De l’Alimentation publique
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 15 (p. 184-196).
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DE
L’ALIMENTATION PUBLIQUE

LE SORGHO ET L’IGNAME DE CHINE.



Comment donner satisfaction au besoin d’une alimentation plus abondante et plus réparatrice qui s’accuse si énergiquement depuis quelques années dans notre pays ? Comment faire produire à la terre des récoltes plus riches et les obtenir plus économiquement ? Il n’est pas de question plus digne aujourd’hui d’occuper la science, et il n’en est point aussi, il faut le reconnaître, qui ait provoqué plus de recherches, plus d’expériences, rencontré un concours plus empressé, soit chez les savans, soit chez les agriculteurs.

Deux voies très distinctes s’offrent pour arriver à la solution du problème : l’une est plus longue et mieux connue, l’autre plus séduisante. La première est celle du perfectionnement graduel de nos méthodes de culture et de nos races d’animaux. La seconde semble promettre des résultats plus prompts. Il s’agirait d’introduire chez nous, soit de nouvelles races d’animaux, soit des plantes empruntées à des contrées étrangères, et qui, s’ajoutant aux végétaux utiles depuis longtemps appréciés par nos populations, pourraient à leur tour entrer avec grand profit dans la féconde rotation de nos cultures habituelles. Le premier mouvement de nos cultivateurs (et souvent c’est le bon) est d’ordinaire peu favorable aux innovations de tout genre qui viennent les solliciter. Aussi comprend-on le motif qui porte quelques amis trop zélés peut-être du progrès en toutes choses à s’efforcer de vaincre cette défiance naturelle, instinctive, en exagérant parfois les avantages de l’acclimatation d’animaux ou de végétaux étrangers dans nos établissemens agricoles. En ce moment même, il faut le reconnaître, une institution d’origine récente, la Société d’Acclimatation, entreprend des essais d’une haute importance. Ses relations, étendues aujourd’hui dans toutes les parties du monde, nous permettent d’espérer la solution scientifique, pratique même, d’une série de problèmes qui intéressent toutes les nations. Il s’agit d’abord de distinguer, parmi les espèces animales et végétales qui sont l’objet d’applications usuelles dans les contrées étrangères, celles qui pourraient être introduites chez nous avec la même utilité. Les résultats, quels qu’ils soient, d’une aussi vaste entreprise doivent en définitive tourner au profit de la science, car ils ne peuvent manquer d’apporter dans son domaine un grand nombre de faits nouveaux, curieux et bien observés. Le côté pratique de la question présentera en revanche d’assez graves obstacles, car il ne suffira pas d’avoir rendu l’acclimatation possible, il faudra suivre les développemens des êtres utiles transportés sur notre sol au milieu des influences variées d’un climat plus ou moins différent de celui qui semblait convenir le mieux à leur existence. Plusieurs tentatives encore trop récentes pour être définitivement jugées ont fait entrevoir la possibilité de très profitables acquisitions, tout en donnant prise dans l’ordre pratique à des objections sérieuses.

Parmi ces conquêtes promises, deux plantes de récente introduction occupent aujourd’hui au plus haut degré l’attention des savans et des agriculteurs[1]. Ce sont le sorgho saccharifère et l’igname de Chine, qui faisaient partie en 1851 du même envoi adressé à la Société de géographie par M. de Montigny, consul de France à Shangaï. Par les emplois nombreux qu’on lui présage, le sorgho semble menacer à la fois d’une concurrence redoutable non-seulement la canne à sucre et la betterave, mais encore la production des liqueurs alcooliques de tout autre origine. Quel est le résultat probable des essais d’acclimatation de ce végétal et de l’igname de Chine? Le sorgho en particulier remplit-il les conditions indiquées par le problème qu’il s’agit de résoudre? Nous offre-t-il une nouvelle source d’alimentation à la fois économique et abondante, une matière première utile dans l’industrie nationale? C’est ce qu’il me semble opportun d’examiner. Je donnerai d’abord une description sommaire de la plante; j’indiquerai les conditions favorables à son développement, à la sécrétion du sucre qu’elle accumule dans les tissus de sa tige, à la maturation de ses graines, et comparativement les produits que l’on peut obtenir du maïs, qui est de la même famille, et présente avec le sorgho de curieuses analogies.

