De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 12

DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 4 (p. 70-84).
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CHAPITRE XII

Si, dans la poursuite des grandeurs, on ne cherche qu’un moyen de se soustraire à la douleur, ou de jouir du plaisir physique, pourquoi le plaisir échappe-t-il si souvent à l’ambitieux ?


On peut distinguer deux sortes d’ambitieux. Il est des hommes malheureusement nés, qui, ennemis du bonheur d’autrui, desirent les grandes places, non pour jouir des avantages qu’elles procurent, mais pour goûter le seul plaisir des infortunés, pour tourmenter les hommes, et jouir de leur malheur. Ces sortes d’ambitieux sont d’un caractere assez semblable aux faux dévots, qui en général passent pour méchants, non que la loi qu’ils professent ne soit une loi d’amour et de charité, mais parceque les hommes le plus ordinairement portés à une dévotion austere sont apparemment des hommes mécontents de ce bas monde[1], qui ne peuvent espérer de bonheur qu’en l’autre, et qui, mornes, timides et malheureux, cherchent dans le spectacle du malheur d’autrui une distraction aux leurs. Les ambitieux de cette espece sont en très petit nombre ; ils n’ont rien de grand ni de noble dans l’ame, ils ne sont comptés que parmi les tyrans ; et, par la nature de leur ambition, ils sont privés de tous les plaisirs.

Il est des ambitieux d’une autre espece (et dans cette espece je les comprends presque tous), ce sont ceux qui dans les grandes places ne cherchent qu’à jouir des avantages qui y sont attachés. Parmi ces ambitieux il en est qui, par leur naissance ou leur position, sont d’abord élevés à des postes importants : ceux-là peuvent quelquefois allier le plaisir avec les soins de l’ambition ; ils sont en naissant placés, pour ainsi dire, à la moitié de la carriere qu’ils ont à parcourir[2]. Il n’en est pas ainsi d’un homme qui de l’état le plus médiocre veut, comme Cromwel, s’élever aux premiers postes. Pour s’ouvrir la route de l’ambition, où les premiers pas sont ordinairement les plus difficiles, il a mille intrigues à faire, mille amis à ménager ; il est à-la-fois occupé et du soin de former de grands projets, et du détail de leur exécution. Or, pour découvrir comment de pareils hommes, ardents à la poursuite de tous les plaisirs, animés de ce seul motif, en sont souvent privés, supposons qu’avide de ces plaisirs, et frappé de l’empressement avec lequel on cherche à prévenir le desir des grands, un homme de cette espece veuille s’élever aux premiers postes : ou cet homme naîtra dans ces pays où le peuple est le dispensateur des graces, où l’on ne peut se concilier la bienveillance publique que par des services rendus à la patrie, où par conséquent le mérite est nécessaire ; ou ce même homme naîtra dans des gouvernements absolument despotiques, tels que le Mogol, où les honneurs sont le prix de l’intrigue : or, quel que soit le lieu de sa naissance, je dis que, pour parvenir aux grandes places, il ne peut donner presque aucun temps à ses plaisirs. Pour le prouver je prendrai le plaisir de l’amour pour exemple, non seulement comme le plus vif de tous, mais encore comme le ressort presque unique des sociétés policées. Car il est bon d’observer en passant qu’il est dans chaque nation un besoin physique qu’on doit considérer comme l’ame universelle de cette nation. Chez les sauvages du septentrion, qui, souvent exposés à des famines affreuses, sont toujours occupés de chasse et de pêche, c’est la faim et non l’amour qui produit toutes les idées ; ce besoin est en eux le germe de toutes leurs pensées : aussi presque toutes les combinaisons de leur esprit ne roulent-elles que sur les ruses de la chasse et de la pêche, et sur les moyens de pourvoir au besoin de la faim. Au contraire, l’amour des femmes est chez les nations policées le ressort presque unique qui les meut[3]. En ces pays, l’amour invente tout, produit tout : la magnificence, la création des arts de luxe, sont des suites nécessaires de l’amour des femmes et de l’envie de leur plaire ; le desir même qu’on a d’en imposer aux hommes par les richesses ou les dignités n’est qu’un nouveau moyen de les séduire. Supposons donc qu’un homme né sans bien, mais avide des plaisirs de l’amour, ait vu les femmes se rendre d’autant plus facilement aux desirs d’un amant, que cet amant, plus élevé en dignité, fait réfléchir plus de considération sur elles ; qu’excité par la passion des femmes à celle de l’ambition, l’homme dont je parle aspire au poste de général ou de premier ministre ; il doit, pour monter à ces places, s’occuper tout entier du soin d’acquérir des talents ou de faire des intrigues. Or le genre de vie propre à former, soit un habile intrigant, soit un homme de mérite, est entièrement opposé au genre de vie propre à séduire des femmes, auxquelles on ne plaît communément que par des assiduités incompatibles avec la vie d’un ambitieux. Il est donc certain que, dans la jeunesse, et jusqu’à ce qu’il soit parvenu à ces grandes places où les femmes doivent échanger leurs faveurs contre du crédit, cet homme doit s’arracher à tous ses goûts, et sacrifier presque toujours le plaisir présent à l’espoir des plaisirs à venir. Je dis presque toujours, parceque la route de l’ambition est ordinairement très longue à parcourir. Sans parler de ceux dont l’ambition, accrue aussitôt que satisfaite, remplace toujours un desir rempli par un desir nouveau ; qui, de ministres, voudroient être rois ; qui, de rois, aspireroient, comme Alexandre, à la monarchie universelle, et voudroient monter sur un trône où les respects de tout l’univers les assurassent que l’univers entier s’occupe de leur bonheur ; sans parler, dis-je, de ces hommes extraordinaires, et supposant même de la modération dans l’ambition, il est évident que l’homme dont la passion des femmes aura fait un ambitieux ne parviendra ordinairement aux premiers postes que dans un âge où tous ses desirs seront étouffés.

