De l’Allemagne/Première partie/VII

Librairie Stéréotype (Tome 1p. 62-71).

CHAPITRE VII.

Vienne.


Vienne est situé dans une plaine au milieu de plusieurs collines pittoresques. Le Danube qui la traverse et l’entoure se partage en diverses branches qui forment des îles fort agréables ; mais le fleuve lui-même perd de sa dignité dans tous ces détours, et il ne produit pas l’impression que promet son antique renommée. Vienne est une vieille ville assez petite, mais environnée de faubourgs très-spacieux : on prétend que la ville, renfermée dans les fortifications, n’est pas plus grande qu’elle ne l’étoit quand Richard Cœur-de-Lion fut mis en prison non loin de ses portes. Les rues y sont étroites comme en Italie, les palais rappellent un peu ceux de Florence ; enfin rien n’y ressemble au reste de l’Allemagne, si ce n’est quelques édifices gothiques qui retracent le moyen âge à l’imagination.

Le premier de ces édifices est la tour de Saint-Étienne : elle s’élève au-dessus de toutes les églises de Vienne, et domine majestueusement la bonne et paisible ville, dont elle a vu passer les générations et la gloire. Il fallut deux siècles, dit-on, pour achever cette tour commencée en 1100 ; toute l’histoire d’Autriche s’y rattache de quelque manière. Aucun édifice ne peut être aussi patriotique qu’une église ; c’est le seul dans lequel toutes les classes de la nation se réunissent, le seul qui rappelle non-seulement les événements publics, mais les pensées secrètes, les affections intimes que les chefs et les citoyens ont apportées dans son enceinte. Le temple de la divinité semble présent comme elle aux siècles écoulés.

Le tombeau du prince Eugène est le seul qui, depuis long-temps, ait été placé dans cette église ; il y attend d’autres héros. Comme je m’en approchois, je vis attaché à lune des colonnes qui l’entourent un petit papier sur lequel il étoit écrit qu’une jeune femme demandait qu’on priât pour elle pendant sa maladie. Le nom de cette jeune femme n’étoit point indiqué ; c’étoit un être malheureux qui s’adressoit à des êtres inconnus, non pour des secours, mais pour des prières, et tout cela se passoit à côté d’un illustre mort qui avoit pitié peut-être aussi du pauvre vivant. C’est un usage pieux des catholiques, et que nous devrions imiter, de laisser les églises toujours ouvertes ; il y a tant de moments où l’on éprouve le besoin de cet asile, et jamais on n’y entre sans ressentir une émotion qui fait du bien à l’âme, et lui rend, comme par une ablution sainte, sa force et sa pureté.

Il n’est point de grande ville qui n’ait un édifice, une promenade, une merveille quelconque de l’art ou de la nature, à laquelle les souvenirs de l’enfance se rattachent. Il me semble que le Prater doit avoir pour les habitants de Vienne un charme de ce genre ; on ne trouve nulle part, si près d’une capitale, une promenade qui puisse faire jouir ainsi des beautés d’une nature tout à la fois agreste et soignée. Une forêt majestueuse se prolonge jusqu’aux bords du Danube : l’on voit de loin des troupeaux de cerfs traverser la prairie ; ils reviennent chaque matin ; ils s’enfuient chaque soir, quand l’affluence des promeneurs trouble leur solitude. Le spectacle qui n’a lieu à Paris que trois jours de l’année sur la route de Long-Champ, se renouvelle constamment à Vienne dans la belle saison. C’est une coutume italienne que cette promenade de tous les jours à la même heure. Une-telle régularité seroit impossible dans un pays où les plaisirs sont aussi variés qu’à Paris ; mais les Viennois, quoi qu’il arrive, pourroient difficilement s’en déshabituer. Il faut convenir que c’est un coup-d’œil charmant que toute cette nation citadine réunie sous l’ombrage d’arbres magnifiques et sur les gazons dont le Danube entretient la verdure. La bonne compagnie en voiture, le peuple à pied, se rassemblent là chaque soir. Dans ce sage pays l’on traite les plaisirs comme les devoirs, et l’on a de même l’avantage de ne s’en lasser jamais, quelque uniformes qu’ils soient. On porte dans la dissipation autant d’exactitude que dans les affaires et l’on perd son temps aussi méthodiquement qu’on l’emploie.

