De l’Alimentation publique
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 12 (p. 895-914).
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DE
L'ALIMENTATION PUBLIQUE

LA VIANDE DE BOUCHERIE ET LES CONSERVES ALIMENTAIRES


Les alimens si variés dont l’homme fait usage peuvent être, on l’a vu déjà[1], rangés dans deux classes distinctes : les uns dits respiratoires, parce que sous l’influence de la respiration ils éprouvent une combustion humide qui fournit la chaleur utile à l’entretien de notre température[2] ; les autres, appelés plastiques, assimilables ou réparateurs, parce que seuls ils sont de nature congénère de nos tissus, qu’ils peuvent développer ou réparer en s’y assimilant ou s’y appliquant à l’aide de la digestion. Ceux-ci ne se rencontrent dans les plantes comestibles qu’en proportions faibles et variables, suivant des lois que nous ferons ultérieurement connaître, mais ils constituent au contraire la plus grande partie des divers produits animaux appropriés à notre nourriture, et c’est dans la juste pondération entre les doses de chacune de ces deux classes d’alimens que réside la solution des plus importans problèmes de l’hygiène et de la force des populations, ainsi que de l’économie des subsistances.

S’il est vrai, comme nous l’avons dit, que parmi les alimens tirés des végétaux les produits des céréales occupent le premier rang, il n’est pas moins évident que la viande de boucherie se présente en première ligne parmi les produits animaux, qui doivent servir à compléter notre ration alimentaire ; c’est effectivement la production de la viande des races bovine et ovine qui peut être réalisée en plus larges proportions, et qui doit assurer, avec les produits obtenus de la race porcine, la prospérité de nos fermes, prospérité croissante chez les agriculteurs intelligens et laborieux, qui parviennent à augmenter cette production en même temps que leurs engrais, à l’aide des prairies artificielles, de diverses autres plantes fourragères, et encore au moyen des résidus alimentaires (pour les animaux) que laissent certaines industries, véritables annexes des exploitations rurales.

Quelle doit être la part de la viande de boucherie dans l’alimentation publique ? Cette part est-elle suffisante aujourd’hui en France ? Si elle ne l’est pas, quels sont les moyens de l’augmenter, ou du moins de faciliter sous ce rapport l’approvisionnement de notre pays ? Ce sont là trois questions qui doivent être examinées successivement. La statistique nous offre des résultats récens qui peuvent aider à résoudre les deux premières ; nous chercherons une réponse à la troisième dans divers procédés nouveaux qui, en attendant une augmentation bien désirable dans la production de la viande, nous mettent à même de combler notre déficit en utilisant les ressources des pays étrangers.


I

Non-seulement les viandes de boucherie constituent la plus abondante source de la nourriture animale des hommes, mais encore elles comprennent les espèces douées de la plus grande faculté nutritive. La première, sous ce rapport, est la chair du bœuf, dont on obtient le bouillon le plus alibile et le plus savoureux.

Il est temps que dans leur propre intérêt, comme dans l’intérêt général, les propriétaires et les cultivateurs se préoccupent sérieusement d’accroître la production animale en France, car cette production est insuffisante pour les besoins de la population. Et ces besoins se feront plus vivement sentir à mesure que le développement du travail en diverses directions et des profits qu’il donne, augmentant les consommations avec les moyens d’y satisfaire, élèvera le cours des subsistances, et par ce seul fait mettra dans des conditions très fâcheuses une partie moins favorisée de la population.

Ce n’est pas seulement la viande de boucherie qui fait défaut en France pour une alimentation normale de la population : les différentes substances alimentaires qui pourraient suppléer, jusqu’à un certain point, à ce déficit, sont elles-mêmes obtenues en quantités insuffisantes : on en pourra juger par les données statistiques suivantes, qui comprennent les différens produits comestibles tirés des animaux :


kil.
L’espèce bovine (bœufs, vaches, génisses, veaux) fournit annuellement 302,000,000
On obtient des espèces ovine et caprine (moutons, brebis, agneaux, chèvres) 83,000,000
L’espèce porcine donne en viande dite de charcuterie 345,000,000
Le gibier, les différentes volailles, les œufs, le fromage, les poissons et les crustacés représentent 250,000,000
La production annuelle de la viande et de ses équivalens, en somme, est égale à 980,000,000

Or la population de la France étant de 35 millions d’individus, on voit que, pour chacun, la quantité moyenne de viande ou de ses équivalens en substances azotées provenant des animaux est de 28 kilogrammes, représentant par jour 76 grammes 7. Cette quantité serait insuffisante pour une bonne alimentation, et d’ailleurs il s’en faut bien que les habitans des campagnes puissent disposer d’une semblable ration : leur part se trouve réduite d’autant plus que l’affluence de ces substances alimentaires est plus grande vers les centres de la population agglomérée dans les villes.

On pourra se faire une idée des différences considérables qui existent sur ce point, en examinant la consommation des mêmes alimens dans Paris, d’après les relevés faits en 1852 :


kil.
Viandes de boucherie et de charcuterie 72,815,302
Fromages (quantités équivalentes à de la viande) 1,990,118
Volailles et gibier 995,000
Poissons de mer et d’eau douce (comptés pour leur équivalent en viande) 3,529,900
Lait (compté pour son équivalent en viande) 12,500,000
Terrines, pâtés, sardines, anchois, homards, écrevisses, huîtres 174,890
Quantité totale de viande et de ses équivalens en produits analogues 92,011,210

Supposant cette quantité répartie entre 1 million d’individus, on voit que la part de chacun des habitans de Paris serait en moyenne égale à 92 kilogrammes, ou 255 grammes par jour, c’est-à-dire trois fois et demie environ plus forte que la portion moyenne attribuée à chaque habitant de la France, mais qui doit en réalité se trouver réduite, pour les habitans des campagnes, de tout l’excédant prélevé par les villes sur la consommation générale.

Ce n’est pas seulement la théorie scientifique qui démontre la nécessité d’une certaine dose de viande ou de produits animaux pour entretenir la force et la santé de l’espèce humaine à tous les âges ; ce sont aussi des faits constans, traditionnels, dont chacun peut aisément se rendre compte, et qui, depuis quelques années, ont amené d’utiles réformes dans les règlemens de l’alimentation proscrite par les administrations civiles et militaires. Nous citerons d’abord quelques-uns de ces faits concluans, et nous dirons brièvement ensuite les résultats, non moins positifs et faciles à comprendre, des recherches expérimentales sur lesquelles repose la théorie de l’alimentation normale.

