De l’Alimentation publique
Revue des Deux Mondes2e période, tome 20 (p. 154-177).
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DE
L’ALIMENTATION PUBLIQUE

LA CANNE À SUCRE ET LES NOUVELLES SUCRERIES COLONIALES.



L’exploitation de la canne à sucre traverse depuis plusieurs années dans nos colonies une de ces périodes critiques où une grande industrie se voit forcée d’invoquer le concours de la science. Étudier ce grave problème au point de vue de l’alimentation, des intérêts commerciaux et maritimes, agricoles et manufacturiers, ce sera continuer une série de recherches sur diverses questions non moins importantes[1], dont la science a déjà pu préparer ou obtenir, grâce à de persévérans efforts, l’heureuse solution. Comment parviendra-t-on à perfectionner la principale industrie des Antilles au point de lui faire affronter l’industrie, en apparence plus vivace, des sucreries indigènes de France, d’Allemagne, de Russie, ou des grandes exploitations qu’on voit chaque jour se développer dans l’Inde ? Il semblerait qu’une seule circonstance, l’extension extraordinaire des sucreries indigènes, dût suffire pour fermer bientôt à nos produits coloniaux le marché où déjà ils s’écoulent difficilement. Tels sont les doutes qui s’offrent à l’esprit dès qu’on examine la situation présente de l’industrie sucrière dans nos colonies ; mais cette situation même, observée avec attention, ne justifie pas toutes les alarmes qui peuvent naître d’un examen superficiel. Les notions qu’on a recueillies sur la structure, sur les caractères distinctifs de la plante, sur la production et la consommation du sucre, les procédés de fabrication qu’on a découverts, ceux qu’on indique ou qu’on étudie encore chaque jour, ce sont là autant d’élémens d’une question où la part des difficultés vaincues balance déjà, on va le voir, et peut surpasser un jour celle des difficultés à vaincre.


I.

La canne à sucre croît spontanément sur les rives de l’Euphrate ; mais on la regarde comme originaire de l’Inde et de la Chine, où depuis un temps immémorial le jus extrait des tiges de cette plante est utilisé pour l’alimentation des habitans. Les Indiens et les Chinois en ont fait les premiers un usage direct, et sont parvenus à en obtenir, par des moyens très simples, des sirops et le principe immédiat solide, en cristaux plus ou moins volumineux, type du sucre le meilleur que l’on puisse tirer des différens végétaux. Le témoignage des anciens confirme cette origine du sucre, car c’est aux Indiens que s’applique ce vers de Lucain :

Quique bibunt tenerà dulces ab arundine succos.


Le nom même donné au sucre, qui signifie suc doux, vient du sanscrit scharkara, et scharkar, chez les Persans, a la même signification.

Ce sont, au dire de plusieurs historiens, les Chinois qui ont porté la canne à sucre en Arabie, d’où la culture s’en répandit en Égypte, puis en Ethiopie. Vers 1420, le régent de Portugal, dom Henri, fit importer la canne à sucre de Madère en Sicile ; mais jusqu’en 1471 on n’obtint du jus de la canne qu’une sorte de moscouade fauve, plus ou moins impure. À cette époque enfin, le procédé de raffinage du sucre en pains fut découvert à Venise, dans cette belle et active cité où la verrerie, la cristallerie, le raffinage du borax, le raffinage du camphre et tant d’autres industries furent portés à un si haut point de perfection. Les Chinois sans doute étaient, longtemps avant la fin du XVe siècle, parvenus à épurer complètement le sucre, notamment sous la forme de cristaux isolés d’une grande pureté, que l’on a retrouvés dans de très anciennes collections, et qui semblent avoir été préparés suivant la méthode de cristallisation lente par un étuvage prolongé ; mais il avait été impossible d’imiter leurs procédés par suite des obstacles de tout genre qui séparaient ce pays du reste du monde, et qu’il était réservé à notre époque de surmonter. Chose bien remarquable d’ailleurs, un produit semblable, préparé dans nos colonies d’après une méthode récemment introduite, différente certainement de celle des Chinois, apparaît aujourd’hui même dans le commerce, et cette méthode économique, qui doit rendre directement consommable le produit d’une première concentration des jus, ne peut manquer de concourir efficacement à la solution du problème qui intéresse si gravement nos colonies.

La canne à sucre fut successivement transplantée à Saint-Thomas par les Portugais, dès qu’ils connurent cette île ; des Canaries à Saint-Domingue, vers 1506, peu d’années après la découverte de l’Amérique. Ce n’est qu’à partir de cette époque que le sucre, jusque-là destiné presque exclusivement aux préparations médicinales, se répandit peu à peu dans les usages alimentaires ; encore ne fut-il d’abord employé qu’avec beaucoup de réserve, en raison surtout d’un préjugé qui de nos jours n’est pas entièrement dissipé, et qui attribuait au sucre des propriétés spéciales parfois contraires à l’hygiène. L’application du sucre à l’alimentation n’en devait pas moins prendre une extension croissante, et si l’on peut se féliciter d’un tel résultat au point de vue économique, il sera aisé de montrer par quelques détails sur les caractères distinctifs, comme sur les propriétés du sucre de canne, que l’hygiène aussi ne peut qu’y applaudir.

On crut d’abord pouvoir placer les caractères distinctifs du sucre végétal dans la saveur même si aisée à reconnaître qui le distingue des autres substances usitées dans l’alimentation des hommes ; mais les progrès de la chimie firent bientôt abandonner ce moyen de vérification. En effet, on avait retrouvé la saveur sucrée dans plusieurs composés minéraux absolument dépourvus de qualités nutritives, ou même présentant des propriétés toxiques. De ce nombre étaient plusieurs sels de glucine, cette base découverte par Vauquelin dans l’émeraude et plusieurs autres pierres précieuses, et qui emprunte son nom au mot grec glykos (doux), — l’acétate de plomb, sel vénéneux appelé sucre de Saturne par les anciens chimistes, etc. On crut alors prendre pour un signe distinctif plus sur une propriété remarquable des substances ou principes immédiats sucrés et alimentaires extraits des végétaux ou du miel. Parmi ces divers sucres comestibles, — sucre de canne, sucre de betterave, sucre tiré de diverses racines, de toutes les plantes de la famille des graminées, blés[2], orges, seigles, maïs, etc., sucre obtenu de la noix de coco, de l’ananas, des oignons, des sèves de l’érable, du bouleau, des palmiers ; sucre de nature différente contenu dans le miel, le raisin, etc., — il n’en était aucun qui ne se transformât facilement par une fermentation bien connue, dite fermentation alcoolique, en alcool et en acide carbonique. Au contraire, les autres substances sucrées, minérales ou organiques, ne pouvaient subir une telle fermentation ou ne l’éprouvaient qu’à grand’peine. Suivant les données acquises à cette époque, le sucre de canne ou de betterave pouvait occuper le premier rang parmi les sucres fermentescibles, car à poids égal c’est celui qui par la fermentation spéciale produit la plus grande quantité d’alcool. Néanmoins les progrès de la science démontrèrent bientôt, grâce aux recherches expérimentales de MM. Biot, Dubrunfaut, etc., que le sucre de canne lui-même n’entrait en fermentation, sous les influences favorables ordinaires et à la température convenable (de 16 à 28 degrés), qu’après s’être changé dans ces conditions en sucre dit de raisin, et qu’en éprouvant un pareil changement, plusieurs autres sucres extraits de produits végétaux et animaux subissaient aussi la fermentation alcoolique.

