De l’Allemagne/Seconde partie/IX

Librairie Stéréotype (Tome 1p. 249-261).

CHAPITRE IX.

Du style et de la versification dans la langue
allemande
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En apprenant la prosodie d’une langue, on entre plus intimement dans l’esprit de la nation qui la parle que par quelque genre d’étude que ce puisse être. De là vient qu’il est amusant de prononcer des mots étrangers : on s’écoute comme si c’étoit un autre qui parlât ; mais il n’y a rien de si délicat, de si difficile à saisir que l’accent : on apprend mille fois plus aisément les airs de musique les plus compliqués que la prononciation d’une seule syllabe. Une longue suite d’années, ou les premières impressions de l’enfance, peuvent seules rendre capable d’imiter cette prononciation, qui appartient à ce qu’il y a de plus subtil et de plus indéfinissable dans l’imagination et dans le caractère national.

Les dialectes germaniques ont pour origine une langue mère, dans laquelle ils puisent tous. Cette source commune renouvelle et multiplie les expressions d’une façon toujours conforme au génie des peuples. Les nations d’origine latine ne s’enrichissent pour ainsi dire que par l’extérieur ; elles doivent avoir recours aux langues mortes, aux richesses pétrifiées pour étendre leur empire. Il est donc naturel que les innovations en fait de mots leur plaisent moins qu’aux nations qui font sortir les rejetons d’une tige toujours vivante. Mais les écrivains français ont besoin d’animer et de colorer leur style par toutes les hardiesses qu’un sentiment naturel peut leur inspirer, tandis que les Allemands, au contraire, gagnent à se restreindre. La réserve ne sauroit détruire en eux l’originalité ; ils ne courent risque de la perdre que par l’excès même de l’abondance.

L’air que l’on respire a beaucoup d’influence sur les sons que l’on articule : la diversité du sol et du climat produit dans la même langue des manières de prononcer très-différentes. Quand on se rapproche de la mer, les mots s’adoucissent ; le climat y est tempéré ; peut-être aussi que le spectacle habituel de cette image de l’infini porte à la rêverie et donne à la prononciation plus de mollesse et d’indolence : mais quand on s’élève vers les montagnes, l’accent devient plus fort, et l’on diroit que les habitants de ces lieux élevés veulent se faire entendre au reste du monde du haut de leurs tribunes naturelles. On retrouve dans les dialectes germaniques les traces des diverses influences que je viens d’indiquer.

L’allemand est en lui-même une langue aussi primitive et d’une construction presque aussi savante que le grec. Ceux qui ont fait des recherches sur les grandes familles des peuples ont cru trouver les raisons historiques de cette ressemblance : toujours est-il vrai qu’on remarque dans l’allemand un rapport grammatical avec le grec ; il en a la difficulté sans en avoir le charme ; car la multitude des consonnes dont les mots sont composés les rendent plus bruyants que sonores. On diroit que ces mots sont par eux-mêmes plus forts que ce qu’ils expriment, et cela donne souvent une monotonie d’énergie au style. Il faut se garder cependant de vouloir trop adoucir la prononciation allemande : il en résulte un certain gracieux maniéré tout-à-fait désagréable : on entend des sons rudes au fond, malgré la gentillesse qu’on essaie d’y mettre, et ce genre d’affectation déplaît singulièrement.

J. J. Rousseau a dit que les langues du midi étaient filles de la joie, et les langues du nord, du besoin. L’italien et l’espagnol sont modulés comme un chant harmonieux ; le français est éminemment propre à la conversation ; les débats parlementaires et l’énergie naturelle à la nation ont donné à l’anglais quelque chose d’expressif qui supplée à la prosodie de la langue. L’allemand est plus philosophique de beaucoup que l’italien, plus poétique par sa hardiesse que le français, plus favorable au rhythme des vers que l’anglais : mais il lui reste encore une sorte de roideur qui vient peut-être de ce qu’on ne s’en est guère servi ni dans la société ni en public.

La simplicité grammaticale est un des grands avantages des langues modernes ; cette simplicité, fondée sur des principes de logique communs à toutes les nations, rend très-facile de s’entendre ; une étude très-légère suffit pour apprendre l’italien et l’anglais ; mais c’est une science que l’allemand. La période allemande entoure la pensée comme des serres qui s’ouvrent et se referment pour la saisir. Une construction de phrases à peu près telle qu’elle existe chez les anciens s’y est introduite plus facilement que dans aucun autre dialecte européen ; mais les inversions ne conviennent guère aux langues modernes. Les terminaisons éclatantes des mots grecs et latins faisoient sentir quels étoient parmi les mots ceux qui devoient se joindre ensemble, lors même qu’ils étoient séparés : les signes des déclinaisons chez les Allemands sont tellement sourds qu’on a beaucoup de peine à retrouver les paroles qui dépendent les unes des autres sous ces uniformes couleurs.