Si vous entrez dans une des redoutes où il y a des bals pour les bourgeois les jours de fêtes, vous verrez des hommes et des femmes exécuter gravement l’un vis-à-vis de l’autre les pas d’un menuet dont ils se sont imposé l’amusement ; la foule sépare souvent le couple dansant, et cependant il continue comme s’il dansoit pour l’acquit de sa conscience ; chacun des deux va tout seul à droite et à gauche, en avant, en arrière, sans s’embarrasser de l’autre qui figure aussi scrupuleusement de son côté : de temps en temps seulement ils poussent un petit cri de joie et rentrent tout de suite après dans le sérieux de leur plaisir.

C’est surtout au Prater qu’on est frappé de l’aisance et de la prospérité du peuple de Vienne. Cette ville a la réputation de consommer en nourriture plus que toute autre ville d’une population égale, et ce genre de supériorité un peu vulgaire ne lui est pas contesté. On voit des familles entières de bourgeois et d’artisans qui partent à cinq heures du soir pour aller au Prater faire un goûter champêtre aussi substantiel que le dîner d’un autre pays, et l’argent qu’ils peuvent dépenser là prouve assez combien ils sont laborieux et doucement gouvernés. Le soir des milliers d’hommes reviennent tenant par la main leurs femmes et leurs enfants ; aucun désordre, aucune querelle ne trouble cette multitude dont on entend à peine la voix, tant sa joie est silencieuse ! Ce silence cependant ne vient d’aucune disposition triste de l’âme, c’est plutôt un certain bien-être physique, qui, dans le midi de l’Allemagne, fait rêver aux sensations, comme dans le nord aux idées. L’existence végétative du midi de l’Allemagne a quelques rapports avec l’existence contemplative du nord : il y a du repos, de la paresse et de la réflexion dans l’une et l’autre.

Si vous supposiez une aussi nombreuse réunion de Parisiens dans un même lieu, l’air étincelleroit de bons mots, de plaisanteries, de disputes, et jamais un Français n’auroit un plaisir où l’amour-propre ne pût se faire place de quelque manière.

Les grands seigneurs se promènent avec des chevaux et des voitures très-magnifiques et de fort bon goût ; tout leur amusement consiste à reconnoître dans une allée du Prater ceux qu’ils viennent de quitter dans un salon ; mais la diversité des objets empêche de suivre aucune pensée, et la plupart des hommes se complaisent à dissiper ainsi les réflexions qui les Importunent. Ces grands seigneurs de Vienne, les plus illustres et les plus riches de l’Europe, n’abusent d’aucun de leurs avantages, ils laissent de misérables fiacres arrêter leurs brillants équipages. L’empereur et ses frères se rangent tranquillement aussi à la file, et veulent être considérés, dans leurs amusements, comme de simples particuliers ; ils n’usent de leurs droits que quand ils remplissent leurs devoirs. L’on aperçoit souvent au milieu de toute cette foule des costumes orientaux, hongrois et polonais, qui réveillent l’imagination ; et de distance en distance une musique harmonieuse donne à ce rassemblement l’air d’une fête paisible où cliacun jouit de soi-même sans s’inquiéter de son voisin.