À diverses époques, les administrations civiles ou militaires de la France se sont efforcées d’introduire des améliorations dans le régime alimentaire des établissemens confiés à leurs soins. Plus que jamais on s’en est préoccupé dans ces derniers temps. L’heureuse influence des mesures préparées de longue main, ainsi que des inventions récemment appliquées, s’est manifestée aux yeux de tous dans les premiers momens, si difficiles, de la guerre de Crimée ; l’administration française en a recueilli les plus précieux et les plus sûrs témoignages de la part de nos braves alliés.

En mars 1848, afin de satisfaire à des vœux, trop vivement formulés peut-être, de progrès dans l’hygiène et le bien-être des populations, le gouvernement fit examiner de nouveau les règlemens sur les rations alimentaires fixées par plusieurs administrations publiques. Une commission, dont j’avais l’honneur de faire partie avec MM. Dumas, de l’Institut, le vice-amiral Dupetit-Thouars, et plusieurs employés supérieurs de la marine, fut chargée de régler le dosage des vivres conformément aux données de la science contemporaine. D’abord on reconnut que tout en tenant compte de certaines irrégularités dans les travaux parfois rudes, mais souvent faciles, des hommes de mer, qu’on ne pouvait entièrement assimiler aux forts travailleurs terrassiers, la ration alimentaire des marins était trop peu abondante en viande ou substances congénères : il fut résolu, d’une voix unanime, que les doses seraient augmentées d’environ 20 pour 100. La ration de pain ou de ses équivalens en alimens farineux parut suffisante. Toutefois, afin de donner satisfaction à l’opinion assez générale qui s’était prononcée sur ce point, on consentit à élever la ration journalière de pain de 750 grammes jusqu’à 1 kil. Voici ce que devinrent alors les conditions réglementaires : nous indiquons en regard des substances leurs principaux élémens, azote et carbone, qui servent à évaluer les matières nutritives.

Ration journalière du marin français Poids des alimens Quantités équivalentes d’azote Quantités équivalentes de carbone
Pain ou son équivalent en biscuit 730 grammes, ou en farine 735 1000 10,80 29,5
Viande fraîche, ou son équivalent en viande salèe et fèves 300 9 33
Pois, fèves, haricots ou riz[3], viande ou fromage 120 5 48
Beurre 15 grammes, et huile d’olive 6 grammes 21 0,12 14
Café, quantité extraite par l’infusion de 20 grammes 5 0,21 4
Sucre 25 « 10,3
Oseille 10 grammes, ou choucroute 20 grammes 10 0,04 1,6
Assaisonnemens (vinaigre, montante, poivre] 15 « «
Vin ou son équivalent du bière, eau-de-vie 460 0,04 19
Eau-de-vie 60 « 15
Sel marin 22 « «
Total de la ration (non compris l’eau potable ajoutée) 2038 25,21 539,9

La nouvelle ration alimentaire mise en pratique depuis cette époque s’est trouvée largement suffisante, on a même constaté que la dose de pain était sensiblement trop considérable d’un cinquième ; une partie chaque jour restait en excès sans être consommée. Il a donc fallu en revenir à la ration primitive de 750 grammes, plus conforme aux données de la science, et qui s’est trouvée pleinement confirmée par la pratique.

On voit, par cet exemple remarquable, que le régime alimentaire du marin français a réuni les meilleures conditions, d’après la théorie et l’expérience en grand, lorsque la ration alimentaire totale était composée de telle sorte en viandes et substances féculentes, qu’en définitive l’ensemble renfermât 365 grammes de carbone et 25 grammes 57 d’azote. La nature même des alimens indique d’ailleurs que les matières grasses et salines, utiles à une nutrition complète, s’y trouvaient naturellement comprises.

En citant comme exemple les régimes alimentaires des ouvriers grands travailleurs du nord et du midi de la France, je pourrais prouver que la dose de matière azotée congénère de la viande s’y trouve utilement portée à un cinquième ou un quart au-delà de la quantité contenue dans la ration du marin. La quantité excédante ne représentant que la consommation nécessitée par un travail plus rude et plus prolongé de chaque jour, on verrait en outre que les alimens farineux (pain ou pommes de terre) surabondent en général dans ces deux régions de la France, et fatiguent les organes digestifs au détriment de la santé ou de la force disponible. Mais afin de ne pas multiplier ici les données numériques, je me bornerai à présenter les faits concluans recueillis dans deux contrées très voisines l’une de l’autre, et où les habitudes n’en sont pas moins très différentes. Je veux parler de l’Angleterre et de l’Irlande. Dans cette dernière partie des trois royaumes, où la malheureuse condition des fermiers réduit presque à un seul aliment amylacé, la pomme de terre, la nourriture des familles, voici quelle était, il y a peu d’années, l’insuffisante ration alimentaire des ouvriers, ration inférieure même à la nourriture déjà trop faillie des ouvriers de nos départemens le plus mal partagés sous ce rapport, notamment de la Corrèze.


Nourriture journalière d’un ouvrier en Irlande Quantité d’alimens Poids équivalent d’azote Poids équivalent de carbone
Pommes de terre 6 k,348 15,20 634,8
Lait 500 3,30 35
Ration totale 6 k,848 18,50 669,8

Cette misérable et monotone nourriture pèche à la fois par défaut de variété, par insuffisance de substance azotée, par manque de viande, et par un excès de carbone provenant d’une surabondance de la matière féculente, la pomme de terre, dont le volume trop considérable surcharge outre mesure les intestins, et oblige ceux qui sont soumis à ce régime de multiplier leurs repas. Les ouvriers placés dans ces fâcheuses conditions ne peuvent accomplir un travail productif. En voyant la quantité restreinte d’ouvrage qu’ils exécutent, on croirait volontiers qu’ils ont moitié moins de force que les ouvriers anglais. Peut-être irait-on jusqu’à supposer qu’une sorte de dégénérescence a pu les atteindre ; mais on se méprendrait étrangement sur la véritable cause de leur infériorité passagère. La plupart sont robustes en dépit de leur amaigrissement ; la faim seule les affaiblit. Et ce qui le prouve sans réplique, c’est que toutes les fois qu’ils ont pu se soustraire à leur débilitant régime, s’habituer graduellement à consommer, dans une ration moins volumineuse, une dose convenable de viande, toutes les fois en un mot qu’ils se sont mis au régime fortifiant des ouvriers anglais, dès lors ils ne le cèdent en rien à ceux-ci ; ils deviennent en effet capables de doubler leur travail en conservant leur force et tout en améliorant leur santé.

