De l’Allemagne/Seconde partie/XV

Librairie Stéréotype (Tome 2p. 1-19).

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DE LA SECONDE PARTIE.

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LA LITTERATURE

ET LES ARTS.

CHAPITRE XV.

De l’art dramatique


Le théâtre exerce beaucoup d’empire sur les hommes : une tragédie qui élève l’âme, une comédie qui peint les mœurs et les caractères, agit sur l’esprit d’un peuple presque comme un événement réel ; mais pour obtenir un grand succès sur la scène, il faut avoir étudié le public auquel on s’adresse, et les motifs de toute espèce sur lesquels son opinion se fonde. La connoissance des hommes est aussi nécessaire que l’imagination même à un auteur dramatique : il doit atteindre aux sentiments d’un intérêt général, sans perdre de vue les rapports particuliers qui influent sur les spectateurs ; c’est la littérature en action qu’une pièce de théâtre, et le génie qu’elle exige n’est si rare que parce qu’il se compose de l’étonnante réunion du tact des circonstances et de l’inspiration poétique. Rien ne seroit donc plus absurde que de vouloir à cet égard imposer à toutes les nations le même système ; quand il s’agit d’adapter l’art universel an goût de chaque pays, l’art immortel aux mœurs du temps, des modifications très-importantes sont inévitables ; et de là viennent tant d’opinions diverses sur ce qui constitue le talent dramatique : dans toutes les autres branches de la littérature on est plus facilement d’accord.

On ne peut nier, ce me semble, que les Français ne soient la nation du monde la plus habile dans la combinaison des effets du théâtre : ils l’emportent aussi sur toutes les autres par la dignité des situations et du style tragique. Mais, tout en reconnoissant cette double supériorité, on peut éprouver des émotions plus profondes par des ouvrages moins bien ordonnés ; la conception des pièces étrangères est quelquefois plus frappante et plus hardie, et souvent elle renferme je ne sais quelle puissance qui parle plus intimement à notre cœur, et touche de plus près aux sentiments qui nous ont personnellement agités.

Comme les Français s’ennuient facilement, ils évitent les longueurs en toutes choses. Les Allemands, en allant au théâtre, ne sacrifient d’ordinaire qu’une triste partie de jeu dont les chances monotones remplissent à peine les heures ; ils ne demandent pas mieux que de s’établir tranquillement au spectacle, et de donner à l’auteur tout le temps qu’il veut pour préparer les événements et développer les personnages : l’impatience française ne tolère pas cette lenteur.

Les pièces allemandes ressemblent d’ordinaire aux tableaux des anciens peintres : les physionomies sont belles, expressives, recueillies ; mais toutes les figures sont sur le même plan, quelquefois confuses, ou quelquefois placées l’une à côté de l’autre, comme dans les bas-reliefs, sans être réunies en groupes aux yeux des spectateurs. Les Français pensent, avec raison, que le théâtre, comme la peinture, doit être soumis aux lois de la perspective. Si les Allemands étoient habiles dans l’art dramatique, ils le seroient aussi dans tout le reste ; mais en aucun genre ils ne sont capables, même d’une adresse innocente : leur esprit est pénétrant en ligne droite, les choses belles d’une manière absolue sont de leur domaine ; mais les beautés relatives, celles qui tiennent à la connoissance des rapports et à la rapidité des moyens, ne sont pas d’ordinaire du ressort de leurs facultés.

Il est singulier qu’entre ces deux peuples les Français soient celui qui exige la gravité la plus soutenue dans le ton de la tragédie ; mais c’est précisément parce que les Français sont plus accessibles à la plaisanterie, qu’ils ne veulent pas y donner lieu, tandis que rien ne dérange l’imperturbable sérieux des Allemands : c’est toujours dans son ensemble qu’ils jugent une pièce de théâtre, et ils attendent, pour la blâmer comme pour l’applaudir, qu’elle soit finie. Les impressions des Français sont plus promptes ; et c’est en vain qu’on les préviendroit qu’une scène comique est destinée à faire ressortir une situation tragique, ils se moqueroient de l’une sans attendre l’autre ; chaque détail doit être pour eux aussi intéressant que le tout : ils ne font pas crédit d’un moment au plaisir qu’ils attendent des beaux-arts.