Abandonnant dès lors une distinction devenue incertaine, on en vint à distinguer chaque sucre en particulier d’après ses propriétés spéciales. À ce titre, le sucre de canne (ainsi dénommé dans le vocabulaire scientifique, bien qu’il se présente identiquement le même dans les différens végétaux déjà spécifiés) offre des caractères très nets et tellement précis qu’il ne peut être confondu avec aucun autre sucre. C’est celui qui donne la saveur sucrée la plus franche, la plus intense et la plus agréable ; seul entre tous, il produit des cristaux de formes régulières, solides, blancs, diaphanes, plus ou moins volumineux, suivant que les sirops sont en masses plus ou moins grandes, et refroidies avec une vitesse plus ou moins lente et régulière. Ce sont ces cristaux que l’on connaît sous la dénomination de sucre candi. Sous le même volume, il est plus lourd que l’eau dans le rapport de 100 à 160. Il est trois fois plus soluble que le sucre tiré du raisin ou de la fécule saccharifiée par la diastase[3] ou par l’acide sulfurique. Il ne faut en effet, pour dissoudre le sucre de canne, que le tiers de son poids d’eau froide, et moins que la moitié de cette quantité d’eau à la température de l’eau bouillante ou de 100° du thermomètre centésimal.

Lorsque les solutions de sucre ou sirop de canne sont évaporées sur le feu ou par la vapeur circulant dans un double fond de la chaudière, si l’on arrête l’évaporation lorsque le sirop ne contient plus que 12 ou 15 centièmes d’eau, le refroidissement lent ou rapide du liquide sirupeux donnera des cristaux gros ou menus ; mais si l’on continue à faire chauffer et bouillir le sirop jusqu’à ce que toute l’eau se trouve vaporisée, le sucre, au lieu de former des cristaux, éprouve une sorte de fusion et prend toutes les formes qu’on veut lui donner, soit en le coulant dans des moules, soit en l’étendant en plaques sur le plan uni et légèrement lubrifié d’une table de marbre. Avant de devenir solide, dur et fragile par le refroidissement complet, il conserve une certaine ductilité, puis une souplesse qui permettent de l’étirer en fils, en torsades, de le découper à l’emporte-pièce, de le rouler en cylindres et de le courber ou tordre de façon à lui faire prendre les formes variées, parfois gracieuses, des grandes pièces de dessert qui décorent nos tables. Néanmoins les objets divers en sucre coulé ou roulé que l’on désigne par les noms de sucre d’orge, de pomme, etc.[4], ne gardent pas très longtemps leur transparence ; ils se troublent au bout de quelques semaines et deviennent par degré complètement opaques. Ce phénomène ne résulte pas, comme on pourrait le croire, d’une altération des qualités du sucre : c’est bien plutôt le retour spontané à ses propriétés naturelles et à ses formes cristallines, attributs des corps bien définis et non organisés[5]. Quant à l’opacité survenue dans la masse du sucre en ce cas, elle n’est qu’apparente, car chacun de ses minimes cristaux, isolément examiné à la loupe ou sous le microscope, apparaît diaphane. L’opacité de la masse résulte du retrait et de la séparation des particules, qui, laissant une mince lame d’air s’insinuer entre elles, brisent tous les rayons lumineux par l’effet de la grande différence de densité et de pouvoir réfringent qui existent entre l’air, corps gazeux, et le sucre, corps solide et dense.

Sans insister sur les autres propriétés du sucre de canne, qui ont un intérêt purement scientifique, il en est une encore qu’il faut noter comme pouvant exercer quelque influence sur la fabrication. Le sucre de canne, en s’unissant au sel marin, forme un composé cristallisable à saveur saline, découvert par M. Péligot, et dont il importe d’éviter la formation en proscrivant l’emploi des sels ou composés alcalins dans le traitement des jus sucrés. Il faut remarquer aussi une particularité caractéristique du sucre de canne. C’est que la composition intime de ce sucre est précisément intermédiaire entre la composition de la fécule amylacée et celle de la glucose ; or comme la fécule, par divers agens chimiques ou naturels, se transforme facilement dans nos usines en glucose, il ne paraît pas déraisonnable de supposer qu’en arrêtant à point la réaction, on changerait la fécule en sucre de canne. Une supposition de ce genre ne semblera point étrange aux personnes qui savent que plusieurs chimistes de nos jours sont parvenus à former de toutes pièces de l’urée, des corps gras, des alcalis organiques, et d’autres principes sécrétés ordinairement dans les organismes des animaux et des plantes.

Quant au rôle important que peuvent remplir les sucres, et plus particulièrement encore le sucre de canne, dans l’alimentation des hommes et des animaux de nos fermes, il ne peut rester de doute à ce sujet. On peut regarder la question de l’utilité hygiénique du sucre comme pleinement résolue, et avant d’arriver au problème de la culture et de la préparation du sucre colonial, j’aborderai un dernier ordre de considérations en étudiant la structure de la canne et le siège du sucre dans ses tissus.

Les notions d’organographie et d’analyse comparées qui font connaître la composition de la canne à sucre à ses différens âges et vers l’époque de sa maturité dans ses différentes parties, bien qu’elles aient nécessité de longues et pénibles recherches, qu’elles aient été assez récemment admises dans la science[6], sont très faciles à comprendre, surtout en ce qui touche les résultats pratiques. La plupart des observateurs avaient admis que dans toute son étendue, comme à ses différens âges, la canne devait offrir la même composition, le sucre également pur dans tout son tissu cellulaire ; il n’en saurait être ainsi d’après les lois générales du développement des végétaux. Dans les tissus jeunes ou en voie de formation dominent toujours les substances indispensables à la vie la plus active : ce sont, outre les cellules et les vaisseaux qui les renferment ou les charrient, des matières azotées analogues à celles qui constituent les parties molles des animaux, des substances grasses, salines, des solutions mucilagineuses. Puis viennent des sécrétions amylacées et sucrées ; cette dernière sécrétion, s’accumulant de plus en plus, devient abondante, surtout dans le tissu spécial saccharifère le plus anciennement formé. Vers l’époque de la maturité toujours irrégulière de la canne à sucre, les parties inférieures de la tige seraient à ce compte les plus riches, si les fibres ligneuses ne s’y étaient également augmentées, et si-déjà diverses causes n’avaient souvent produit quelques altérations dans le principe sucré. Les entre-nœuds ou mérithalles qui se succèdent de bas en haut se trouvent graduellement plus jeunes, en sorte que la sécrétion saccharine s’y rencontre de moins en moins abondante. Aussi comprend-on qu’une longue pratique ait appris aux colons les avantages de la suppression des parties inférieures trop ligneuses, dures parfois, ainsi que des derniers nœuds de la partie supérieure, trop jeunes pour être abondans en sucre, et contenant de trop fortes doses de substances étrangères pour que leur jus sucré ne soit pas très altérable et difficile à traiter dans les manufactures. Les jeunes mérithalles peuvent servir à faire des boutures dans des plantations renouvelées, ou bien être employés sous les chaudières comme combustible après la dessiccation. Ces faits physiologiques expliquent les difficultés qu’offre souvent l’extraction du sucre dans les contrées favorables d’ailleurs à la végétation de la canne, où, comme à la Louisiane, en Espagne, dans l’Algérie, la somme des températures jusqu’à la récolte est insuffisante pour amener une complète maturité. Dans ces contrées, le jus de la canne offre une densité variable ordinairement entre 6 1/2 et 9 degrés de l’aréomètre Baume, tandis qu’aux Antilles, au Brésil et dans l’Inde la densité du jus au même aréomètre s’élève de 10 à 13 degrés.

Pour donner une idée des différences déterminées par l’âge des cannes à sucre dans la richesse saccharine et les proportions de substances étrangères unies à la plante, je citerai les résultats généraux de l’analyse comparée d’une canne à sucre de Taïti à l’état de maturité convenable et d’une canne parvenue au tiers de son développement. La première contenait 18 centièmes de sucre et 1,30 de matières étrangères miscibles au jus et nuisibles plus ou moins à l’extraction du sucre. La seconde ne renfermait que 9,06 de sucre et contenait 4,21 de substances étrangères. Ainsi la quantité de sucre était moindre de moitié, et les difficultés de l’extraction eussent été augmentées par la présence de matières étrangères en proportions trois fois plus considérables. Si l’on compare en outre la composition des cannes à sucre parvenues à leur état normal de maturité dans nos colonies, et contenant alors de 20 à 22 de sucre pur pour 100 de leur jus, avec la composition des betteraves, qui pour 100 renferment en moyenne 10 de sucre et 5 ou 6 de substances étrangères, on voit que dans le jus de la canne il se trouve le double de la quantité de sucre et seulement la moitié des matières impures à éliminer que l’on rencontre dans le jus de la racine saccharifère indigène.

