De l’Allemagne/Troisième partie/V

Librairie Stéréotype (Tome 3p. 53-66).

CHAPITRE V.

Observations générales sur la philosophie
allemande.


La philosophie spéculative a toujours trouvé beaucoup de partisans parmi les nations germaniques, et la philosophie expérimentale parmi les nations latines. Les Romains, très-habiles dans les affaires de la vie, n’étoient point métaphysiciens ; ils n’ont rien su à cet égard que par leurs rapports avec la Grèce, et les nations civilisées par eux ont hérité, pour la plupart, de leurs connoissances dans la politique et de leur indifférence pour les études qui ne pouvoient s’appliquer aux affaires de ce monde. Cette disposition se montre en France dans sa plus grande force, les Italiens et les Espagnols y ont aussi participé ; mais l’imagination du midi a quelquefois dévié de la raison pratique pour s’occuper des théories purement abstraites.

La grandeur d’âme des Romains donnoit à leur patriotisme et à leur morale un caractère sublime ; mais c’est aux institutions républicaines qu’il faut l’attribuer. Quand la liberté n’a plus existé à Rome, on y a vu régner presque sans partage un luxe égoïste et sensuel, une politique adroite qui devoit porter tous les esprits vers l’observation et l’expérience. Les Romains ne gardèrent de l’étude qu’ils avoient faite de la littérature et de la philosophie des Grecs que le goût des arts, et ce goût même dégénéra bientôt en jouissances grossières.

L’influence de Rome ne s’exerça par sur les peuples septentrionaux. Ils ont été civilisés presqu’en entier par le christianisme, et leur antique religion qui contenoit en elle les principes de la chevalerie ne ressembloit en rien au paganisme du midi. Il y avoit un esprit de dévouement héroïque et généreux, un enthousiasme pour les femmes, qui faisoit de l’amour un noble culte ; enfin la rigueur du climat empêchant l’homme de se plonger dans les délices de la nature, il en goûtoit d’autant mieux les plaisirs de l’âme.

On pourroit m’objecter que les Grecs avoient la même religion et le même climat que les Romains, et qu’ils se sont pourtant livrés plus qu’aucun autre peuple à la philosophie spéculative ; mais ne peut-on pas attribuer aux Indiens quelques-uns des systèmes intellectuels développés chez les Grecs ? La philosophie idéaliste de Pythagore et de Platon ne s’accorde guère avec le paganisme tel que nous le connoissons, aussi les traditions historiques portent-elles à croire que c’est à travers l’Égypte que les peuples du midi de l’Europe ont reçu l’influence de l’Orient. La philosophie d’Épicure est la seule vraiment originaire de la Grèce.

Quoi qu’il en soit de ces conjectures, il est certain que la spiritualité de l’âme et toutes les pensées qui en dérivent ont été facilement naturalisées chez les nations du Nord, et que parmi ces nations les Allemands se sont toujours montrés plus enclins qu’aucun autre peuple à la philosophie contemplative. Leur Bacon et leur Descartes, c’est Leibnitz. On trouve dans ce beau génie toutes les qualités dont les philosophes allemands en général se font gloire d’approcher : érudition immense, bonne foi parfaite, enthousiasme caché sous des formes sévères. Il avoit profondément étudié la théologie, la jurisprudence, l’histoire, les langues, les mathématiques, la physique, la chimie ; car il étoit convaincu que l’universalité des connoissances est nécessaire pour être supérieur dans une partie quelconque ; enfin tout manifestoit en lui ces vertus qui tiennent à la hauteur de la pensée, et qui méritent à la fois l’admiration et le respect.