La différence du tbéâtre français et du théâtre allemand peut s’expliquer par celle du caractère des deux nations ; mais il se joint à ces différences naturelles des oppositions systématiques dont il importe de connoître la cause. Ce que j’ai déjà dit sur la poésie classique et romantique s’applique aussi aux pièces de théâtre. Les tragédies puisées dans la mythologie sont d’une toute autre nature que les tragédies historiques ; les sujets tirés de la fable étoient si connus, l’intérêt qu’ils inspiroient étoit si universel, qu’il suffisoit de les indiquer pour frapper d’avance l’imagination. Ce qu’il y a d’éminemment poétique dans les tragédies grecques, intervention des dieux et l’action de la fatalité, rend leur marche beaucoup plus facile ; le détail des motifs, le développement des caractères, la diversité des faits, deviennent moins nécessaires quand l’événement est expliqué par une puissance surnaturelle ; le miracle abrège tout. Aussi l’action de la tragédie, chez les Grecs, est-elle d’une étonnante simplicité ; la plupart des événements sont prévus et même annoncés dès le commencement : c’est une cérémonie religieuse qu’une tragédie grecque. Le spectacle se donnoit en l’honneur des dieux, et des hymnes interrompus par des dialogues et des récits peignoient tantôt les dieux cléments, tantôt les dieux terribles, mais toujours le destin planant sur la vie de l’homme. Lorsque ces mêmes sujets ont été transportés au théâtre français, nos grands poètes leur ont donné plus de variété ; ils ont multiplié les incidents, ménagé les surprises, et resserré le nœud. Il falloit en effet suppléer de quelque manière à l’intérêt national et religieux que les Grecs prenoient à ces pièces et que nous n’éprouvions pas ; toutefois non contents d’animer les pièces grecques, nous avons prêté aux personnages nos mœurs et nos sentiments, la politique et la galanterie modernes ; et c’est pour cela qu’un si grand nombre d’étrangers ne conçoivent pas l’admiration que nos chefs-d’œuvre nous inspirent. En effet, quand on les entend dans une autre langue, quand ils sont dépouillés de la beauté magique du style, on est surpris du peu d’émotion qu’ils produisent et des inconvenances qu’on y trouve : car ce qui ne s’accorde ni avec le siècle, ni avec les mœurs nationales des personnages que l’on représente, n’est-il pas aussi une inconvenance ? et n’y a-t-il de ridicule que ce qui ne nous ressemble pas ?

Les pièces dont les sujets sont grecs ne perdent rien à la sévérité de nos règles dramatiques ; mais si nous voulions goûter, comme les Anglais, le plaisir d’avoir un théâtre historique, d’être intéressés par nos souvenirs, émus par notre religion, comment seroit-il possible de se conformer rigoureusement, d’une part, aux trois unités, et de l’autre, au genre de pompe dont on se fait une loi dans nos tragédies ?

C’est une question si rebattue que celle des trois unités, qu’on n’ose presque pas en reparler ; mais de ces trois unités il n’y en a qu’une d’importante, celle de l’action, et l’on ne peut jamais considérer les autres que comme lui étant subordonnées. Or, si la vérité de l’action perd à la nécessité puérile de ne pas changer de lieu et de se borner à vingt-quatre heures, imposer cette nécessité, c’est soumettre le génie dramatique à une gêne dans le genre de celle des acrostiches, gêne qui sacrifie le fond de l’art à sa forme.

Voltaire est celui de nos grands poëtes tragiques qui a le plus souvent traité des sujets modernes. Il s’est servi, pour émouvoir, du christianisme et de la chevalerie, et si l’on est de bonne foi, l’on conviendra, ce me semble, qu’Alzire, Zaïre et Tancrède font verser plus de larmes que tous les chefs-d’œuvre grecs et romains de notre théâtre. Dubelloy, avec un talent bien subalterne, est pourtant parvenu à réveiller des souvenirs français sur la scène française ; et quoiqu’il ne sût point écrire, on éprouve, par ses pièces, un intérêt semblable à celui que les Grecs devoient ressentir quand ils voyoient représenter devant eux les faits de leur histoire. Quel parti le génie ne peut-il pas tirer de cette disposition ? Et cependant il n’est presque point d’événements qui datent de notre ère dont l’action puisse se passer ou dans un même jour, ou dans un même lieu ; la diversité des faits qu’entraîne un ordre social plus compliqué, les délicatesses de sentiment qu’inspire une religion plus tendre, enfin, la vérité de mœurs qu’on doit observer dans les tableaux plus rapprochés de nous, exigent une grande latitude dans les compositions dramatiques.

