De l’Allemagne/Troisième partie/IX

Librairie Stéréotype (Tome 3p. 131-141).

CHAPITRE IX.

Influence de la nouvelle philosophie allemande
sur la littérature et les arts.


Ce que je viens de dire sur le développement de l’esprit s’applique aussi à la littérature ; cependant il est peut-être intéressant d’ajouter quelques observations particulières à ces réflexions générales.

Dans les pays où l’on croit que toutes les idées nous viennent par les objets extérieurs, il est naturel d’attacher un plus grand prix aux convenances dont l’empire est au dehors ; mais lorsqu’au contraire on est convaincu des lois immuables de l’existence morale, la société a moins de pouvoir sur chaque homme : l’on traite de tout avec soi-même ; et l’essentiel, dans les productions de la pensée comme dans les actions de la vie, c’est de s’assurer qu’elles partent de notre conviction intime et de nos émotions spontanées.

Il y a dans le style des qualités qui tiennent à la vérité même du sentiment, il y en a qui dépendent de la correction grammaticale. On auroit de la peine à faire comprendre à des Allemands que la première chose à examiner dans un ouvrage, c’est la manière dont il est écrit, et que l’exécution doit l’emporter sur la conception. La philosophie expérimentale estime un ouvrage surtout par la forme ingénieuse et lucide sous laquelle il est présenté ; la philosophie idéaliste, au contraire, toujours attirée vers le foyer de l’âme, n’admire que les écrivains qui s’en rapprochent.

Il faut l’avouer aussi, l’habitude de creuser dans les mystères les plus cachés de notre être donne du penchant pour ce qu’il y a de plus profond et quelquefois de plus obscur dans la pensée : aussi les Allemands mêlent-ils trop souvent la métaphysique à la poésie.

La nouvelle philosophie inspire le besoin de s’élever jusqu’aux pensées et aux sentiments sans bornes. Cette impulsion peut être favorable au génie, mais elle ne l’est qu’à lui, et souvent elle donne à ceux qui n’en ont pas des prétentions assez ridicules. En France, la médiocrité trouve tout trop fort et trop exalté ; en Allemagne, rien ne lui paroit à la hauteur de la nouvelle doctrine. En France, la médiocrité se moque de l’enthousiasme ; en Allemagne, elle dédaigne un certain genre de raison. Un écrivain n’en sauroit jamais faire assez pour convaincre les lecteurs allemands qu’il n’est pas superficiel, qu’il s’occupe en toutes choses de l’immortel et de l’infini. Mais comme les facultés de l’esprit ne répondent pas toujours à de si vastes désirs, il arrive souvent que des efforts gigantesques ne conduisent qu’à des résultats communs. Néanmoins cette disposition générale seconde l’essor de la pensée ; et il est plus facile, en littérature, de poser des limites que de donner de l’émulation.

Le goût que les Allemands manifestent pour le genre naïf, et dont j’ai déjà eu l’occasion de parler, semble en contradiction avec leur penchant pour la métaphysique, penchant qui naît du besoin de se connoitre et de s’analyser soi-même : cependant c’est aussi à l’influence d’un système qu’il faut rapporter ce goût pour le naïf ; car il y a de la philosophie dans tout en Allemagne, même dans l’imagination. L’un des premiers caractères du naïf, c’est d’exprimer ce qu’on sent ou ce qu’on pense, sans réfléchir à aucun résultat ni tendre vers aucun but ; et c’est en cela qu’il s’accorde avec la théorie des Allemands sur la littérature.

Kant, en séparant le beau de l’utile, prouve clairement qu’il n’est point du tout dans la nature des beaux-arts de donner des leçons. Sans doute tout ce qui est beau doit faire naître des sentiments généreux, et ces sentiments excitent à la vertu ; mais dès qu’on a pour objet de mettre en évidence un précepte de morale, la libre impression que produisent les chefs-d’œuvre de l’art est nécessairement détruite ; car le but, quel qu’il soit, quand il est connu, borne et gêne l’imagination. On prétend que Louis XIV disoit à un prédicateur qui avoit dirigé son sermon contre lui : « Je veux bien me faire ma part ; mais je ne veux pas qu’on me la fasse. » L’on pourroit appliquer ces paroles aux beaux-arts en général : ils doivent élever l’âme, et non pas l’endoctriner.