Le sorgho sucré[2] est une belle plante de la famille des graminées, d’un port élégant, à tiges droites, élancées, lisses, s’élevant à deux ou trois mètres de hauteur et au-delà, lorsqu’on la cultive en terre fertile, sous un climat favorable. Ses touffes sont composées de huit ou dix tiges garnies de feuilles flexueuses et retombantes, régulièrement espacées. Les deux ou trois tiges principales développent à leur sommet une panicule conique de fleurs d’abord vertes, passant ensuite par degrés à des tons violets qui, vers l’époque de la maturité, se foncent en une couleur pourpre assombrie. Ses graines sont petites, très brunes et luisantes. Il paraît évident, d’après les observations précises de M. Dupeyrat, que cette plante peut atteindre sa maturité dans nos contrées méridionales, lorsque, semée dans les meilleures terres à la fin d’avril, elle trouve en cinq mois, du 20 mai au 20 octobre, une somme de température égale à trois mille degrés (soit, en moyenne quotidienne, 20 degrés de température pendant cent cinquante jours). Le sorgho sucré ne donne de graines mûres que sur les terres situées au midi de la Loire, de la Garonne, du canal du Languedoc, et sur une étendue assez considérable de la vallée du Rhône. Les circonstances climatériques, bien plus favorables en Algérie, ont permis d’arriver à de meilleurs résultats en cent vingt-quatre jours. Le complet développement de la plante semble subordonné toutefois à l’emploi d’abondantes fumures et à quelques arrosages ou irrigations convenablement ménagés.

On comprend toute l’importance qu’il convient d’attacher à la production de la graine du sorgho depuis qu’une observation curieuse, faite par M. de Beauregard, a été confirmée par M. Hardy, l’habile directeur des pépinières de l’Algérie, et plus récemment par M. Leplay. Ces agriculteurs ont reconnu que, contrairement à ce qu’on aurait pu attendre des lois ordinaires de la physiologie végétale, la sécrétion amylacée dans les graines du sorgho n’a pas lieu aux dépens du sucre accumulé dans les tiges, que même ce dernier principe immédiat se rencontre en plus fortes proportions au moment où la plante entière atteint sa maturité complète, lorsque ses tiges sont encore gorgées de sucs. Il faudrait se garder toutefois de laisser dépasser ce terme, car bientôt après des altérations sensibles se manifesteraient, et viendraient amoindrir les produits sucrés[3].

Ces faits ne sont pas, il est vrai, sans précédens acquis à la science. Déjà MM. Biot et Soubeiran avaient constaté qu’en enlevant au maïs ses épis avant leur maturité, la sécrétion sucrée dans les tiges ne s’en trouvait accrue que de 2 pour 100 environ. Antérieurement encore, M. Pallas, dans un ouvrage remarquable sur le maïs[4], avait signalé non-seulement la présence, incertaine avant lui, du sucre cristallisable dans les tiges de cette plante, mais encore il ajoutait dès lors « que la tige du maïs, contrairement à l’opinion généralement admise, contient, après la récolte du fruit, du sucre cristallisable identique au meilleur sucre de canne, et dont la quantité n’est pas moins de 6 pour 100 du poids des tiges, en y comprenant la portion incristallisable, » que les plus fortes doses sécrétées dans les tiges coïncident avec l’époque de la végétation où le fruit parvient à sa maturité. L’auteur ajoutait avec raison que l’on ne devait plus confondre, comme on l’avait fait généralement, la maturité du grain avec la dessiccation de la plante, deux choses qui se manifestent successivement à des époques différentes, — qu’enfin de cette distinction très soigneusement observée dépendait le succès des opérations tentées en vue d’extraire le sucre des tiges du maïs. Sur ce point, le maïs, comme le sorgho, diffère beaucoup de la betterave, qui ne mûrit complètement ses graines qu’en épuisant la totalité du sucre précédemment accumulé dans ses racines tuberculeuses.

Si j’ai cru devoir insister sur les vues de M. Pallas relativement aux produits en sucre et en graines à extraire du maïs, produits qu’il se proposait de varier en transformant à volonté le sucre en alcool et en préparant du papier avec les tissus exprimés de la plante, c’est que de tels projets offrent de grandes analogies avec ceux qui reposent actuellement sur l’avenir du sorgho, et que déjà la lutte s’est engagée entre les deux plantes. Pour plusieurs agronomes, au dire de quelques publicistes, les avantages peuvent se balancer sous certains rapports, la préférence peut paraître douteuse. Le mémoire de M. Pallas, présenté en 1837 à l’Académie des Sciences, avait d’ailleurs semblé très digne d’attention au savant rapporteur, M. Biot, qui appréciait en ces termes les tentatives d’exploitation nouvelle du maïs : « Nous n’avons pas le désir de provoquer imprudemment l’industrie à tenter des voies nouvelles, mais nous ne devons pas non plus l’en détourner par une timidité exagérée. Si le maïs pouvait être exploité avec succès pour le sucre que ses tiges renferment, il aurait en agriculture de grands avantages sur la betterave. » Aux États-Unis enfin, où l’expérience a été faite, on a trouvé jusqu’à 17 kilos de substance sucrée dans 100 kilos de tiges de maïs, et il n’est pas improbable que des conditions non moins favorables se rencontrent dans certaines régions du midi de la France ou dans quelques parties de notre territoire algérien.

