De l’Allemagne/Seconde partie/XIV

Librairie Stéréotype (Tome 1p. 339-343).

CHAPITRE XIV.

Du goût.


Ceux qui se croient du goût en sont plus orgueilleux que ceux qui se croient du génie. Le goût est en littérature comme le bon ton en société ; on le considère comme une preuve de la fortune, de la naissance, ou du moins des habitudes qui tiennent à toutes les deux ; tandis que le génie peut naître dans la tête d’un artisan qui n’auroit jamais eu de rapport avec la bonne compagnie. Dans tout pays où il y aura de la vanité le goût sera mis au premier rang, parce qu’il sépare les classes, et qu’il est un signe de ralliement entre tous les individus de la première. Dans tous les pays où s’exercera la puissance du ridicule le goût sera compté comme l’un des premiers avantages, car il sert surtout à connaître ce qu’il faut éviter. Le tact des convenances est une partie du goût, et c’est une arme excellente pour parer les coups entre les divers amours-propres ; enfin il peut arriver qu’une nation entière se place, en aristocratie de bon goût, vis-à-vis des autres, et qu’elle soit ou qu’elle se croie la seule bonne compagnie de l’Europe ; et c’est ce qui peut s’appliquer à la France, où l’esprit de société régnoit si éminemment qu’elle avoit quelque excuse pour cette prétention.

Mais le goût dans son application aux beaux-arts diffère singulièrement du goût dans son application aux convenances sociales ; lorsqu’il s’agit de forcer les hommes à nous accorder une considération éphémère comme notre vie, ce qu’on ne fait pas est au moins aussi nécessaire que ce qu’on fait, car le grand monde est si facilement hostile qu’il faut des agréments bien extraordinaires pour qu’ils compensent l’avantage de ne donner prise sur soi à personne : mais le goût en poésie tient à la nature et doit être créateur comme elle ; les principes de ce goût sont donc tout autres que ceux qui dépendent des relations de la société.

C’est la confusion de ces deux genres qui est la cause des jugements si opposés en littérature ; les Français jugent les beaux-arts comme des convenances, et les Allemands les convenances comme des beaux-arts : dans les rapports avec la société il faut se défendre, dans les rapports avec la poésie il faut se livrer. Si vous considérez tout en homme du monde, vous ne sentirez point la nature ; si vous considérez tout en artiste, vous manquerez du tact que la société seule peut donner. S’il ne faut transporter dans les arts que l’imitation de la bonne compagnie, les Français seuls en sont vraiment capables ; mais plus de latitude dans la composition est nécessaire pour remuer fortement l’imagination et l’âme. Je sais qu’on peut m’objecter avec raison que nos trois grands tragiques, sans manquer aux règles établies, se sont élevés à la plus sublime hauteur. Quelques hommes de génie, ayant à moissonner dans un champ tout nouveau, ont su se rendre illustres, malgré les difficultés qu’ils avoient à vaincre ; mais la cessation des progrès de l’art, depuis eux, n’est-elle pas une preuve qu’il y a trop de barrières dans la route qu’ils ont suivie ?

« Le bon goût en littérature est, à quelques égards, comme l’ordre sous le despotisme, il importe d’examiner à quel prix on l’achète[1]. » En politique, M. Necker disoit : Il faut toute la liberté qui est conciliable avec l’ordre. Je retournerois la maxime, en disant : Il faut, en littérature, tout le goût qui est conciliable avec le génie : car si l’important dans l’état social c’est le repos, l’important dans la littérature, au contraire, c’est l’intérêt, le mouvement, l’émotion, dont le goût à lui tout seul est souvent l’ennemi.

On pourroit proposer un traité de paix éntre les façons de juger, artistes et mondaines, des Allemands et des Français. Les Français devroient s’abstenir de condamner, même une faute de convenance, si elle avoit pour excuse une pensée forte ou un sentiment vrai. Les Allemands devroient s’interdire tout ce qui offense le goût naturel, tout ce qui retrace des images que les sensations repoussent : aucune théorie philosophique, quelque ingénieuse qu’elle soit, ne peut aller contre les répugnances des sensations, comme aucune poétique des convenances ne sauroit empêcher les émotions involontaires. Les écrivains allemands les plus spirituels auroient beau soutenir que, pour comprendre la conduite des filles du roi Lear envers leur père, il faut montrer la barbarie des temps dans lesquels elles vivoient, et tolérer que le duc de Cornuailles, excité par Régane, écrase avec son talon, sur le théâtre, l’œil de Glocester : notre imagination se révoltera toujours contre ce spectacle, et demandera qu’on arrive à de grandes beautés par d’autres moyens. Mais les Français aussi dirigeroient toutes leurs critiques littéraires contre la prédiction des sorcières de Macbeth, l’apparition de l’ombre de Banquo, etc., qu’on n’en seroit pas moins ébranlé jusqu’au fond de l’âme par les terribles effets qu’ils voudroient proscrire.

On ne sauroit enseigner le bon goût dans les arts comme le bon ton en société ; car le bon ton sert à cacher ce qui nous manque, tandis qu’il faut avant tout dans les arts un esprit créateur : le bon goût ne peut tenir lieu du talent en littérature, car la meilleure preuve de goût, lorsqu’on n’a pas de talent, seroit de ne point écrire. Si l’on osoit le dire, peut-être trouveroit-on qu’en France il y a maintenant trop de freins pour des coursiers si peu fougueux, et qu’en Allemagne beaucoup d’indépendance littéraire ne produit pas encore des résultats assez brillants.

FIN DU TOME PREMIER.
  1. Supprimé par la censure.