Ses ouvrages peuvent être divisés en trois branches, les sciences exactes, la philosophie théologique, et la philosophie de l’âme. Tout le monde sait que Leibnitz étoit le rival de Newton dans la théorie du calcul. La connoissance des mathématiques sert beaucoup aux études métaphysiques ; le raisonnement abstrait n’existe dans sa perfection que dans l’algèbre et la géométrie, nous chercherons à démontrer ailleurs les inconvénients de ce raisonnement, quand on veut y soumettre ce qui tient d’une manière quelconque à la sensibilité ; mais il donne à l’esprit humain une force d’attention qui le rend beaucoup plus capable de s’analyser lui-même : il faut aussi connoître les lois et les forces de l’univers pour étudier l’homme sous tous les rapports. Il y a une telle analogie et une telle différence entre le monde physique et le monde moral, les ressemblances et les diversités se prêtent de telles lumières, qu’il est impossible d’être un savant du premier ordre sans le secours de la philosophie spéculative, ni un philosophe spéculatif sans avoir étudié les sciences positives.

Locke et Condillac ne s’étoient pas assez occupés de ces sciences ; mais Leibnitz avoit, à cet égard, une supériorité incontestable. Descartes étoit aussi un très-grand mathématicien, et il est à remarquer que la plupart des philosophes partisans de l’idéalisme ont tous fait un immense usage de leurs facultés intellectuelles. L’exercice de l’esprit, comme celui du cœur, donne un sentiment de l’activité interne dont tous les êtres qui s’abandonnent aux impressions qui viennent du dehors sont rarement capables.

La première classe des écrits de Leibnitz contient ceux qu’on pourroit appeler théologiques, parce qu’ils portent sur des vérités qui sont du ressort de la religion, et la théorie de l’esprit humain est renfermée dans la seconde. Dans la première classe il s’agit de l’origine du bien et du mal, de la prescience divine, enfin de ces questions primitives qui dépassent l’intelligence humaine. Je ne prétends point blâmer, en m’exprimant ainsi, les grands hommes qui, depuis Pythagore et Platon jusqu’à nous, ont été attirés vers ces hautes spéculations philosophiques. Le génie ne s’impose de bornes à lui-même qu’après avoir lutté long-temps contre cette dure nécessité. Qui peut avoir la faculté de penser et ne pas s’essayer à connoître l’origine et le but des choses de ce monde ?

Tout ce qui a vie sur la terre, excepté l’homme, semble s’ignorer soi-même. Lui seul sait qu’il mourra, et cette terrible vérité réveille son intérèt pour toutes les grandes pensées qui s’y rattachent. Dès qu’on est capable de réflexion, on résoud ou plutôt on croit résoudre à sa manière les questions philosophiques qui peuvent expliquer la destinée humaine ; mais il n’a été accordé à personne de la comprendre dans son ensemble. Chacun en saisit un côté différent, chaque homme a sa philosophie, comme sa poétique, comme son amour. Cette philosophie est d’accord avec la tendance particulière de son caractère et de son esprit. Quand on s’élève jusqu’à l’infini, mille explications peuvent être également vraies, quoique diverses, parce que des questions sans bornes ont des milliers de faces, dont une seule peut occuper la durée entière de l’existence.

Si le mystère de l’univers est au-dessus de la portée de l’homme, néanmoins l’étude de ce mystère donne plus d’étendue à l’esprit ; il en est de la métaphysique comme de l’alchimie : en cherchant la pierre philosophale, en s’attachant à découvrir l’impossible, on rencontre sur la route des vérités qui nous seroient restées inconnues ; d’ailleurs on ne peut empêcher un être méditatif de s’occuper au moins quelque temps de la philosophie transcendante ; cet élan de la nature spirituelle ne sauroit être combattu qu’en la dégradant.

On a réfuté avec succès l’harmonie préétablie de Leibnitz qu’il croyoit une grande découverte ; il se flattoit d’expliquer les rapports de l’âme et de la matière en les considérant l’une et l’autre comme des instruments accordés d’avance qui se répètent, se répondent et s’imitent mutuellement. Ses monades, dont il fait les éléments simples de l’univers, ne sont qu’une hypothèse aussi gratuite que toutes celles dont on s’est servi pour expliquer l’origine des choses ; néanmoins dans quelle perplexité singulière l’esprit humain n’est-il pas ? Sans cesse attiré vers le secret de son être, il lui est également impossible et de le découvrir, et de n’y pas songer toujours.