Les espérances qu’on avait conçues dans certaines contrées de la France sur l’exploitation du mais ne peuvent néanmoins entrer en comparaison avec celles qu’a fait naître le sorgho. La nouvelle plante s’est installée dans un grand nombre de nos cultures méridionales, au milieu d’un concert de prophéties louangeuses qui d’avance la signalaient à la reconnaissance des nations assez favorisées du ciel pour lui offrir un climat convenable. Cependant on doit au public la vérité : nous exposerons dans toute leur étendue et leur diversité les applications que rêvent les partisans de la plante nouvelle; nous discuterons ensuite les moyens d’obtenir quelques-uns de ces utiles résultats, en signalant aussi les chances probables de quelques désappointemens.

Voici l’énumération à peu près complète des produits qu’on pourrait obtenir du sorgho, si l’on s’en rapportait aux agronomes qui ont publié leurs observations sur cette plante : sucre cristallisé et mélasse, alcool, rhum, vin, eau-de-vie, cidre, bière, vinaigre, pain et autres préparations alimentaires analogues, fécule, thé produit avec les graines torréfiées, chocolat, cérosie susceptible de remplacer la cire d’abeilles, papier, fibres textiles propres à la confection des tissus, alimens applicables à l’entretien et à l’engraissement des animaux, ouvrages en paille colorée de nuances naturelles, substances médicinales, enfin huit principes colorans spéciaux applicables à la teinture des étoffes et produisant vingt et une couleurs distinctes. Si l’on pouvait obtenir économiquement un aussi grand nombre de produits livrables au commerce ou à la consommation, le sorgho sucré serait bien digne du nom de géant des plantes utiles, que lui donne un des écrivains qui plaident le plus vivement sa cause. Malheureusement il n’en saurait être ainsi, nous le démontrerons sans peine, pour le plus grand nombre de ces produits, et une prudente réserve doit, à notre avis, subsister pour les autres, du moins jusqu’à ce que l’on soit définitivement fixé sur les principaux résultats des procédés de culture en chaque localité.

Quant aux récoltes brutes, M. Hardy les porte pour un hectare sous le climat d’Alger, où la maturité eut lieu en 1855 dans l’intervalle de temps compris entre le 18 mai et le 15 septembre, — c’est-à-dire en quatre mois et dans un sol qui produisit des plantes hautes de 4 et 5 mètres, — à 83,250 kilos de tiges débarrassées des feuilles et de la partie supérieure (derniers nœuds et flèche ou sommet effilé très pauvre en substance saccharine). Ces tiges ont donné 67 centièmes de leur poids en jus, contenant environ 13 pour 100 de sucre; la quantité de graines récoltées s’est élevée à 2,630 kilos pour la même surface de terrain. Ce sont là sans doute des produits possibles dans notre colonie africaine, mais probablement exceptionnels chez nous, sinon quant à la quantité des graines, du moins relativement au poids des tiges, bien que plusieurs partisans trop passionnés de la plante nouvelle aient porté au-delà, sous notre climat de France, la récolte du sorgho saccharifère. M. Vilmorin évalue cette récolte à 49,300 kilos de tiges nettes donnant à 55 centièmes de leur poids 271 hectolitres de jus, équivalant à 2,169 kilos de sucre cristallisable qu’on en pourrait extraire. Le même agronome porte le rendement moyen d’un hectare cultivé en betteraves à 360 hectolitres de jus représentant 2,160 kilos de sucre, quantité facilement obtenue en effet chez la plupart de nos fabricans. M. Aug. Dupeyrat, directeur de la ferme école d’agriculture de Beyrie (Landes), a obtenu l’année dernière des résultats à peu près semblables : 50,000 kilos de tiges nettes, qui représenteraient, selon lui, 5,000 kilos de sucre; mais ces résultats entraîneraient une méthode de culture bisannuelle qui accroîtrait les ressources en fourrages, et semblerait avantageuse, si l’on n’avait à redouter en certaines années l’effet des gelées trop fortes, malgré même une légère couverture de fumier pailleux durant l’hiver. En supposant donc une seule récolte venue à maturité en deux ans, M. Dupeyrat porte l’équivalent du produit annuel à 2,500 kilos de matière sucrée. Ce n’est pas toutefois sans émettre en ces termes un doute parfaitement fondé, à mon avis : « Reste à savoir si au moyen de la cuite à basse température on cristallisera le jus du sorgho aussi bien que celui de la canne à sucre. »