La plupart des entrepreneurs de grands travaux en Angleterre ont si bien compris cette influence d’une alimentation fortifiante sur la quantité d’ouvrage exécutable en un temps donné, qu’ils imposent, connue condition essentielle, aux hommes mal nourris engagés par eux en Irlande, parfois même en certaines localités du continent, l’obligation d’adopter un régime alimentaire semblable à celui qui permet aux ouvriers anglais un si large emploi de leur force musculaire. Ce dernier régime, bien différent de l’insuffisante ration des Irlandais, est parfaitement approprié aux exigences des rudes travaux accomplis par des hommes robustes. Les chiffres que nous allons citer prouveront que le volume des alimens consommés par l’ouvrier anglais est à peu près trois fois moindre que le volume de la ration d’un ouvrier irlandais ou lombard. La proportion de viande est telle cependant, que l’azote de celle-ci forme près des deux tiers de l’azote total, représentant lui-même plus de 50 pour 100 au-delà des quantités contenues dans la nourriture journalière des ouvriers de l’Irlande.

Régime alimentaire des ouvriers anglais[4] Quantité d’alimens Poids équivalent
d’azote de carbone
Viande de boucherie 0k660 19,8 72,6
Pain blanc 0,750 8,1 221,5
Pommes de terre 1,000 2,4 100
Bière 2,000 1,6 90
Poids total des alimens et de la boisson 4,100 31,9 484,1

Une nourriture aussi abondante ne saurait assurément être utile aux hommes de loisir qui, ménageant trop les forces que la nature leur a départies, usant toutefois d’une alimentation copieuse, laissent accumuler dans leurs tissus des sécrétions adipeuses ont par degrés leur deviennent à charge. Sans doute, à défaut d’un travail ou d’un exercice corporel poussé jusqu’à la fatigue, les hommes placés dans ces conditions devraient se résoudre à adopter un régime moins substantiel, l’usage d’alimens d’une digestion plus facile, pris en moindre quantité ; mais dans ces circonstances même, les relations entre les substances alimentaires animales et végétales devraient encore être convenablement réglées. Telle est du moins la conclusion de la théorie positive qui servit de base à une très utile réforme introduite depuis trois ans avec succès dans le régime des hommes d’étude, des jeunes gens, et même des enfans entretenus dans les établissemens publics administrés pour le compte de l’état.

Il y a peu d’années, une commission, composée de MM. Bérard, inspecteur général de médecine, Gilette, Levraud et Alibert, médecins, fut chargée d’examiner quelles modifications il conviendrait d’apporter dans le régime alimentaire des lycées de Paris. Après une étude attentive, la commission spéciale, adoptant les conclusions d’un remarquable rapport rédigé par son président, tenant compte d’ailleurs des exigences relatives à la croissance aux différens âges[5], proposa d’augmenter de 30 à 33 centièmes les doses de viande distribuées journellement aux élèves, laissant le complément des rations en substances farineuses, légumes, etc., dans des proportions usuelles peu différentes de celles qui composent les régimes alimentaires bien coordonnés : ceux, par exemple, du marin français et de l’ouvrier anglais. Le ministre, adoptant les propositions de la commission spéciale, les rendit obligatoires, et les résulats du nouveau régime ont été reconnus satisfaisans.

Parmi d’autres exemples des bons résultats obtenus de régimes alimentaires dans lesquels la viande de boucherie entre en proportions convenables, j’en citerai trois encore. Ce sont : 1° la ration journalière fixée pour chacun des élèves adultes de l’école vétérinaire d’Alfort, ration qui comprend, en deux repas, 500 grammes de viande crue, correspondant à 400 grammes de chair désossée et représentant de 250 à 300 grammes île viande cuite ; 2° le régime alimentaire fortifiant des élèves de l’École.Normale, à chacun desquels on distribue par jour 200 à 230 grammes de viande cuite, équivalant à 400 ou 450 grammes de chair crue, os compris ; 3° enfin la ration alimentaire prescrite dans l’un de nos meilleurs hôpitaux, où chaque enfant en pleine convalescence reçoit 140 grammes de viande cuite par jour.

Les questions relatives à l’alimentation humaine n’ont pas moins préoccupé les chimistes et les physiologistes que les administrateurs. Les données positives de la science, d’accord avec les faits nombreux recueillis par des praticiens éclairés, ont conduit à reconnaître que la quantité moyenne de viande nécessaire à chaque individu doit être calculée en tenant compte des consommations différentes selon les âges, nulles pendant l’enfance, et graduellement croissantes avec le développement des forces, puis décroissantes vers le déclin de la vie, variables aussi suivant les sexes ; qu’en somme la ration moyenne devrait être d’environ 160 grammes par jour, ou 58 kilog. par an. Chaque individu ne pouvant, en l’état actuel des choses, disposer que de 28 kilog. au plus, il faudrait au moins doubler la production, en supposant que les quantités obtenues fussent également réparties, ou plutôt la tripler, si l’on admet l’inégalité qui résulte inévitablement de la diversité des classes entre lesquelles se répartit la consommation de la viande.

Déjà la nécessité d’accroître cette consommation dans l’intérêt du développement de la force, de la santé, du travail et du bien-être des hommes est mieux comprise, en France, grâce aux recherches faites depuis plusieurs années. Cette heureuse disposition, il est vrai, ne saurait être sans influence sur l’élévation regrettable survenue récemment dans le prix de la viande ; mais elle doit nécessairement plus tard amener, par une réaction naturelle, une production plus grande et l’abaissement des cours (relativement toutefois à la valeur de l’argent). En effet, les agriculteurs seront, par suite de demandes plus importantes, encouragés à entretenir un plus grand nombre d’animaux ; profilant des récentes mesures administratives qui facilitent l’importation des animaux maigres, ils s’attacheront davantage à l’engraissement, qui, dans une durée de temps égale, peut décupler les produits bruts, et au-delà[6]. Les agriculteurs réaliseront ainsi les bénéfices de la vente des bestiaux engraissés, et en outre ils s’assureront le précieux avantage de fumures plus abondantes qui accroîtront la puissance du sol, et qui, en rendant possibles et avantageux les défrichemens, ouvriront encore de nouvelles sources à la production des subsistances.