Les Persans disent que Zoroastre interrogea la Divinité et lui demanda comment le monde avoit commencé, quand il devoit finir, quelle étoit l’origine du bien et du mal ? La Divinité répondit à toutes ces questions : Fais le bien et gagne l’immortalité. Ce qui rend surtout cette réponse admirable, c’est qu’elle ne décourage point l’homme des méditations les plus sublimes ; elle lui enseigne seulement que c’est par la conscience et le sentiment qu’il peut s’élever aux plus profondes conceptions de la philosophie.

Leibnitz étoit un idéaliste qui ne fondoit son système que sur le raisonnement ; et de là vient qu’il a poussé trop loin les abstractions et qu’il n’a point assez appuyé sa théorie sur la persuasion intime, seule véritable base de ce qui est supérieur à l’entendement ; en effet, raisonnez sur la liberté de l’homme, et vous n’y croirez pas ; mettez la main sur votre conscience, et vous n’en pourrez douter. La conséquence et la contradiction, dans le sens que nous attachons à l’une et à l’autre, n’existent pas dans la sphère des grandes questions sur la liberté de l’homme, sur l’origine du bien et du mal, sur la prescience divine, etc. Dans ces questions le sentiment est presque toujours en opposition avec le raisonnement, afin que l’homme apprenne que ce qu’il appelle l’incroyable dans l’ordre des choses terrestres est peut-être la vérité suprême sous des rapports universels.

Le Dante a exprimé une grande pensée philosophique par ce vers :

A guisa del ver primo che l’uom crede[1].

Il faut croire à de certaines vérités comme à l’existence ; c’est l’âme qui nous les révèle, et les raisonnements de tout genre ne sont jamais que de foibles dérivés de cette source.

La Théodicée de Leibnitz traite de la prescience divine et de la cause du bien et du mal : c’est un des ouvrages les plus profonds et les mieux raisonnés sur la théorie de l’infini ; toutefois l’auteur applique trop souvent à ce qui est sans bornes une logique dont les objets circonscrits sont seuls susceptibles. Leibnitz étoit un homme très-religieux ; mais par cela même il se croyoit obligé de fonder les vérités de la foi sur des raisonnements mathématiques, afin de les appuyer sur les bases qui sont admises dans l’empire de l’expérience : cette erreur tient à un respect qu’on ne s’avoue pas pour les esprits froids et arides : on veut les convaincre à leur manière ; on croit que des arguments dans la forme logique ont plus de certitude qu’une preuve de sentiment, et il n’en est rien.

Dans la région des vérités intellectuelles et religieuses que Leibnitz a traitées, il faut se servir de notre conscience intime comme d’une démonstration. Leibnitz, en voulant s’en tenir aux raisonnements abstraits, exige des esprits une sorte de tension dont la plupart sont incapables ; des ouvrages métaphysiques, qui ne sont fondés ni sur l’expérience ni sur le sentiment, fatiguent singulièrement la pensée, et l’on peut en éprouver un malaise physique et moral, tel qu’en s’obstinant à le vaincre on briseroit dans sa tête les organes de la raison. Un poëte, Baggesen, fait du Vertige une divinité : il faut se recommander à elle quand on veut étudier ces ouvrages qui nous placent tellement au sommet des idées, que nous n’avons plus d’échelons pour redescendre à la vie.

Les écrivains méthaphysiques et religieux, éloquents et sensibles tout à la fois, tels qu’il en existe quelques-uns, conviennent bien mieux à notre nature. Loin d’exiger de nous que nos facultés sensibles se taisent, afin que notre faculté d’abstraction soit plus nette, ils nous demandent de penser, de sentir, de vouloir, pour que toute la force de l’âme nous aide à pénétrer dans les profondeurs des cieux ; mais s’en tenir à l’abstraction est un effort tel qu’il est assez simple que la plupart des hommes y aient renoncé, et qu’il leur ait paru plus facile de ne rien admettre au-delà de ce qui est visible.