Lorsque les étrangers se plaignent du travail qu’exige l’étude de l allemand, on leur répond qu’il est très-facile d’écrire dans cette langue avec la simplicité de la grammaire française, tandis qu’il est impossible en français d’adopter la période allemande, et qu’ainsi donc il faut la considérer comme un moyen de plus ; mais ce moyen séduit les écrivains, et ils en usent trop. L’allemand est peut-être la seule langue dans laquelle les vers soient plus faciles à comprendre que la prose, la phrase poétique, étant nécessairement coupée par la mesure même du vers, ne sauroit se prolonger au-delà.

Sans doute il y a plus de nuances, plus de liens entre les pensées dans ces périodes qui forment un tout et rassemblent sous un même point de vue les divers rapports qui tiennent au même sujet ; mais, si l’on se laissoit aller à l’enchaînement naturel des différentes pensées entre elles, on finiroit par vouloir les mettre toutes dans une même phrase. L’esprit humain a besoin de morceler pour comprendre ; et l’on risque de prendre des lueurs pour des vérités quand les formes mêmes du langage sont obscures.

L’art de traduire est poussé plus loin en allemand que dans aucun autre dialecte européen. Voss a transporté dans sa langue les poëtes grecs et latins avec une étonnante exactitude, et W. Schlegel les poëtes anglais, italiens et espagnols, avec une vérité de coloris dont il n’y avoit point d’exemple avant lui. Lorsque l’allemand se prête à la traduction de l’anglais, il ne perd pas son caractère naturel, puisque ces langues sont toutes deux d’origine germanique ; mais quelque mérite qu’il y ait dans la traduction d’Homère par Voss, elle fait de l’Iliade et de l’Odyssée des poëmes dont le style est grec bien que les mots soient allemands. La connoissance de l’antiquité y gagne ; l’originalité propre à l’idiome de chaque nation y perd nécessairement. Il semble que c’est une contradiction d’accuser la langue allemande tout à la fois de trop de flexibilité et de trop de rudesse ; mais ce qui se concilie dans les caractères peut aussi se concilier dans les langues ; et souvent dans la même personne les inconvénients de la rudesse n’empêchent pas ceux de la flexibilité.

Ces défauts se font sentir beaucoup plus rarement dans les vers que dans la prose, et dans les compositions originales que dans les traductions ; je crois donc qu’on peut dire avec vérité qu’il n’y a point aujourd’hui de poésie plus frappante et plus variée que celle des Allemands.

La versification est un art singulier dont l’examen est inépuisable ; les mots qui, dans les rapports ordinaires de la vie, servent seulement de signe à la pensée, arrivent à notre âme par le rhythme des sons harmonieux, et nous causent une double jouissance qui naît de la sensation et de la réflexion réunies ; mais si toutes les langues sont également propres à dire ce que l’on pense, toutes ne le sont pas également à faire partager ce que l’on éprouve, et les effets de la poésie tiennent encore plus à la mélodie des paroles qu’aux idées qu’elles expriment.

L’allemand est la seule langue moderne qui ait des syllabes longues et brèves comme le grec et le latin ; tous les autres dialectes européens sont plus ou moins accentués, mais les vers ne sauroient s’y mesurer à la manière des anciens d’après la longueur des syllabes : l’accent donne de l’unité aux phrases comme aux mots, il a du rapport avec la signification de ce qu’on dit ; l’on insiste sur ce qui doit déterminer le sens ; et la prononciation, en faisant ressortir telle ou telle parole, rapporte tout à l’idée principale. Il n’en est pas ainsi de la durée musicale des sons dans le langage ; elle est bien plus favorable à la poésie que l’accent, parce qu’elle n’a point d’objet positif et qu’elle donne seulement un plaisir noble et vague comme toutes les jouissances sans but. Chez les anciens, les syllabes étoient scandées d’après la nature des voyelles et les rapports des sons entre eux, l’harmonie seule en décidoit : en allemand tous les mots accessoires sont brefs, et c’est la dignité grammaticale, c’est-à-dire l’importance de la syllabe radicale qui détermine sa quantité ; il y a moins de charme dans cette espèce de prosodie que dans celle des anciens, parce qu’elle tient plus aux combinaisons abstraites qu’aux sensations involontaires ; néanmoins c’est toujours un grand avantage pour une langue d’avoir dans sa prosodie de quoi suppléer à la rime.

