De l’Allemagne/Première partie/XVI

Librairie Stéréotype (Tome 1p. 136-146).

CHAPITRE XVI.

La Prusse.


Il faut étudier le caractère de Frédéric II quand on veut connoître la Prusse. Un homme a créé cet empire que la nature n’avoit point favorisé, et qui n’est devenu une puissance que parce qu’un guerrier en a été le maître. Il y a deux hommes très-distincts dans Frédéric II : un Allemand par la nature, et un Français par l’éducation. Tout ce que l’Allemand a fait dans un royaume allemand y a laissé des traces durables ; tout ce que le Français a tenté n’a point germé d’une manière féconde.

Frédéric II étoit formé par la philosophie française du dix-huitième siècle : cette philosophie fait du mal aux nations, lorsqu’elle tarit en elles la source de l’enthousiasme ; mais quand il existe telle chose qu’un monarque absolu, il est à souhaiter que des principes libéraux tempèrent en lui l’action du despotisme. Frédéric introduisit la liberté de penser dans le nord de l’Allemagne ; la réformation y avoit amené l’examen, mais non pas la tolérance ; et, par un contraste singulier, on ne permettoit d’examiner qu’en prescrivant impérieusement d’avance le résultat de cet examen. Frédéric mit en honneur la liberté de parler et d’écrire, soit par ces plaisanteries piquantes et spirituelles qui ont tant de pouvoir sur les hommes quand elles viennent d’un roi, soit par son exemple, plus puissant encore ; car il ne punit jamais ceux qui disoient ou imprimoient du mal de lui, et il montra dans presque toutes ses actions la philosophie dont il professoit les principes.

Il établit dans l’administration un ordre et une économie qui a fait la force intérieure de la Prusse, malgré tous ses désavantages naturels. Il n’est point de roi qui se soit montré aussi simple que lui dans sa vie privée, et même dans sa cour : il se croyoit chargé de ménager autant qu’il étoit possible l’argent de ses sujets. Il avoit en toutes choses un sentiment de justice que les malheurs de sa jeunesse et la dureté de son père avoient gravé dans son cœur. Ce sentiment est peut-être le plus rare de tous dans les conquérants, car ils aiment mieux être généreux que justes ; parce que la justice suppose un rapport quelconque d’égalité avec les autres.

Frédéric avoit rendu les tribunaux si indépendants, que, pendant sa vie, et sous le règne de ses successeurs, on les a vus souvent décider en faveur des sujets contre le roi dans des procès qui tenoient à des intérêts politiques. Il est vrai qu’il seroit presque impossible, en Allemagne, d’introduire l’injustice dans les tribunaux. Les Allemands sont assez disposés à se faire des systèmes pour abandonner la politique à l’arbitraire ; mais quand il s’agit de jurisprudence ou d’administration, on ne peut faire entrer dans leur tête d’autres principes que ceux de la justice. Leur esprit de méthode, même sans parler de la droiture de leur cœur, réclame l’équité comme mettant de l’ordre dans tout. Néanmoins, il faut louer Frédéric de sa probité dans le gouvernement intérieur de son pays : c’est un de ses premiers titres à l’admiration de la postérité.

Frédéric n’étoit point sensible, mais il avoit de la bonté ; or les qualités universelles sont celles qui conviennent le mieux aux souverains. Néanmoins cette bonté de Frédéric étoit inquiétante comme celle du lion, et l’on sentoit la griffe du pouvoir même au milieu de la grâce et de la coquetterie de l’esprit le plus aimable. Les hommes d’un caractère indépendant ont eu de la peine à se soumettre à la liberté que ce maître croyoit donner, à la familiarité qu’il croyoit permettre ; et, tout en l’admirant, ils sentoient qu’ils respiroient mieux loin de lui.

