Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 12 (p. 323-349).
DE
L'ALIMENTATION PUBLIQUE

LES CEREALES ET LE PAIN


A toutes les époques, l’attention des économistes et des savans s’est portée sur les questions si variées et si difficiles que soulèvent la production et la distribution des substances alimentaires. Tantôt c’était la santé publique qu’il s’agissait de protéger, tantôt c’étaient les approvisionnemens des villes, des places fortes, des navires, qu’il fallait proportionner avec les besoins des populations, des troupes et des équipages de la marine. Toutefois, jusqu’à une époque bien récente, les hommes qui cherchaient à résoudre ces graves problèmes n’avaient pour guides que les faits généraux d’une pratique incertaine : aussi ne pouvaient-ils éviter de nombreuses erreurs, ni même de dangereux mécomptes. Depuis les temps anciens jusque vers la fin du siècle dernier, il leur avait manqué les données positives de la chimie organique et de la physiologie expérimentale, sciences évidemment contemporaines, surtout dans leur association féconde.

Aujourd’hui les choses ont bien changé. Tels sont les progrès réalisés dans ces derniers temps, que non-seulement les praticiens et les administrateurs, mais encore les gens du monde et toutes les classes de la population peuvent sans beaucoup d’efforts mettre à leur portée, sinon l’ensemble des procédés dont la science moderne dispose, du moins les résultats utiles et les déductions positives qu’il est facile d’en tirer dans l’intérêt de la santé publique. Tous parviendront sans peine à formuler et à suivre les règles de l’hygiène appropriée à chaque position sociale. Les gens voués aux rudes labeurs comme ceux qui s’adonnent aux études sédentaires, les hommes de loisir qui s’abandonnent aux douceurs d’une vie tranquille de même que ceux qui se livrent aux fatigues des plaisirs mondains, tous ont intérêt à connaître, à employer les moyens, variables suivant les différentes situations individuelles, d’acquérir et de conserver cet état justement envié, hors duquel il n’est point de félicité durable :

Mens sana in corpore sano.


Or, pour y atteindre, une des principales conditions réside dans une nutrition normale avec des alimens salubres.

Cependant la science et les administrations publiques sont-elles réellement autorisées à intervenir afin d’indiquer et d’assurer aux populations les moyens de réunir ces conditions de santé et de bien-être dépendantes de leur alimentation? L’opinion est généralement favorable chez nous à cette intervention. Il n’en était pas de même, il y a bien peu de temps encore, chez nos voisins de l’autre côté du détroit : je puis citer à ce propos deux faits assez remarquables.

Vers la fin de l’année 1850, chargé par le ministère de l’agriculture d’une mission spéciale en Angleterre, j’allai y étudier plusieurs questions relatives aux subsistances. Avant d’examiner les faits pratiques en ce qui touche une des plus importantes de ces questions, la boulangerie, et dans l’espoir de me rendre l’examen plus facile, je crus devoir prendre connaissance d’abord des règles établies par l’administration publique et des obligations imposées aux fabricans de pain de la Grande-Bretagne, dans l’intérêt des consommateurs. Personne, m’avait-on dit, n’était mieux à portée de me procurer à cet égard des renseignemens exacts que lord Granville. C’est à lui que je m’adressai donc, et toute sa bibliothèque administrative fut mise avec la plus gracieuse obligeance à ma disposition. Lord Granville m’engagea d’ailleurs à consulter aussi le superintendant de la police, qui pourrait m’indiquer les mesures réellement prises pour l’exécution des règlemens, ainsi que les résultats obtenus. Après avoir constaté que les lois en Angleterre laissent libre la profession de boulanger, permettent l’introduction dans le pain de plusieurs céréales et graines légumineuses douées de propriétés nutritives généralement appréciées, tandis que l’emploi de divers sels et substances insalubres est prohibé, — après avoir reconnu aussi que le pesage avec des balances et poids exacts est obligatoire chez tous les commerçans, j’allai compléter mes informations chez le superintendant de la police. Ce magistrat voulut bien, en confirmant les notions que j’avais déjà recueillies, m’indiquer en outre quelques détails réglementaires; mais, lorsque je lui demandai s’il parvenait facilement à faire exécuter toutes les mesures prescrites, il me répondit à peu près ce qu’on va lire : — Je puis vous assurer qu’en cette circonstance comme en beaucoup d’autres occasions ma tâche n’est pas très difficile, car la population est peu exigeante; elle préfère même généralement que l’administration ne se mêle pas du tout de ses affaires. — Il ajouta, et je reproduis fidèlement ses paroles : « Voyez-vous, monsieur, les Anglais veulent s’amuser et s’ennuyer, boire et manger, être bien portans ou malades, mourir et se faire enterrer comme cela leur fait plaisir, sans que le gouvernement s’en mêle; aussi les laissons-nous faire, et nous simplifions ainsi notre besogne tout en leur étant agréables. »

