De l’Esprit/Discours 2/Chapitre 24

DISCOURS II
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 3 (p. 113-141).


CHAPITRE XXIV

Des moyens de perfectionner la morale.


Il suffit pour cet effet de lever les obstacles que mettent à ses progrès les deux especes d’hommes que j’ai cités. L’unique moyen d’y réussir est de les démasquer ; de montrer, dans les protecteurs de l’ignorance, les plus cruels ennemis de l’humanité ; d’apprendre aux nations que les hommes sont en général encore plus stupides que méchants ; qu’en les guérissant de leurs erreurs, on les guériroit de la plupart de leurs vices ; et que s’opposer à cet égard à leur guérison, c’est commettre un crime de lese-humanité.

Tout homme qui, dans l’histoire, considere le tableau des miseres publiques s’apperçoit bientôt que c’est l’ignorance qui, plus barbare encore que l’intérêt, a versé le plus de calamités sur la terre. Frappé de cette vérité, on est toujours tenté de s’écrier : Heureuse la nation où du moins les citoyens ne se permettroient que des crimes d’intérêt ! Combien l’ignorance les multiplie-t-elle ! Que de sang n’a-t-elle pas fait répandre sur les autels[1] ! Cependant l’homme est fait pour être vertueux : en effet, si c’est dans le plus grand nombre que réside essentiellement la force, et dans la pratique des actions utiles au plus grand nombre que consiste la justice, il est évident que la justice est, par sa nature, toujours armée du pouvoir nécessaire pour réprimer le vice et nécessiter les hommes à la vertu.

Si le crime audacieux et puissant met si souvent à la chaîne la justice et la vertu, et s’il opprime les nations, ce n’est que par le secours de l’ignorance ; c’est elle qui, cachant à chaque nation ses véritables intérêts, empêche l’action et la réunion de ses forces, et met par ce moyen le coupable à l’abri du glaive de l’équité.

À quel mépris faut-il donc condamner quiconque veut retenir les peuples dans les ténebres de l’ignorance ! On n’a point jusqu’à présent assez fortement insisté sur cette vérité : non qu’on doive renverser en un jour tous les autels de l’erreur : je sais avec quel ménagement on doit avancer une opinion nouvelle ; je sais même qu’en les détruisant on doit respecter les préjugés, et qu’avant d’attaquer une erreur généralement reçue, il faut envoyer, comme les colombes de l’arche, quelques vérités à la découverte, pour voir si le déluge des préjugés ne couvre point encore la face du monde, si les erreurs commencent à s’écouler ; et si l’on apperçoit çà et là dans l’univers quelques îles où la vertu et la vérité puissent prendre terre pour se communiquer aux hommes.

Mais tant de précautions ne se prennent qu’avec des préjugés peu dangereux. Que doit-on à des hommes qui, jaloux de la domination, veulent abrutir les peuples pour les tyranniser ? Il faut, d’une main hardie, briser le talisman d’imbécillité auquel est attachée la puissance de ces génies malfaisants, découvrir aux nations les vrais principes de la morale, leur apprendre qu’insensiblement entraînées vers le bonheur apparent ou réel, la douleur et le plaisir sont les seuls moteurs de l’univers moral, et que le sentiment de l’amour de soi est la seule base sur laquelle on puisse jeter les fondements d’une morale utile.

