De l’Allemagne/Troisième partie/VIII

Librairie Stéréotype (Tome 3p. 124-130).

CHAPITRE VIII.

Influence de la nouvelle philosophie allemande
sur le développement de l’esprit.


L’attention est peut-être de toutes les facultés de l’esprit humain celle qui a le plus de pouvoir, et l’on ne sauroit nier que la métaphysique idéaliste la fortifie d’une manière étonnante. M. de Buffon prétendoit que le génie pouvoit s’acquérir par la patience, c’étoit trop dire ; mais cet hommage rendu à l’attention, sous le nom de la patience, honore beaucoup un homme d’une imagination aussi brillante. Les idées abstraites exigent déjà un grand effort de méditation, mais quand on y joint l’observation la plus exacte et la plus persévérante des actes intérieurs de la volonté, toute la force de l’intelligence y est employée. La subtilité de l’esprit est un grand défaut dans les affaires de ce monde ; mais certes les Allemands n’en sont pas soupçonnés. La subtilité philosophique qui nous fait démêler les moindres fils de nos pensées est précisément ce qui doit porter le plus loin le génie, car une réflexion dont il résulteroit peut-être les plus sublimes inventions, les plus étonnantes découvertes, passe en nous-mêmes inaperçue, si nous n’avons pas pris l’habitude d’examiner avec sagacité les conséquences et les liaisons des idées les plus éloignées en apparence.

En Allemagne, un homme supérieur se borne rarement à une seule carrière. Goethe fait des découvertes dans les sciences, Schelling est un excellent littérateur, Frédéric Schlegel un poëte plein d’originalité. On ne sauroit peut-être réunir un grand nombre de talents divers, mais la vue de l’entendement doit tout embrasser.

La nouvelle philosophie allemande est nécessairement plus favorable qu’aucune autre à l’étendue de l’esprit ; car, rapportant tout au foyer de l’âme, et considérant le monde lui-même comme régi par des lois dont le type est en nous, elle ne sauroit admettre le préjugé qui destine chaque homme d’une manière exclusive à telle ou telle branche d’études. Les philosophes idéalistes croient qu’un art, qu’une science, qu’une partie quelconque ne sauroit être comprise sans des connoissances universelles, et que depuis le moindre phénomène jusqu’au plus grand, rien ne peut être savamment examiné ou poétiquement dépeint sans cette hauteur d’esprit qui fait voir l’ensemble en décrivant les détails.

Montesquieu dit que l’esprit consiste a connoître la ressemblance des choses diverses et la différence des choses semblables. S’il pouvoit exister une théorie qui apprit à devenir un homme d’esprit, ce seroit celle de l’entendement telle que les Allemands la conçoivent ; il n’en est pas de plus favorable aux rapprochements ingénieux entre les objets extérieurs et les facultés de l’esprit ce sont les divers rayons d’un même centre. La plupart des axiomes physiques correspondent à des vérités morales, et la philosophie universelle présente de mille manières la nature toujours une et toujours variée, qui se réfléchit toute entière dans chacun de ses ouvrages et fait porter au brin d’herbe comme au cèdre l’empreinte de l’univers.

Cette philosophie donne un attrait singulier pour tous les genres d’étude. Les découvertes qu’on fait en soi-même sont toujours intéressantes ; mais s’il est vrai qu’elles doivent nous éclairer sur les mystères mêmes du monde créé à notre image, quelle curiosité n’inspirent-elles pas ! L’entretien d’un philosophe allemand, tel que ceux que j’ai nommés, rappelle les dialogues de Platon ; et quand vous interrogez un de ces hommes sur un sujet quelconque, il y répand tant de lumières qu’en l’écoutant vous croyez penser pour la première fois, si penser est, comme le dit Spinosa, s’identifier avec la nature par l’intelligence, et devenir un avec elle.

Il circule en Allemagne, depuis quelques années, une telle quantité d’idées neuves sur les sujets littéraires et philosophiques, qu’un étranger pourroit très-bien prendre pour un génie supérieur celui qui ne feroit que répéter ces idées. Il m’est quelquefois arrivé de croire un esprit prodigieux à des hommes d’ailleurs assez communs, seulement parce qu’ils s’étoient familiarisés avec les systèmes idéalistes, aurore d’une vie nouvelle.

Les défauts qu’on reproche d’ordinaire aux Allemands dans la conversation, la lenteur et la pédanterie, se remarquent infiniment moins dans les disciples de l’école moderne ; les personnes du premier rang en Allemagne se sont formées pour la plupart d’après les bonnes manières françaises ; mais il s établit maintenant parmi les philosophes hommes de lettres une éducation qui est aussi de bon goût quoique dans un autre genre. On y considère la véritable élégance comme inséparable de l’imagination poétique et de l’attrait pour les beaux-arts, et la politesse comme fondée sur la connoissance et l’appréciation des talents et du mérite.

On ne sauroit nier cependant que les nouveaux systèmes philosophiques et littéraires n’aient inspiré à leurs partisans un grand mépris pour ceux qui ne les comprennent pas. La plaisanterie française veut toujours humilier par le ridicule, sa tactique est d’éviter l’idée pour attaquer la personne, et le fond pour se moquer de la forme. Les Allemands de la nouvelle école considèrent l’ignorance et la frivolité comme les maladies d’une enfance prolongée ; ils ne s’en sont pas tenus à combattre les étrangers, ils s’attaquent aussi eux-mêmes les uns les autres avec amertume, et l’on diroit, à les entendre, qu’un degré de plus en fait d’abstraction ou de profondeur donne le droit de traiter en esprit vulgaire et borné quiconque ne voudroit pas ou ne pourroit pas y atteindre.

Quand les obstacles ont irrité les esprits, l’exagération s’est mêlée à cette révolution philosophique d’ailleurs si salutaire. Les Allemands de la nouvelle école pénètrent avec le flambeau du génie dans l’intérieur de l’âme. Mais quand il s’agit de faire entrer leurs idées dans la tête des autres, ils en connoissent mal les moyens ; ils se mettent à dédaigner, parce qu’ils ignorent, non la vérité, mais la manière de la dire. Le dédain, excepté pour le vice, indique presque toujours une borne dans l’esprit, car, avec plus d’esprit encore, on se seroit fait comprendre même des esprits vulgaires, ou du moins on l’auroit essayé de bonne foi.

Le talent de s’exprimer avec méthode et clarté est assez rare en Allemagne : les études spéculatives ne le donnent pas. Il faut se placer pour ainsi dire en dehors de ses propres pensées pour juger de la forme qu’on doit leur donner. La philosophie fait coimoître l’homme plutôt que les hommes. C’est l’habitude de la société qui seule nous apprend quels sont les rapports de notre esprit avec celui des autres. La candeur d’abord, et l’orgueil ensuite, portent les philosophes sincères et sérieux à s’indigner contre ceux qui ne pensent pas ou ne sentent pas comme eux. Les Allemands recherchent le vrai consciencieusement ; mais ils ont un esprit de secte très-ardent en faveur de la doctrine qu’ils adoptent ; car tout se change en passion dans le cœur de l’homme.

Cependant, malgré les diversités d’opinions qui forment en Allemagne différentes écoles opposées l’une à l’autre, elles tendent également pour la plupart à développer l’activité de l’âme : aussi n’est-il point de pays où chaque homme tire plus de parti de lui-même au moins sous le rapport des travaux intellectuels.