Ce sucre, objet de l’exploitation, est assez inégalement réparti dans la plante ; les feuilles n’en renferment pas de quantités appréciables ; les nœuds où le tissu ligneux est plus serré et les cellules saccharifères rétrécies contiennent naturellement moins de sucre que les tissus des mérithalles ou entre-nœuds. Voici au surplus suivant quel ordre dans ceux-ci sont répartis les divers tissus depuis la superficie jusqu’au centre de la tige. — Une couche blanchâtre toute superficielle n’est autre chose qu’une excrétion d’une cire particulière observée et recueillie par MM. Plagne et Avequin, puis analysée par M. Dumas, et désignée sous le nom de cérosie, composition analogue à la cire, quoique plus dure à froid et moins fusible à chaud. — La surface lisse sur laquelle était l’efflorescence de cérosie, qu’un léger frottement suffit pour enlever, est une membrane appelée cuticule épidermique, qui enveloppe la tige de toutes parts. Cette membrane, de même que toutes les portions superficielles protectrices des tissus végétaux, est rendue très résistante aux agens extérieurs par sa forte cohésion, qu’augmentent trois substances injectées dans son épaisseur : la silice (identique chimiquement avec celle qui constitue les sables quartzeux, les cailloux, etc.), une matière grasse inattaquable à l’eau, et une substance azotée. — Au-dessous de la cuticule se trouve un tissu épidermique formé de cellules longues à parois très épaisses, et dont les cavités sont en communication les unes avec les autres par des canalicules qui en traversent les parois ; cet épidémie lui-même recouvre une couche de tissu cellulaire. Ces trois premières couches externes, la cuticule, l’épiderme et le tissu cellulaire sous-jacent, sont entièrement dépourvues de sucre. Ce principe immédiat réside dans les portions internes de la tige, il est sécrété autour des nombreux faisceaux vasculaires où passe la sève, et que soutiennent des fibres ligneuses épaisses et résistantes. La sécrétion sucrée s’accumule peu à peu à l’état de solution de plus en plus riche ou sirupeuse autour de ces filets vasculaires et ligneux, dans de grandes cellules cylindriques à très minces parois, et qui sont criblées de très petits trous. Ces grandes et minces cellules, latéralement poreuses, sont closes par deux membranes imperméables qui en bouchent les deux extrémités inférieure et supérieure.

En considérant la disposition du liquide sucré renfermé dans de grandes cellules à très minces parois, il est facile de comprendre que sous une pression énergique ce liquide détermine la rupture des cellules et s’en écoule librement. On sait que dans la betterave[7] le tissu spécial qui renferme le sucre est également disposé autour des faisceaux vasculaires qui traversent dans toute sa longueur la racine saccharifère ; mais ce tissu spécial, disposé d’ailleurs par zones concentriques, est formé de cellules allongées, tellement petites et résistantes que la plus énergique pression exercée sur les betteraves entières n’en saurait faire sortir le jus, et qu’il est indispensable de diviser à la râpe ces racines en une pulpe très fine pour en obtenir le jus sucré.

La canne à sucre dans son ensemble offre la plus grande ressemblance avec le sorgho sucré, qui a été précédemment décrit[8]. Ses tiges élancées, hautes de 2 ou 3 mètres, sont de même garnies à chaque nœud de feuilles engainantes, longues de 60 à 80 centimètres, offrant une fine denture acérée sur leurs bords. Ces longues feuilles se développent successivement de bas en haut à mesure que la plante grandit, puis aux approches de la maturité elles tombent dans le même ordre. Aussi, lorsque l’époque de la maturité est arrivée, et que les tiges amincies à leurs sommets développent en un seul jet le scion terminal allongé qui se ramifie et se couronne d’une panicule argentée, la plante ne présente plus que les feuilles verdâtres de sa partie supérieure ; toutes les autres feuilles jaunies et caduques jonchent le sol, ramenant à la superficie une partie des élémens organiques et minéraux qu’elles ont puisés dans la terre ou empruntés aux gaz atmosphériques. C’est alors que la récolte des tiges commence ; on les coupe au-dessus de la souche, puis en deux ou trois bouts, suivant la hauteur, et en supprimant avec la flèche l’extrémité encore verte, pauvre en matière sucrée, relativement abondante en substances étrangères. Dès ce moment aussi commencent les altérations spontanées, plus rapides sous ces climats chauds, qui accroissent les difficultés de l’extraction du sucre aux colonies, et nécessitent des précautions particulières, des moyens prompts, et les garanties les plus sûres contre toute interruption du travail. Des questions scientifiques relatives à la canne, on est ainsi conduit aux questions agricoles et industrielles.


II.

La culture de la canne est soumise à des difficultés particulières. En dehors des intempéries des saisons, contre lesquelles il y a peu de chose à faire, des ouragans et des incendies fortuits, dont on pourrait sans doute atténuer les dommages locaux par un système d’assurances générales, on est exposé dans les habitations aux dangers des incendies allumés par la malveillance, dangers moindres sans doute depuis l’affranchissement des nègres, mais qui exigent les précautions d’une surveillance bien organisée et que l’on parvient à limiter en isolant par des intervalles libres les champs de cannes d’une grande étendue. Au nombre des causes de pertes assez graves, il faut aussi compter les ravages occasionnés par les rats, qui pullulent en beaucoup de lieux, et contre lesquels les procédés usuels d’empoisonnement par le phosphore ou l’arsenic, ou la chasse à l’aide de chiens bien dressés sont encore insuffisans. Pour montrer ce que de tels ravages ont de grave quelquefois, il faut rappeler un singulier mécompte auquel donna lieu l’emploi d’un engrais riche expédié de France aux Antilles il y a déjà plusieurs années.

C’était en 1824. M. Derosne, concessionnaire du sang des abattoirs de Paris, obtenait de ce liquide desséché sur des bâtimens de graduation ou sur des claies, après une coagulation produite par la vapeur, plus d’un million de kilogrammes de sang sec, livré au port d’embarquement au prix de 20 francs et coûtant, rendu aux colonies, de 38 à 40 francs les 100 kilogrammes. Le sang sec pulvérulent déposé par petites poignées au pied de chaque touffe de cannes produisit dès la première campagne des effets remarquables. La végétation, excitée fortement et soutenue par ce puissant engrais, donna de vigoureuses pousses et des tiges volumineuses, pesantes, renfermant un jus dense, sucré en proportion ; mais à la campagne suivante le désappointement fut complet : la précieuse fumure, employée avec quelque ménagement, n’empêcha pas les champs de cannes, après avoir développé une végétation luxuriante, de montrer de toutes parts des touffes fanées même dans leurs plus jeunes feuilles, jusqu’alors verticalement dressées au faîte de chaque plante. En cherchant à découvrir la cause de ce fâcheux événement, on reconnut bientôt au pied de chaque touffe des affouissemens qui exposaient les radicelles à l’action desséchante de l’atmosphère, et devaient nécessairement arrêter le cours de la sève ascendante. D’où provenaient ces affouissemens ? On le devina sans peine en remarquant que tous correspondaient aux endroits où le sang en poudre avait été déposé et en surprenant à l’œuvre quelques-uns des petits animaux, des rats surtout, qui, trouvant à leur convenance l’aliment négligé par eux l’année précédente, l’avaient complètement dévoré, fouillant au pied des cannes et déterrant les moindres parcelles enfouies autour des racines qu’ils mettaient à nu.