L’extraction du sucre cristallisable du jus du sorgho présente de grandes difficultés en effet : elle ne peut se faire que dans certaines conditions toutes spéciales à cette plante, si on la compare avec la betterave, bien mieux appropriée à notre sol et à notre climat. On doit faire la récolte du sorgho en choisissant les tiges mûres qu’il faut traiter immédiatement. On observe toujours, même après la maturité, entre la partie inférieure des tiges et les mérithalles (entrenœuds), successivement plus élevés, une différence notable dans les relations entre le sucre cristallisable et les matières sucrées incristallisables ou autres qui font obstacle à la cristallisation[5]. Ce n’est pas tout, les moindres blessures aux tiges, les attaques de plusieurs insectes, d’autres causes indéterminées encore, occasionnent dans les tissus et dans le jus des altérations rapides qui développent des principes colorans difficiles à éliminer, et la transformation d’une grande partie du sucre en matière sirupeuse.

Le plus grand nombre des tiges atteignant dans un intervalle de temps de dix ou quinze jours le terme de la maturité qui correspond au maximum de sucre, il en résulterait des dépenses considérables pour l’installation des sucreries de sorgho, car le matériel des presses, chaudières, appareils évaporatoires, etc., devrait être d’autant plus considérable que la durée du traitement serait plus courte. Des inconvéniens du même ordre se sont manifestés dans l’approvisionnement des distilleries de sorgho : on se préoccupe de les faire disparaître ou de les amoindrir à l’aide de la dessiccation des tiges, qui permettrait de prolonger les opérations de la distillerie toute l’année. On réalisera sans doute ces conditions favorables plus facilement que s’il s’agissait de l’extraction du sucre, car dans ce dernier cas les plus légères altérations, qui transforment le principe immédiat cristallisable en glucose, apportent de sérieux obstacles à la cristallisation, tandis qu’elles ne s’opposeraient pas à la fermentation destinée à produire l’alcool. D’ailleurs la main-d’œuvre dispendieuse que nécessite l’effeuillage, la difficulté d’extraire le jus économiquement et sans attaquer les ustensiles en fer, qu’un acide particulier, suivant M. Le docteur Sicard, corrode promptement, l’altération des tiges coupées lorsqu’on tarde à les soumettre à la presse, tout en un mot concourt à rendre très chanceuse et difficilement praticable en grand l’extraction du sucre de sorgho à l’état cristallisé. Aussi croyons-nous fermement qu’à moins de moyens et de procédés nouveaux de culture, de récolte et d’extraction du jus, cette plante ne pourra faire, sous le climat de la France, une concurrence sérieuse à la betterave pour la production du sucre. Il est probable que tout le monde est aujourd’hui d’accord sur ce point, car on ne voit plus guère, dans les récentes publications, conseiller sans réserve l’extraction du sucre de sorgho, si ce n’est en Algérie, où le doute reste encore permis, et dans nos colonies, où l’on propose de faire des essais qui permettent de comparer le rendement du sorgho avec celui de la canne à sucre.

En sera-t-il autrement de la fabrication de l’alcool? Il est un fait que nous devons d’abord rappeler ici de peur de voir se renouveler une confusion que quelques personnes ont faite par inadvertance : les tiges du sorgho ou leurs résidus, employés en totalité ou en partie à la fabrication de l’alcool, perdent nécessairement par la fermentation le sucre qu’ils contenaient, et cette transformation du principe saccharoïde représente à peu près, pour 100 de sucre détruit, 60 d’alcool commercial obtenu. Tout ce que l’on recueille à l’état d’alcool est nécessairement perdu ainsi pour la fabrication du sucre, et réciproquement tout le sucre extrait enlève autant de matière transformable en alcool.