Comment se flatter de dérober aux hommes la connoissance de ce principe ? Pour y réussir il faut donc leur défendre de sonder leurs cœurs, d’examiner leur conduite, d’ouvrir ces livres d’histoire où l’on voit les peuples de tous les siecles et de tous les pays, uniquement attentifs à la voix du plaisir, immoler leurs semblables, je ne dis pas à de grands intérêts, mais à leur sensualité et à leur amusement. J’en prends à témoin et ces viviers où la gourmandise barbare des Romains noyoit des esclaves, et les donnoit en pâture à leurs poissons pour en rendre la chair plus délicate ; et cette île du Tibre où la cruauté des maîtres transportoit les esclaves infirmes, vieux et malades, et les y laissoit périr dans le supplice de la faim : j’en atteste encore les débris de ces vastes et superbes arênes où sont gravés les fastes de la barbarie humaine ; où le peuple le plus policé de l’univers sacrifioit des milliers de gladiateurs au seul plaisir que produit le spectacle des combats ; où les femmes accouroient en foule ; où ce sexe, nourri dans le luxe, la mollesse et les plaisirs, ce sexe qui, fait pour l’ornement et les délices de la terre, semble ne devoir respirer que la volupté, portoit la barbarie au point d’exiger des gladiateurs blessés de tomber en mourant dans une attitude agréable. Ces faits, et mille autres pareils, sont trop avérés pour se flatter d’en dérober aux hommes la véritable cause. Chacun sait qu’il n’est pas d’une autre nature que les Romains, que la différence de son éducation produit la différence de ses sentiments, et le fait frémir au seul récit d’un spectacle que l’habitude lui eût sans doute rendu agréable s’il fût né sur les bords du Tibre. En vain quelques hommes, dupes de leur paresse à s’examiner, et de leur vanité à se croire bons, s’imaginent devoir à l’excellence particuliere de leur nature les sentiments humains dont ils seroient affectés à un pareil spectacle ; l’homme sensé convient que la nature, comme le dit Pascal[2], et comme le prouve l’expérience, n’est rien autre chose que notre premiere habitude. Il est donc absurde de vouloir cacher aux hommes le principe qui les meut.

Mais supposons qu’on y réussît, quel avantage en retireroient les nations ? On ne feroit certainement que voiler aux yeux des gens grossiers le sentiment de l’amour de soi ; on n’empêcheroit point l’action de ce sentiment sur eux ; on n’en changeroit point les effets ; les hommes ne seroient point autres qu’ils sont : cette ignorance ne leur seroit donc point utile. Je dis de plus qu’elle leur seroit nuisible : c’est en effet à la connoissance du principe de l’amour de soi que les sociétés doivent la plupart des avantages dont elles jouissent : cette connoissance, tout imparfaite qu’elle est encore, a fait sentir aux peuples la nécessité d’armer de puissance la main des magistrats ; elle a fait confusément appercevoir au législateur la nécessité de fonder sur la base de l’intérêt personnel les principes de la probité. Sur quelle autre base en effet pourroit-on les appuyer ? Seroit-ce sur les principes de ces fausses religions, qui, dira-t-on, toutes fausses qu’elles sont, pourroient être utiles au bonheur temporel des hommes[3] ? Mais la plupart de ces religions sont trop absurdes pour donner de pareils étaies à la vertu. On ne l’appuiera pas non plus sur les principes de la vraie religion ; non que la morale n’en soit excellente, que ses maximes n’élevent l’ame jusqu’à la sainteté, et ne la remplissent d’une joie intérieure, avant-goût de la joie céleste ; mais parceque ses principes ne pourroient convenir qu’au petit nombre de chrétiens répandus sur la terre ; et qu’un philosophe, qui, dans ses écrits, est toujours censé parler à l’univers, doit donner à la vertu des fondements sur lesquels toutes les nations puissent également bâtir, et par conséquent l’édifier sur la base de l’intérêt personnel. Il doit se tenir d’autant plus fortement attaché à ce principe, que des motifs d’intérêt temporel, maniés avec adresse par un législateur habile, suffisent pour former des hommes vertueux. L’exemple des Turcs, qui, dans leur religion, admettent le dogme de la nécessité, principe destructif de toute religion, et qui peuvent en conséquence être regardés comme des déistes ; l’exemple des Chinois matérialistes[4] ; celui des saducéens, qui nioient l’immortalité de l’ame, et qui recevoient chez les Juifs le titre de justes par excellence ; enfin l’exemple des gymnosophistes, qui, toujours accusés d’athéisme et toujours respectés pour leur sagesse et leur retenue, remplissoient avec la plus grande exactitude les devoirs de la société : tous ces exemples et mille autres pareils prouvent que l’espoir ou la crainte des peines ou des plaisirs temporels sont aussi efficaces, aussi propres à former des hommes vertueux, que ces peines et ces plaisirs éternels qui, considérés dans la perspective de l’avenir, font communément une impression trop foible pour y sacrifier des plaisirs criminels, mais présents.