Si l’on passe des difficultés de la culture aux procédés de fabrication, d’importans résultats devront être constatés ; mais, pour bien apprécier l’action féconde des procédés nouveaux, il faut se rendre compte des quantités de sucre cristallisable que les tiges de la canne renferment et des proportions que l’on en obtient en moyenne à l’aide des anciens modes de fabrication : la différence entre la quantité réellement contenue et la proportion extraite indiquera les limites théoriques de l’augmentation du rendement. Nous verrons ensuite par des faits positifs, et d’après des calculs approximativement exacts, jusqu’à quel degré il est permis de croire que l’on approchera de la limite maximum.

La canne à sucre venue sous des climats favorables contient en moyenne, d’après les auteurs que nous avons cités et nos propres expériences, 18 de sucre cristallisable pour 100 du poids total de ses tiges telles qu’on les apporte au moulin[9]. En employant des cannes de cette nature, on obtient généralement par les procédés anciens, pour 100 kilos, de 5 à 6 kilos de sucre. Or, sur de vastes habitations où des usines centrales ont été convenablement installées avec de nouveaux appareils, on a pu obtenir dans la fabrication courante pour 100 de cannes fraîches de 10 à 12 de sucre plus beau et mieux cristallisé ; il est donc évidemment possible de doubler le rendement en épuisant mieux la canne. Grâce à des procédés réalisables en grand sous des conditions que nous ferons connaître, on est parvenu même à obtenir 15 centièmes sur 18 qui existent certainement, c’est-à-dire de deux fois et demie à trois fois autant que les produits réalisés aujourd’hui dans les anciennes usines, de beaucoup encore les plus nombreuses.

En parlant des procédés anciens, je ne fais pas allusion à ces opérations primitives encore en usage dans les Indes-Orientales. Qu’on imagine des presses formées de deux cylindres en bois munis chacun à l’un de ses bouts d’un moulinet qu’un Indien fait lentement tourner ; un troisième travailleur apporte les cannes ; un quatrième les engage entre les cylindres ; un cinquième les reprend ; un sixième les étend sur le sol pour les faire dessécher ; un septième puise dans un petit récipient le jus au fur et à mesure qu’il s’écoule et le transporte à la galère, où vingt, souvent même trente marmites chauffées par la flamme de la bagasse sont desservies par trois autres ouvriers. Deux Indiens dirigent la cristallisation confuse et l’égouttage du sucre, en sorte que douze hommes sont occupés à ces manipulations grossières qui fournissent en petites masses un sucre brut en menus cristaux rendus visqueux par la mélasse interposée. Parfois à l’aide d’un terrage ces sucres sont incomplètement blanchis, et nous arrivent sous la dénomination de sucre terré de l’Inde. On ne peut cependant passer sous silence cette industrie stationnaire, qui ne tire encore de la canne que de 40 à 45 de jus sur 90 qu’elle renferme, et n’extrait de ce jusqu’à peine 3 parties de sucre sur les 8 qu’il contient, car jusqu’à ces derniers temps les sucres bruts et terrés de l’Inde, malgré l’excessif travail qui les produisait, revenaient à bien meilleur marché que les produits similaires de toutes les autres parties du monde, et paraissaient menacer l’industrie saccharine des différentes nations d’une insurmontable concurrence, lorsqu’on voudrait étendre à ses produits la liberté du commerce. Pour démontrer qu’une telle concurrence ne serait pas sans doute aussi redoutable qu’on le pourrait croire, il nous suffira d’indiquer l’instabilité des bases sur lesquelles ce bon marché extraordinaire repose. C’est que la journée de six travailleurs dans une de ces anciennes sucreries de l’Inde coûte moins que le travail d’un seul de nos ouvriers intelligens, et ce bas prix de la main-d’œuvre tient lui-même aux habitudes d’une population qui ne connaît d’autre nourriture que le riz à l’eau assaisonné avec les débris desséchés de poissons à l’odeur nauséabonde, ou quelques racines fades que la terre fournit gratuitement.

Un tel état de choses ne peut cependant pas toujours durer : les changemens que depuis longues années on devait prévoir seront hâtés sans doute soit par les graves événemens qui agitent l’Inde en ce moment, soit par les immigrations considérables des coolies, appelés dans les colonies des puissances européennes pour suppléer au travail presque nul des esclaves mis en liberté. Ces circonstances nouvelles, mettant de toutes parts les populations de l’Inde en contact avec les peuples civilisés, leur feront bientôt connaître et partager des goûts de bien-être qui deviendront pour eux de véritables besoins, et ne leur permettront plus de se contenter du modeste salaire de 20 ou 25 centimes par jour. Ces changemens inévitables et prochains sont entrés dans les calculs des habiles ingénieurs manufacturiers empressés d’exporter sur tous les points du globe où l’industrie commence à prendre son essor les machines et appareils qui doivent suppléer à la cherté croissante de la main-d’œuvre, et qu’il reste à décrire.

Les machines, appareils et procédés anciens, en usage encore dans nos colonies, ainsi que dans les possessions anglaises, hollandaises, espagnoles et portugaises, et à la Louisiane, n’ont rien de commun assurément avec les engins et moyens grossiers employés dans les sucreries de l’Inde ; ils représentent toutefois un état intermédiaire entre ces derniers et les procédés nouveaux, qui, avec le cortège de leurs appareils plus ou moins perfectionnés, s’introduisent d’année en année dans les sucreries coloniales. Les appareils les. plus anciennement employés pour extraire le jus se composent en général, dans nos sucreries, de moulins à trois cylindres horizontaux en fonte, qui, convenablement dirigés et ralentis dans la vitesse de leur rotation, peuvent donner de 55 à 60 de jus pour 100 de cannes effeuillées. Ils ont remplacé dans la plupart des habitations les premiers moulins à cylindres et engrenages en pierre construits dans les colonies espagnoles, puis les presses à deux ou trois cylindres verticaux en fonte, très dispendieux de main-d’œuvre, et qui produisaient à peine 50 de jus pour 100 de cannes. La force motrice, en tout cas, est fournie dans ces usines par un cours d’eau, le vent, les bêtes de trait ou la vapeur.

Le jus sucré, appelé vesou¸ s’écoule dans un grand réservoir, où souvent on le laisse déposer pendant une heure, et bien à tort, car cet intervalle de temps suffit pour occasionner un commencement de fermentation, toujours fort préjudiciable, tandis que le peu de substances terreuses éliminées par ce repos n’auraient pu nuire sensiblement aux nouvelles opérations que l’on fait subir au jus pour l’amener à donner du sucre brut cristallisé ou moscouade. Dans cette nouvelle série de travaux, on rencontre d’abord l’épuration désignée sous le nom de défecation en France et d’énivrage aux colonies, puis l’évaporation ou concentration qui amène le jus plusieurs fois écume à l’état de sirop, enfin une cuite ou dernière concentration au degré où la cristallisation doit s’effectuer par le refroidissement.

Une fois mises en train, toutes ces opérations se poursuivent simultanément dans un équipage formé de cinq chaudières, disposées en une seule série dans le même fourneau : les jus et sirops s’y succèdent, passant de l’une à l’autre suivant l’ordre méthodique de la concentration graduée. La première chaudière, devant contenir le plus grand volume de jus, se nomme la grande. Avant que l’ébullition s’y manifeste, on délaie dans le vesou de 2 à 5 dix millièmes de son poids de chaux, préalablement éteinte en un lait assez épais. Bientôt les substances albuminoïdes, coagulées par la chaux, qui se combine avec elles, et par la chaleur, qui contracte ce composé, produisent dans toute la masse du liquide une sorte de réseau qui s’élève, soutenu par des bulles de gaz et de vapeur, et arrive à la superficie sous la forme d’une écume, après avoir entraîné les corps étrangers en suspension qui troublaient, au sortir des presses, la transparence du vésou. Cette écume, soigneusement enlevée, laisse, si cette sorte de clarification a été bien faite, un jus limpide d’une couleur jaune ambrée. On décante ce liquide dans la chaudière suivante, un peu moins grande, que l’on nomme la propre, parce que le jus a été nettoyé de ses écumes dans la première chaudière. L’ébullition amenant de nouvelles écumes, on les enlève pour les reporter dans la grande, où elles se réunissent aux écumes d’une deuxième défécation du jus arrivant des presses.