Mais, ses desirs ne fussent-ils qu’attiédis, à peine cet homme a-t-il atteint ce terme qu’il se trouve placé sur un écueil escarpé et glissant ; il se voit de toutes parts en butte aux envieux, qui, prêts à le percer, tiennent autour de lui leurs arcs toujours bandés : alors il découvre avec horreur l’abyme affreux qui s’entr’ouvre ; il sent que, dans sa chûte, par un triste apanage de la grandeur, il sera misérable sans être plaint ; qu’exposé aux insultes de ceux qu’outrageoit son orgueil il sera l’objet du mépris de ses rivaux, mépris plus cruel encore que les outrages ; que, devenu la risée de ses inférieurs, ils s’affranchiront alors de ce tribut de respects dont la jouissance a pu quelquefois lui paroître importune, mais dont la privation est insupportable lorsque l’habitude en a fait un besoin. Il voit donc que, privé du seul plaisir qu’il ait jamais goûté, et réduit à l’abaissement, il ne jouira plus en contemplant ses grandeurs, comme l’avare en contemplant ses richesses, de la possibilité de toutes les jouissances qu’elles peuvent lui procurer.

Cet ambitieux est donc, par la crainte de l’ennui et de la douleur, retenu dans la carriere où l’amour du plaisir l’a fait entrer : le desir de conserver succede donc en son cœur au desir d’acquérir. Or, l’étendue des soins nécessaires pour se maintenir dans les dignités ou pour y parvenir étant à-peu-près la même, il est évident que cet homme doit passer le temps de la jeunesse et de l’âge mûr à la poursuite ou à la conservation de ces places, uniquement desirées comme des moyens d’acquérir les plaisirs qu’il s’est toujours refusés. C’est ainsi que, parvenu à l’âge où l’on est incapable d’un nouveau genre de vie, il se livre, et doit en effet se livrer tout entier à ses anciennes occupations, parcequ’une ame toujours agitée de craintes et d’espérances vives, et sans cesse remuée par de fortes passions, préférera toujours la tourmente de l’ambition au calme insipide d’une vie tranquille. Semblables aux vaisseaux que les flots portent encore sur la côte du midi lorsque les vents du nord n’enflent plus les mers, les hommes suivent dans la vieillesse la direction que les passions leur ont donnée dans la jeunesse.