On peut citer un exemple récent de ce qu’il en coûte pour se conformer, dans les sujets tirés de l’histoire moderne, à notre orthodoxie dramatique. Les Templiers de M. Renouard sont certainement l’une des pièces les plus dignes de louange qui ait paru depuis long-temps ; cependant qu’y a-t-il de plus étrange que la nécessité où l’auteur s’est trouvé de représenter l’ordre des templiers accusé, jugé, condamné, et brûlé, le tout dans vingt-quatre heures ? Les tribunaux révolutionnaires alloient vite ; mais quelle que fût leur atroce bonne volonté, ils ne seroient jamais parvenus à marcher aussi rapidement qu’une tragédie française. Je pourrois montrer les inconvénients de l’unité de temps avec non moins d’évidence dans presque toutes nos tragédies tirées de l’histoire moderne ; mais j’ai choisi la plus remarquable de préférence pour faire ressortir ces inconvénients. L’un des mots les plus sublimes qu’on puisse entendre au théâtre se trouve dans cette noble tragédie. À la dernière scène, l’on raconte que les templiers chantent des psaumes sur leur bûcher ; un messager est envoyé pour leur apporter leur grâce, que le roi se détermine à leur accorder.

Mais il n’étoit plus temps, les chants avoient cessé.

C’est ainsi que le poëte nous apprend que ces généreux martyrs ont enfin péri dans les flammes. Dans quelle tragédie païenne pourroit-on trouver l’expression d’un tel sentiment ? ej t pourquoi les Français seroient-ils privés au théâtre de tout ce qui est vraiment en harmonie avec eux, leurs ancêtres et leur croyance ?

Les Français considèrent l’unité de temps et de lieu comme une condition indispensable de l’illusion théâtrale ; les étrangers font consister cette illusion dans la peinture des caractères, dans la vérité du langage et dans l’exacte observation des mœurs du siècle et du pays qu’on veut peindre. Il faut s’entendre sur le mot d’illusion dans les arts : puisque nous consentons à croire que des acteurs séparés de nous par quelques planches sont des héros grecs morts il y a trois mille ans, il est bien certain que ce qu’on appelle l’illusion, ce n’est pas s’imaginer que ce qu’on voit existe véritablement ; une tragédie ne peut nous paroître vraie que par l’émotion qu’elle nous cause. Or, si, par la nature des circonstances représentées, le changement de lieu et la prolongation supposée du temps ajoutent à cette émotion, l’illusion en devient plus vive.

On se plaint de ce que les plus belles tragédies de Voltaire, Zaïre et Tancrède, sont fondées sur des mésentendus ; mais comment ne pas avoir recours aux moyens de l’intrigue, quand les développements sont censés avoir lieu dans un espace aussi court ! L’art dramatique est alors un tour de force, et pour faire passer les plus grands événements à travers tant de gênes, il faut une dextérité semblable à celle des charlatans qui escamotent aux regards des spectateurs les objets qu’ils leur présentent.

Les sujets historiques se prêtent encore moins que les sujets d’invention aux conditions imposées à nos écrivains : l’étiquette tragique qui est de rigueur sur notre théâtre s’oppose souvent aux beautés nouvelles dont les pièces tirées de l’histoire moderne seroient susceptibles.

Il y a dans les mœurs chevaleresques une simplicité de langage, une naïveté de sentiment pleine de charme ; mais ni ce charme, ni le pathétique qui résulte du contraste des circonstances communes et des impressions fortes ne peut être admis dans nos tragédies : elles exigent des situations royales en tout, et néanmoins l’intérêt pittoresque du moyen âge tient à toute cette diversité de scènes et de caractères, dont les romans des troubadours ont fait ressortir des effets si touchants.