Lu autre exemple montrera combien ces pittoresques assertions étaient fondées. Un jeune et habile chimiste, formé dans les laboratoires de Paris, s’était fixé depuis quelques années à Manchester, où il s’était fait d’abord connaître par des débuts heureux dans un cours public, et plus tard par des travaux de chimie appliquée au blanchiment, à la teinture et à la métallurgie. Ses procédés jouent un rôle important aujourd’hui chez plusieurs grands manufacturiers de France et d’Angleterre; on en peut voir les résultats en ce moment même parmi les innovations remarquables qui fixent les regards à l’exposition universelle. Je lui fis connaître le but principal de la mission que j’allais accomplir dans les trois royaumes, et lui demandai s’il pourrait me donner quelques renseignemens positifs sur les subsistances et la panification. Il s’empressa de me communiquer ses nombreuses analyses de farines et de pains inscrites dans un registre spécial : un examen attentif des intéressans résultats qu’il avait obtenus me démontra bientôt qu’une grande partie des farines importées par Liverpool en 1847 et 1848 étaient plus ou moins altérées par des mélanges de maïs, de riz ou de féverolles, que le pain à Manchester participait de ces altérations et contenait en outre presque toujours de l’alun, sel à saveur styptique, parfois aussi de l’eau en proportions exagérées. Il me sembla que le jeune professeur avait rendu à la population de Manchester un important service en étudiant l’un de ses plus chers intérêts. Cependant son travail fut interrompu dans le cours de l’année même, avant qu’aucune amélioration eût été constatée par de nouvelles analyses. Surpris de ce fait, j’en voulus avoir l’explication, et l’auteur de ces expériences s’empressa de me la donner lui-même. — Ma première pensée en arrivant à Manchester, me dit-il, avait été de payer ma bienvenue et de mériter la bienveillance que l’on m’avait déjà témoignée. Dans cette pensée, non-seulement j’examinai diverses substances alimentaires par les moyens délicats de la chimie analytique, mais encore je m’empressai de publier dans des leçons orales les résultats de mes patientes investigations. Un jour je vis arriver dans mon laboratoire une députation de manufacturiers et de commerçans de Manchester et de Liverpool; je m’apprêtais à recevoir avec modestie les complimens de ces représentans naturels des deux villes, les premières du monde, l’une par ses manufactures, l’autre par son commerce, lorsque l’un d’eux, allant droit au fait, me dit sans autre préambule : Monsieur, si vous continuez à publier vos minutieuses recherches sur les farines, le pain et nos divers alimens, ne comptez plus sur notre concours pour subvenir aux frais d’un pareil enseignement, qui inquiète la population et trouble notre commerce. — Tel fut le brusque dénouement d’une tentative qui méritait un meilleur accueil. On comprendra sans peine que le jeune chimiste ait aussitôt pris une autre direction, dans laquelle les résultats utiles ne se sont pas fait longtemps attendre.

J’ai retrouvé les mêmes dispositions chez la nation britannique à Glasgow, à Belfast, à Edimbourg, à Birmingham : partout en un mot, dans les trois royaumes, règne une antipathie profonde contre tout ce qui peut entraver les allures ou la liberté du commerce. Il s’ensuit naturellement que partout aussi la qualité des farines, du pain et de plusieurs autres alimens se trouve évidemment inférieure à ce qu’elle est chez nous, et que parfois même l’insouciance de la population est poussée au point de laisser compromettre la salubrité générale. Je me hâte d’ajouter que la disposition des esprits sur ce point commence à changer, que, même en ce qui touche à la salubrité des habitations, des mesures excellentes ont été prises récemment et nous offrent de très bons modèles à suivre : tant il est vrai qu’aujourd’hui une active émulation en toutes choses entre les deux peuples qui marchent à la tête de la civilisation devient la principale source des progrès dans l’application des sciences au perfectionnement des conditions de la vie humaine !