La nature déploie ses magnificences souvent sans but, souvent avec un luxe que les partisans de l’utilité appelleroient prodigue. Elle semble se plaire à donner plus d’éclat aux fleurs, aux arbres des forêts, qu’aux végétaux qui servent d’aliment à l’homme. Si l’utile avoit le premier rang dans la nature, ne revêtiroit-elle pas de plus de charmes les plantes nutritives que les roses, qui ne sont que belles ? Et d’où vient cependant que, pour parer l’autel de la Divinité, l’on chercheroit plutôt les inutiles fleurs que les productions nécessaires ? D’où vient que ce qui sert au maintien de notre vie a moins de dignité que les beautés sans but ? C’est que le beau nous rappelle une existence immortelle et divine dont le souvenir et le regret vivent à la fois dans notre cœur.

Ce n’est certainement pas pour méconnoître la valeur morale de ce qui est utile que Kant en a séparé le beau ; c’est pour fonder l’admiration en tout genre sur un désintéressement absolu ; c’est pour donner aux sentiments qui rendent le vice impossible la préférence sur les leçons qui servent à le corriger.

Rarement les fables mythologiques des anciens ont été dirigées dans le sens des exhortations de morale ou des exemples édifiants ; et ce n’est pas du tout parce que les modernes valent mieux qu’eux qu’ils cherchent souvent à donner à leurs fictions un résultat utile, c’est plutôt parce qu’ils ont moins d’imagination, et qu’ils transportent dans la littérature l’habitude que donnent les affaires de tendre toujours vers un but. Les événements, tels qu’ils existent dans la réalité, ne sont point calculés comme une fiction dont le dénouement est moral. La vie elle-même est conçue d’une manière tout-à-fait poétique : car ce n’est point d’ordinaire parce que le coupable est puni et l’homme vertueux récompensé qu’elle produit sur nous une impression morale, c’est parce qu’elle développe dans notre âme l’indignation contre le coupable et l’enthousiasme pour l’homme vertueux.

Les Allemands ne considèrent point, ainsi qu’on le fait d’ordinaire, l’imitation de la nature comme le principal objet de l’art ; c’est la beauté idéale qui leur paroît le principe de tous les chefs-d’œuvre, et leur théorie poétique est à cet égard tout-à-fait d accord avec leur philosophie. L’impression qu’on reçoit par les beaux-arts n’a pas le moindre rapport avec le plaisir que fait éprouver une imitation quelconque ; l’homme a dans son âme des sentiments innés que les objets réels ne satisferont jamais, et c’est à ces sentiments que l’imagination des peintres et des poëtes sait donner une forme et une vie. Le premier des arts, la musique, qu’imite-t-il ? De tous les dons de la Divinité cependant c’est le plus magnifique, car il semble pour ainsi dire superflu. Le soleil nous éclaire, nous respirons l’air d’un ciel serein, toutes les beautés de la nature servent en quelque façon à l’homme ; la musique seule est d’une noble inutilité, et c’est pour cela qu’elle nous émeut si profondément ; plus elle est loin de tout but, plus elle se rapproche de cette source intime de nos pensées que l’application à un objet quelconque resserre dans son cours.

La théorie littéraire des Allemands diffère de toutes les autres, en ce qu’elle n’assujettit point les écrivains à des usages ni à des restrictions tyranniques. C’est une théorie toute créatrice, c’est une philosophie des beaux-arts qui, loin de les contraindre, cherche, comme Prométhée, à dérober le feu du ciel pour en faire don aux poëtes. Homère, Le Dante. Shakespear, me dira-t-on, savoient-ils rien de tout cela ? Ont-ils eu besoin de cette métaphysique pour être de grands écrivains ? Sans doute la nature n’a point attendu la philosophie, ce qui se réduit à dire que le fait a précédé l’observation du fait ; mais puisque nous sommes arrivés à l’époque des théories, ne faut-il pas au moins se garder de celles qui peuvent étouffer le talent ?