Comment ne donneroit-on pas la préférence aux motifs d’intérêt temporel ? Ils n’inspirent aucune de ces pieuses et saintes cruautés que condamne[5] notre religion, cette loi d’amour et d’humanité, mais dont ses ministres ont fait si souvent usage ; cruautés qui seront à jamais la honte des siecles passés, l’horreur et l’étonnement des siecles à venir.

De quelle surprise en effet ne doit point être saisi, et le citoyen vertueux, et le chrétien pénétré de cet esprit de charité tant recommandé dans l’évangile, lorsqu’il jette un coup-d’œil sur l’univers passé ! Il y voit différentes religions évoquer toutes le fanatisme, et s’abreuver de sang humain[6]. Ici ce sont des chrétiens, libres, comme le prouve Warburton, d’exercer leur culte, s’ils n’eussent pas voulu détruire celui des idoles, qui, par leur intolérance, excitent la persécution des païens : là ce sont différentes sectes de chrétiens, acharnées les unes contre les autres, qui déchirent l’empire de Constantinople : plus loin s’éleve en Arabie une religion nouvelle ; elle commande aux Sarrazins de parcourir la terre le fer et la flamme à la main. Aux irruptions de ces barbares on voit succéder la guerre contre les infideles. Sous l’étendard des croisés, des nations entieres désertent l’Europe pour inonder l’Asie, pour exercer sur leur route les plus affreux brigandages, et courir s’ensevelir dans les sables de l’Arabie et de l’Égypte. C’est ensuite le fanatisme qui met les armes à la main des princes chrétiens ; il ordonne aux catholiques le massacre des hérétiques ; il fait reparoître sur la terre ces tortures inventées par les Phalaris, les Busiris et les Néron ; il dresse, il allume en Espagne les bûchers de l’inquisition, tandis que les pieux Espagnols quittent leurs ports, traversent les mers, pour planter la croix et la désolation en Amérique[7]. Qu’on jette les yeux sur le nord, le midi, l’orient et l’occident du monde, par-tout on voit le couteau sacré de la religion levé sur le sein des femmes, des enfants, des vieillards ; et la terre, fumante du sang des victimes immolées aux faux dieux ou à l’Être suprême, n’offrir de toutes parts que le vaste, le dégoûtant et l’horrible charnier de l’intolérance. Or quel homme vertueux, et quel chrétien, si son ame tendre est remplie de la divine onction qui s’exhale des maximes de l’évangile, s’il est sensible aux plaintes des malheureux, et s’il a quelquefois essuyé leurs larmes, ne seroit point à ce spectacle touché de compassion pour l’humanité[8], et n’essaieroit point de fonder la probité, non sur des principes aussi respectables que ceux de la religion, mais sur des principes dont il soit moins facile d’abuser, tels que sont les motifs d’intérêt personnel ?

Sans être contraires aux principes de notre religion, ces motifs suffisent pour nécessiter les hommes à la vertu. La religion des païens, en peuplant l’olympe de scélérats, étoit, sans contredit, moins propre que la nôtre à former des hommes justes. Qui peut cependant douter que les premiers Romains n’aient été plus vertueux que nous ? Qui peut nier que les maréchaussées n’aient désarmé plus de brigands que la religion ; que l’Italien, plus dévot que le Français, n’ait, le chapelet en main, fait plus d’usage du stylet et du poison ; et que, dans les temps où la dévotion est plus ardente et la police plus imparfaite, il ne se commette infiniment plus de crimes[9] que dans les siecles où la dévotion s’attiédit et la police se perfectionne ?

C’est donc uniquement par de bonnes lois[10] qu’on peut former des hommes vertueux. Tout l’art du législateur consiste donc à forcer les hommes, par le sentiment de l’amour d’eux-mêmes, d’être toujours justes les uns envers les autres. Or, pour composer de pareilles lois, il faut connoître le cœur humain, et préliminairement savoir que les hommes, sensibles pour eux seuls, indifférents pour les autres, ne sont nés ni bons ni méchants, mais prêts à être l’un ou l’autre, selon qu’un intérêt commun les réunit ou les divise ; que le sentiment de préférence que chacun éprouve pour soi, sentiment auquel est attaché la conservation de l’espece, est gravé par la nature d’une maniere ineffaçable[11] ; que la sensibilité physique a produit en nous l’amour du plaisir et la haine de la douleur ; que le plaisir et la douleur ont ensuite déposé et fait éclore dans tous les cœurs le germe de l’amour de soi, dont le développement a donné naissance aux passions, d’où sont sortis tous nos vices et toutes nos vertus.