Cette réaction vers les améliorations hygiéniques en Angleterre a trouvé son point de départ en France. En 1851, peu de temps après la publication du compte-rendu de la mission que je venais de remplir, le ministre de l’agriculture et du commerce désira que des leçons sur l’hygiène et les substances alimentaires fussent ajoutées aux cours du Conservatoire des arts et métiers. Ces leçons, auxquelles je rattachai des notions pratiques sur les falsifications et les moyens de les découvrir, devinrent l’origine de plusieurs recherches et de publications importantes. Dès lors aussi, la population des villes de la Grande-Bretagne s’émut à l’idée des inconvéniens et des dangers ni unie que peuvent offrir une nutrition incomplète et une alimentation insalubre; mais dans ce pays, où l’initiative gouvernementale se manifeste rarement, des hommes courageux, bravant l’opposition intéressée, durent se faire les interprètes du sentiment public. Une commission sanitaire, composée de médecins et de chimistes, s’institua spontanément et publia dans un journal de médecine et de chirurgie, the Lancet, les curieux résultats de ses investigations expérimentales. Dès ce moment, l’on entra, chez nos voisins, dans la carrière que l’on poursuit depuis plus longtemps chez nous. On vit les capitalistes, les agriculteurs et les manufacturiers diriger leurs projets et leurs travaux vers de grandes entreprises et diverses exploitations rurales ou industrielles appelées à favoriser l’accroissement de la production, la conservation prolongée des subsistances et le perfectionnement des divers modes de préparation.

Nous voudrions aujourd’hui contribuer pour une faible part à propager les notions acquises sur ces divers points en indiquant l’état actuel de nos connaissances et les faits nouveaux qu’on a recueillis relativement à chacune des classes principales de nos alimens. D’abord nous traiterons des céréales, en particulier du froment, de sa structure, de sa composition et de ses produits, qui constituent la base de la nourriture des peuples civilisés; nous serons conduit à passer successivement en revue la culture du blé, les procédés de récolte et de conservation, la mouture suivant plusieurs systèmes, les procédés anciens et nouveaux de la boulangerie, enfin la fabrication des pains de luxe. Plus tard, nous aurions à présenter, en nous plaçant aux mêmes points de vue, une série d’études sur la viande de boucherie, les poissons comestibles, les plantes, les alimens aromatiques, les fécules indigènes et exotiques, les sucres, l’alcool, les boissons et les conserves alimentaires. Comment obtenir ces diverses substances nutritives au meilleur marché possible et dans les conditions les plus satisfaisantes pour la santé publique? Telle est la double question, à la fois économique et scientifique, que nous chercherons à résoudre.


I. — LES CEREALES ET LES PROCÉDÉS DE CULTURE.

Généralement on désigne sous le nom de céréales les graines ou fruits alimentaires de plusieurs plantes de la famille des graminées : le froment ou blé, le seigle, l’orge, l’avoine, le maïs et le riz. Quelques auteurs y ajoutent le sorgho et le mil ou millet[1], employés dans certaines contrées pour la nourriture des hommes, ainsi que plusieurs autres grains de familles différentes, le sarrazin notamment.

Les blés seuls doivent nous occuper ici. Pour étudier dans tous ses aspects le problème de la fabrication du pain, il ne faut pas seulement passer en revue les divers procédés de mouture et de panification : l’attention doit se porter aussi sur les procédés de culture et sur la plante même avant les diverses transformations qu’elle subit pour prendre sa place, marquée au premier rang des substances alimentaires.

Bien que l’on connaisse sept espèces distinctes de froment, qui se subdivisent en de nombreuses variétés, on peut, au point de vue des applications économiques, réduire les classifications établies à une seule, comprenant trois groupes principaux : — les blés durs, demi-durs, tendres ou blancs.

Les blés durs, outre leurs caractères extérieurs et notamment leur forte consistance, qui les rend plus faciles à conserver, se distinguent encore par leur composition, plus riche en matières azotées et en substances grasses. Ils sont considérés à juste titre comme supérieurs aux autres en puissance nutritive. On extrait de ces blés moins de son que des blés demi-durs, ils donnent donc plus de farine; mais, en raison même de la forte consistance dont nous venons de parler, leur farine est moins fine ou plus grenue : elle est d’ailleurs moins blanche[2].

