De l’Allemagne/Troisième partie/IV

Librairie Stéréotype (Tome 3p. 44-52).

CHAPITRE IV.

Du persiflage introduit par un certain genre de
philosophie.


Le système philosophique adopté dans un pays exerce une grande influence sur la tendance des esprits : c’est le moule universel dans lequel se jettent toutes les pensées ; ceux même qui n’ont point étudié ce système se conforment sans le savoir à la disposition générale qu’il inspire. On a vu naître et s’accroître depuis près de cent ans, en Europe, une sorte de scepticisme moqueur dont la base est la métaphysique, qui attribue toutes nos idées à nos sensations. Le premier principe de cette philosophie est de ne croire que ce qui peut être prouvé comme un fait ou comme un calcul ; à ce principe se joignent le dédain pour les sentiments qu’on appelle exaltés, et l’attachement aux jouissances matérielles. Ces trois points de la doctrine renferment tous les genres d’ironie dont la religion, la sensibilité et la morale peuvent être l’objet.

Bayle, dont le savant dictionnaire n’est guère lu par les gens du monde, est pourtant l’arsenal où l’on a puisé toutes les plaisanteries du scepticisme : Voltaire les a rendues piquantes par son esprit et par sa grâce ; mais le fond de tout cela est toujours qu’on doit mettre au nombre des rêveries tout ce qui n’est pas aussi évident qu’une expérience physique. Il est adroit de faire passer l’incapacité d’attention pour une raison suprême qui repousse tout ce qui est obscur et douteux ; en conséquence, on tourne en ridicule les plus grandes pensées, s’il faut réfléchir pour les comprendre, ou s’interroger au fond du cœur pour les sentir. On parle encore avec respect de Pascal, de Bossuet, de J. J. Rousseau, etc., parce que l’autorité les a consacrés, et que l’autorité en tout genre est une chose très-claire. Mais un grand nombre de lecteurs, étant convaincus que l’ignorance et la paresse sont les attributs d’un gentilhomme en fait d’esprit, croient au-dessous d’eux de se donner de la peine, et veulent lire comme un article de gazette les écrits qui ont pour objet l’homme et la nature. Enfin, si par hasard de tels écrits étoient composés par un Allemand dont le nom ne fût pas français, et qu’on eût autant de peine à prononcer ce nom que celui du baron dans Candide, quelle foule de plaisanteries n’en tireroit-on pas ? Et ces plaisanteries veulent toutes dire : — J’ai de la grâce et de la légèreté, tandis que vous, qui avez le malheur de penser à quelque chose, et de tenir à quelques sentiments, vous ne vous jouez pas de tout avec la même élégance et la même facilité. —

La philosophie des sensations est une des principales causes de cette frivolité. Depuis qu’on a considéré l’âme comme passive, un grand nombre de travaux philosophiques ont été dédaignés. Le jour où l’on a dit qu’il n’existoit pas de mystères dans ce monde, ou du moins qu’il ne falloit pas s’en occuper, que toutes les idées venoient par les yeux et par les oreilles, et qu’il n’y avoit de vrai que le palpable, les individus qui jouissent en parfaite santé de tous leurs sens se sont crus les véritables philosophes. On entend sans cesse dire à ceux qui ont assez d’idées pour gagner de l’argent quand ils sont pauvres, et pour le dépenser quand ils sont riches, qu’ils ont la seule philosophie raisonnable, et qu’il n’y a que des rêveurs qui puissent songer à autre chose. En effet, les sensations n’apprennent guère que cette philosophie, et si l’on ne peut rien savoir que par elles, il faut appeler du nom de folie tout ce qui n’est pas soumis à l’evidence matérielle.

Si l’on admettoit au contraire que l’âme agit par elle-même, qu’il faut puiser en soi pour y trouver la vérité, et que cette vérité ne peut être saisie qu’à l’aide d’une méditation profonde, puisqu’elle n’est pas dans le cercle des expériences terrestres, la direction entière des esprits seroit changée ; on ne rejetteroit pas avec. dédain les plus hautes pensées, parce qu’elles exigent une attention réfléchie ; mais ce qu’on trouveroit insupportable, c’est le superficiel et le commun, car le vide est à la longue singulièrement lourd.

Voltaire sentoit si bien l’influence que les systèmes métaphysiques exercent sur la tendance générale des esprits, que c’est pour combattre Leibnitz qu’il a composé Candide. Il prit une humeur singulière contre les causes finales, l’optimisme, le libre arbitre, enfin contre toutes les opinions philosophiques qui relèvent la dignité de l’homme, et il fit Candide, cet ouvrage d’une gaieté infernale, car il semble écrit par un être d’une autre nature que nous, indifférent à notre sort, content de nos souffrances et riant comme un démon, ou comme un singe, des misères de cette espèce humaine avec laquelle il n’a rien de commun. Le plus grand poëte du siècle, l’auteur d’Alzire, de Tancrède, de Mérope, de Zaïre et de Brutus, méconnut dans cet écrit toutes les grandeurs morales qu’il avoit si dignement célébrées.