La pompe des alexandrins est un plus grand obstacle encore que la routine même du bon goût, à tout changement dans la forme et le fond des tragédies françaises : on ne peut dire en vers alexandrins qu’on entre ou qu’on sort, qu’on dort ou qu’on veille, sans qu’il faille chercher pour cela une tournure poétique ; et une foule de sentiments et d’effets sont bannis du théâtre, non par les règles de la tragédie, mais par l’exigence même de la versification. Racine est le seul écrivain français qui, dans la scène de Joas avec Athalie, se soit une fois joué de ces difficultés : il a su donner une simplicité aussi noble que naturelle au langage d’un enfant ; mais l’admirable effort d’un génie sans pareil n’empêche pas que les difficultés trop multipliées dans l’art ne soient souvent un obstacle aux inventions les plus heureuses.

M. Benj. Constant, dans la préface si justement admirée qui précède sa tragédie de Walstein, a fait observer que les Allemands peignoient les caractères dans leurs pièces, et les Français seulement les passions. Pour peindre les caractères, il faut nécessairement s’écarter du ton majestueux exclusivement admis dans la tragédie française ; car il est impossible de faire connoître les défauts et les qualités d’un homme, si ce n’est en le présentant sous divers rapports ; le vulgaire dans la nature se mêle souvent au sublime, et quelquefois en relève l’effet : enfin, on ne peut se figurer l’action d’un caractère que pendant un espace de temps un peu long, et dans vingt-quatre heures il ne sauroit être vraiment question que d’une catastrophe. L’on soutiendra peut-être que les catastrophes conviennent mieux au théâtre que les tableaux nuancés ; le mouvement excité par les passions vives plaît davantage à la plupart des spectateurs que l’attention qu’exige l’observation du cœur humain. C’est le goût national qui seul peut décider de ces différents systèmes dramatiques ; mais ce qui est juste, c’est de reconnoître que, si les étrangers conçoivent l’art théâtral autrement que nous, ce n’est ni par ignorance, ni par barbarie, mais d’après des réflexions profondes et qui sont dignes d’être examinées.

Shakespear, qu’on veut appeler un barbare, a peut-être un esprit trop philosophique, une pénétration trop subtile pour le point de vue de la scène ; il juge les caractères avec l’impartialité d’un être supérieur, et les représente quelquefois avec une ironie presque machiavélique ; ses compositions ont tant de profondeur, que la rapidité de l’action théâtrale fait perdre une grande partie des idées qu’elles renferment : sous ce rapport, il vaut mieux lire ses pièces que les voir. À force d’esprit Shakespear refroidit souvent l’action, et les Français s’entendent beaucoup mieux à peindre les personnages ainsi que les décorations, avec ses grands traits qui font effet à distance. Quoi ! dira-t-on, peut-on reprocher à Shakespear trop de finesse dans les aperçus, lui qui se permit des situations si terribles ? Shakespear réunit souvent des qualités et même des défauts contraires ; il est quelquefois en-deçà, quelquefois en-delà de la sphère de l’art ; mais il possède encore plus la connoissance du cœur humain que celle du théâtre.

Dans les drames, dans les opéras comiques et dans les comédies, les Français montrent une sagacité et une grâce que seuls ils possèdent à ce degré ; et d’un bout de l’Europe à l’autre, on ne joue guère que des pièces françaises traduites : mais il n’en est pas de même des tragédies. Comme les règles sévères auxquelles on les soumet font qu’elles sont toutes plus ou moins renfermées dans un même cercle, elles ne sauroient se passer de la perfection du style pour être admirées. Si l’on youloit risquer en France, dans une tragédie, une innovation quelconque, aussitôt on s’écrieroit que c’est un mélodrame ; mais n’importe-t-il pas de savoir pourquoi les mélodrames font plaisir à tant de gens ? En Angleterre, toutes les classes sont également attirées par tes pièces de Shakespear. Nos plus belles tragédies en France n’intéressent pas le peuple ; sous prétexte d’un goût trop pur et d’un sentiment trop délicat pour supporter de certaines émotions, on divise l’art en deux ; les mauvaises pièces contiennent des situations touchantes mal exprimées, et les belles pièces peignent admirablement des situations souvent froides à force d’être dignes : nous possédons peu de tragédies qui puissent ébranler à la fois l’imagination des hommes de tous les rangs.