Les blés demi-durs, plus généralement employés pour préparer les belles farines en France, ont moins de consistance et sont plus difficiles à conserver que les blés durs.

Les blés tendres ou blancs sont plus friables encore; on en peut extraire une belle farine, mais difficilement des gruaux assez consistans pour être épurés avant la mouture. On isole sans peine des farines de blés tendres et demi-durs le gluten et l’amidon.

Le blé vient aisément dans des régions où la température habituelle diffère beaucoup (depuis 13 degrés, par exemple, jusqu’à 24 degrés), pendant la durée de la végétation active, et cependant les progrès, de la croissance jusqu’à la maturité, sont d’autant plus rapides que l’insolation est plus forte et la température plus élevée jusqu’à un certain terme. C’est ainsi qu’aux environs de Paris la durée de la végétation jusqu’à la maturité du grain est de cent soixante jours, la température moyenne étant de 13°,4 pendant ce laps de temps. Les mêmes phases de la végétation s’accomplissent en cent trente-sept jours près de Cincinnati, dans l’état de l’Ohio. La culture du blé est profitable surtout aux températures de 18 à 19 degrés, et sa limite dans les cordillères des Andes est, suivant M. Boussingault, entre 12 et 23°,5, la température moyenne étant égale à 15°,7. Enfin, pour arriver à maturité, le froment ne végète que pendant cent jours dans le Venezuela, près de Carmero, et seulement durant quatre-vingt-douze jours près de Truxillo, les températures étant de 22°, 3 dans la première localité, et de 24 degrés dans la seconde. Toutes choses égales d’ailleurs, l’expérience prouve, ainsi que nous l’avons reconnu par l’analyse, M. Boussingault et moi, que le fruit du froment contient d’autant plus de substances azotées, de matières grasses et de substances salines, qu’il est venu sous l’influence d’une température plus haute : le blé du Venezuela nous a donné, pour cent parties, 22,75 des premières, 2,61 des secondes et 3,02 des troisièmes, tandis que le blé dur d’Afrique contenait seulement 10,5, — 2,12 — et 2,71 des mêmes substances.

Lorsqu’on compare les blés durs d’Afrique, du midi de la France ou d’Auvergne avec les blés tendres ou demi-durs plus habituellement cultivés dans le nord, les différences dans le même sens apparaissent bien plus grandes encore, surtout pour les substances azotées, qui se réduisent à 16 et même à 12 centièmes. Dans ce cas, on peut donc dire que les blés durs cultivés dans le midi sont les plus riches en substances azotées, qu’au contraire les blés tendres récoltés dans le nord sont les plus pauvres. Il se rencontre cependant parfois une cause de perturbation dans cette sorte de règle générale : nous voulons parler de l’influence des fumures abondantes en matières azotées ou ammoniacales. Ces riches engrais, en augmentant les récoltes, occasionnent aussi des sécrétions azotées en plus fortes proportions; ils peuvent les augmenter de 50 pour 100 dans la même espèce de froment.

Le froment ne vient bien que dans des terres argilo-sableuses assez consistantes, et contenant quelques centièmes de carbonate de chaux. Sans doute on peut obtenir du blé sur des sols sableux un peu calcaires; mais à moins de pluies fréquentes, ces maigres récoltes ont à peine une valeur qui dépasse les frais de culture. Là où l’on ne peut cultiver le froment avec profit, on récolte souvent en seigle des produits rémunérateurs; aussi dit-on terres à blé pour caractériser les sols fertiles. Les conditions de culture deviennent bien plus favorables encore, lorsque la couche de terre fertile est assez profonde pour se prêter à la culture des plantes sarclées et des prairies artificielles. C’est alors surtout que l’on peut et qu’on doit supprimer les jachères, car les façons données aux plantes sarclées, comme la végétation dense des prairies artificielles, débarrassent le sol des plantes étrangères dites mauvaises herbes. Les récoltes laissent par leurs débris un très utile auxiliaire en engrais végétal : d’ailleurs l’arrachage et les labours profonds accroissent la puissance du sol. On parvient ainsi à compenser, et bien au-delà, la faible fumure que peut procurer la jachère en absorbant par un sol en repos et une végétation spontanée les gaz et l’azote de l’atmosphère transformés en matières organiques que les labours enfouissent ultérieurement dans le terrain. Dans de telles conditions, il n’est pas rare d’obtenir, comme chez MM. Gouvion et Baillet de Denain (Nord), Crespel-Delisse, Decrombecque, d’Arras et Lens (Pas-de-Calais), 40 hectolitres de blé, pesant 3,080 kilos, sur 1 hectare. C’est encore ainsi qu’on a obtenu chez MM. Dailly, à la ferme de Trappes (Seine-et-Oise), Hette, ferme de Bresle (Oise), de 22 à 25 hectolitres, en Angleterre, dans les meilleures cultures, 30 hectolitres, et en moyenne 21 hectolitres. Cependant, il faut en convenir, le plus grand nombre de nos départemens récoltent beaucoup moins que ces localités sans descendre aussi bas toutefois que les moyennes des cultures du Lot, de la Lozère, du Cantal et de la Dordogne, qui donnent seulement par hectare 5 hectolitres environ de blé, pesant ensemble 416 kilos.