Sans doute la plupart des difficultés relatives à l’extraction du sucre solide ou en cristaux s’évanouissent dès qu’il ne s’agit plus que de la transformation facile des sucres, l’un cristallisable et les autres non cristallisables, en alcool par les voies ordinaires de la fermentation et de la distillation. Le jus du sorgho à l’état normal fermente en effet spontanément, ou n’exige que de faibles quantités de levain de diverses origines; la distillation, qui s’effectue également sans peine, donne directement des liquides alcooliques plus agréables au goût et plus faciles à rectifier que les alcools bruts des grains et des divers tubercules. Néanmoins d’autres embarras économiques subsistent et méritent la plus sérieuse attention.

Dans ces derniers temps, la distillation alcoogène, en raison même du retour des récoltes de vin à un état plus normal, a subi une complète transformation : si l’alcool dans les grandes entreprises manufacturières est toujours le produit principal, dans les exploitations rurales ce n’est plus qu’un produit d’importance secondaire. Sans doute il procure des recettes en argent fort utiles aux agriculteurs, mais ceux-ci peuvent en bonne administration voir sans inquiétude abaisser le cours jusqu’au point où le profit complexe et très notable qu’ils obtiennent des résidus de la distillation appliqués à l’alimentation du bétail ne compenserait plus le bas prix de l’alcool. Aussi a-t-on vu, comme il nous était facile de le prévoir[6], les distilleries agricoles se maintenir lorsque la dépréciation des alcools a déterminé la cessation des travaux dans les distilleries purement industrielles. Si nous ajoutons que, chez les agriculteurs manufacturiers, le prix de revient de l’alcool est encore très notablement inférieur aux cours actuels, on comprendra la difficulté d’établir des calculs offrant des bénéfices probables aux grandes usines de ce genre, puisque ces bénéfices, tels qu’on les supputerait aujourd’hui, reposeraient sur des prix qui peuvent descendre encore et atteindre une limite où les agriculteurs ne trouveraient que difficilement une compensation à leurs frais de distillation dans le double produit obtenu : alcool vendable et résidu appliqué à la nourriture de leur bétail.

Ces conditions générales ne sont pas les seules qui assombrissent l’avenir des grandes distilleries de sorgho. Les espérances que l’on a conçues pour elles sur la nouvelle plante, très riche assurément en substance alcoolisable, pourraient bien être trompées. Si, comme le prouvent toutes les observations d’expérimentateurs habiles, il faut attendre, pour obtenir le maximum de produits en tiges, matière sucrée et graines farineuses, que la plante soit parvenue à sa maturité complète, il est à craindre que les portions inférieures les plus ligneuses de la tige, — après l’opération qui aurait enlevé la plus grande partie du jus sucré, — ne soient difficilement applicables à l’alimentation des animaux. Elles seraient loin en tout cas de pouvoir améliorer leur nourriture, et la faible valeur de ces tiges ne permettrait guère de les transporter assez loin des usines pour les livrer économiquement aux agriculteurs. Déjà de graves inconvéniens se sont présentés. La résistance de ces tissus ligneux, à cellules épaisses, recouvertes d’un épiderme siliceux, est telle qu’en voyant la difficulté d’extraire le suc des tiges en cet état, le docteur Sicard fut conduit à proposer de leur faire subir une décortication, et même d’exciser des tiges tous les nœuds, devenus très durs à cette époque, et presque dépourvus de sucre. Il faudrait pour atteindre ce but inventer une machine spéciale; mais il ne semble pas a priori qu’il fut possible d’obtenir par cette voie des résultats économiques.

A défaut des tiges du sorgho, les graines fourniront probablement une substance farineuse comparable à celle de l’orge, plus brune cependant et parfois douée malheureusement d’une âcreté insupportable, lorsqu’on n’aura pas pris les plus grands soins pour opérer l’égrenage, la dessiccation, la séparation des menues graines incomplètement développées au bas des panicules. On voit qu’il reste bien des études à faire avant d’être définitivement fixé sur l’avenir des grandes distilleries qui voudraient exploiter la plante nouvelle, et, comme on l’a dit spirituellement, « le sorgho est bien jeune encore pour qu’on puisse lui confier des millions! »

On a supposé, il est vrai, que des bénéfices accessoires plus ou moins importans seraient réalisés par l’extraction ou la transformation de plusieurs produits du végétal chinois. C’est ainsi qu’on espère tirer du sorgho des liqueurs, des condimens de nature très diverse; mais nous n’aurons pas besoin d’insister beaucoup sur les conditions dans lesquelles se présentent ces produits pour montrer que, lorsque les récoltes de raisin, de pommes et d’orge sont abondantes ou moyennes, les produits similaires préparés avec ces matières premières, — doués chacun d’un arôme particulier, agréable, tout aussi économiques d’ailleurs, — seront toujours l’objet d’une préférence marquée de la part des consommateurs. Quant aux substances alimentaires à tirer pour l’homme des graines de cette plante, la couleur brune, l’odeur peu agréable des produits obtenus jusqu’à ce jour, ne permettent guère d’espérer que l’on puisse jamais leur donner économiquement une destination pareille.