Il faut avouer cependant qu’il résulte assez souvent quelques inconvénients essentiels de ces systèmes de philosophie appliqués à la littérature ; les lecteurs allemands, accoutumés à lire Kant, Fichte, etc., considèrent un moindre degré d’obscurité comme la clarté même, et les écrivains ne donnent pas toujours aux ouvrages de l’art cette lucidité frappante qui leur est si nécessaire. On peut, on doit même exiger une attention soutenue, quand il s’agit d’idées abstraites ; mais les émotions sont involontaires. Il ne peut être question, dans les jouissances des arts, ni de complaisance, ni d’effort, ni de réflexion : il s’agit là de plaisir et non de raisonnement ; l’esprit philosophique peut réclamer l’examen, mais le talent poétique doit commander l’entraînement.

Les idées ingénieuses qui dérivent des théories font illusion sur la véritable nature du talent. On prouve spirituellement que telle ou telle pièce n’a pas dû plaire, et cependant elle plaît, et l’on se met alors à mépriser ceux qui l’aiment. On prouve aussi que telle pièce, composée d’après tels principes, doit intéresser, et cependant quand on veut qu’elle soit jouée, quand on lui dit lève-toi et marche, la pièce ne va pas, et il faut donc encore mépriser ceux qui ne s’amusent point d’un ouvrage composé selon les lois de l’idéal et du réel. On a tort presque toujours quand on blâme le jugement du public dans les arts, car l’impression populaire est plus philosophique encore que la philosophie même, et quand les combinaisons de l’homme instruit ne s’accordent pas avec cette impression, ce n’est point parce que ces combinaisons sont trop profondes, mais plutôt parce qu’elles ne le sont pas assez.

Néanmoins il vaut infiniment mieux, ce me semble, pour la littérature d’un pays, que sa poétique soit fondée sur des idées philosophiques, même un peu abstraites, que sur de simples règles extérieures ; car ces règles ne sont que des barrières pour empêcher les enfants de tomber.

L’imitation des anciens a pris chez les Allemands une direction toute autre que dans le reste de l’Europe. Le caractère consciencieux dont ils ne se départent jamais les a conduits à ne point mêler ensemble le génie moderne avec le génie antique ; ils traitent à quelques égards les fictions comme de la vérité, car ils trouvent le moyen d’y porter du scrupule ; ils appliquent aussi cette même disposition à la connoissance exacte et profonde des monuments qui nous restent des temps passés. En Allemagne, l’étude de l’antiquité, comme celle des sciences et de la philosophie, réunit les branches divisées de l’esprit humain.

Heyne embrasse tout ce qui se rapporte à la littérature, à l’histoire et aux beaux-arts avec une étonnante perspicacité. Wolf tire des observations les plus fines les indications les plus hardies, et ne se soumettant en rien à l’autorité, il juge par lui-même l’authenticité des écrits des Grecs et leur valeur. On peut voir dans un dernier écrit de M. Ch. de Villers, que j’ai déjà nommé avec la haute estime qu’il mérite, quels travaux immenses l’on publie chaque année en Allemagne sur les auteurs classiques. Les Allemands se croient appelés en toutes choses au rôle de contemplateurs, et l’on diroit qu’ils ne sont pas de leur siècle, tant leurs réflexions et leur intérêt se tournent vers une autre époque du monde.

Il se peut que le meilleur temps pour la poésie fût celui de l’ignorance, et que la jeunesse du genre humain soit passée pour toujours : cependant on croit sentir dans les écrits des Allemands une jeunesse nouvelle, celle qui naît du noble choix qu’on peut faire après avoir tout connu. L’àge des lumières a son innocence aussi-bien que l’âge d’or, et si dans l’enfance du genre humain on n’en croit que son âme, lorsqu’on a tout appris on revient à ne plus se confier qu’en elle.