Le système des cultures sarclées, poussé trop loin, devrait sans doute cesser d’accroître les quantités de froment récoltées en France, et ce moment parait être arrivé dans les départemens du Nord et du Pas-de-Calais, où depuis longtemps déjà la culture de la betterave revient une année sur deux dans un grand nombre d’exploitations rurales. Celles-ci toutefois peuvent à peine suffire en ce moment à la consommation de ces racines dans les sucreries et les distilleries. Plusieurs économistes ont exprimé de vives appréhensions à cet égard, et cependant, vérification faite, il s’est trouvé que dans ces départemens la production de la viande et du blé s’était considérablement accrue depuis l’introduction et les progrès remarquables des sucreries indigènes. On développerait beaucoup plus encore la production du blé à l’aide d’un assolement mieux entendu, qui ne ramènerait la betterave qu’à des intervalles de trois ou quatre années dans les mêmes champs. Déjà l’on est entré dans cette bonne voie : il en doit nécessairement résulter que la culture de la plante saccharifère s’étendra davantage vers les autres départemens. Comme dans le Nord et le Pas-de-Calais, elle augmentera dans ces localités le nombre des bestiaux nourris et engraissés dans les grandes exploitations agricoles et manufacturières, et par suite, en répandant des masses d’engrais, en nécessitant des labours profonds, elle accroîtra la puissance et la fertilité du sol.

Parmi les moyens de rendre certaines contrées plus fertiles et d’accroître ainsi la production du blé, on doit citer en première ligne l’écoulement des eaux, que retiennent en surabondance les terres fortes ou argileuses. Sur ce point encore, les agriculteurs anglais ont ouvert la voie la plus sûre et la plus économique. Au retour d’un voyage que je fis en 1850 dans les trois royaumes unis de la Grande-Bretagne, je signalai le drainage tubulaire comme la plus grande amélioration agricole du XIXe siècle. Aujourd’hui il est devenu superflu d’insister sur les conséquences utiles de l’écoulement des eaux stagnantes du sous-sol, qui, substituant à ces eaux souterraines nuisibles l’air atmosphérique indispensable à la respiration des racines des plantes, permet ainsi l’accomplissement des phénomènes d’une végétation active à une profondeur plus grande, et fait disparaître une cause de refroidissement capable de retarder la végétation. Outre les services qu’il rend à l’agriculture, le drainage a aussi d’autres résultats hygiéniques, car il combat l’humidité permanente, cause des fièvres endémiques, et procure à certaines localités un assainissement de l’air qui ne peut manquer d’y prolonger la durée moyenne de la vie.

Quels que soient les procédés mis en usage pour bien préparer la terre, on doit épurer avec soin la semence qui doit lui être confiée, et nous pouvons atteindre ce but par des moyens nouveaux très efficaces. A l’aide d’ingénieux ustensiles, notamment du trieur Vachon, il est facile en effet de séparer économiquement des beaux blés choisis comme semence les graines diverses plus petites ou de formes arrondies. Cette utile précaution ne suffit pas toujours, car le blé sain en apparence peut retenir adhérentes à sa superficie, et notamment dans le sillon qui partage en deux lobes chacun de ses grains, les séminules ou spores de plusieurs champignons parasites. Afin d’enlever à ces semences microscopiques leur faculté germinative, on s’est depuis longtemps servi de chaux caustique en poudre qu’on mêle avec le grain, humecté d’avance. De cette pratique est dérivé le nom de chaulage, que l’on applique très improprement à d’autres préparations qui atteignent plus sûrement le même but, mais avec des agens tout autres que la chaux[3].