En attendant que ces heureux résultats puissent se produire, un concours de circonstances exceptionnelles amène en ce moment une grande cherté des vivres et de divers autres objets de la consommation générale. Ce n’est pas seulement un déficit réel dans les récoltes de plusieurs genres qui explique cette cherté, c’est aussi la coïncidence d’un autre fait non moins évident : le développement rapide du travail et de la richesse publique en France. Cependant, pour ceux qui n’ont pu prendre part aux avantages de ce développement, l’élévation du prix des denrées de première nécessité est évidemment demeurée sans compensation. De toutes parts se manifestent de vives préoccupations sur cet état de choses, quelque passager qu’il doive être, et sur les mesures à prendre en vue d’adoucir la transition. Les moyens d’augmenter la production de la viande sont aujourd’hui entre les mains des éleveurs[7] ; mais les résultats qu’on en peut attendre ne seront pas obtenus assez rapidement pour que la France puisse compter tenir tête à la crise actuelle avec ses propres ressources. Les développemens déjà introduits ou à introduire dans l’industrie des éleveurs, l’influence que cette industrie peut exercer sur l’industrie même de la boucherie, sont des questions d’ailleurs qu’il faut réserver pour l’époque prochaine où des documens précis auront été recueillis sur cet important sujet. Aujourd’hui c’est à des moyens d’une efficacité plus immédiate qu’il faut surtout avoir recours, et pour répondre à la troisième question posée en tête de cette étude : « comment peut-on faciliter notre approvisionnement en viande de boucherie ? » ce n’est pas à l’industrie des éleveurs que nous nous adresserons ; c’est à une industrie de date récente, dont les procédés pour la conservation des substances alimentaires sont venus ajouter un élément nouveau et imprévu au commerce de la viande.


II

On comprendra sans peine les résultats et l’efficacité des moyens nouveaux mis en usage pour conserver les viandes, et que l’exposition universelle est venue surtout mettre en lumière, lorsque nous aurons indiqué la composition immédiate de la chair musculaire, les causes principales de son altération spontanée, ainsi que des altérations de diverses substances alimentaires appartenant au règne végétal.

La chair musculaire, ou viande des différens animaux, débarrassée des masses volumineuses de graisse (matière grasse renfermée dans des tissus spéciaux ou tissus adipeux), est composée principalement de fibrine offrant la forme de libres disposées en faisceaux enveloppés de tissus cellulaires et terminés par des tendons. Entre les libres passent un grand nombre de vaisseaux sanguins, des filets nerveux, des tissus adipeux. Ces substances sont imprégnées de liquides contenant de l’albumine et plusieurs autres matières organiques et salines.

Voici la composition immédiate de la chair du bœuf d’après les analyses de Berzelius :


Eau 77,17
Fibre charnue, vaisseaux et nerfs 15,80
Albumine (analogue au sérum du sang) 2,20
Tissu tendineux (qu’une coction prolongée transforme en gélatine) 1,90
Substances solubles dans l’eau non coagulables par la chaleur 1,05
Substances que l’alcool peut dissoudre 1,80
Phosphate de chaux 0,08
Total 100[8]

Parmi les matières qui concourent aux propriétés organoleptiques de la viande, et dont l’analyse chimique n’a pu tenir compte, on peut citer les principes qui développent sous l’influence de la chaleur des arômes particuliers, et caractérisent nettement les viandes comestibles : c’est ainsi que chacun distingue sans peine les unes des autres les viandes bouillies ou rôties du bœuf, du mouton, de la chèvre, des oiseaux de basse-cour, du gibier, des poissons, etc. Les arômes agréables qui se peuvent développer à la cuisson varient non-seulement suivant les espèces d’animaux, mais encore suivant l’âge du même animal. Qui ne sait combien est grande la différence entre le bouillon savoureux obtenu de la chair du bœuf et le bouillon fade de l’animal plus jeune, du veau par exemple, dont cependant, sous l’action d’une température plus élevée, effectuant une sorte de caramélisation, la même viande, chauffée au point où elle est rôtie, développe un tout autre arôme, vraiment sui generis fort agréable ? Sur tous ces phénomènes, il reste bien des recherches utiles à entreprendre, et les procédés les plus exacts de l’analyse organique n’ont rien de trop scientifique ni même d’assez délicat pour aborder et résoudre ces intéressantes questions. Sans doute, lorsqu’au terme de la croissance le veau est devenu bœuf, la différence entre la chair comestible est évidente pour tous ; mais au-delà de ce terme, si l’on prolonge l’existence de l’animal, si l’on porte l’engraissement plus ou moins loin, si l’on soumet à cette expérience des races différentes dans la même espèce, on voit se manifester des différences notables dans les qualités comestibles, — différences qu’on n’a pu encore apprécier complètement.

Laissant là toutefois les questions relatives aux qualités spéciales, plus ou moins étudiées déjà, des différentes sortes de viandes, ainsi que les influences particulières qu’elles éprouvent par certains modes de cuisson, je m’attacherai à faire connaître les causes principales de leurs altérations, les conditions naturelles de leur conservation, enfin les procédés appliqués avec succès et récemment perfectionnés pour rendre économique la conservation d’autres alimens tirés des deux règnes de la nature organique.

Tous les corps organisés vivans, végétaux et animaux, renferment en eux les germes de leur destruction plus ou moins prompte au contact de l’air, et qui doit les transformer en composés volatils (gaz ou vapeurs) et composés fixes, ou minéraux, — les uns répandus dans l’atmosphère, les autres dans le sol, devant servir tous, par voie de réduction dans les organes aériens des plantes et d’absorption par leurs racines, à reconstituer des organismes et des produits végétaux qui viendront à leur tour concourir à l’alimentation des animaux contemporains. Ainsi donc la destruction spontanée est elle-même un acte providentiel qui fait servir à l’entretien de la vie tout ce qui se décompose à la surface du globe, et maintient ainsi les grandes harmonies de la nature.

L’homme sans doute n’a pas le pouvoir de troubler ces réactions naturelles : il ne peut rien créer, rien détruire absolument ; s’il peut hâter ou ralentir ces transformations de quelques jours, de quelques années, les intervalles de temps qu’il ajoute à la durée ; des choses seront nuls dans l’éternité ; mais, comparés à sa courte existence, ils pourront lui être utiles, et il lui a été donné de trouver dans l’étude des phénomènes naturels les moyens de retarder la décomposition des substances organiques. Voici les principes scientifiques très simples sur lesquels se fondent tous les procédés de ce genre, dont l’homme dispose à son gré.

