De l’Allemagne/Première partie/XVII

Librairie Stéréotype (Tome 1p. 147-152).

CHAPITRE XVII.

Berlin.


Berlin est une grande ville dont les rues sont très-larges, parfaitement bien alignées, les maisons belles, et l’ensemble régulier : mais comme il n’y a pas long-temps qu’elle est rebâtie, on n’y voit rien qui retrace les temps antérieurs. Aucun monument gothique ne subsiste au milieu des habitations modernes ; et ce pays nouvellement formé n’est gêné par l’ancien en aucun genre. Que peut-il y avoir de mieux, dira-t-on, soit pour les édifices, soit pour les institutions, que de n’être pas embarrassé par des ruines ? Je sens que j’aimerois en Amérique les nouvelles villes et les nouvelles lois : la nature et la liberté y parlent assez à l’âme pour qu’on n’y ait pas besoin de souvenirs ; mais sur notre vieille terre il faut du passé. Berlin cette ville toute moderne, quelque belle qu’elle soit, ne fait pas une impression assez sérieuse ; on n’y aperçoit point l’empreinte de l’histoire du pays, ni du caractère des habitants, et ces magnifiques demeures nouvellement construites ne semblent destinées qu’aux rassemblements commodes des plaisirs et de l’industrie. Les plus beaux palais de Berlin sont bâtis en briques ; on trouveroit à peine une pierre de taille dans les arcs de triomphe. La capitale de la Prusse ressemble à la Prusse elle-même ; les édifices et les institutions y ont âge d’homme, et rien de plus, parce qu’un homme seul en est l’auteur.

La cour, présidée par une reine belle et vertueuse, étoit imposante et simple tout à la fois ; la famille royale, qui se répandoit volontiers dans la société, savoit se mêler noblement à la nation, et s’identifioit dans tous les cœurs avec la patrie. Le roi avoit su fixer à Berlin J. de Müller, Ancillon, Fichte, Humboldt, Hufeland, une foule d’hommes distingués dans des genres différents ; enfin tous les éléments d’une société charmante et d’une nation forte étoient là : mais ces éléments n’étoient point encore combinés ni réunis. L’esprit réussissoit cependant d’une façon plus générale à Berlin qu’à Vienne ; le héros du pays, Frédéric, ayant été un homme prodigieusement spirituel, le reflet de son nom faisoit encore aimer tout ce qui pouvoit lui ressembler. Marie-Thérèse n’a point donné une impulsion semblable aux Viennois, et ce qui dans Joseph ressembloit à de l’esprit les en a dégoûtés.

Aucun spectacle en Allemagne n’égaloit celui de Berlin. Cette ville, étant au centre du nord de l’Allemagne, peut être considérée comme le foyer de ses lumières. On y cultive les sciences et les lettres, et dans les dîners d’hommes, chez les ministres et ailleurs, on ne s’astreint point à la séparation de rang si nuisible à l’Allemagne, et I on sait rassembler les gens de talent de toutes les classes. Cet heureux mélange ne s’étend pas encore néanmoins jusqu’à la société des femmes : il en est quelques-unes dont les qualités et les agréments attirent autour d’elles tout ce qui se distingue ; mais en général, à Berlin comme dans le reste de l’Allemagne, la société des femmes n’est pas bien amalgamée avec celle des hommes. Le grand charme de la vie sociale, en France, consiste dans l’art de concilier parfaitement ensemble les avantages que l’esprit des femmes et celui des hommes réunis peuvent apporter dans la conversation. À Berlin, les hommes ne causent guère qu’entre eux ; l’état militaire leur donne une certaine rudesse qui leur inspire le besoin de ne pas se gêner pour les femmes.

Quand il y a, comme en Angleterre, de grands intérêts politiques à discuter, les sociétés d’hommes sont toujours animées par un noble intérêt commun ; mais dans les pays où il n’y a pas de gouvernement représentatif, la présence des femmes est nécessaire pour maintenir tous les sentiments de délicatesse et de pureté, sans lesquels l’amour du beau doit se perdre. L’influence des femmes est plus salutaire aux guerriers qu’aux citoyens ; le règne de la loi se passe mieux d’elles que celui de l’honneur ; car ce sont elles seules qui conservent l’esprit chevaleresque dans une monarchie purement militaire. L’ancienne France a dû tout son éclat à cette puissance de l’opinion publique, dont l’ascendant des femmes étoit la cause.

Il n’y avoit qu’un très-petit nombre d’hommes dans la société à Berlin, ce qui gâte presque toujours ceux qui s’y trouvent, en leur ôtant l’inquiétude et le besoin de plaire. Les officiers qui obtenoient un congé pour venir passer quelques mois à la ville n’y cherchoient que la danse ou le jeu. Le mélange des deux langues nuisoit à la conversation, et les grandes assemblées n’offroient pas plus d’intérêt à Berlin qu’à Vienne : on doit trouver même dans tout ce qui tient aux manières plus d’usage du monde à Vienne qu’à Berlin. Néanmoins la liberté de la presse, la réunion des hommes d’esprit, la connoissance de la littérature et de la langue allemande, qui s’étoit généralement répandue dans les derniers temps, faisoient de Berlin la vraie capitale de l’Allemagne nouvelle, de l’Allemagne éclairée. Les réfugiés français affoiblissoient un peu l’impulsion toute allemande dont Berlin est susceptible ; ils conservoient encore un respect superstitieux pour le siècle de Louis XIV ; leurs idées sur la littérature se flétrissoient et se pétrifioient à distance du pays d’où elles étoient tirées ; mais en général Berlin auroit pris un grand ascendant sur l’esprit public en Allemagne, si l’on n’avoit pas conservé, je le répète, du ressentiment contre le dédain que Frédéric avoit montré pour la nation germanique.

Les écrivains philosophes ont eu souvent d’injustes préjugés contre la Prusse ; ils ne voyoient en elle qu’une vaste caserne, et c’étoit sous ce rapport qu’elle valoit le moins : ce qui doit intéresser à ce pays, ce sont les lumières, l’esprit de justice et les sentiments d’indépendance qu’on rencontre dans une foule d’individus de toutes les classes mais le lien de ces belles qualités n’étoit pas encore formé. L’état nouvellement constitué ne reposoit ni sur le temps ni sur le peuple.

Les punitions humiliantes généralement admises parmi les troupes allemandes froissoient l’honneur dans l’âme des soldats. Les habitudes militaires ont plutôt nui que servi à l’esprit guerrier des Prussiens ; ces habitudes étoient fondées de vieilles méthodes qui séparoient l’armée de la nation, tandis que, de nos jours, il n’y a de véritable force que dans le caractère national. Ce caractère en Prusse est plus noble et plus exalté que les derniers événements ne pourroient le faire supposer ; — « et l’ardent héroïsme du malheureux prince Louis doit jeter encore quelque gloire sur ses compagnons d’armes[1]. »


  1. Supprimé par la censure. Je luttai pendant plusieurs jours pour obtenir la liberté de rendre cet hommage au prince Louis, et je représentai que c’étoit relever la gloire des Français que de louer la bravoure de ceux qu’ils avoient vaincus ; mais il parut plus simple aux censeurs de ne rien permettre en ce genre.