Le grand malheur de Frédéric fut de n’avoir point assez de respect pour la religion ni pour les mœurs. Ses goûts étoient cyniques. Bien que l’amour de la gloire ait donné de l’élévation à ses pensées, sa manière licencieuse de s’exprimer sur les objets les plus sacrés étoit cause que ses vertus mêmes n’inspiroient pas de confiance : on en jouissoit, on les approuvoit, mais on les croyoit un calcul. Tout sembloit devoir être de la politique dans Frédéric ; ainsi donc, ce qu’il faisoit de bien rendoit l’état du pays meilleur, mais ne perfectionnoit pas la moralité de la nation. Il affichoit l’incrédulité et se moquoit de la vertu des femmes : et rien ne s’accordoit moins avec le caractère allemand que cette manière de penser. Frédéric, en affranchissant ses sujets de ce qu’il appeloit les préjugés, éteignoit en eux le patriotisme : car, pour s’attacher aux pays naturellement sombres et stériles, il faut qu’il y règne des opinions, et des principes d’une grande sévérité. Dans ces contrées sablonneuses où la terre ne produit que des sapins et des bruyères, la force de l’homme consiste dans son âme ; et si vous lui ôtez ce qui fait la vie de cette âme, les sentiments religieux, il n’aura plus que du dégoût pour sa triste patrie.

Le penchant de Frédéric pour la guerre peut être excusé par de grands motifs politiques. Son royaume, tel qu’il le reçut de son père, ne pouvoit subsister ; et c’est presque pour le conserver qu’il l’agrandit. Il avoit deux millions et demi de sujets en arrivant au trône, il en laissa six à sa mort. Le besoin qu’il avoit de l’armée l’empêcha d’encourager dans la nation un esprit public dont l’énergie et l’unité fussent imposantes. Le gouvernement de Frédéric étoit fondé sur la force militaire et la justice civile : il les concilioit l’une et l’autre par sa sagesse ; mais il étoit difficile de mêler ensemble deux esprits d’une nature si opposée. Frédéric vouloit que ses soldats fussent des machines militaires, aveuglément soumises, et que ses sujets fussent des citoyens éclairés capables de patriotisme. Il n’établit point dans les villes de Prusse des autorités secondaires, des municipalités telles qu’il en existoit dans le reste de l’Allemagne, de peur que l’action immédiate du service militaire ne pût être arrêtée par elles ; et cependant il souhaitoit qu’il y eût assez d’esprit de liberté dans son empire pour que l’obéissance y parût volontaire. Il vouloit que l’état militaire fût le premier de tous, puisque c’étoit celui qui lui étoit le plus nécessaire ; mais il auroit désiré que l’état civil se maintînt indépendant à côté de la force. Frédéric enfin vouloit rencontrer partout des appuis, mais nulle part des obstacles. L’amalgame merveilleux de toutes les classes de la société ne s’obtient guère que par l’empire de la loi, la même pour tous. Un homme peut faire marcher ensemble des éléments opposés, mais « à sa mort ils se séparent[1]. » L’ascendant de Frédéric, entretenu par la sagesse de ses successeurs, s’est manifesté quelque temps encore ; cependant on sentoit toujours en Prusse les deux nations qui en composoient mal une seule : l’armée, et l’état civil. Les préjugés nobiliaires subsistoient à côté des principes libéraux les plus prononcés. Enfin l’image de la Prusse offroit un double aspect, comme celle de Janus ; l’un militaire, et l’autre philosophe.

Un des plus grands torts de Frédéric fut de se prêter au partage de la Pologne. La Silésie avoit été acquise par les armes, la Pologne fut une conquête machiavélique, « et l’on ne pouvoit jamais espérer que des sujets ainsi dérobés fussent fidèles à l’escamoteur qui se disoit leur souverain[2]. » D’ailleurs les Allemands et les Esclavons ne sauroient s’unir entre eux par des liens indissolubles ; et quand une nation admet dans son sein pour sujets des étrangers ennemis, elle se fait presque autant de mal que quand elle les reçoit pour maîtres ; car il n’y a plus dans le corps politique cet ensemble qui personnifie l’État et constitue le patriotisme.