Les quantités de semence de blé varient, mais on admet qu’il convient d’employer en moyenne 2 hectolitres par hectare ; d’ailleurs il faut tenir compte de la valeur de la terre : si elle est faible, on peut sans inconvénient réduire la quantité de semence ; dans le cas contraire, on peut avoir un grand intérêt à employer assez de semence pour obtenir le maximum de récolte sur une superficie donnée. Si même le blé était très cher et la main-d’œuvre à bas prix, il pourrait être avantageux de semer grain à grain en espaçant au point d’obtenir le produit dans un rapport très élevé entre la semence et la récolte.

L’époque des semailles varie nécessairement aussi suivant les climats, les expositions et d’autres circonstances locales. On doit en somme, quant aux blés d’hiver, semer assez tôt pour que la végétation ait pris en temps utile un développement qui lui permette de résister à la rigueur des froids de l’hiver.

Dans la plupart des contrées où le sol bien entretenu est très fertile, on adopte le semis en lignes à l’aide des divers semoirs mécaniques ; cette disposition facilite beaucoup les façons et nettoyages, elle est le signe d’une culture avancée ; on n’en trouve guère d’autres dans la Grande-Bretagne ni dans le nord de la France. En beaucoup d’autres localités, où le sol est moins bien travaillé, où la terre n’est pas bien pulvérisée, le semis à la volée est préférable, car l’autre procédé ne pourrait être que très imparfaitement appliqué.

Sans aucun doute, on parviendrait à éviter dans une proportion notable l’insuffisance des récoltes dans nos campagnes en adoptant une méthode généralement pratiquée dans le royaume-uni, et qui se propage trop lentement en France. Chez nos voisins, dès que la moisson est praticable, quels que soient le temps, les apparences de pluie ou de sécheresse, on est fidèle au principe : the best is to make things sure. Au moment où le périsperme du grain dans l’épi est encore mou, sans attendre une maturité plus avancée, on coupe le blé. A mesure qu’il tombe sous la faulx, la faucille ou la machine, des hommes, des femmes, des enfans, s’empressent de le remettre debout. Les bottes ainsi réunies sont disposées de façon à former une sorte de toiture aiguë sur laquelle deux autres rangées de bottes réunies près du bas de la tige, à l’aide de liens passant de l’une à l’autre, forment une couverture. En quelques autres localités, on réalise des conditions analogues en plaçant debout sur le sol plusieurs gerbes, les épis serrés en haut et les tiges assez écartées en bas pour former une sorte de cône stable maintenu par un lien. On prépare en même temps, avec plusieurs gerbes, une très forte botte qu’on lie serrée près du bas des tiges. Cette botte, retournée de telle façon que les épis pendent, est entr’ouverte et posée sur le cône debout. Dans les deux cas, on évite les causes graves d’altération que présentent les javelles couchées sur le sol, laissant les épis gorgés d’eau germer, devenir la proie des insectes et des moisissures, au détriment de la santé publique et de la fortune des agriculteurs. On peut donc attendre que la pluie ait cessé pour rentrer ou mettre en meules la récolte. Ces dispositions favorables ne sont pas exclusivement réservées aux céréales; on les emploie avec le même succès pour plusieurs légumineuses comme les fèves, pour des plantes textiles comme le lin. Cette méthode procure d’autres avantages non moins importans : les céréales coupées avant la maturité entière du grain ne le laissent pas tomber à la moindre secousse sur le sol, et la maturité s’achève dans les meilleures conditions. Les épis, ne se pouvant dessécher trop tôt, absorbent par degrés, au profit du grain, les sucs accumulés dans la partie supérieure de la tige, et que ne pouvait plus accroître la portion inférieure plus âgée, sans énergie pour puiser aucuns sucs nutritifs dans le sol. En définitive, on obtient ainsi des grains meilleurs, plus pesans, plus faciles à conserver, et occasionnant bien moins de déchets à la mouture.