La cérosie qu’on retire du sorgho, substance grasse, superficielle, analogue à la couche blanchâtre qui revêt la superficie des cannes à sucre, ne pourrait pas plus que cette dernière trouver un débouché en concurrence avec la cire des abeilles, à moins que les frais de main-d’œuvre pour l’extraire et l’épurer ne fussent rendus économiques, ce qui semble bien difficile.

On a proposé encore de fabriquer avec les résidus de la plante chinoise des fils, des tissus, du papier. Or les produits de ce genre n’ont de valeur qu’autant qu’il entre dans leur composition de véritables fibres textiles très souples et tenaces, semblables en un mot à celles du lin, du chanvre, et en seconde ligne du coton. Aucun élément organique comparable à ceux-ci ne se rencontre dans les tiges du sorgho : on y trouve seulement des faisceaux rigides, des fibres ligneuses et une sorte de parenchyme ou tissu cellulaire propres tout au plus à être employés dans la confection d’un carton grossier.

Les graines de cette plante pourront entrer probablement avec avantage dans les rations alimentaires des animaux, pourvu que la dessiccation en ait été faite avec soin, et que le prix de revient, ce qui est probable, soit inférieur au cours du seigle et de l’orge. Il serait impossible de se former aujourd’hui une opinion sur la valeur, bien faible selon toute apparence, de la paille de sorgho, signalée comme très propre à la confection de jolis ouvrages à la main. Quant aux principes colorans de la graine, ils existent en effet, mais n’ont pu encore être soumis aux essais d’application à la teinture et de résistance à la lumière et aux autres agens atmosphériques, essais qui seuls pourront en fixer l’utilité.

De tout le brillant avenir présagé à cette plante remarquable, mais encore incomplètement étudiée, il ne reste donc guère de très probable que son emploi économique comme fourrage dans le midi, l’ouest et le centre de la France. Sa croissance rapide, son énorme production, qui, à l’aide d’engrais et d’irrigations, atteindra facilement sans doute et dépassera peut-être 80,000 kilos par hectare de superficie cultivée, promettent d’abondantes et utiles ressources pour l’élevage et l’entretien du bétail. La plante nouvelle rendrait ainsi les plus grands services aux contrées mêmes où la culture en est le plus facile, et où la production animale est insuffisante pour subvenir aux besoins et concourir aux approvisionnemens de la population.

On peut admettre avec M. Dupeyrat que le sorgho donnera par hectare 100,000 kilos de fourrage, qu’après avoir mis à profit pour la nourriture des animaux les rejets de chaque touffe pendant la croissance des tiges principales, celles-ci, récoltées à l’époque de leur maturité, puis découpées en rondelles peu épaisses au coupe-racines et saupoudrées de son ou de remoulage, seront plus facilement consommées et plus nourrissantes. On obtiendrait ainsi d’une prairie cultivée en sorgho le quintuple d’une prairie à surface égale cultivée en foin, et si l’on n’attendait pas la maturité complète de la graine, celle-ci, laissée dans le fourrage, accroîtrait sa faculté nutritive. Bien que l’on parvînt de cette façon à prolonger la durée de la consommation directe de ce fourrage vert, il sera difficile de disposer d’un bétail assez nombreux pour employer la totalité sous cette forme. On s’exposerait d’ailleurs ainsi à un déficit dans la nourriture, après avoir fait consommer cette récolte. Il serait donc à désirer qu’on trouvât un moyen de dessiccation économique, et alors surgirait la question importante de l’époque la plus favorable de la récolte, en vue de ménager le temps indispensable pour opérer graduellement cette dessiccation. Probablement on trouverait plus avantageux de commencer les travaux de façon à éviter que la maturité fût dépassée au moment où l’on achèverait la récolte des tiges. Dans ces conditions, et en supposant nos moissons, comme l’année dernière, revenues à leur état normal, la valeur de ces graines ne dépasserait guère 5 fr. Le quintal métrique, ce qui représenterait, pour la récolte moyenne égale à 2,000 kilos, un produit de 100 fr. par hectare de cette culture. On comprend que dans ce produit ne figurent pas les principes colorans, dont la valeur jusqu’ici demeure incertaine.