Ces observations n’ont assurément pas pour objet le moindre blâme contre nos grands maîtres. Quelques scènes produisent des impressions plus vives dans les pièces étrangères ; mais rien ne peut être comparé à l’ensemble imposant et bien combiné de nos chefs-d’œuvre dramatiques : la question seulement est de savoir si en se bornant, comme on le fait maintenant, à l’imitation de ces chefs-d’oeuvre, il y en aura jamais de nouveaux. Rien dans la vie ne doit être stationnaire, et l’art est pétrifié quand il ne change plus. Vingt ans de révolution ont donné à l’imagination d’autres besoins que ceux qu’elle éprouvoit quand les romans de Crébillon peignoient l’amour et la société du temps. Les sujets grecs sont épuisés ; un seul homme, Lemercier, a su mériter encore une nouvelle gloire dans un sujet antique, Agamemnon ; mais la tendance naturelle du siècle c’est la tragédie historique.

Tout est tragédie dans les événements qui intéressent les nations ; et cet immense drame, que le genre humain représente depuis six mille ans, fourniroit des sujets sans nombre pour le théâtre, si l’on donnoit plus de liberté à l’art dramatique. Les règles ne sont que l’itinéraire du génie ; elles nous apprennent seulement que Corneille, Racine et Voltaire ont passé par-là ; mais si l’on arrive au but, pourquoi chicaner sur la route ? et le but n’est-il pas d’émouvoir l’âme en l’ennoblissant ?

La curiosité est un des grands mobiles du théâtre : néanmoins l’intérêt qu’excite la profondeur des affections est le seul inépuisable. On s’attache à la poésie, qui révèle l’homme à l’homme ; on aime à voir comment la créature semblable à nous se débat avec la souffrance, y succombe, en triomphe, s’abat et se relève sous la puissance du sort. Dans quelques-unes de nos tragédies il y a des situations tout aussi violentes que dans les tragédies anglaises ou allemandes ; mais ces situations ne sont pas présentées dans toute leur force, et quelquefois c’est par l’affectation qu’on en adoucit l’effet, ou plutôt qu’on l'efface. L’on sort rarement d’une certaine nature convenue, qui revêt de ses couleurs les mœurs anciennes comme les mœurs modernes, le crime comme la vertu, l’assassinat comme la galanterie. Cette nature est belle et soigneusement parée, mais on s’en fatigue à la longue ; et le besoin de se plonger dans des mystères plus profonds doit s’emparer invinciblement du génie.

Il seroit donc à désirer qu’on pût sortir de l’enceinte que les hémistiches et les rimes ont tracée autour de l’art ; il faut permettre plus de hardiesse, il faut exiger plus de connoissance de l’histoire ; car si l’on s’en tient exclusivement à ces copies toujours plus pâles des mêmes chefs-d’œuvre, on finira par ne plus voir au théâtre que des marionnettes héroïques, sacrifiant l’amour au devoir, préférant la mort à l’esclavage, inspirées par l’antithèse dans leurs actions comme dans leurs paroles, mais sans aucun rapport avec cette étonnante créature qu’on appelle l’homme, avec la destinée redoutable qui tour à tour l’entraîne et le poursuit.

Les défauts du théâtre allemand sont faciles à remarquer : tout ce qui tient au manque d’usage du monde, dans les arts comme dans la société, frappe d’abord les esprits les plus superficiels ; mais, pour sentir les beautés qui viennent de l’âme, il est nécessaire d’apporter dans l’appréciation des ouvrages qui nous sont présentés un genre de bonhomie tout-à-fait d’accord avec une haute supériorité. La moquerie n’est souvent qu’un sentiment vulgaire traduit en impertinence. La faculté d’admirer la véritable grandeur à travers les fautes de goût en littérature comme à travers les inconséquences dans la vie, cette faculté est la seule qui honore celui qui juge.

En faisant connoître un théâtre fondé sur des principes très différents des nôtres, je ne prétends assurément, ni que ces principes soient les meilleurs, ni surtout qu’on doive les adopter en France : mais des combinaisons étrangères peuvent exciter des idées nouvelles ; et quand on voit de quelle stérilité notre littérature est menacée, il me paroît difficile de ne pas désirer que nos écrivains reculent un peu les bornes de la carrière : ne feroient-ils pas bien de devenir à leur tour conquérants dans l’empire de l’imagination ? Il n’en doit guère coûter à des Français pour suivre un semblable conseil.