Sous le nom de fermens, on désigne les germes de destruction, les premiers mouvemens de dissociations et de combinaisons nouvelles entre les élémens des corps organisés. Sous l’influence de fermens spéciaux, le sucre se change en alcool et en gaz acide carbonique ; l’alcool s’oxyde et se change en vinaigre. Les organismes animaux, plus altérables encore, en raison même de leur composition [dus complexe, sont plus rapidement transformés : ils produisent de l’ammoniaque, de l’acide carbonique, de l’acide sulfhydrique, ainsi que les composés volatils de ces nouveaux produits entre eux (carbonates, sulfhydrates d’ammoniaque, etc.). Parfois même ces réactions sont précédées par l’attaque de larves qui, désagrégeant les chairs, font pénétrer et agir plus profondément l’air atmosphérique, emportant bientôt, par suite de leurs transformations en insectes ailés, les matières qu’elles ont assimilées et partiellement exhalées déjà pour les disséminer au loin.

Cependant plusieurs conditions naturelles sont indispensables pour commencer et accomplir cette œuvre de destruction ou plutôt de transformation. Nous pouvons supprimer une ou plusieurs de ces conditions, et dès lors enrayer les phénomènes. Le contact de l’air ou de l’oxygène qu’il renferme, l’humidité ou l’eau en proportions suffisantes, enfin une température supérieure à celle qu’indique le zéro de nos thermomètres., sont les trois conditions essentielles de toute fermentation et même du développement des insectes.

Personne n’ignore que dans la glace, et mieux encore à une température un peu inférieure, les produits végétaux et animaux dont les sucs se maintiennent congelés se conservent très longtemps exempts d’altération ; mais aussitôt que ces substances sont soumises au dégel, la fermentation s’en empare ; elle est d’autant plus rapide que la dilatation des sucs aqueux, au moment et par l’effet même de leur solidification, a disloqué ou désorganisé tous les tissus. L’emploi de la glace, utilisé pour de faibles approvisionnemens, ne peut être évidemment l’objet d’une grande exploitation ; restent les procédés de dessiccation[9] et de conservation à l’abri du contact de l’oxygène libre, ou ici qu’il se trouve dans l’air atmosphérique normal.

Ce dernier moyen, découvert dans le cours du XVIIIe siècle, appliqué avec le plus grand succès aux produits des deux règnes en Europe et même dans les colonies, a porté le nom de l’inventeur français Appert dans toutes les parties du monde. Les substances alimentaires ainsi préparées avaient deux fois passé la ligne, et après ces voyages de long cours étaient rapportées dans un état de conservation complète. On ne pouvait donc élever aucun doute sur l’efficacité de cette invention remarquable. Cependant, il y a quelques années, sans qu’on en devinât la cause, des accidens en grand nombre semblèrent établir que les mêmes moyens étaient devenus insuffisans pour assurer la conservation des alimens les plus altérables, notamment de la viande de bœuf et des petits pois. Les fabricans de conserves, obligés de reprendre une grande partie des boîtes dans lesquelles la fermentation s’était déclarée, éprouvèrent des pertes considérables : menacés de ruine, ils s’adressèrent aux hommes de la science, firent eux-mêmes de nombreuses recherches, et parvinrent enfin à s’affranchir des entraves apportées à leur industrie. Plusieurs améliorations et applications nouvelles prirent naissance dans cette occasion. Avant de les décrire, il faut en peu de mots exposer le procédé primitif d’Appert et la théorie qui en explique les effets.

Les fermens contenus en germes dans tous les corps organisés ne peuvent acquérir leur énergie propre que sous l’influence de l’oxygène répandu dans l’air : semblables en cela aux séminules, aux graines et aux radicelles, qui ne peuvent germer et vivre sans rencontrer et respirer l’oxygène atmosphérique parmi les gaz ambians. L’analogie paraîtra plus grande encore si l’on se rappelle la belle découverte de M. Cagniard-Latour sur la nature de la levure de bière et de divers autres fermens, considérés aujourd’hui, d’après cet ingénieux observateur, comme de petits végétaux globuliformes microscopiques, doués d’une vie propre, capables de vivre, d’exercer leur action décomposante et de se multiplier au sein des liquides qui leur offrent les élémens de leur nutrition. Les germes des fermens ne peuvent se développer sans le contact de l’oxygène libre. Si l’on ajoute que la température élevée à un certain terme fait périr diverses séminules et plusieurs fermens, on aura complété la théorie donnée par Gay-Lussac du procédé d’Appert.

Ce procédé, dans toute sa simplicité primitive, est à la portée, des ménagères. Exécuté sur une vaste échelle en France, en Angleterre, en Allemagne, il consiste à placer dans des vases en verre ou des boîtes en fer-blanc les substances alimentaires préalablement soumises à une coction légère. Les vases une fois remplis, bouchés ou soudés hermétiquement, ils sont introduits dans un bain-marie d’eau, que l’on chauffe durant quinze, trente ou quarante-cinq minutes à l’ébullition ; on laisse refroidir, et l’opération est terminée. En effet, les fermens développés en faible proportion pendant que l’on prépare les substances à conserver sont détruits, et le peu d’air emprisonné avec ces substances perd son oxygène libre, qui, sous l’influence d’une température de 100°, se combine aux matières organiques les plus altérables. Mais si l’on agit trop lentement durant les saisons chaudes, où toute fermentation est active, si de plus les vases sont trop volumineux pour que la chaleur pénètre dans le centre au point d’élever la température à 100°, la fermentation, au bout d’un certain temps, pourra se produire ; elle se manifestera par les gaz qu’elle engendre, et en exerçant ainsi sur les parois planes des boîtes une pression interne assez forte pour les bomber, parfois même pour les faire éclater avec explosion.