La philosophie expérimentale est complète en elle-même ; c’est un tout assez vulgaire, mais compacte, borné, conséquent ; et quand on s’en tient au raisonnement, tel qu’il est reçu dans les affaires de ce monde, on doit s’en contenter : l’immortel et l’infini ne nous sont sensibles que par l’âme ; elle seule peut répandre de l’intérêt sur la haute métaphysique. On se persuade bien à tort que plus une théorie est abstraite, plus elle doit préserver de toute illusion ; car c’est précisément ainsi qu’elle peut induire en erreur. On prend l’enchaînement des idées pour leur preuve, on aligne avec exactitude des chimères, et l’on se figure que c’est une armée. Il n’y a que le génie du sentiment qui soit au-dessus de la philosophie expérimentale comme de la philosophie spéculative ; il n’y a que lui qui puisse porter la conviction au-delà des limites de la raison humaine.

Il me semble donc que, tout en admirant la force de tête et la profondeur du génie de Leibnitz, on désireroit, dans ses écrits sur les questions de théologie métaphysique, plus d’imagination et de sensibilité, afin de reposer de la pensée par l’émotion. Leibnitz se faisoit presque scrupule d’y recourir, craignant d’avoir ainsi l’air de séduire en faveur de la vérité : il avoit tort ; car le sentiment est la vérité elle-même dans des sujets de cette nature.

Les objections que je me suis permises sur les ouvrages de Leibnitz, qui ont pour objet des questions insolubles par le raisonnement, ne s’appliquent point à ses écrits sur la formation des idées dans l’esprit humain : ceux-là sont d’une clarté lumineuse ; ils portent sur un mystère que l’homme peut, jusqu’à un certain point, pénétrer ; car il en sait plus sur lui-même que sur l’univers. Les opinions de Leibnitz à cet égard tendent surtout au perfectionnement moral, s’il est vrai, comme les philosophes allemands ont tâché de le prouver, que le libre arbitre repose sur la doctrine qui affranchit l’âme des objets extérieurs, et que la vertu ne puisse exister sans la parfaite indépendance du vouloir.

Leibnitz a combattu avec une force de dialectique admirable le système de Locke, qui attribue toutes nos idées à nos sensations. On avoit mis en action cet axiome si connu, qu’il n’y avoit rien dans l’intelligence qui n’eût été d’abord dans les sensations, et Leibnitz y ajouta cette sublime restriction, si ce n’est l’intelligence elle-même[2]. De ce principe dérive toute la philosophie nouvelle qui exerce tant d’influence sur les esprits en Allemagne. Cette philosophie est aussi expérimentale, car elle s’attache à connoître ce qui se passe en nous. Elle ne fait que mettre l’observation du sentiment intime à la place des sensations extérieures.

La doctrine de Locke eut pour partisans en Allemagne des hommes qui cherchèrent, comme Bonnet à Genève, et plusieurs autres philosophes en Angleterre, à concilier cette doctrine avec les sentiments religieux que Locke lui-même a toujours professés. Le génie deLeibnitz prévit toutes les conséquences de cette métaphysique ; et ce qui fonde à jamais sa gloire, c’est d’avoir su maintenir en Allemagne la philosophie de la liberté morale contre celle de la fatalité sensuelle. Tandis que le reste de l’Europe adoptoit les principes qui font considérer l’âme comme passive, Leibnitz fut avec constance le défenseur éclairé de la philosophie idéaliste, telle que son génie la concevoit. Elle n’avoit aucun rapport ni avec le système de Berkley, ni avec les rêveries des sceptiques grecs sur la non existence de la matière ; mais elle maintenoit l’être moral dans son indépendance et dans ses droits.


  1. C’est ainsi que l’homme croit à la vérité primitive.
  2. Nihil est in intellectu, quod non fuerit in sensu, nisi intellectus ipse.