Jamais on ne rencontre un mendiant au milieu de cette réunion, on n’en voit point à Vienne ; les établissements de charité sont administrés avec beaucoup d’ordre et de libéralité, la bienfaisance particulière et publique est dirigée avec un grand esprit de justice, et le peuple lui-même, ayant en général plus d’industrie et d’intelligence commerciale que dans le reste de l’Allemagne, conduit bien sa propre destinée. Il y a très-peu d’exemples en Autriche de crimes qui méritent la mort ; tout enfin dans ce pays porte l’empreinte d’un gouvernement paternel, sage et religieux. Les bases de l’édifice social sont bonnes et respectables ; mais il y manque « un faîte et des colonnes pour que la gloire et le génie puissent y avoir un temple[1]. »

J’étois à Vienne, en 1808, lorsque l’empereur François II épousa sa cousine germaine, la fille de l’archiduc de Milan et de l’archiduchesse Béatrix, la dernière princesse de cette maison d’Est que l’Arioste et Le Tasse ont tant célébrée. L’archiduc Ferdinand et sa noble épouse se sont vus tous les deux privés de leurs États par les vicissitudes de la guerre, et la jeune impératrice, élevée « dans ces temps cruels[2], » réunissoit sur sa tête le double intérêt de la grandeur et de l’infortune. C’étoit une union que l’inclination avoit déterminée, et dans laquelle aucune convenance politique n’étoit entrée, bien que l’on ne pût en contracter une plus honorable. On éprouvoit à la fois des sentiments de sympathie et de respect pour les affections de famille qui rapprochoient ce mariage de nous et pour le rang illustre qui l’en éloignoit. Un jeune prince, archevêque de Waizen, donnoit la bénédiction nuptiale à sa sœur et à son souverain ; la mère de l’impératrice, dont les vertus et les lumières exercent le plus puissant empire sur ses enfants, devint en un instant sujette de sa fille et marchoit derrière elle avec un mélange de déférence et de dignité, qui rappeloit tout à la fois les droits de la couronne et ceux de la nature. Les frères de l’empereur et de l’impératrice, tous employés dans l’armée ou dans l’administration, tous dans des degrés différents, également voués au bien public, l’accompagnoient à l’autel, et l’église étoit remplie par les grands de l’État, les femmes, les filles et les mères des plus anciens gentilshommes de la noblesse teutonique. On n’avoit rien fait de nouveau pour la fête ; il suffisoit à sa pompe de montrer ce que chacun possédoit. Les parures même des femmes étoient héréditaires, et les diamants substitués dans chaque famille consacroient les souvenirs du passé à l’ornement de la jeunesse : les temps anciens étoient présents à tout, et l’on jouissoit d’une magnificence que les siècles avoient préparée, mais qui ne coûtoit point de nouveaux sacrifices au peuple.

Les amusements qui succédèrent à la consécration du mariage avoient presque autant de dignité que la cérémonie elle-même. Ce n’est point ainsi que les particuliers doivent donner des fêtes, mais il convient peut-être de retrouver dans tout ce que font les rois l’empreinte sévère de leur auguste destinée. Non loin de cette église, autour de laquelle les canons et les fanfares annoncoient l’alliance renouvelée de la maison d’Est avec la maison d’Habsbourg, l’on voit l’asile qui renferme depuis deux siècles les tombeaux des empereurs d’Autriche et de leur famille. C’est là, dans le caveau des capucins, que Marie-Thérèse, pendant trente années, entendoit la messe en présence même du sépulcre qu’elle avoit fait préparer pour elle à côté de son époux. Cette illustre Marie-Thérèse avoit tant souffert dans les premiers jours de sa jeunesse, que le pieux sentiment de l’instabilité de la vie ne la quitta jamais, au milieu même de ses grandeurs. Il y a beaucoup d’exemples d’une dévotion sérieuse et constante parmi les souverains de la terre ; comme ils n’obéissent qu’à la mort, son irrésistible pouvoir les frappe davantage. Les difficultés de la vie se placent entre nous et la tombe ; tout est aplani pour les rois jusqu’au terme, et cela même le rend plus visible à leurs yeux.

Les fêtes conduisent naturellement à réfléchir sur les tombeaux ; de tout temps la poésie s’est plue à rapprocher ces images, et le sort aussi est un terrible poëte qui ne les a que trop souvent réunies.


  1. Supprimé par la censure.
  2. Supprimé par la censure.