De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 19

DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 4 (p. 193-201).
Chap. XX.  ►


CHAPITRE XIX

Le mépris et l’avilissement où sont les peuples entretient l’ignorance des visirs ; second effet du despotisme.


Si les visirs n’ont nul intérêt de s’instruire, il est, dira-t-on, de l’intérêt du public que les visirs soient instruits : toute nation veut être bien gouvernée. Pourquoi donc ne voit-on point en ces pays de citoyens assez vertueux pour reprocher aux visirs leur ignorance et leur injustice, et les forcer, par la crainte du mépris, à devenir citoyens ? C’est que le propre du despotisme est d’avilir et de dégrader les ames.

Dans les états où la loi seule punit et récompense, où l’on n’obéit qu’à la loi, l’homme vertueux, toujours en sûreté, y contracte une hardiesse et une fermeté d’ame qui s’affoiblit nécessairement dans les pays despotiques, où sa vie, ses biens et sa liberté dépendent du caprice et de la volonté arbitraire d’un seul homme[1]. Dans ces pays, il seroit aussi insensé d’être vertueux qu’il eût été fou de ne l’être pas en Crete et à Lacédémone. Aussi n’y voit-on personne s’élever contre l’injustice, et, plutôt que d’y applaudir, crier, comme le philosophe Philoxene, Qu’on me remene aux carrieres.

Dans ces gouvernements, que n’en coûte-t-il pas pour être vertueux ! À quels dangers la probité n’est-elle pas exposée ! Supposons un homme passionné pour la vertu : vouloir qu’un tel homme apperçoive dans l’injustice ou l’incapacité des visirs ou des satrapes la cause des miseres publiques, et qu’il se taise, c’est vouloir les contradictoires. D’ailleurs une probité muette seroit dans ce cas une probité inutile. Plus cet homme sera vertueux, plus il s’empressera de nommer celui sur lequel doit tomber le mépris national : je dirai de plus qu’il le doit. Or, l’injustice et l’imbécilité d’un visir se trouvant, comme je l’ai dit plus haut, toujours revêtue de la puissance nécessaire pour condamner le mérite aux plus grands supplices, cet homme sera d’autant plus promptement livré aux muets qu’il sera plus ami du bien public et de la vertu.

Si Néron forçoit au théâtre les applaudissements des spectateurs, plus barbares encore que Néron, les visirs exigent les éloges de ceux-là même qu’ils surchargent d’impôts et qu’ils maltraitent. Ils sont semblables à Tibere. Sous son regne, on traitoit de factieux jusqu’aux cris, jusqu’aux soupirs des infortunés qu’on opprimoit, parce que tout est criminel, dit Suétone, sous un prince qui se sent toujours coupable.

Il n’est point de visir qui ne voulût réduire les hommes à la condition de ces anciens Perses qui, cruellement fouettés par l’ordre du prince, étoient ensuite obligés de comparoître devant lui. Nous venons, lui disoient-ils, vous remercier d’avoir daigné vous souvenir de nous.

La noble hardiesse d’un citoyen assez vertueux pour reprocher aux visirs leur ignorance et leur injustice seroit donc bientôt suivie de son supplice[2] ; et personne ne s’y veut exposer. Mais, dira-t-on, le héros, le brave. Oui, répondrai-je, lorsqu’il est soutenu par l’espoir de l’estime et de la gloire. Est-il privé de cet espoir ? son courage l’abandonne. Chez un peuple esclave, l’on donneroit le nom de factieux à ce citoyen généreux ; son supplice trouveroit des approbateurs. Il n’est point de crimes auxquels on ne prodigue des éloges, lorsque dans un état la bassesse est devenue mœurs. « Si la peste, dit Gordon, avoit des jarretieres, des cordons et des pensions à donner, il est des théologiens assez vils, et des jurisconsultes assez bas, pour soutenir que le regne de la peste est de droit divin, et que, se soustraire à ses malignes influences, c’est se rendre coupable au premier chef ». Il est donc, en ces gouvernements, plus sage d’être le complice que l’accusateur des frippons : les vertus et les talents y sont toujours en butte à la tyrannie.

Lors de la conquête de l’Inde par Thamas-Kouli-kan, le seul homme estimable que ce prince trouva dans l’empire du Mogol étoit un nommé Mahmouth, et ce Mahmouth étoit exilé.

Dans les pays soumis au despotisme, l’amour, l’estime, les acclamations du public, sont des crimes dont le prince punit ceux qui les obtiennent. Après avoir triomphé des bretons, Agricola, pour échapper aux applaudissements du peuple ainsi qu’à la fureur de Domitien, traverse de nuit les rues de Rome, se rend au palais de l’empereur : le prince l’embrasse froidement ; Agricola se retire ; et le vainqueur de la Bretagne, dit Tacite, se perd au même instant dans la foule des autres esclaves.

C’est dans ces temps malheureux qu’on pouvoit à Rome s’écrier avec Brutus, Ô vertu ! tu n’es qu’un vain nom. Comment en trouver chez des peuples qui vivent dans des transes perpétuelles, et dont l’ame, affaissée par la crainte, a perdu tout son ressort ? On ne rencontre chez ces peuples que des puissants insolents, et des esclaves vils et lâches. Quel tableau plus humiliant pour l’humanité que l’audience d’un visir, lorsque, dans une importance et une gravité stupides, il s’avance au milieu d’une foule de clients, et que ces derniers, sérieux, muets, immobiles, les yeux fixes et baissés, attendent en tremblant la faveur d’un regard[3], à-peu-près dans l’attitude de ces bramines qui, les yeux fixés sur le bout de leur nez, attendent la flamme bleue et divine dont le ciel doit l’enluminer, et dont l’apparition doit, selon eux, les élever à la dignité de pagode ?

Quand on voit le mérite ainsi humilié devant un visir sans talent, ou même un vil eunuque, on se rappelle malgré soi la vénération ridicule qu’au Japon l’on a pour les grues, dont on ne prononce jamais le nom que précédé du mot o-thurisama, c’est-à-dire, monseigneur.


  1. On ne verra point en Turquie, comme en Écosse, la loi punir dans le souverain l’injustice commise envers un sujet. À l’avènement de Malicorne au trône d’Écosse, un seigneur lui présente la patente de ses privileges, le priant de les confirmer. Le roi la prend, et la déchire. Le seigneur s’en plaint au parlement ; et le parlement ordonne que le roi, assis sur son trône, sera tenu, en présence de toute sa cour, de recoudre avec du fil et une aiguille la patente de ce seigneur.
  2. Qu’un visir commette une faute dans son administration, si cette faute nuit au public, les peuples crient, et l’orgueil du visir s’en offense. Loin de revenir sur ses pas, et d’essayer par une meilleure conduite de calmer de trop justes plaintes, il ne s’occupe que des moyens d’imposer silence aux citoyens. Ces moyens de force les irritent ; les cris redoublent. Alors il ne reste au visir que deux partis à prendre, ou d’exposer l’état à des révolutions, ou de porter le despotisme à ce terme extrême qui toujours annonce la ruine des empires ; et c’est à ce dernier parti que s’arrêtent communément les visirs.
  3. Le visir lui-même n’entre qu’en tremblant au divan quand le sultan y est.