C’est une découverte moderne que la rime, elle tient à tout l’ensemble de nos beaux-arts, et ce seroit s’interdire de grands effets que d’y renoncer ; elle est l’image de l’espérance et du souvenir. Un son nous fait désirer celui qui doit lui répondre, et quand le second retentit il nous rappelle celui qui vient de nous échapper. Néanmoins cette agréable régularité doit nécessairement nuire au naturel dans l’art dramatique et à la hardiesse dans le poëme épique. On ne sauroit guère se passer de la rime dans les idiomes dont la prosodie est peu marquée ; et cependant la gêne de la construction peut être telle, dans certaines langues, qu’un poëte audacieux et penseur auroit besoin de faire goûter l’harmonie des vers sans l’asservissement de la rime. Klopstock a banni les alexandrins de la poésie allemande ; il les a remplacés par les hexamètres et les vers ïambiques non rimés en usage aussi chez les Anglais, et qui donnent à l’imagination beaucoup de liberté. Les vers alexandrins convenaient très-mal à la langue allemande ; on peut s’en convaincre par les poésies du grand Haller lui-même, quelque mérite qu’elles aient ; une langue dont la prononciation est aussi forte étourdit par le retour et l’uniformité des hémistiches. D’ailleurs cette forme de vers appelle les sentences et les antithèses, et l’esprit allemand est trop scrupuleux et trop vrai pour se prêter à ces antithèses, qui ne présentent jamais les idées ni les images dans leur parfaite sincérité ni dans leurs plus exactes nuances. L’harmonie des hexamètres, et surtout des vers iambiques non rimés, n’est que l’harmonie naturelle inspirée par le sentiment : c’est une déclamation notée, tandis que le vers alexandrin impose un certain genre d’expressions et de tournures dont il est bien difficile de sortir. La composition de ce genre de vers est un art tout-à-fait indépendant même du génie poétique ; on peut posséder cet art sans avoir ce génie, et l’on pourroit au contraire être un grand poëte et ne pas se sentir capable de s’astreindre à cette forme.

Nos premiers poëtes lyriques en France, ce sont peut-être nos grands prosateurs, Bossuet, Pascal, Fénélon, Buffon, Jean-Jacques, etc. Le despotisme des alexandrins force souvent à ne point mettre en vers ce qui seroit pourtant de la véritable poésie ; tandis que chez les nations étrangères la versification étant beaucoup plus facile et plus naturelle, toutes les pensées poétiques inspirent des vers, et l’on ne laisse en général à la prose que le raisonnement. On pourroit défier Racine lui-même de traduire en vers français Pindare, Pétrarque ou Klopstock, sans dénaturer entièrement leur caractère. Ces poëtes ont un genre d’audace qui ne se trouve guère que dans les langues où l’on peut réunir tout le charme de la versification à l’originalité que la prose permet seule en français.

Un des grands avantages des dialectes germaniques en poésie, c’est la variété et la beauté de leurs épithètes. L’allemand, sous ce rapport aussi, peut se comparer au grec ; l’on sent dans un seul mot plusieurs images, comme, dans la note fondamentale d’un accord, on entend les autres sons dont il est composé, ou comme de certaines couleurs réveillent en nous la sensation de celles qui en dépendent. L’on ne dit en français que ce qu’on veut dire, et l’on ne voit point errer autour des paroles ces nuages à mille formes, qui entourent la poésie des langues du nord, et réveillent une foule de souvenirs. À la liberté de former une seule épithète de deux ou trois, se joint celle d’animer le langage en faisant avec les verbes des noms : Le vivre, le vouloir le sentir, sont des expressions moins abstraites que la vie, la volonté, le sentiment et tout ce qui tend à changer la pensée en action donne toujours plus de mouvement au style. La facilité de renverser à son gré la construction de la phrase est aussi très-favorable à la poésie, et permet d’exciter, par les moyens variés de la versification, des impressions analogues à celles de la peinture et de la musique. Enfin l’esprit général des dialectes teutoniques, c’est l’indépendance : les écrivains cherchent avant tout à transmettre ce qu’ils sentent ; ils diroient volontiers à la poésie comme Héloïse à son amant : S’il y a un mot plus vrai, plus tendre, plus profond encore pour exprimer ce que j’éprouve, c’est celui-là que je veux choisir. Le souvenir des convenances de société poursuit en France le talent jusque dans ses émotions les plus intimes ; et la crainte du ridicule est l’épée de Damoclès, qu’aucune fête de l’imagination ne peut faire oublier.

On parle souvent dans les arts du mérite de la difficulté vaincue ; néanmoins on a dit avec raison qu’ou cette difficulté ne se sentoit pas, et qu’alors elle étoit nulle, ou qu’elle se sentoit, et qu’alors elle n’étoit pas vaincue. Les entraves font ressortir l’habileté de l’esprit ; mais il y a souvent dans le vrai génie une sorte de maladresse, semblable, à quelques égards, à la duperie des belles âmes, et l’on auroit tort de vouloir l’asservir à des gênes arbitraires, car il s’en tireroit beaucoup moins bien que des talents du second ordre.