A côté du sorgho sucré, nous avons nommé l’igname de Chine. On a vu quelles étaient les propriétés, quelles étaient les applications possibles du premier de ces végétaux. Sa principale utilité serait en définitive de multiplier les animaux de nos fermes, dont il faciliterait l’alimentation. S’il ne faut pas se hâter d’accueillir le sorgho comme un concurrent sérieux de la canne ou de la betterave, l’igname, qui vise à remplacer la pomme de terre, est-elle mieux fondée dans ses prétentions? Ici quelques observations rapides suffiront. L’igname de Chine nous présente de volumineux rhizomes féculens, deux ou quatre fois plus abondans, à surface cultivée égale, que les tubercules de la pomme de terre, qui elle-même produit sur le même espace de terrain cinq fois plus de substance comestible que le blé. Le rhizome souterrain de la nouvelle espèce d’igname semble pouvoir remplacer non-seulement la pomme de terre, mais les patates, les topinambours, les betteraves, même en partie les grains, soit appliqués à l’alimentation des hommes et des animaux, soit utilisés pour l’extraction de la fécule alimentaire et industrielle, la fabrication de l’alcool, la préparation des glucoses (sucre et sirops de fécule), de la dextrine (substance gommeuse), etc.

Quantos effundit in usus !

Si l’igname de Chine est douée de tels avantages, comment douter encore de l’introduction définitive d’une plante aussi précieuse dans nos cultures? Il est pourtant vrai que les avantages de l’acclimatation du végétal chinois sont encore contestés. Voyons donc où en est la question.

La nouvelle plante, introduite dès 1846 par l’amiral Cécille, était oubliée lorsqu’elle fut importée de nouveau en 1850 par M. de Montigny. Cette fois elle ne passa point inaperçue, tant s’en faut; elle fut soumise à une étude approfondie, à de très nombreux essais en France et en Algérie. M. Decaisne reconnut que cette dioscorée, différente non-seulement de l’igname des Indes (dioscorea alata), mais encore de l’espèce connue sous le nom d’igname du Japon (dioscorea japonica), devait recevoir une dénomination distincte; il lui donna le nom de dioscorea batatas.

Avant l’année dernière, on ne possédait que des individus mâles; aussi ne put-on observer qu’à cette époque en France et en Algérie les organes de la floraison et de la fructification de l’igname, dessinés et décrits par MM. Decaisne et Duchartre. L’igname de Chine est douée de nombreux moyens de reproduction : ses graines, ses petits tubercules arrondis qui se développent à l’aisselle des feuilles, ses longs rhizomes coupés par courts tronçons, ses tiges grêles, couchées sur la terre, légèrement recouvertes ou même divisées en très minces fragmens, portant chacun seulement une feuille, peuvent s’enraciner aisément dans un terrain léger. C’est en employant ces divers procédés que l’un de nos plus habiles multiplicateurs des plantes nouvelles, M. Paillet, est parvenu, ainsi que M. Vilmorin, à livrer par milliers les plants destinés à propager cette culture. MM. Pépin, Rémond de Versailles, Bourgeois, Becquerel, Courtois-Gérard, etc., ont soigneusement étudié les phases diverses du développement de l’igname. Dans plusieurs de nos expositions horticoles, on a remarqué de magnifiques rhizomes tuberculeux de ce végétal, venus dans des circonstances variées de sol et de température depuis Strasbourg et Bordeaux jusqu’à la frontière d’Espagne. Au milieu de tous ces essais de grande, de moyenne et petite culture, un fait général, important, je dirais presque grave, a surgi : on a constaté la tendance énergique des rhizomes souterrains à s’enfoncer verticalement et profondément dans le sol, se défendant ainsi, il est vrai, des atteintes de la gelée, mais opposant par-là même un obstacle sérieux jusqu’ici à tout moyen économique d’arrachage. Les frais en grand de cette extraction pourraient atteindre et même dépasser, en certaines localités où la main-d’œuvre est rare, la valeur de la récolte. La tendance du rhizome féculent à la pénétration verticale dans le sol est telle que, si un corps dur, impénétrable, se rencontre sur le passage du rhizome, celui-ci se contourne ou s’insinue dans une fissure, ou enfin, si tout passage est complètement intercepté, il s’aplatit, s’étend et se bifurque, formant parfois une sorte de tubercule digité. Dans ce cas encore, le rhizome garde sa composition féculente et sa qualité nutritive[7]. Déjà d’habiles cultivateurs ont essayé, ainsi que M. Huzard, de profiter de cette influence des obstacles pour placer la dioscorée nouvelle dans des terrains assez riches, bien qu’offrant un sous-sol impénétrable. Quelques résultats satisfaisans ont été obtenus dans ce sens; d’autres agriculteurs espèrent découvrir des variétés qui seraient exemptes de cette tendance fâcheuse. M. Vilmorin s’est cru récemment autorisé par ses propres expériences à déclarer que la récolte des petits tubercules était plus avantageuse au cultivateur que celle des tubercules plus volumineux. En attendant qu’un succès pratique vienne couronner ces divers efforts, la culture de l’igname pourra continuer à se répandre utilement dans les jardins et même sur des espaces assez étendus, surtout lorsqu’on pourra laisser les rhizomes en place, se réservant de les arracher au fur et à mesure de la consommation. On comprend que dans ce cas, la tranchée une fois ouverte à 80 centimètres ou même 1 mètre de profondeur, l’enlèvement successif des ignames ne nécessitera plus l’emploi simultané de plusieurs personnes pendant un temps prolongé.