De la deuxième chaudière, le jus, clair et plus ou moins concentré, est transvasé, à l’aide d’une grande et profonde cuiller (appelée puisoir ou pucheux ) ; dans la troisième chaudière, désignée sous le nom de flambeau par suite de certains indices qui s’y manifestent, auxquels les ouvriers spéciaux reconnaissent ou croient distinguer si la première clarification a bien réussi, ou si elle est insuffisante. L’évaporation continuant toujours dans toutes les chaudières, on transvase le liquide de la troisième dans une quatrième appelée le sirop, nom qui dérive du degré de concentration donnant au liquide l’apparence sirupeuse. De cette quatrième chaudière, le sirop est versé dans la cinquième et dernière de l’équipage, désignée par sa dénomination de batterie en raison du bruit particulier qu’y détermine l’ébullition par soubresauts du sirop lourd, soulevé par la vapeur du fond de la chaudière et retombant avec force. On a fait une sorte d’assimilation entre l’ébullition bruyante ainsi produite et le bruit sourd de coups que se portent entre eux des gens qui se battent. De là cette locution de batterie, acceptée anciennement et transmise d’âge en âge dans les ateliers.

La dernière concentration, appelée la cuite, s’effectue dans la batterie ; elle exige les plus grands soins. On ne peut sans une habileté due à une longue expérience saisir le moment opportun de terminer l’opération, en retirant avec la promptitude voulue tout le sirop bouillant. Quelques minutes avant ou après le terme précis, la cuite donnerait très peu de cristaux, ou formerait dans le cristallisoir une seule masse confuse, d’où la mélasse ne pourrait sortir ou s’égoutter convenablement. Si même ce terme était un peu dépassé en terminant la cuite, une portion du sirop pourrait être caramélisée ; il en résulterait une coloration brune du sucre obtenu, et qui en diminuerait beaucoup la valeur commerciale, en même temps que la quantité amoindrie du sucre cristallisable présenterait une deuxième cause de perte. Durant tout le cours de l’évaporation des jus et de la concentration des sirops, surtout lors des transvasemens d’une chaudière dans l’autre, de semblables accidens d’altération du sucre par des coups de feu sont à craindre. C’est à l’effet d’éviter ces causes de graves préjudices que beaucoup de colons, dépourvus de capitaux suffisans pour monter des appareils plus parfaits à l’instar des sucreries indigènes, ont adopté pour la concentration des sirops les appareils rotatifs de Bour et de Wetzel. Le système de ces ingénieux appareils, d’une construction assez simple et faciles à réparer, est emprunté lui-même au principe appliqué pour la première fois en France par M. Chaussenot.

Cet habile ingénieur, auquel l’industrie manufacturière est redevable de plusieurs inventions utiles, avait imaginé, pour la concentration des sirops de dextrine, de chauffer et d’agiter à la fois le liquide mucilagineux, d’où la vapeur avait peine à s’échapper. Il parvint à résoudre le problème qu’il s’était posé par un moyen bien simple : dans une chaudière demi-cylindrique à double fond, il faisait circuler de la vapeur échauffant le sirop, et en outre il agitait ce liquide à l’aide d’un tube serpentin couché horizontalement, tournant sur son axe creux en même temps qu’il recevait par un bout de la vapeur qui sortait condensée en eau à l’autre bout. On voit clairement qu’ici l’invention consiste à faciliter l’évaporation sur une plus grande surface, en mettant en mouvement le liquide par un agitateur mécanique, qui lui-même fournit une source continuelle de chaleur.

Les deux appareils usités aux colonies offrent la réalisation de la même idée, seulement par des dispositions un peu différentes. L’un, celui de M. Wetzel, consiste en une chaudière à double fond, chauffée par la vapeur, et dans laquelle tourne continuellement un agitateur formé de deux disques lenticulaires creux, à chaque bout de la chaudière, communiquant entre eux par des tubes horizontaux nombreux. Cet ensemble des disques et tubes reçoit par un axe également creux la vapeur qui concourt au chauffage du sirop, pendant que l’agitation du liquide renouvelle et multiplie les surfaces en contact avec l’air ambiant. — On reconnaîtra sans peine des dispositions analogues dans l’appareil Bour, car il se compose, comme les deux précédons, d’une chaudière demi-cylindrique à double fond, dans laquelle tourne un agitateur formé d’un axe creux, transmettant la vapeur dans cinq ou six disques lenticulaires, qui, pendant la rotation, puisent, à l’aide de quatre godets fixés à leur circonférence, le sirop qui doit en arroser la superficie à mesure qu’elle « e trouve émergée du liquide. Dans les mêmes usines et dans plusieurs autres, on a sensiblement amélioré le service des premières opérations à l’aide d’équipages offrant au niveau des bords supérieurs des cinq chaudières une plate-forme présentant deux rigoles longitudinales. On évite ainsi les pertes de jus et sirop par le débordement du liquide, et on facilite beaucoup l’écumage et les transvasemens. Cette innovation est connue aux colonies sous le nom de batterie Gimart.

Il faut convenir cependant que ces divers perfectionnemens de détail changeaient bien peu la situation économique des sucreries ; ils laissaient sans solution le principal problème, très difficile, presque insoluble en apparence. Il s’agissait d’extraire de la canne une plus forte proportion de jus, de 70 à 80 par exemple au lieu de 55 à 60, et de ce jus une quantité plus grande de sucre, c’est-à-dire de 10 à 12 sur les 18 que renferme la tige de la plante, au lieu des 5 ou 6 centièmes que, par les moyens employés généralement, on parvient seulement à extraire. On pouvait espérer plus encore, si du premier jet on parvenait à obtenir du sucre assez pur, nettement cristallisé, consommable directement. Les difficultés étaient grandes et semblaient insurmontables. D’abord, si l’on extrayait de la canne un volume de jus plus grand d’un tiers, comment parvenir à l’évaporer, lorsque déjà le seul combustible dont on pût disposer sur la plupart des habitations, les cannes pressées (dites bagasse), était à peine suffisant pour évaporer les 60 centièmes du jus ? Comment se procurer les capitaux nécessaires pour installer des appareils analogues à ceux des sucreries indigènes, bien plus dispendieux encore en raison de leurs surfaces agrandies afin d’accroître l’évaporation, en raison surtout des frais considérables du transport et du montage par des mécaniciens venus de France ? Comment se procurer du charbon d’os en quantité suffisante pour la décoloration des sirops ? Par quel moyen rendrait-on les formes cristallines assez nettes, assez régulières, pour permettre l’égouttage complet des mélasses, égouttage indispensable pour obtenir du sucre livrable directement à la consommation ? Comment enfin développer la consommation au point d’écouler les produits doublés des sucreries en progrès et résister à l’aggravation des droits d’accès à la métropole imposés aux sucres bruts d’une qualité aussi belle et aussi bonne ?

Toutes ces questions cependant sont en ce moment résolues, sauf la dernière, qui sans doute aura aussi sa solution favorable dès qu’on en comprendra bien l’importance. Il y a longtemps en effet que la transformation définitive des sucreries coloniales se prépare, principalement sous l’influence active, incessante de nos ingénieurs manufacturiers, puissamment secondés par de nombreux et habiles ingénieurs mécaniciens sortis de nos grandes écoles.


III.