Tel » sont les accidens survenus, et dont la sagacité des inventeurs s’est appliquée à prévenir le retour. Plusieurs sont arrivés au même but, ou à peu près, par divers moyens. L’un des procédés les plus simples et des premiers mis en usage consiste à mettre dans l’eau du bain-marie du sel marin seul ou mélangé avec du sucre ordinaire ou de fécule (glucose). Le liquide, ainsi rendu plus dense, s’échauffe davantage avant de bouillir ; la température peut être portée à 105 ou 108° dans des circonstances où l’eau pure n’atteindrait que 100". Il en résulte que la température, dans l’intérieur des boites, dépasse 100° ou détermine l’ébullition, si on laisse pour le dégagement de la vapeur une petite ouverture que l’on ferme ensuite par un grain de soudure lorsque tout l’air est expulsé.

Une troisième modification, introduite, je crois, par le successeur d’Appert, consiste à fermer hermétiquement la chaudière bain-marie, après y avoir placé les vases. On peut en ce cas, bien que l’eau soit pure, élever la température au-dessus de 100 degrés, proportionner cette température à la qualité plus ou moins altérable des alimens, et régler à volonté l’opération à l’aide d’un manomètre, qui à tout instant signale le degré de température du bain-marie. Ce procédé, très expéditif, qui met à profit les données et les instrumens perfectionnés de la science, a permis de réaliser en quelques semaines les commandes du ministre de la guerre qui ont porté à nos armées d’Orient le secours inespéré de plus d’un million de rations alimentaires.

Un secours d’une pareille importance était fourni presque simultanément, et avec un désintéressement égal, à nos vaillans soldats de Crimée, par un autre manufacturier, grand propriétaire de cultures, inventeur de plusieurs perfectionnemens remarquables appliqués aussi au procédé d’Appert. L’un de ces perfectionnemens consiste à placer a l’état cru, dans les boites agrandies, de volumineux morceaux de bœuf, pesant 10 kilogrammes. Ces boites, pleines, soudées, chauffées de 106 à 110 degrés dans une chaudière autoclave, se gonflent par la vapeur interne au moment où le couvercle de la chaudière est enlevé ; un opercule pratiqué alors sur chaque boite laisse échapper la vapeur, entraînant avec elle l’air et les gaz. fin grain de soudure ferme aussitôt la petite ouverture, et le vide se trouve effectué dans la boite. Le bœuf ainsi préparé se conserve ; bien, sans être désagrégé par un excès de cuisson ; chauffé pendant deux heures avec addition de deux ou trois volumes d’eau, il fournit un excellent bouillon et un bouilli succulent encore.

Le second perfectionnement, dû au même inventeur, semble pouvoir résoudre l’important problème de la conservation économique des viandes réduites à un moindre volume, tout en évitant les obstacles, non surmontes jusque-là, que présentent les différens procédés de la dessiccation. Ce n’est pas seulement en effet la difficulté de dessécher la chair musculaire des animaux qui empêcherait de conserver en grande quantité sous cette forme la substance alimentaire. On y parviendrait tout aussi bien que les habitans des chaudes régions de l’Amérique méridionale. Comme eux, on pourrait découper, à l’aide de couteaux acérés, et mieux encore mécaniquement, les quartiers de bœuf en minces lanières qui, saupoudrées de farine grenue de maïs, se dessèchent suspendues à l’air sur de longues tiges de bambous horizontalement disposées. Nos étuves à courans d’air chauds et gradués remplaceraient avec avantage l’insolation à température inégale de ces contrées. Toutefois ici, de même que dans les llanos, où le tasajo[10] se prépare, on n’obtiendrait, par ce moyen, de la chair des bœufs que des lanières coriaces, tellement sèches et dures, que la libre contractée ne sentit plus apte à reprendre les 75 centimètres d’eau qu’elle aurait perdus. On comprend que cette matière, susceptible de fournir un bouillon assez agréable, mais gardant elle-même une consistance dure et fibreuse, constitue une nourriture précieuse dans les contrées à demi sauvages, chez les nègres du Choco et dans tous les districts aurifères du Pérou ; mais certainement on ne saurait faire accepter chez nous des mets aussi peu appétissans, pas plus que dans bien d’autres états où la civilisation est très avancée, et où, comme nous l’avons dit précédemment[11], la population peu aisée, livrée à des travaux manuels dans les villes, tient même à consommer du pain blanc de première qualité.

Ainsi donc la dessiccation de la viande, ne donnant que des produits peu agréables à manger, n’offre pas la solution du problème de l’importation des viandes tirées des immenses prairies de l’Amérique du Sud, où l’espèce bovine, introduite par les espagnols, a’est multipliée avec une rapidité prodigieuse. Le procédé d’Appert pourra sans doute, avec ses améliorations récentes, s’y appliquer utilement, mais il serait trop dispendieux peut-être, si l’on n’y ajoutait un dernier perfectionnement qu’il nous reste à décrire, et qui paraît aussi facile à exécuter qu’il est efficace dans ses résultats. On découpe la chair à dessécher en bandelettes de trois centimètres d’épaisseur, on les place sur des canevas tendus entre des châssis mobiles. Un courant d’air lancé par un ventilateur, et dirigé en sens contraire de la marche du châssis, effectue rapidement une première partie de la dessiccation, qui réduit le poids de la viande à moitié du poids primitif. Ainsi préparée, elle est aussitôt comprimée dans des boîtes cylindriques en fer-blanc, et celles-ci, soudées immédiatement, sont soumises, dans une chaudière autoclave, à la température de 105 à 110 degrés, qui doit assurer la conservation. La chair musculaire à demi desséchée et comprimée se trouve dans de bonnes conditions de transport économique, car en raison de la réduction de 50 p. 100 de son volume et de son poids primitifs, l’arrimage en sera plus facile dans les navires, et le fret pourra diminuer de moitié. Quant à la qualité, si j’en puis juger par quelques essais directs, elle est très-bonne[12] ; on le conçoit, puisque les fibres n’ont pu éprouver cette forte dessiccation qui s’oppose à l’absorption ultérieure des liquides. On pourra donc leur rendre la proportion d’eau qu’elles ont perdue à la dessiccation ; gonflées alors et suffisamment hydratées, ces fibres se trouveront dans des conditions favorables pour subir convenablement les procédés usuels de cuisson et d’assaisonnement. L’auteur du procédé que je viens de décrire l’a même rendu directement applicable à la nourriture des troupes en campagne. Il comprime et conserve la viande dans des boites cylindriques allongées faciles à placer dans le sac de chaque soldat, et contenant dix ou quinze rations très nourrissantes, toutes prêtes et agréables à manger, même froides, avec le pain.