Quand Voltaire, comme auteur tragique, sentoit et pensoit dans le rôle d’un autre, il étoit admirable ; mais quand il reste dans le sien propre, il est persifleur et cynique. La même mobilité qui lui faisoit prendre le caractère des personnages qu’il vouloit peindre ne lui a que trop bien inspiré le langage qui dans de certains moments convenoit à celui de Voltaire.

Candide met en action cette philosophie moqueuse si indulgente en apparence, si féroce en réalité ; il présente la nature humaine sous le plus déplorable aspect, et nous offre pour toute consolation le rire sardonique qui nous affranchit de la pitié envers les autres, en nous y faisant renoncer pour nous-mêmes.

C’est en conséquence de ce système que Voltaire a pour but, dans son Histoire universelle, d’attribuer les actions vertueuses, comme les grands crimes, à des événements fortuits qui ôtent aux unes tout leur mérite et tout leur tort aux autres. En effet, s’il n’y a rien dans l’âme que ce que les sensations y ont mis, l’on ne doit plus reconnoître que deux choses réelles et durables sur la terre, la force et le bien-être, la tactique et la gastronomie ; mais si l’on fait grâce encore à l’esprit, tel que la philosophie moderne l’a formé, il sera bientôt réduit à désirer qu’un peu de nature exaltée reparoisse pour avoir au moins contre quoi s’exercer.

Les stoïciens ont souvent répété qu’il falloit braver tous les coups eu sort, et ne s’occuper que de ce qui dépend de notre âme, nos sentiments et nos pensées. La philosophie des sensations auroit un résultat tout-à-fait inverse ; ce sont nos sentiments et nos pensées dont elle nous débarrasseroit pour tourner tous nos efforts vers le bien-être matériel ; elle nous diroit : — Attachez-vous au moment présent, considérez comme des chimères tout ce qui sort du cercle des plaisirs ou des affaires de ce monde, et passez cette courte vie le mieux que vous pourrez, en soignant votre santé qui est la base du bonheur. On a connu de tout temps ces maximes ; mais on les croyoit réservées aux valets dans les comédies, et de nos jours on a fait la doctrine de la raison, fondée sur la nécessité, doctrine bien différente de la résignation religieuse, car l’une est aussi vulgaire que l’autre est noble et relevée.

Ce qui est singulier, c’est d’avoir su tirer d’une philosophie aussi commune la théorie de l’élégance ; notre pauvre nature est souvent égoïste et vulgaire, il faut s’en affliger ; mais c’est s’en vanter qui est nouveau. L’indifférence et le dédain pour les choses exaltées sont devenus le type de la grâce, et les plaisanteries ont été dirigées contre l’intérêt vif qu’on peut mettre à tout ce qui n’a pas dans ce monde un résultat positif.

Le principe raisonné de la frivolité du cœur et de l’esprit c’est la métaphysique qui rapporte toutes nos idées à nos sensations ; car il ne nous vient rien que de superficiel par le dehors, et la vie sérieuse est au fond de l’âme. Si la fatalité matérialiste, admise comme théorie de l’esprit humain, conduisoit au dégoût de tout ce qui est extérieur, comme à l’incrédulité sur tout ce qui est intime, il y auroit encore dans ce système une certaine noblesse inactive, une indolence orientale qui pourroit avoir quelque grandeur ; et des philosophes grecs ont trouvé le moyen de mettre presque de la dignité dans l’apathie ; mais l’empire des sensations, en affoiblissant par degrés le sentiment, a laissé subsister l’activité de l’intérêt personnel, et ce ressort des actions a été d’autant plus puissant, qu’on avoit brisé tous les autres.

À l’incrédulité de l’esprit, à l’égoïsme du cœur, il faut encore ajouter la doctrine sur la conscience qu’Helvétius a développée, lorsqu’il a dit que les actions vertueuses en elles-mêmes avoient pour but d’obtenir les jouissances physiques qu’on peut goûter ici-bas : il en est résulté qu’on a considéré comme une espèce de duperie les sacrifices qu’on pourroit faire au culte idéal de quelque opinion ou de quelque sentiment que ce soit ; et comme rien ne paroît plus redoutable aux hommes que de passer pour dupes, ils se sont hâtés de jeter du ridicule sur tous les enthousiasmes qui tournoient mal ; car ceux qui étoient récompensés par les succès échappoient à la moquerie : le bonheur a toujours raison auprès des matérialistes.

L’incrédulité dogmatique, c’est-à-dire celle qui révoque en doute tout ce qui n’est pas prouvé par les sensations, est la source de la grande ironie de l’homme envers lui-même : toute la dégradation morale vient de là. Cette philosophie doit sans doute être considérée autant comme l’effet que comme la cause de la disposition actuelle des esprits ; néanmoins il est un mal dont elle est le premier auteur, elle a donné à l’insouciance de la légèreté l’apparence d’un raisonnement réfléchi : elle fournit des arguments spécieux à l’égoïsme, et fait considérer les sentiments les plus nobles comme une maladie accidentelle dont les circonstances extérieures seules sont la cause.

Il importe donc d’examiner si la nation, qui s’est constamment défendue de la métaphysique dont on a tiré de telles conséquences, n’avoit pas raison en principe et plus encore dans l’application qu’elle a faite de ce principe au développement des facultés et à la conduite morale de l’homme.