Des changemens radicaux n’ont pu s’introduire dans les sucreries coloniales qu’en surmontant de redoutables obstacles. Un des premiers et des principaux novateurs est mort à la peine dans cette lutte suprême entre les anciennes routines et les intérêts froissés par la nouvelle organisation. En 1835, M. Vincent, manufacturier entreprenant et actif, après avoir étudié les procédés des sucreries indigènes, avait, suivant les conseils éclairés de MM. Derosne et Caïl, dressé les plans de grandes sucreries centrales destinées aux colonies. Entièrement dévoué à la réalisation de ce projet, il se mit immédiatement à l’œuvre, se rendit à Bourbon, où l’avait précédé l’envoi des machines et appareils perfectionnés, s’occupa de les installer, et prépara des marchés avec les planteurs, auxquels il offrait, de leurs cannes sur pied, pour plusieurs années, un prix plus rémunérateur que celui obtenu par leurs exploitations sucrières. Les objections ne furent pas épargnées au nouveau-venu. Dès la première campagne, les résultats heureux n’en dépassèrent pas moins les espérances. Des sentimens d’envie, de haine contre un novateur qui anéantissait le savoir des gens du métier, succédèrent aux doutes irréfléchis. Les deux années suivantes vinrent assurer le succès définitif de l’entreprise, et il fallut renoncer à voir s’accomplir les prédictions malveillantes. Un jour cependant M. Vincent ne revint pas d’une excursion qu’il avait faite aux environs de sa demeure, et depuis lors toutes les recherches qu’on multiplia pour le retrouver restèrent vaines. Son œuvre heureusement ne pouvait demeurer sans résultats ; le grand exemple qu’il avait donné d’une production économique plus abondante d’un sucre plus beau, à l’aide de procédés plus indépendans de l’adresse acquise par d’anciennes pratiques, avait frappé l’imagination des fabricans, et bientôt plusieurs d’entre eux se mirent en mesure de réaliser à leur profit les avantages dont ils avaient été témoins.

Ce procédé devait subir sans doute le sort des applications nouvelles qui, tentées dans des usines fort éloignées des lieux où les machines et appareils nécessaires sont construits, ne peuvent se soustraire à des accidens qui entraînent parfois des dommages considérables. Néanmoins les chances ont été de moins en moins contraires à mesure que le nombre et l’importance des installations nouvelles se multipliaient, que les usines recevaient des perfectionnemens notables et attiraient aux colonies des ingénieurs et des ouvriers mécaniciens capables de mieux diriger les travaux, de réparer au besoin les pièces accidentellement endommagées. Ces améliorations graduelles et d’heureuses et récentes innovations ont enfin résolu les principales questions posées plus haut, notamment dans les belles colonies espagnole et française de la Havane et de la Réunion. C’est à la Havane surtout que se sont rencontrées les circonstances les plus favorables à l’établissement des grandes sucreries coloniales, exploitées par les moyens les plus économiques dont la science de nos jours ait doté l’industrie, et c’est aussi dans cette île privilégiée que se sont fondées et que se développent en ce moment les plus vastes installations récemment acquises par de puissantes compagnies[10]. Le sol de la Havane, bien moins accidenté que celui de la Réunion, a permis d’accélérer et de rendre plus économiques la récolte et le transport des cannes aux usines à l’aide de chemins de fer traversant les champs en culture : une telle rapidité dans le transport de la matière première est d’une haute importance pour le succès des opérations dans ces usines, car, sous le climat chaud où la canne se développe, la formation rapide des fermens dans les sucs dès qu’ils sont exposés à l’air, sur toutes les coupes des tiges, doit engager les colons à employer tous les moyens praticables de hâter la récolte, la mise en travail des cannes et le traitement des jus[11].

Les cannes immédiatement soumises à la pression énergique des nouvelles presses à cylindre donnent, dans les deux colonies espagnole et française, de 70 à 80 centièmes de jus au lieu de 55 ou 60 qu’on en obtenait autrefois. Ce remarquable résultat est dû non-seulement à la solidité de construction et à la puissance énorme des presses des différens modèles, mais encore à la lenteur calculée et bien régulière avec laquelle cette pression s’exerce. Les cylindres n’accomplissent qu’une révolution sur leur axe en deux minutes et demie, tandis qu’ils accomplissaient naguère deux révolutions dans le même temps. Cette importante modification a nécessité l’emploi de presses de plus grandes dimensions. Les usines de MM. Caïl et C°, où se construisent la plupart de ces puissantes machines, en expédient des modèles qui ont jusqu’à 1 mètre de diamètre, 2m 10 de longueur ; elles exigent une force de 90 chevaux de vapeur pour être mises en mouvement, et produisent alors de 3 à 400,000 litres de jus par jour.

Pour une augmentation de rendement en jus aussi considérable, les moyens de chauffage étaient insuffisans, puisque les cannes, au sortir des presses, ne renfermaient plus la proportion considérable de sucre qui constitue dans les anciennes sucreries la plus grande partie du combustible[12]. À la vérité, les premiers appareils d’évaporation construits par M. Derosne pouvaient satisfaire jusqu’à un certain point à cette exigence nouvelle ; mais les appareils bien plus économiques et plus récemment introduits à la Réunion et à la Havane ne laissent presque plus rien à désirer sous ce rapport. Les appareils à triple effet, dont j’ai parlé précédemment à propos des sucreries indigènes[13], après avoir utilisé une première fois la vapeur pour le développement de la force mécanique, s’appliquent deux fois successivement à produire l’évaporation. On remarque dans une des installations de la Réunion un appareil à quadruple effet, de MM. Caïl et C° produisant une quatrième évaporation par la condensation de la vapeur naguère perdue, et qui passe maintenant dans un serpentin faisant fonction de condensateur pour déterminer le vide.

Quant à la cristallisation du sucre, une innovation remarquable se répand aujourd’hui dans les îles de la Réunion et de Cuba : c’est un ingénieux procédé imaginé et mis en pratique d’abord en France, dans nos sucreries indigènes, et qui consiste à produire régulièrement les cristaux de sucre directement dans la chaudière où s’effectue la concentration des sirops sous une pression affaiblie par les pompes à faire le vide. Cette disposition nouvelle permet d’évaporer à plus basse température, ce qui évite l’altération du sucre et procure des cristaux plus purs et moins colorés. L’avantage est plus marqué encore aux colonies que dans les sucreries de France, car les produits, participant de l’odeur aromatique légère de la canne à sucre, sont plus directement applicables à la consommation.

Les progrès réalisés depuis l’introduction de ces nouveaux appareils dans les sucreries coloniales ont décidé la formation de compagnies puissantes. À Cuba notamment, il s’est formé une compagnie sucrière. Dans chacune des trois fabriques de cette île, connues sous les noms de Sainte-Suzanne, Saint-Martin et Saint-Thomas, on obtenait par jour 32,000 kilos de sucre. En y joignant aujourd’hui une quatrième usine, celle de Zuluetta, la Compagnie sucrière de Cuba produira par jour l’énorme quantité de 125 ou 130,000 kilogrammes de sucre.

On a vu qu’à la Réunion les installations n’offrent pas isolément une aussi grande puissance de production qu’à Cuba ; mais il est bon d’ajouter que d’heureux efforts tendent à modifier cette situation. Un jeune ingénieur, représentant de la compagnie des constructeurs de Paris, ne s’est pas borné à diriger le montage, toujours difficile en ces contrées, des appareils nouveaux, assez compliqués, notamment de ceux dits évaporateurs à triple effet ; il a établi lui-même un atelier de construction et de réparation où toutes les pièces accessoires, où les organes de machines détériorés par quelques ruptures accidentelles peuvent être promptement reproduits ou remis en état de servir, diminuant ainsi pour les manufacturiers les inconvéniens toujours si graves des longues interruptions de travail. Cet ingénieur, qui vient de transformer complètement l’usine de Savanna[14], en y installant les nouveaux moulins à canne, a reçu de la compagnie Caïl[15], et introduit dans la seule île de la Réunion des machines et appareils représentant une valeur de plus de 3 millions de francs ; il a pu même en importer à l’île Maurice, malgré la concurrence anglaise.