Ces observations sur la Prusse portent toutes sur les moyens qu’elle avoit de se maintenir et de se défendre ; car rien dans le gouvernement intérieur n’y nuisoit à l’indépendance et à la sécurité ; c’étoit l’un des pays de l’Europe où l’on honoroit le plus les lumières ; où la liberté de fait, si ce n’est de droit, étoit le plus scrupuleusement respectée. Je n’ai pas rencontré dans toute la Prusse un seul individu qui se plaignît d’actes arbitraires dans le gouvernement, et cependant il n’y auroit pas eu le moindre danger à s’en plaindre ; mais quand dans un état social le bonheur lui-même n’est pour ainsi dire qu’un accident heureux, et qu’il n’est pas fondé sur des institutions durables qui garantissent à l’espèce humaine sa force et sa dignité, le patriotisme a peu de persévérance, et l’on abandonne facilement au hasard les avantages qu’on croit ne devoir qu’à lui. Frédéric II, l’un des plus beaux dons de ce hasard qui sembloit veiller sur la Prusse, avoit su se faire aimer sincèrement dans son pays, et depuis qu’il n’est plus on le chérit autant que pendant sa vie. Toutefois le sort de la Prusse n’a que trop appris ce que c’est que l’influence même d’un grand homme, alors que durant son règne il ne travaille point généreusement à se rendre inutile : la nation toute entière s’en reposoit sur son roi de son principe d’existence, et sembloit devoir finir avec lui.

Frédéric II auroit voulu que la littérature française fût la seule de ses états. Il ne faisoit aucun cas de la littérature allemande. Sans doute elle n’étoit pas de son temps à beaucoup près aussi remarquable qu’à présent ; mais il faut qu’un prince allemand encourage tout ce qui est allemand. Frédéric avoit le projet de rendre Berlin un peu semblable à Paris, et se flattoit de trouver dans les réfugiés français quelques écrivains assez distingués pour avoir une littérature française. Une telle espérance devoit nécessairement être trompée ; les cultures factices ne prospèrent jamais ; quelques individus peuvent lutter contre les difficultés que présentent les choses ; mais les grandes masses suivent toujours la pente naturelle. Frédéric a fait un mal véritable à son pays, en professant du mépris pour le génie des Allemands. Il en est résulté que le corps germanique a souvent conçu d’injustes soupçons contre la Prusse.

Plusieurs écrivains allemands, justement célèbres, se firent connoître vers la fin du règne de Frédéric ; mais l’opinion défavorable que ce grand monarque avoit conçue dans sa jeunesse contre la littérature de son pays ne s’effaça point, et il composa, peu d’années avant sa mort, un petit écrit, dans lequel il propose entre autres changements d’ajouter une voyelle à la fin de chaque verbe pour adoucir la langue tudesque. Cet allemand masqué en italien produiroit le plus comique effet du monde ; mais nul monarque, même en Orient, n’auroit assez de puissance pour influer ainsi, non sur le sens, mais sur le son de chaque mot qui se prononceroit dans son empire.

Klopstock a noblement reproché à Frédéric de négliger les muses allemandes, qui, à son insçu, s’essayoient à proclamer sa gloire. Frédéric n’a pas du tout deviné ce que sont les Allemands en littérature et en philosophie ; il ne les croyois pas inventeurs. Il vouloit discipliner les hommes de lettres comme ses armées, « Il faut, écrivait-il en mauvais allemand, dans ses instructions à l’académie, se conformer à la méthode de Boerhaave dans la médecine, à celle de Locke dans la métaphysique, et à celle de Thomasius pour l’histoire naturelle. » Ses conseils n’ont pas été suivis. Il ne se doutoit guère que de tous les hommes les Allemands étoient ceux qu’on pouvoit le moins assujettir à la routine littéraire et philosophique : rien n’annonçoit en eux l’audace qu’ils ont montrée depuis dans le champ de l’abstraction.

Frédéric considéroit ses sujets comme des étrangers, et les hommes d’esprit français comme ses patriotes. Rien n’étoit plus naturel, il faut en convenir, que de se laisser séduire par tout ce qu’il y avoit de brillant et de solide dans les écrivains français à cette époque ; néanmoins Frédéric auroit contribué plus efficacement encore à la gloire de son pays, s’il avoit compris et développé les facultés particulières à la nation qu’il gouvernoit. Mais comment résister à l’influence de son temps, et quel est l’homme dont le génie même n’est pas à beaucoup d’égards l’ouvrage de son siècle ?


  1. Supprimé par la censure.
  2. Supprimé par la censure.