Ces faits sont bien connus et appréciés de nos agriculteurs instruits; malheureusement ceux-ci ne forment pas encore la majorité chez nous. Quant aux autres, voyez-les faire, écoutez ce qu’ils disent. — Le vent vient de l’est ou du nord; ce n’est pas un vent de pluie, le ciel n’est pas couvert. — S’il y a quelques légers nuages, s’il se forme autour de la lune une auréole plus ou moins grande, ils regardent et disent : Le cercle autour de la lune est bien petit, la pluie est bien loin. Guidés enfin par quelques autres pronostics, ils ajoutent : Nous n’aurons pas de pluie; le blé sera d’ailleurs bientôt abattu, et nous aurions bien du malheur, si nous ne parvenions à le rentrer assez tôt. — Si le temps les favorise, ils s’applaudissent du bon parti qu’ils ont adopté sans se douter qu’alors même, en égrenant leurs épis trop mûrs, ils éprouvent une perte réelle; mais le plus ordinairement la pluie ou seulement l’humidité altère leur grain, le déprécie : ils ont économisé 2 ou 3 francs par hectare et perdu 15, 25, 50 francs et plus sur la qualité et la quantité du grain. Ils se plaindront volontiers d’avoir eu du malheur, ils n’en feront pas moins leur raisonnement habituel l’année suivante jusqu’au jour où l’un de leurs voisins mieux avisé réussira deux ou trois fois à sauver sa récolte à l’aide des précautions simples et peu dispendieuses que nous venons d’indiquer. Alors ils se décideront peut-être à rendre le résultat certain, car dans nos campagnes les meilleurs conseils ont peu de chance d’être écoutés; les exemples seuls sont parfois suivis, et les propriétaires que leur position et leurs lumières appellent à prendre les devans en fait d’améliorations doivent accepter le rôle d’initiateurs comme un véritable devoir à remplir.