Grâce à l’intervention active du jeune ingénieur français et de plusieurs habiles régisseurs d’usines, empressés de répondre à ses vues, de grandes améliorations ont été introduites dans les exploitations de notre colonie de la Réunion. En même temps que les nouveaux appareils s’y propageaient, la production totale s’élevait rapidement, et livrait au commerce des sucres de plus belle qualité. La moyenne des productions annuelles de sucre brut à la Réunion, de 1815 à 1819, était seulement de 696,623 kilogrammes. De 1820 à 1829, elle s’est décuplée, en s’élevant à 6,901,026 kil. Pour la période suivante, comprise entre les années 1830 et 1849, on trouve une production annuelle trois fois plus grande, ou de 22,666,990 kil. C’est vers cette époque que l’on introduisait les premiers appareils et ustensiles perfectionnés. Les commandes en 1850 ne représentaient encore qu’une valeur de 43,930 fr. L’importance de ces commandes s’est chaque année agrandie, à mesure que se répandait de proche en proche l’évidence des avantages présentés par les procédés nouveaux. En 1851 et 1852, la moyenne annuelle fut de 129,250 fr. La valeur des importations de machines, appareils et ustensiles, s’est élevée, de 1853 à 1856, à 636,885 fr. Durant chacune des deux années dernières, 1857 et 1858, elle atteignit 1,205,450 fr. La fabrication du sucre durant les mêmes périodes se développait suivant une progression non moins notable. En effet, la production annuelle s’est élevée, de 1851 à 1853, à 31,647,961 kilog., et depuis cette époque elle dépasse 55 millions de kilogrammes. Elle s’est donc encore plus que doublée depuis l’année 1851[16]. En ce moment la colonie de la Réunion produit près de quatre-vingts fois plus de sucre qu’elle n’en produisait de 1815 à 1819.

La belle colonie qui développe si rapidement sa production améliore aussi le régime du travail et les procédés de culture. Depuis l’émancipation des esclaves, les propriétaires et régisseurs de la Réunion ne se sont pas seulement décidés, sous la pression d’une nécessité suprême, à chercher les moyens de suppléer à la main-d’œuvre qui leur échappait en ayant recours au travail libre des Africains, des coolies de l’Inde ou des ouvriers chinois ; ils se sont encore préoccupés d’une réforme dans les anciennes pratiques des cultures épuisantes sans engrais. Suivant en cela l’exemple des agriculteurs anglais, quelques-uns sont parvenus à ramener graduellement le sol à sa fertilité primitive en lui restituant chaque année par le guano les principes nutritifs des plantes que les récoltes enlèvent, notamment les phosphates et les substances azotées, trop rares sur la plupart des terres en culture, et qui nulle part ne s’y rencontrent en excès. En ce moment, les sucreries progressives de la Réunion, comme celles de la Havane, se trouvent même dans des conditions meilleures que beaucoup d’exploitations coloniales anglaises, où l’application du noir animal à la décoloration des sirops est moins développée, et laisse pour résidu des engrais moins abondans que ceux dont on dispose dans les deux colonies française et espagnole.

Un résultat remarquable entre autres a été obtenu dans l’île de la Réunion par l’habile régisseur de Savanna, qui a su tirer parti de toutes les ressources offertes par les engrais commerciaux, et utiliser en même temps les résidus des usines, ainsi que les feuilles tombées ou jetées sur le sol[17]. Après avoir fait en 1852 une récolte ordinaire qui lui donna 175,000 kilogrammes de sucre, produit moyen des années précédentes, il est parvenu graduellement à augmenter ses récoltes au point de réaliser dès l’année 1854 un produit de 330,000 kilogrammes, qui s’est élevé progressivement, et qui était de 500,000 kilogrammes en 1857. On peut croire que la progression ne s’arrêtera pas là, et que l’usine arrivera, sauf les chances inévitables de l’intempérie des saisons, à produire 850,000 kilogrammes d’un sucre brut bien supérieur en qualité aux sucres anciens.

Pour soutenir et développer encore ce grand mouvement industriel, commercial et agricole, un moyen bien simple se présente : il se recommande à toute la sollicitude de nos grandes administrations publiques dans l’intérêt de la production économique des deux sucres, comme dans l’intérêt plus pressant encore de la santé des populations de nos campagnes. On sait que depuis deux ans surtout la consommation du sucre, longtemps stationnaire, a commencé à prendre un plus grand essor chez nous ; mais cet accroissement, qui élève à 170 millions notre consommation annuelle[18], ne révèle guère encore qu’une consommation de luxe restreinte en grande partie dans les villes. Ce serait dans nos campagnes que le développement de la consommation du sucre aurait une haute utilité : tout le monde est d’accord sur ce point. On sait que le sucre ne s’y emploie guère que comme moyen d’édulcorer les boissons durant les maladies ; mais alors souvent il est trop tard, et tel paysan qui eut évité la maladie elle-même en disposant d’une alimentation que le sucre aurait rendue plus salubre succombe à l’influence d’une nourriture insuffisante ou malsaine. Sans doute un abaissement notable du droit, qui aujourd’hui dépasse la valeur des sucres bruts, remédierait le mieux à ce fâcheux état de choses ; mais en attendant que les besoins du trésor permettent de supporter une baisse momentanée des produits de l’impôt, une mesure administrative moins radicale apporterait le plus efficace concours aux progrès des industries indigènes et coloniales. Il suffirait de transformer les droits variables, et souvent d’une application incertaine, imposés sur les sucres en raison de la qualité en un seul droit fixe appliqué au sucre brut, quelles que fussent la nuance et la qualité, réservant le droit plus élevé pour les seuls sucres raffinés. Tous les fabricans seraient alors directement intéressés à perfectionner leurs procédés, et à livrer par exemple des sucres bruts directement consommables, qui seraient sans aucun doute bientôt entrés dans la consommation des gens de la campagne, car ils leur seraient livrés à 10 ou 15 francs pour 100 kilogrammes au-dessous du prix des beaux sucres en pain. La consommation augmenterait, et le fisc percevrait bientôt des droits plus considérables.

À cette mesure déjà proposée une seule objection spécieuse a été faite en ce qui touche les colonies. On a dit : Le sucre brut le plus beau, ayant subi une plus complète évaporation, pèsera moins ; de là des chargemens moins considérables pour nos navires et un préjudice pour notre navigation. C’est là une erreur facile à combattre. Les procédés perfectionnés qui donnent les beaux sucres bruts en cristaux réguliers, diaphanes, produisent une quantité presque double. En employant le même poids de cannes à sucre, on obtient 10 pour 100 au lieu de 5 ou 6 que réalisent seulement les procédés anciens. Les chargemens des navires pour une égale surface de terre cultivée en canne à sucre dans nos colonies seraient donc évidemment plus considérables, si le plus grand nombre de nos sucreries étaient transformées.

Une dernière objection se présente : la consommation doit-elle, peut-elle beaucoup s’accroître en France ? À cet égard, le doute n’est plus permis en présence de ces deux faits constans, que chez nous la consommation du sel est encore à peu près supérieure du double à la consommation du sucre. N’est-il pas de toute évidence que ce serait la proportion inverse qui serait normale ? Alors les quantités consommées seraient triplées au moins, si les populations pauvres pouvaient régler à cet égard leur consommation sur leurs goûts et l’intérêt de leur santé. N’oublions pas d’ailleurs qu’en France la consommation du sucre est inférieure des deux tiers à la consommation en Angleterre, où pourtant elle est loin encore de se trouver également répartie entre les différentes classes de la population.

Que conclure de cet ensemble de données acquises à la science sur l’état présent, sur les développemens possibles de la production du sucre colonial ? Un premier point est à noter : c’est que l’industrie sucrière de plusieurs de nos possessions d’outre-mer est en mesure, grâce aux derniers perfectionnemens, qui sans doute se propageront dans toutes nos colonies, de lutter contre les concurrences de tout genre qui avaient paru un moment menacer son avenir. L’attention doit se porter maintenant sur les moyens d’assurer complètement cette heureuse situation. Il reste à multiplier les débouchés de notre industrie sucrière d’outre-mer, en favorisant par de sages mesures l’extension qu’a prise en France la consommation du sucre, en faisant pénétrer dans nos campagnes le précieux produit que recherchent surtout nos villes. La science est intervenue utilement pour améliorer et développer la production du sucre : c’est à l’administration maintenant qu’il appartient d’en faciliter la consommation et de rendre plus accessible à toutes les classes un des élémens les plus salubres de l’alimentation publique.


