viens de le dire, à la sagesse des rois qui les gouvernoient, et non à la forme de leur gouvernement, ont toujours été aussi passagers que brillants. La force de pareils états, quelque imposante qu’elle soit, n’est qu’une force illusoire : c’est le colosse de Nabuchodonosor ; ses pieds sont d’argile. Il en est de ces empires comme du sapin superbe : sa cime touche aux cieux, les animaux des plaines et des airs cherchent un abri sous son ombrage ; mais, attaché à la terre par de trop foibles racines, il est renversé au premier ouragan. Ces états n’ont qu’un moment d’existence, s’ils ne sont environnés de nations peu entreprenantes, et soumises au pouvoir arbitraire. La force respective de pareils états consiste alors dans l’équilibre de leur foiblesse. Un empire despotique a-t-il reçu quelque échec ? Si le trône ne peut être raffermi que par une résolution mâle et courageuse, cet empire est détruit.

Les peuples qui gémissent sous un pouvoir arbitraire n’ont donc que des succès momentanés, que des éclairs de gloire : ils doivent tôt ou tard subir le joug d’une nation libre et entreprenante. Mais, en supposant que des circonstances et des positions particulieres les arrachassent à ce danger, la mauvaise administration de ces royaumes suffit pour les détruire, les dépeupler, et les changer en déserts. La langueur léthargique qui successivement en saisit tous les membres produit cet effet. Le propre du despotisme est d’étouffer les passions : or, dès que les ames ont, par le défaut de passions, perdu leur activité ; lorsque les citoyens sont, pour ainsi dire, engourdis par l’opium du luxe, de l’oisiveté et de la mollesse, alors l’état tombe en consomption ; le calme apparent dont il jouit n’est aux yeux de l’homme éclairé que l’affaissement précurseur de la mort. Il faut des passions dans un état ; elles en sont l’ame et la vie. Le peuple le plus passionné est à la longue le peuple triomphant.

L’effervescence modérée des passions est salutaire aux empires : ils sont à cet égard comparables aux mers dont les eaux stagnantes exhaleroient en croupissant des vapeurs funestes à l’univers, si, en les soulevant, la tempête ne les épuroit.

Mais, si la grandeur des nations soumises au pouvoir arbitraire n’est qu’une grandeur momentanée, il n’en est pas ainsi des gouvernements où la puissance est, comme dans Rome et dans la Grece, partagée entre le peuple, les grands, ou les rois. Dans ces états, l’intérêt particulier, étroitement lié à l’intérêt public, change les hommes en citoyens. C’est dans ces pays qu’un peuple, dont les succès tiennent à la constitution même de son gouvernement, peut s’en promettre de durables. La nécessité où se trouve alors le citoyen de s’occuper d’objets importants, la liberté qu’il a de tout penser et de tout dire, donne plus de force et d’élévation à son ame ; l’audace de son esprit passe dans son cœur ; elle lui fait concevoir des projets plus vastes, plus hardis, exécuter des actions plus courageuses. J’ajouterai même que, si l’intérêt particulier n’est point entièrement détaché de l’intérêt public, si les mœurs d’un peuple tel que les Romains ne sont pas aussi corrompues qu’elles l’étoient du temps des Marius et des Sylla, l’esprit de faction, qui force les citoyens à s’observer et à se contenir réciproquement, est l’esprit conservateur de ces empires. Ils ne se soutiennent que par le contrepoids des intérêts opposés. Jamais les fondements de ces états ne sont plus assurés que dans ces moments de fermentation extérieure où ils paroissent prêts à s’écrouler. Ainsi le fond des mers est calme et tranquille, lors même que les aquilons déchaînés sur leur surface semblent les bouleverser jusques dans leurs abymes.

Après avoir reconnu dans le despotisme oriental la cause de l’ignorance des visirs, de l’indifférence des peuples pour la vertu, et du renversement des empires soumis à cette forme de gouvernement, je vais, dans d’autres constitutions d’état, montrer la cause des effets contraires.