De l’Allemagne/Première partie/VIII

Librairie Stéréotype (Tome 1p. 72-76).

CHAPITRE VIII.

De la société.


Les riches et les nobles n’habitent presque jamais les faubourgs de Vienne, et l’on est rapproché les uns des autres comme dans une petite ville, quoique l’on y ait d’ailleurs tous les avantages d’une grande capitale. Ces faciles communications, au milieu des jouissances de la fortune et du luxe, rendent la vie habituelle très-commode, et le cadre de la société, si l’on peut s’exprimer ainsi, c’est-à-dire les habitudes, les usages et les manières, sont extrêmement agréables. On parle dans l’étranger de l’étiquette sévère et de l’orgueil aristocratique des grands seigneurs autrichiens ; cette accusation n’est pas fondée : il y a de la simplicité, de la politesse, et surtout de la loyauté dans la bonne compagnie de Vienne ; et le même esprit de justice et de régularité qui dirige les affaires importantes se retrouve encore dans les plus petites circonstances. On y est fidèle à des invitations de dîner et de souper, comme on le seroit à des engagements essentiels ; et les faux airs qui font consister l’élégance dans le mépris des égards ne s’y sont point introduits. Cependant l’un des principaux désavantages de la société de Vienne, c’est que les nobles et les hommes de lettres ne se mêlent point ensemble. L’orgueil des nobles n’en est point la cause ; mais comme on ne compte pas beaucoup d’écrivains distingués à Vienne, et qu’on y lit assez peu, chacun vit dans sa cotterie, parce qu’il n’y a que des cotteries au milieu d’un pays où les idées générales et les intérêts publics ont si peu d’occasion de se développer. Il résulte de cette séparation des classes que les gens de lettres manquent de grâce, et que les gens du monde acquièrent rarement de l’instruction.

L’exactitude de la politesse, qui est à quelques égards une vertu, puisqu’elle exige souvent des sacrifices, a introduit dans Vienne les plus ennuyeux usages possibles. Toute la bonne compagnie se transporte en masse d’un salon à l’autre trois ou quatre fois par semaine. On perd un certain temps pour la toilette nécessaire dans ces grandes réunions, on en perd dans la rue, on en perd sur les escaliers en attendant que le tour de sa voiture arrive, on en perd en restant trois heures à table ; et il est impossible, dans ces assemblées nombreuses, de rien entendre qui sorte du cercle des phrases convenues. C’est une habile invention de la médiocrité pour annuler les facultés de l’esprit, que cette exhibition journalière de tous les individus les uns aux autres. S’il étoit reconnu qu’il faut considérer la pensée comme une maladie contre laquelle un régime régulier est nécessaire, on ne sauroit rien imaginer de mieux qu’un genre de distraction à la fois étourdissant et insipide : une telle distraction ne permet de suivre aucune idée, et transforme le langage en un gazouillement qui peut être appris aux hommes comme à des oiseaux.

J’ai vu représenter à Vienne une pièce dans laquelle Arlequin arrivoit revêtu d’une grande robe et d’une magnifique perruque, et tout à coup il s’escamotoit lui-même, laissoit debout sa robe et sa perruque pour figurer à sa place, et s’en alloit vivre ailleurs ; on seroit tenté de proposer ce tour de passe-passe à ceux qui fréquentent les grandes assemblées. On n’y va point pour rencontrer l’objet auquel on désireroit de plaire ; la sévérité des mœurs et la tranquillité de l’âme concentrent, en Autriche, les affections au sein de sa famille. On n’y va point par ambition, car tout se passe avec tant de régularité dans ce pays, que l’intrigue y a peu de prise, et ce n’est pas d’ailleurs au milieu de la société qu’elle pourroit trouver à s’exercer. Ces visites et ces cercles sont imaginés pour que tous fassent la même chose à la même heure ; on préfère ainsi l’ennui qu’on partage avec ses semblables à l’amusement qu’on seroit forcé de se créer chez soi.

Les grandes assemblées, les grands dîners ont aussi lieu dans d’autres villes ; mais comme on y rencontre d’ordinaire tous les individus remarquables du pays où l’on est, il y a plus de moyens d’échapper à ces formules de conversation, qui, dans de semblables réunions, succèdent aux révérences, et les continuent en paroles. La société ne sert point en Autriche, comme en France, à développer l’esprit ni à l’animer ; elle ne laisse dans la tête que du bruit et du vide : aussi les hommes les plus spirituels du pays ont-ils soin, pour la plupart, de s’en éloigner ; les femmes seules y paroissent, et l’on est étonné de l’esprit qu’elles ont, malgré le genre de vie qu’elles mènent. Les étrangers apprécient l’agrément de leur entretien ; mais ce qu’on rencontre le moins dans les salons de la capitale de l’Allemagne, ce sont des Allemands.

L’on peut se plaire dans la société de Vienne, par la sûreté, l’élégance et la noblesse des manières que les femmes y font régner ; mais il y manque quelque chose à dire, quelque chose à faire, un but, un intérêt. On voudroit que le jour fût différent de la veille, sans que pourtant cette variété brisât la chaîne des affections et des habitudes. La monotonie, dans la retraite, tranquillise l’âme ; la monotonie, dans le grand monde, fatigue l’esprit.