PAYEN, de l’Institut.

  1. Les Céréales et le Pain, la Viande de boucherie, la Viticulture, dans la Revue du 15 octobre, 15 novembre 1855, et 1er septembre 1856.
  2. Chacun peut aisément reconnaître la présence du sucre dans une tige de froment : que l’on saisisse par exemple l’extrémité supérieure de cette tige près et au-dessous de l’épi, et qu’on la tire graduellement comme si on voulait arracher la plante ; lorsque les épis sont en fleurs, on parviendra sans peine à faire détacher au-dessus d’un nœud une portion de tige sortant aussitôt de la feuille engainante ; la portion tendre et gorgée de jus qui adhérait au nœud, mise et broyée dans la bouche, y produira une saveur très sucrée.
  3. Principe naturel de saccharification qui se développe dans l’acte de la germination des graines féculentes, et peut transformer en matière sucrée deux mille fois son poids de fécule. On nomme glucose cette sorte de sucre.
  4. Dénominations qui tirent leur origine de ce qu’autrefois on employait soit une infusion d’orge, soit du jus de pomme au lieu d’eau, pour dissoudre le sucre destiné à confectionner ces produits. On attribuait alors des vertus rafraîchissantes à ces liquides. Ces propriétés paraissent incertaines aujourd’hui. Les fabricans sont d’autant mieux disposés à n’y pas croire que l’emploi de l’eau simple est moins dispendieux et leur donne des produits plus beaux, plus transparens et moins colorés.
  5. Ce sont des phénomènes analogues, des cristallisations spontanées ayant une grande importance, parfois même une haute gravité, qui se manifestent dans d’autres corps solides simples ou composés. On voit par exemple le soufre trempé (coulé très chaud en minces filets dans l’eau froide) devenir mou et translucide d’abord, puis opaque, dur et fragile, — les compositions vitreuses, de transparentes et homogènes lorsqu’elles étaient en fusion, acquérir une opacité notable en passant à l’état cristallin, — le fer changer spontanément aussi sa texture fibreuse, produite à dessein par le corroyage ou l’étirage, en une texture cristalline qui lui enlève une grande partie de sa ténacité. Ainsi s’expliquent la rupture des essieux de voitures et de ces ponts suspendus en tringles ou fils de fer, tous fatalement destinés à tomber un jour, entraînant dans leur chute des pertes énormes et quelquefois d’irréparables malheurs.
  6. La composition des cannes vers l’époque de leur maturité aux colonies et à la Louisiane a été particulièrement l’objet des travaux de MM. Dupuy, Plagne, Hervy, Avequin. M. Peligot a jeté de vives lumières sur cette composition chimique, ainsi que sur les propriétés des sucres.
  7. Voyez la Revue du 1er novembre 1857.
  8. Revue du 1er mai 1858.
  9. On pourrait présumer, en consultant les résultats de diverses analyses chimiques et optiques, que la canne à sucre ne renferme que du sucre cristallisable d’une seule espèce : cela est vrai seulement pour les cannes exemptes de toute altération ; mais il n’en saurait être ainsi dans les usines où l’extraction se fait en grand, car toutes les portions de jus qui restent exposées à l’air sur les sections et déchirures, avant de parvenir aux presses et aux chaudières, subissent une première fermentation qui a pour effet de transformer une petite quantité de sucre en sirop incristallisable.
  10. Il a paru dans ces derniers temps un magnifique album qui représente en perspective, par des dessins coloriés, les principales sucreries de Cuba.
  11. Sous ce rapport, on espère obtenir de nouveaux avantages en ajoutant au jus, au moment même où il s’écoule des presses à cylindre, quelques millièmes de bisulfite de chaux en dissolution. Cet agent antiseptique, qui s’oppose énergiquement aux fermentations de la matière sucrée, paraît être employé avec succès à la Louisiane, où les jus, moins riches en sucre et plus chargés de substances étrangères, offrent des chances d’autant plus graves d’altération. Le sulfite de chaux a dans son action spéciale beaucoup d’analogie avec l’acide sulfureux, anciennement employé par Proust pour prévenir la fermentation des moûts de raisin destinés à la préparation des sucres et sirops. Dans nos sucreries indigènes actuelles, où les circonstances de température hivernale laissent moins de prise aux fermentations que dans les sucreries exotiques, l’application du sulfite de chaux n’a pas donné en grand de résultats avantageux.
  12. Lorsque par exemple on n’extrait que 50 centièmes de jus, le résidu ou la bagasse retient pour 100 de son poids : Il de sucre, plus 10 de tissus ligneux équivalant ensemble comme combustible à 20 de bois de chauffage. Dans les installations récentes, si l’on obtient 70 de jus, il ne reste que l’équivalent de 4 de sucre, plus 10 de tissus ligneux, représentant à peine 13 de combustible analogue au bois, ou 1/3 de moins que dans le premier cas.
  13. Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1857. Nous avions dit alors que la fabrication du sucre indigène en 1858 s’annonçait sous des auspices si favorables qu’elle produirait au-delà de 100 millions de kilogrammes. À cet égard nos prévisions se sont complètement réalisées, car la production en France s’est élevée à 151,514,400 kilogrammes. Parmi les hommes auxquels on doit cet heureux progrès, il convient de nommer particulièrement M. Benjamin Delessert, qui a provoqué par son exemple la mise en pratique de plusieurs systèmes de fabrication dont l’utilité est aujourd’hui pleinement démontrée.
  14. Appartenant à M. Hoarau de la Source, propriétaire aussi instruit que dévoué aux progrès des usines coloniales.
  15. Les établissemens de cette association à Paris, à Grenelle, et les usines succursales formées à Valenciennes, Denain et Bruxelles exportent dans toutes les parties du monde, des machines et appareils pour les sucreries, et livrent en outre des locomotives, locomobiles, wagons, tables à couler les glaces, machines à raboter, etc. La fabrication annuelle représente une valeur de 15 millions de francs.
  16. D’après le Journal du Commerce publié à la Réunion, la production du sucre atteignit 55,464,871 kilog. en 1857.
  17. Dans cette exploitation, les cannes à sucre fournissent trois récoltes, dont deux obtenues en rejetons, en sorte que pour la quatrième campagne on procède à une plantation nouvelle. L’économie réalisée sur le combustible à l’aide des chaudières tubulaires et appareils à triple effet permet de laisser ou d’étendre sur le sol les feuilles naguère ramassées pour le chauffage des chaudières anciennes. Ces débris foliacés, par une désagrégation spontanée, cèdent en grande partie la nourriture puisée par la plante dans le sol et l’atmosphère : ils interceptent, en formant une sorte de couverture, la radiation solaire, et peuvent arrêter l’énorme déperdition de vapeurs fécondantes qu’amenait l’action du soleil frappant à plomb sur le sol dénudé.
  18. Voici les divers élémens de cette consommation pour la France en 1857 : ¬¬¬
    Sucre colonial 84,961,781 k.
    — étranger 51,279,036
    Total 136,240,817 k.
    Sucres bruts réexportés ou raffinés 45,241,005 k. représentant 33,930,754 k. raffinés exportés avec prime.
    90,999,812 k.
    Sucre indigène 79,208,514
    Total des sucres indigènes et exotiques entrés dans la consommation 170,208,326 k.


    La France a vu encore la consommation du sucre s’accroître en 1858, et s’élever à 202,220,111 kilog. Sur cette quantité, 118,820,623 kilog. provenaient de nos sucreries indigènes, 83,399,488 kilog. de nos sucreries coloniales. Si l’on ajoute à ces quantités produites par nos usines les 72,909,629 kilog. de sucre brut étranger livrés à nos raffineries, on reconnaîtra que l’industrie saccharine en France a produit ou raffiné 275,219,740 kilog. de sucre pendant l’année 1858.