On le voit clairement, les deux plantes chinoises qu’on essaie d’introduire en France et en Algérie offrent des propriétés qu’il est intéressant d’examiner, mais dont il est difficile de préciser en ce moment la valeur pratique. Le sorgho surtout est encore trop peu connu chez nous pour que l’on puisse fonder de légitimes espérances sur sa production saccharine, même en Algérie, où ce végétal trouvera cependant des conditions particulièrement favorables, et pourra peut-être un jour servir à l’alimentation de sucreries spéciales. Les conditions économiques de l’emploi du sorgho comme matière première de la fabrication de l’alcool méritent une étude approfondie; il importe de reconnaître si, en présence de la baisse des alcools, qui n’est pas à sa dernière limite, la plante nouvelle pourra être utilement appliquée à relever les grandes distilleries industrielles. On peut, en tout cas, en retirer dès à présent un précieux fourrage. Enfin les amis des sciences et de l’agriculture, tout en n’adoptant pas sans réserve les espérances fondées sur l’acclimatation du sorgho, ne peuvent cependant qu’appeler de tous leurs vœux des recherches nouvelles et des expériences sérieuses sur cette belle plante. L’introduction des végétaux étrangers marchant de pair avec le perfectionnement graduel de nos procédés de culture, c’est là un programme que, dans l’intérêt de l’alimentation publique, on ne saurait trop recommander à l’attention des savans comme au zèle des agriculteurs.


PAYEN.

  1. Depuis 1854, de nombreux écrits ont été publiés sur le sorgho, et ce qui domine surtout dans ces études, c’est, à côté de réserves trop peu nombreuses, un vif sentiment de confiance dans l’avenir de la nouvelle plante. Nous citerons particulièrement les Recherches sur le Sorgho sucré, de M. Vilmorin, la Monographie du Sorgho à sucre, par le docteur Sicard, l’Alcoolisation des tiges du Maïs et du Sorgho sucré, par M. Duret, etc. L’igname a été aussi l’objet de quelques travaux qui remontent à la même époque, et parmi lesquels on remarque ceux de MM. Decaisne, Pépin, Carrière, Vilmorin, ainsi que les documens publiés par les sociétés centrales d’agriculture et d’horticulture.
  2. Holcus saccharatus, Hort.; andropogon saccharatus, Kunt.
  3. Dans son intéressante monographie du sorgho, M. Le docteur Sicard, à qui l’on doit la découverte des principes colorans de la graine, rapporte l’observation curieuse qu’il a faite de la disparition de la substance sucrée dans la flèche (développée au sommet de la plante) pendant la maturation des graines, tandis que le sucre continuait à s’accumuler dans la tige.
  4. C’est en 1837 que M. Pallas, médecin en chef de l’hôpital de Saint-Omer, a publié ses Recherches sur le maïs, l’art de fabriquer le sucre et le papier avec la tige de cette plante.
  5. Le suc de ces parties plus élevées et plus jeunes de la plante renferme des proportions de substances étrangères qui s’accroissent avec la hauteur de la plante elle-même.
  6. Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1857.
  7. Les études faites sur la composition des rhizomes tuberculeux de l’igname de diverses origines par MM. Boussingault et Frémy, comme par nous-même, ont donné des résultats concordans, qui prouvent que l’igname est aussi nutritive que la pomme de terre; elle se prête aux mêmes préparations alimentaires.