De l’Allemagne/Seconde partie/VIII

Librairie Stéréotype (Tome 1p. 243-248).

CHAPITRE VIII.

Schiller.


Schiller étoit un homme d’un génie rare et d’une bonne foi parfaite ; ces deux qualités devroient être inséparables au moins dans un homme de lettres. La pensée ne peut être mise à l’égal de l’action que quand elle réveille en nous l’image de la vérité ; le mensonge est plus dégoûtant encore dans les écrits que dans la conduite. Les actions, même trompeuses, restent encore des actions, et l’on sait à quoi se prendre pour les juger ou pour les haïr ; mais les ouvrages ne sont qu’un amas fastidieux de vaines paroles, quand ils ne partent pas d’une conviction sincère.

Il n’y a pas une plus belle carrière que celle des lettres, quand on la suit comme Schiller. Il est vrai qu’il y a tant de sérieux et de loyauté dans tout en Allemagne, que c’est là seulement qu’on peut connoître d’une manière complète le caractère et les devoirs de chaque vocation. Néanmoins Schiller étoit admirable entre tous par ses vertus autant que par ses talents. La conscience étoit sa muse : celle-là n’a pas besoin d’être invoquée, car on l’entend toujours quand on l’écoute une fois. Il aimoit la poésie, l’art dramatique, l’histoire, la littérature pour elle même. Il auroit été résolu à ne point publier ses ouvrages qu’il y auroit donné le même soin ; et jamais aucune considération tirée, ni du succès, ni de la mode, ni des préjugés, ni de tout ce qui vient des autres enfin, n’auroit pu lui faire altérer ses écrits ; car ses écrits étoient lui, ils exprimoient son âme, et il ne concevoit pas la possibilité de changer une expression, si le sentiment intérieur qui l’inspiroit n’étoit pas changé. Sans doute Schiller ne pouvoit pas être exempt d’amour-propre. S’il en faut pour aimer la gloire, il en faut même pour être capable d’une activité quelconque ; mais rien ne diffère autant dans ses conséquences que la vanité et l’amour de la gloire ; l’une tâche d’escamoter le succès, l’autre veut le conquérir ; l’une est inquiète d’elle-même et ruse avec l’opinon, l’autre ne compte que sur la nature et s’y fie pour tout soumettre. Enfin, au-dessus même de l’amour de la gloire il y a encore un sentiment plus pur, l’amour de la vérité, qui fait des hommes de lettres comme les prêtres guerriers, d’une noble cause ; ce sont eux qui désormais doivent garder le feu sacré : car de foibles femmes ne suffiroient plus comme jadis pour le défendre.

C’est une belle chose que l’innocence, dans le génie, et la candeur dans la force. Ce qui nuit à l’idée qu’on se fait de la bonté, c’est qu’on la croit de la foiblesse ; mais quand elle est unie au plus haut degré de lumières et d’énergie, elle nous fait comprendre comment la Bible a pu nous dire que Dieu fit l’homme à son image : Schiller s’étoit fait tort à son entrée dans le monde par des égarements d’imagination ; mais avec la force de l’âge il reprit cette pureté sublime qui naît des hautes pensées. Jamais il n’entroit en négociation avec les mauvais sentiments. Il vivoit, il parloit, il agissoit comme si les méchants n’existoient pas ; et quand il les peignoit dans ses ouvrages, c’étoit avec plus d’exagération et moins de profondeur que s’il les avoit vraiment connus. Les méchants s’offroient à son imagination comme un obstacle, comme un fléau physique, et peut-être en effet qu’à beaucoup d’égards ils n’ont pas une nature intellectuelle ; l’habitude du vice a changé leur âme en un instinct perverti.

Schiller étoit le meilleur ami, le meilleur père, le meilleur époux ; aucune qualité ne manquoit à ce caractère doux et paisible que le talent seul enflammoit ; l’amour de la liberté, le respect pour les femmes, l’enthousiasme des beaux-arts, l’adoration pour la divinité, animoient son génie, et dans l’analyse de ses ouvrages il sera facile de montrer à quelle vertu ses chefs-d’œuvre se rapportent. On dit beaucoup que l’esprit peut suppléer à tout ; je le crois, dans les écrits où le savoir-faire domine ; mais quand on veut peindre la nature humaine dans ses orages et dans ses abîmes, l’imagination même ne suffit pas ; il faut avoir une âme que la tempête ait agitée, mais où le ciel soit descendu pour ramener le calme.

La première fois que j’ai vu Schiller c’étoit dans le salon du duc et de la duchesse de Weimar, en présence d’une société aussi éclairée qu’imposante : il lisoit très-bien le français, mais il ne l’avoit jamais parlé. Je soutins avec chaleur la supériorité de notre système dramatique sur tous les autres. Il ne se refusa point à me combattre ; et sans s’inquiéter des difficultés et des lenteurs qu’il éprouvoit en s’exprimant en français, sans redouter non plus l’opinion des auditeurs, qui étoit contraire à la sienne, sa conviction intime le fit parler. Je me servis d’abord, pour le réfuter, des armes françaises, la vivacité et la plaisanterie ; mais bientôt je démêlai dans ce que disoit Schiller tant d’idées à travers l’obstacle des mots, je fus si frappée de celle simplicité de caractère qui portoit un homme de génie à s’engager ainsi dans une lutte où les paroles manquoient à ses pensées, je le trouvai si modeste et si insouciant dans ce qui ne concemoit que ses propres succès, si fier et si animé dans la défense de ce qu’il croyoit la vérité, que je lui vouai dès cet instant une amitié pleine d’admiration.

Atteint, jeune encore, par une maladie sans espoir, ses, enfants, sa femme, qui méritoit par mille qualités touchantes l’attachement qu’il avoit pour elle, ont adouci ses derniers moments. Madame de Wollzogen, une amie digne de le comprendre, lui demanda, quelques heures avant sa mort, comment il se trouvoit : Toujours plus tranquille, lui répondit-il. En effet, n’avoit-iL pas raison de se confier à la divinité dont il avoit secondé le règne sur la terre ? N’approchoit-il pas du séjour des justes ? N’est-il pas dans ce moment auprès de ses pareils, et n’a-t-il pas déjà retrouvé les amis qui nous attendent ?