Ce n’est pas seulement par la dessiccation, c’est par la salaison qu’on traite certaines viandes dont on veut assurer le transport et la conservation. Parmi les procédés de salaison, le premier rang appartient sans contredit au procédé anglais qui donne les produits alimentaires bien connus et si estimés sous les noms de jambons du Yorkshire et du Canada, dont l’exposition universelle a offert de volumineux et très remarquables échantillons. La chair des différentes parties des animaux comestibles pourrait être ainsi préparée. Il s’agit simplement de mettre toute la superficie des morceaux de viande en contact avec un mélange à parties égales, et fréquemment renouvelé, de sel marin, de sucre et de salpêtre (azotate de potasse). Les propriétés antiseptiques des trois substances s’ajoutent ou agissent Simultanément ; elles préviennent toute altération, sans opérer cette contraction de la fibre musculaire, cette sorte d’induration caractéristique des salaisons ordinaires. Et lorsque l’air ambiant a consolidé les chairs en vaporisant une partie de l’eau renfermée dans les tissus, la consistance devient plus ferme, et la conservation est assurée pour longtemps, sans qu’il soit besoin d’enfermer ces produits dans des vases hermétiquement clos et toujours dispendieux. Les viandes préparées de cette façon offrent, même à l’état cru, un aliment plus agréable, bien plus facile à digérer et plus profitable que les salaisons ordinaires. La préparation serait peu dispendieuse, si, dans l’intérêt de l’accroissement des subsistances, il était loisible à chacun d’y employer les agens antiseptiques (sel, sucre, salpêtre) exempts de droits. On parviendrait peut-être alors à rendre l’opération plus économique, soit en substituant en partie au salpêtre du sulfate de soude, soit en remplaçant par des procédés mécaniques les manipulations des morceaux de viande, et en hâtant l’évaporation à l’aide d’une ventilation forcée.

Il nous reste à parler d’un procédé de conservation qui parut d’abord offrir les plus remarquables avantages, ou du moins fit une grande sensation parmi les gens du monde. Le résultat semble cependant jusqu’ici bien loin de justifier les espérances qu’on avait conçues. Peut-être n’est-il pas hors de propos de prémunir le public à cet égard. Ce n’est pas d’ailleurs un moyen nouveau, bien qu’on l’ait présenté comme tel. Darcet et d’autres étaient parvenus, il y a longtemps, à garantir pendant quelques semaines les viandes d’altération. en les enrobant d’une solution de gélatine assez concentrée pour former sur toute la superficie du morceau une couche continue, épaisse de trois ou quatre millimètres, sensiblement imperméable à l’air. Placée dans ces conditions, la chair musculaire semblait à l’abri de la fermentation putride, mais il était impossible de prévenir toute altération mécanique ou chimique de l’enveloppe elle-même : le moindre frottement d’un corps anguleux et dur l’entamait, un excès momentané d’humidité ou le contact de quelques gouttes d’eau devait y déterminer des moisissures capables de perforer cette enveloppe organique en la liquéfiant. Toutefois quelques succès obtenus d’abord inspirèrent une si grande confiance aux directeurs de l’une de ces entreprises, qu’un essai en grand fut proposé, puis exécuté avec le concours des administrations de la guerre et de la marine. Des viandes, préparées sous les yeux des représentai de ces administrations, furent enfermées dans des caisses ; une partie de celles-ci restèrent dans des magasins entretenus à une température douce par le voisinage des fours de boulangerie ; le surplus des caisses dûment scellées fut chargé à bord d’un navire allant à Constantinople. Au retour du vaisseau, on réunit tous les échantillons afin de procéder à l’examen définitif ; mais cet examen fut en quelque sorte rendu inutile, car dès avant l’ouverture des caisses le résultat non douteux de l’expérience se manifestait à distance de chacune d’elles par des émanations nauséabondes sur lesquelles il était impossible de se méprendre.

Nouveau dans son application à la chair musculaire et dans ses résultats, le procédé de conservation des viandes par la dessiccation nous parait aujourd’hui consacré par l’expérience. Il n’est pas sans analogie avec une autre invention qui a rendu d’immenses services à nos flottes, à nos armées, et dont les heureuses conséquences se propagent dans les approvisionnemens de l’économie domestique parmi toutes les classes de la population. Cette invention, dont les produits, dignes du plus haut intérêt, ont figuré avec honneur à l’exposition universelle, — due aux persévérens efforts d’un simple jardinier, — a reçu les plus hauts témoignages d’approbation de l’Académie des Sciences, des Sociétés centrales d’Agriculture et d’Horticulture, de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, enfin du jury international à l’occasion du grand concours ouvert à Londres en 1851. Tout porte à croire qu’elle sera jugée aussi favorablement dans le concours universel qui, au moment où nous écrivons, est à la veille de se terminer.

Le procédé de conservation et de compression des légumes s’exploite actuellement, non-seulement en France, mais encore en Angleterre, en Belgique, en Allemagne et jusqu’en Russie. Créé chez nous, il vient, comme le procédé d’Appert, d’y recevoir des améliorations notables, grâce au concours de plusieurs chimistes manufacturiers soutenus par une honorable association financière. Le moyen primitivement employé consiste à dessécher rapidement, dans un courant d’air chauffé à une température peu élevée, les légumes nettoyés, étendus sur des toiles claires. Lorsque la dessiccation est à son terme, et que les produits, exposés à l’air, y ont repris de la souplesse avec un peu d’humidité, l’opération se termine par une forte pression sous des machines hydrauliques. On réduit tellement ainsi le volume, que les feuilles comestibles des choux, des épinards, les bourgeons dits choux-fleurs et les petits choux de Bruxelles forment des tablettes aussi compactes et pesantes que des planchettes en bois. Et, chose bien remarquable, toutes ces parties des plantes alimentaires, lorsqu’une tablette comprimée est mise dans dix fois son volume d’eau tiède, se gonflent et reprennent leurs dimensions et leur coloration primitives.

On ne reprochait à ces utiles produits que d’exiger une longue immersion dans l’eau avant de pouvoir être convenablement soumis à la cuisson, — en outre d’acquérir une certaine odeur de fenaison peu convenable. Ce sont ces inconvéniens qu’on a réussi à faire disparaître. Il suffit en effet de soumettre, un instant avant la dessiccation, les légumes à la vapeur surchauffée pour coaguler les matières albuminoïdes végétales et en prévenir la légère altération ultérieure, pour rendre également plus perméables les cellules qui renferment les sucs nutritifs et faciliter la pénétration de l’eau qui doit hâter la cuisson. On jugera de l’importance de ce perfectionnement quand on saura qu’il suffit maintenant d’une immersion dans l’eau froide ou tiède pendant trente ou soixante minutes pour obtenir le résultat qui exigeait naguère une immersion de six ou dix heures, qu’en outre toute saveur ou odeur de fenaison a disparu pour faire place aux caractères naturels, rappelant l’arôme et la saveur spéciales de ces alimens végétaux.