C’est par la méditation de ces idées préliminaires qu’on apprend pourquoi les passions, dont l’arbre défendu n’est, selon quelques rabbins, qu’une ingénieuse image, portent également sur leur tige les fruits du bien et du mal ; qu’on apperçoit le méchanisme qu’elles emploient à la production de nos vices et de nos vertus ; et qu’enfin un législateur découvre le moyen de nécessiter les hommes à la probité, en forçant les passions à ne porter que des fruits de vertu et de sagesse.

Or, si l’examen de ces idées, propres à rendre les hommes vertueux, nous est interdit par les deux especes d’hommes puissants cités ci-dessus, l’unique moyen de hâter les progrès de la morale seroit donc, comme je l’ai dit plus haut, de faire voir dans ces protecteurs de la stupidité les plus cruels ennemis de l’humanité, de leur arracher le sceptre qu’ils tiennent de l’ignorance, et dont ils se servent pour commander aux peuples abrutis. Sur quoi j’observerai que ce moyen, simple et facile dans la spéculation, est très difficile dans l’exécution ; non qu’il ne naisse des hommes qui à des esprits vastes et lumineux unissent des ames fortes et vertueuses. Il est des hommes qui, persuadés qu’un citoyen sans courage est un citoyen sans vertu, sentent que les biens et la vie même d’un particulier ne sont, pour ainsi dire, entre ses mains qu’un dépôt qu’il doit toujours être prêt de restituer lorsque le salut du public l’exige. Mais de pareils hommes sont toujours en trop petit nombre pour éclairer le public. D’ailleurs la vertu est toujours sans force lorsque les mœurs d’un siecle y attachent la rouille du ridicule. Aussi la morale et la législation, que je regarde comme une seule et même science, ne feront-elles que des progrès insensibles.

C’est uniquement le laps du temps qui pourra rappeller ces siecles heureux désignés par les noms d’Astrée ou de Rhée, qui n’étoient que l’ingénieux emblême de la perfection de ces deux sciences.


  1. Un roi du Mexique, dans la consécration d’un temple, fit sacrifier, en quatre jours, six mille quatre cents huit hommes, au rapport de Gemelli Carreri, tome vi, page 56.

    Dans l’Inde, les brahmanes de l’école de Niagam profiterent de leur faveur auprès des princes pour faire massacrer les baudhistes dans plusieurs royaumes : ces baudhistes sont athées, et les autres déistes. Balta fut le prince qui fit répandre le plus de sang : pour se purifier de ce crime, il se brûla en grande solennité sur la côte d’Oricha. Il est à remarquer que ce furent les déistes qui firent couler le sang humain. Voyez les lettres du P. Pont, jésuite.

    Les prêtres de Meroé, dans l’Éthiopie, dépêchoient, quand il leur plaisait, un courier au roi pour lui ordonner de mourir. Voyez Diodore.

    Quiconque tue le roi de Sumatra est élu roi. C’est, disent les peuples, par cet assassinat que le ciel déclare ses volontés. Chardin rapporte qu’il a entendu un prédicateur qui, déclarant sur le faste des sophis, disait qu’ils étaient athées à bruler ; qu’il s’étonnoit qu’on les laissât vivre ; et que de tuer un sophi était une action plus agréable à Dieu que de conserver la vie à dix hommes de bien. Combien de fois a-t-on fait parmi nous le même raisonnement !

    C’est sans douze à la vue de tant de sang répandu par le fanatisme que l’abbé de Longuerue, si profond dans l’histoire, disoit que si l’on mettoit, dans les deux bassins d’une balance, le bien et le mal que les religions ont fait, le mal l’emporteront sur le bien. Tome i, page 11.

    Ne prenez point de maison, dit à ce sujet une sentence persane, dans un quartier dont le menu peuple soit ignorant et dévot.