J’ai fait voir comment, appelé aux grandeurs par la passion des femmes, l’ambitieux s’engage dans une route aride. S’il y rencontre par hasard quelques plaisirs, ces plaisirs sont toujours mêlés d’amertume ; il ne les goûte avec délices que parcequ’ils y sont rares et semés çà et là, à-peu-près comme ces arbres qu’on rencontre de loin en loin dans les déserts de la Lybie, et dont le feuillage desséché n’offre un ombrage agréable qu’à l’africain brûlé qui s’y repose.

La contradiction qu’on apperçoit entre la conduite d’un ambitieux et les motifs qui le font agir n’est donc qu’apparente ; l’ambition est donc allumée en nous par l’amour du plaisir et la crainte de la douleur. Mais, dira-t-on, si l’avarice et l’ambition sont un effet de la sensibilité physique, du moins l’orgueil n’y prend-il pas sa source.


  1. L’expérience prouve qu’en général les caracteres propres à se priver de certains plaisirs, et à saisir les maximes et les pratiques austeres d’une certaine dévotion, sont ordinairement des caracteres malheureux. C’est la seule maniere d’expliquer comment tant de sectaires ont pu allier à la sainteté et à la douceur des principes de la religion tant de méchanceté et d’intolérance ; intolérance prouvée par tant de massacres. Si la jeunesse, lorsqu’on ne s’oppose point à ses passions, est ordinairement plus humaine et plus généreuse que la vieillesse, c’est que les malheurs et les infirmités ne l’ont point encore endurcie. L’homme d’un caractere heureux est gai et bon homme : c’est lui seul qui dit,
    Que tout le monde ici soit heureux de ma joie !


    Mais l’homme malheureux est méchant. César disoit, en parlant de Cassius, « Je redoute ces gens haves et maigres : il n’en est pas ainsi de ces Antoines, de ces gens uniquement occupés de leurs plaisirs ; leur main cueille des fleurs, et n’aiguise point de poignards ». Cette observation de César est très belle, et plus générale qu’on ne pense.

  2. L’ambition est, si je l’ose dire, en eux plutôt une convenance d’état qu’une passion forte que les obstacles irritent, et qui triomphe de tout.
  3. Ce n’est pas que d’autres motifs ne puissent allumer en nous le feu de l’ambition. Dans les pays pauvres, le desir de pourvoir à ses besoins suffit, comme je l’ai dit plus haut, pour faire des ambitieux ; dans les pays despotiques, la crainte du supplice que peut nous faire subir le caprice d’un despote peut former encore des ambitieux : mais, chez les peuples policés, c’est le desir vague du bonheur, desir qui se réduit toujours, comme je l’ai déja prouvé, aux plaisirs des sens, qui le plus communément inspire l’amour des grandeurs. Or, parmi ces plaisirs, je suis sans doute en droit de choisir celui des femmes, comme le plus vif et le plus puissant de tous. Une preuve qu’en effet ce sont les plaisirs de cette espece qui nous animent, c’est qu’on n’est susceptible de l’acquisition des grands talents, et capable de ces résolutions désespérées nécessaires quelquefois pour monter aux premiers postes, que dans la premiere jeunesse, c’est-à-dire dans l’âge où les besoins physiques se font le plus vivement sentir. Mais, dira-t-on, que de vieillards montent avec plaisir aux grandes places ! Oui : ils les acceptent, ils les desirent même ; mais ce desir ne mérite pas le nom de passion, puisqu’ils ne sont plus alors capables de ces entreprises hardies et de ces efforts prodigieux d’esprit qui caractérisent la passion. Le vieillard peut marcher par habitude dans la carriere qu’il s’est ouverte dans la jeunesse, mais il ne s’en ouvriroit pas une nouvelle.