Chacun comprendra les immenses avantages que présente une alimentation avec des légumes frais, venant tempérer et presque détruire les inconvéniens d’une nourriture exclusive de biscuits d’embarquement et de viandes salées dans les voyages de long cours, et pour les approvisionnemens des armées en campagne et des voyageurs. Ces avantages ont été si bien appréciés, que l’industrie nouvelle a pris rapidement un développement considérable : en 1850, on a produit dans la première usine, à Paris, 22,000 kilos de ces conserves, et 1,200,000 kilos en 1854. Les fondateurs des deux systèmes forment aujourd’hui une seule et même compagnie, dont les produits atteindront en 1855-56 le chiffre de 4 millions de légumes secs, représentant 60 millions de légumes frais récoltés dans six localités différentes.

L’intérêt qu’offrent ces divers procédés dans leurs rapports avec l’alimentation publique nous ramène à la question principale traitée dans cette étude, et sur laquelle nous ne dirons plus qu’un mot en terminant. Nous croyons avoir montré que la production de la viande est insuffisante en France, mais que l’on possède aujourd’hui des données certaines sur les développemens à introduire dans la consommation de cette denrée et dans les industries chargées de l’assurer. Nous croyons avoir montré aussi qu’en présence de la rareté des viandes fournies par les éleveurs nationaux, notre pays possède dans l’application de quelques procédés ingénieux un moyen puissant de pourvoir avec économie à l’alimentation publique. C’est encore à la science qu’est due la découverte de ces perfectionnemens, et ici, comme pour l’alimentation en céréales, son double but, — salubrité et bon marché, — a été, on peut le dire, pleinement atteint.


PAYEN, de l’Institut.

  1. Livraison du 15 octobre.
  2. On trouve dans les fécules amylacées et les sucres les types de cette première classe d’alimens, qui généralement surabondent dans les végétaux.
  3. Pour remplacer les 120 grammes de graine légumineuse (pois, fèves, haricots), il faudrait 360 grammes île riz. Il est vrai que dans ce dernier cas la substance féculente se trouverait en excès. Le véritable équivalent devrait se composer de 90 de riz, plus 100 grammes de viande ou de fromage.
  4. Relevé pendant les travaux de terrassement du chemin de fer de Rouen.
  5. Nous donnons ici un tableau qui permettra de comparer tacitement les doses de viande distribuées avant et depuis l’année 1853, suivant les différens âges :
    Régime avant 1853 Rations journalières de viande idem Régime nouveau fixé en 1853 Rations journalières de viande idem
    crue, os compris cuite et désossée crue, os compris cuite et désossée
    Enfans de 9 à 12 ans, petite collège 120 à 132 gr 60 à 66 gr 200 gr 100 gr
    Enfans de 12 à 15 ans, moyen collège 180 60 240 120
    Jeunes gens de 15 à 18 ans, grand collège 200 à 220 100 à 110 280 140
    Rations allouées aux maîtres 400 200


    Le rapport de la commission contenait en outre une utile prescription que l’on ne saurait trop recommander à la sollicitude des parens : « tenir deux fois chaque année une note exacte de la taille de chacun des élèves internes, et donner une alimentation plus copieuse aux enfans dont la croissance rapide exigerait cette importante précaution. »

  6. Les procédés modernes de nutrition appliqués aux génisses et aux bœufs achetés maigres permettent d’obtenir en quatre mois des animaux gras ; l’élevage dans la ferme aurait employé quatre ans environ pour arriver au même but. On voit donc qu’en important autant d’animaux qu’il est possible d’en engraisser, l’exploitation rurale pourra livrer douze fois plus de produits.
  7. Parmi ces moyens, il faut citer les procédés nouveaux des distilleries, qui, sans rien emprunter aux céréales, fournissent maintenant la plupart des alcools et procurent aux animaux des résidus beaucoup plus abondans.
  8. La composition de la viande est plus complexe encore qu’elle ne le paraîtrait d’après l’énumération qui précède, car au nombre des substances qu’elle renferme se trouvent en outre divers principes immédiats en proportions non déterminées. Ce sont notamment : une matière sucrée analogue à la lactose ou sucre de lait ; les substances grasses dans leur tissu spécial, la créatine, la créatinine ; plusieurs substances organiques azotées, des sels solubles et insolubles, chlorures alcalins et phosphates de potasse de soude, de magnésie, une petite quantité de soufre enfin, comme il s’en trouve dans l’albumine des deux origines animale et végétale.
  9. Parmi ceux-ci, je ne crois devoir comprendre ni les anciennes méthodes de salaison, qui diminuent la proportion d’eau dans la viande, mais dont l’effet principal tient à la propriété antiseptique du sel marin, ni les préparations de viandes et poissons fumés qui doivent leur conservation prolongée à l’action spéciale de la créosote, un des produits de la combustion incomplète du bois.
  10. On désigne sous le nom de tasajo les lanières de viande sèche enroulées sous forme de paquets cylindroïdes, et qui constituent la base de la nourriture dans ces contrées.
  11. Livraison du 15 octobre.
  12. Nous devons faite remarquer à ce propos que sur la qualité de certaines viandes importées d’Amérique et provenant des porcs qui pullulent dans plusieurs états de l’Union, les avis ont été partagés. Parmi les consommateurs qui ont essayé l’emploi de ces viandes salées, les uns les ont jugées très défavorablement, bien que le prix de revient représentât une économie d’environ 50 pour 100, si l’on tenait compte de la proportion plus grande de substance réelle, ou de la moindre quantité d’eau contenue à poids égal dans ces morceaux de porc. La mauvaise opinion qu’on s’en était faite tenait en général à ce que les expéditeurs avaient fait un choix entre les morceaux, réunissant ensemble tous ceux qui étaient de première qualité, et renfermant à part, pour les livrer de préférence au public, les morceaux de deuxième et troisième choix, et d’une qualité inférieure.