  2. Sextus Empiricus avoit dit avant lui que nos principes naturels ne sont peut-être que nos principes accoutumés.
  3. Cicéron ne le pensoit pas, puisque tout homme en place qu’il étoit, il croyoit devoir montrer au peuple le ridicule de la religion païenne.
  4. Le P. Le Comte et la plupart des jésuites conviennent que tous les lettrés sont athées. Le célebre abbé de Longuerue est de ce sentiment.
  5. Lorsque Bayle dit que la religion, humble, patiente et bienfaisante, dans les premiers siecles, est devenue depuis une religion ambitieuse et sanguinaire ; qu’elle fait passer au fil de l’épée tout ce qui lui résiste ; qu’elle appelle les bourreaux, invente les supplices, envoie des bulles pour exciter les peuples à la révolte, anime les conspirations, et enfin ordonne le meurtre des princes ; Bayle prend l’œuvre de l’homme pour celui de la religion : et les chrétiens n’ont que trop souvent été des hommes. Lorsqu’ils étoient en petit nombre, ils ne parloient que de tolérance : leur nombre et leur crédit s’étant accrus, ils prêcherent contre la tolérance. Bellarmin dit à ce sujet que si les chrétiens ne détrônerent pas les Néron et les Dioclétien, ce n’est pas qu’il n’en eussent le droit, mais ils n’en avoient pas la force : aussi faut-il convenir qu’ils en ont fait usage dès qu’ils l’ont pu. Ce fut à main armée que les empereurs détruisirent le paganisme, qu’ils combattirent les hérésies, qu’ils prêcherent l’évangile aux Frisons, aux Saxons, et dans tout le Nord. Tous ces faits prouvent qu’on n’abuse que trop souvent des principes d’une religion sainte.
  6. Dans l’enfance du monde, le premier usage que l’homme fait de sa raison c’est de se créer des dieux cruels ; c’est par l’effusion du sang humain qu’il pense se les rendre propices ; c’est dans les entrailles palpitantes des vaincus qu’il lit les arrêts du destin. Après d’horrible imprécations, le Germain voue à la mort tous ses ennemis ; son ame ne s’ouvre plus à la pitié, la commisération lui paroîtroit un sacrilege. Pour calmer la colere des néréides, des peuples policés attachent Andromede au rocher ; pour appaiser Diane et s’ouvrir la route de Troie, Agamemnon lui-même traîne Iphigénie à l’autel, Calchas la frappe, et croit honorer les dieux.

    Au lieu de cette note, on lit dans l’édition originale : Les païens n’accuserent pas d’abord les chrétiens d’assassinats ni d’incendies, mais ils les convainquirent, dit Tacite, du crime d’insociabilité ; crime, ajoute l’historien, qui leur fut toujours commun avec les Juifs, gens opiniâtres, attachés à leur croyance, et qui, pénétrés de l’esprit de fanatisme, portoient aux autres nations une haine implacable. Plusieurs autres auteurs, cités dans Grotius, en portent le même témoignage. Abdas, évêque de Perse, renversa un temple de mages ; et son fanatisme excita une longue persécution contre les chrétiens, et des guerres cruelles entre les Romains et les Perses.

  7. Aussi, dans une épître qu’on suppose adressée à Charles-Quint, on fait ainsi parler un Américain :
    … Ce n’est point nous qui sommes les barbares :
    Ce sont, seigneur, ce sont vos Cortez, vos Pizarres
    Qui, pour nous mettre au fait d’un systême nouveau,
    Assemblent contre nous le prêtre et le bourreau.
  8. C’est à l’occasion de la persécution, que Thémiste le sénateur, dans un écrit adressé à l’empereur Valens, lui dit : « Est-ce un crime de penser autrement que vous ? Si les chrétiens sont divisés entre eux, les philosophes le sont bien. La vérité a une infinité de faces sous lesquelles on peut l’envisager. Dieu a gravé dans tous les cœurs du respect pour ses attributs ; mais chacun est le maître de témoigner ce respect de la maniere qu’il croit la plus agréable à la divinité : personne n’est en droit de le gêner sur ce point. »

    S. Grégoire de Nazianze estimait beaucoup ce Thémiste ; c’est à lui qu’il écrit : « Vous êtes le seul, ô Thémiste, qui luttiez contre la décadence des lettres ; vous êtes à la tête des gens éclairés ; vous savez philosopher dans les plus hautes places, joindre l’étude au pouvoir, et les dignités à la science. »

  9. Il est peu de gens que la religion retienne. Que de crimes commis, même par ceux qui sont chargés de nous guider dans les voies du salut ! La S.-Barthélemi, l’assassinat de Henri III, le massacre des templiers, etc. etc. en sont la preuve.
  10. Eusebe, Préparation évangélique, liv. vi, chap. 10, rapporte ce fragment remarquable d’un philosophe syrien, nommé Bardezanes : Apud Seras lex est qua cœdes, scortacio, furtum, et simulachrorum cultus omnis prohibetur ; quare, in amplissima regione, non templum videas, non lenam, non meretricem, non adulteram, non furem in jus raptum, non homicidam, non toxicum. « Chez les Seres, la loi défend le meurtre, la fornication, le vol, et toute espèce de culte religieux ; de sorte que, dans cette vaste région, l’on ne voit ni temple, ni adultere, ni maquerelle, ni fille de joie, ni voleur, ni assassin, ni empoisonneur ». Preuve que les lois suffisent pour contenir les hommes.

    On ne finiroit point si l’on vouloit donner la liste de tous les peuples qui, sans idée de Dieu, ne laissent pas de vivre en société, et plus ou moins heureusement, selon l’habileté plus ou moins grande de leur législateur. Je ne citerai que les noms de ceux qui les premiers s’offriront à ma mémoire.

    Les Mariannais, avant qu’on leur prêchât l’évangile, n’avoient, dit le P. Jobien, jésuite, ni autels, ni temples, ni sacrifices, ni prêtres ; ils avoient seulement chez eux quelques fourbes, nommés macanas, qui prédisoient l’avenir. Ils croient cependant un enfer et un paradis. L’enfer est une fournaise où le diable bat les âmes avec un marteau, comme le fer dans la forge : le paradis est un lieu plein de coco, de sucre et de femmes. Ce n’est ni le crime ni la vertu qui ouvrent l’enfer ou le paradis ; ceux qui meurent d’une mort violente ont l’enfer pour partage, et les autres le paradis. Le P. Jobien ajoute qu’au sud des îles Mariannes sont trente-deux îles habitées par des peuples qui n’ont absolument ni religion ni connoissance de la divinité, et qui ne s’occupent qu’à boire, manger, etc.

    Les Caraïbes, au rapport de la Borde, employé à leur conversion, n’ont ni prêtres, ni autels, ni sacrifices, ni idée de la divinité. Ils veulent être bien payés par ceux qui veulent les faire chrétiens. Ils croient que le premier homme, nommé Longuo, avoit un gros nombril, d’où sortirent les hommes. Ce Longuo est le premier agent : il avoit fait la terre sans montagnes, qui, selon eux, furent l’ouvrage d’un déluge. L’Envie fut une des premieres créatures ; elle répandit beaucoup de maux sur la terre : elle se croyoit très belle ; mais, ayant vu le soleil, elle alla se cacher, et ne parut plus que de nuit.

    Les Chiriguanes ne reconnoissent aucune divinité. Lettres édif. recueil 24.

    Les Giagues, selon le P. Cavassy, ne reconnoissent aucun être distinct de la matiere, et n’ont pas même dans leur langue de mot pour exprimer cette idée ; leur seul culte est celui de leurs ancêtres, qu’ils croient toujours vivants ; ils s’imaginent que leur prince commande à la pluie.

    Dans l’Indoustan, dit le P. Pons, jésuite, il est une secte de brachmanes qui pense que l’esprit s’unit à la matiere, et s’y embarrasse ; que la sagesse, qui purifie l’ame, et qui n’est autre chose que la science de la vérité, produit la délivrance de l’esprit par le moyen de l’analyse. Or l’esprit, selon ces brachmanes, se dégage, tantôt d’une forme, tantôt d’une qualité, par ces trois vérités, Je ne suis en aucune chose, aucune chose n’est en moi, le moi n’est point. Lorsque l’esprit sera délivré de toutes ses formes, voilà la fin du monde. Ils ajoutent que, loin d’aider l’esprit à se dégager de ses formes, les religions ne font que serrer les liens dans lesquels il s’embarrasse.

  11. Le soldat et le corsaire desirent la guerre ; et personne ne leur en fait un crime. On sent qu’à cet égard leur intérêt n’est point assez lié à l’intérêt général.