Nos remarques sur les mécomptes qui menacent les agriculteurs en matière de récoltes ont encore trouvé à s’appliquer cette année même, et c’est peut-être ici le lieu de dire un mot des ressources que nos cultures en céréales promettent à la consommation. Les espérances qu’avait fait concevoir, il y a quelques mois, le développement rapide des blés, favorisé par une température douce et pluvieuse, ne se sont malheureusement pas soutenues au moment du battage des grains. Alors seulement on put constater de fâcheux résultats que quelques observations locales avaient fait redouter. Ces tiges hautes, pressées les unes contre les autres, qui laissaient ondoyer au vent leurs nombreux et volumineux épis, donnèrent, en tombant sous la faulx, la grande quantité de gerbes sur laquelle on comptait; mais au battage les gerbes ne fournirent que la moitié, les deux tiers au plus, du grain que l’on peut en extraire habituellement. La coulure des fleurs ou l’avortement des fruits, les attaques des tiges, des organes de la floraison, par quelques insectes ou cryptogames, avaient privé les épis d’une portion notable des fruits qu’ils devaient contenir. Ces épis étaient donc en partie vides ou remplis de grains cariés et altérés de diverses manières. De là le déficit observé au moment du battage. Ainsi donc, après avoir recueilli une abondante moisson de gerbes, on n’a obtenu généralement qu’une moyenne récolte de grains, et comme les greniers étaient vides, il semble certain que la production sera inférieure à la consommation ordinaire. De là sans doute aussi les prix élevés qui se maintiennent et s’élèveraient encore, si notre récolte en céréales devait seule subvenir à nos besoins. Voyons maintenant .de quels côtés les secours peuvent nous venir<ref> Il est un moyen d’accroître nos ressources alimentaires dont les bons résultats, pour ne pas être sensibles cette année, se révéleront sans doute de plus en plus : c’est le choix des variétés de froment. On ne sera pas étonné d’apprendre que ce soit principalement en Angleterre, où les innovations utiles trouvent de si intelligens appréciateurs, que ces variétés très productives ont été obtenues. En allant chercher au-delà du détroit leurs semences, la plupart de nos bons agronomes ont réalisé les plus abondantes récoltes, de quinze à vingt-cinq fois la semence ou de 30 à 50 hectolitres à l’hectare. C’est en employant et naturalisant ces variétés connues sous les noms de blé Hickling, blé Kent, blé blanc d’Essex, etc., que MM. de Gouvion, Baillet, Decrombecque, Crespel-Delisse, Tiburce Crespel, Malingié de la Charmoise, Champigny, de la Fuge (Indie-et-Loire), Massé, de Tracy, Rabourdin, ont obtenu ces beaux résultats. Une variété analogue observée par M. Bazin, l’habile directeur des exploitations rurales du Mesnil-Saint-Firmin, est aujourd’hui fort estimée pour ses abondans produits : on la nomme blé du Mesnil. Grâce à ces bons exemples, les variétés de froment les plus productives se propagent en France. Nous devons reconnaître cependant que parfois, dans des circonstances assez exceptionnelles il est vrai, ces variétés exposent à des mécomptes; cette année même, là où la rigueur de la température hibernale n’était pas modérée par le voisinage de la mer, quelques blés d’origine anglaise ont été fortement atteints par les gelées, tandis qu’ailleurs leur supériorité s’est maintenue, et qu’en somme nous n’avons pas eu de ce côté d’amoindrissement de la récolte.<ref>. Sur notre propre territoire, une compensation nous sera offerte par la récolte des pommes de terre, dont la très belle végétation a produit des tubercules très farineux et d’excellente qualité. Sur ce point encore, les cultivateurs ont conçu de grandes espérances, auxquelles ont succédé de nouvelles alarmes; heureusement leurs premières impressions se sont trouvées en général bien fondées. Le fait qui a provoqué ces émotions en sens contraire est digne d’être noté dans l’histoire de la maladie spéciale de cette plante. Le ralentissement occasionné par le froid dans l’activité de la végétation parasite et la vigueur extraordinaire de la précieuse solanée sous l’influence d’une température très favorable avaient semblé, en beaucoup d’endroits, lui promettre une sorte d’immunité jusqu’au moment de la maturité de ses tubercules. Ce fut alors que tout à coup les fanes (tiges et feuilles), flétries et devenues en quelques instans jaunâtres, puis brunes, annoncèrent l’invasion du fléau. Déjà de toutes parts, dans les réunions agricoles comme dans les recueils spéciaux, la fâcheuse nouvelle s’était répandue, lorsqu’on s’avisa d’examiner les tubercules, et qu’ils parurent sains[4]. La récolte des pommes de terre saines sera donc généralement plus abondante qu’on ne l’avait espéré. À cette ressource s’ajoutera la production, abondante aussi, des graines légumineuses, fèves, pois, haricots, etc. ; on pourra employer encore les portions disponibles de nos belles récoltes de céréales en Algérie. En somme cependant, ces heureuses compensations seront insuffisantes, et nous devrons compter sur le commerce extérieur pour obtenir les 6 ou 7 millions d’hectolitres environ qui nous feront défaut. A cet égard, les cours élevés des céréales nous offrent la meilleure garantie de l’empressement que mettra le commerce maritime, libre de toute entrave, à compléter notre approvisionnement; il saura diriger ses utiles spéculations vers les États-Unis d’Amérique, où l’excédant des récoltes en blé équivaut cette année à quatre fois ce qui nous manque, où la production du maïs, plus abondante encore, parait s’élever à 200 millions d’hectolitres. L’Egypte peut nous fournir d’assez grandes quantités de grains, mal récoltés il est vrai, mais dont la qualité deviendra irréprochable, lorsque les énergiques appareils de nos meuneries les auront épurés. La Sicile fournira sans doute aussi un utile contingent au commerce, car on ne peut admettre que son gouvernement retienne longtemps encore, au grand détriment des propriétaires du pays, l’excédant de sa récolte. On a constaté d’ailleurs en Espagne et en Turquie des excédans de récoltes qui pourront également nous venir en aide et servir à combler les déficits en France et en Angleterre.

Nous avons suivi le blé depuis les semailles jusqu’à la récolte : c’est une autre série d’opérations qui commence maintenant, et qui appelle encore l’intervention de la science.


II. — LE FRUIT DES CÉRÉALES. — PROCÉDÉS DE MOUTURE.

Pour bien comprendre certaines causes de l’altération des grains, les conditions d’un chaulage efficace, les résultats principaux des différens systèmes de mouture, il est nécessaire de connaître la structure des grains et la composition spéciale de chacune de leurs parties. Nous prendrons comme exemple le fruit du froment, qui ne diffère du fruit des autres céréales que par les fortes proportions de gluten qu’il renferme.

On peut comparer un grain de blé à une feuille très épaisse de même hauteur, composée d’une partie externe ou corticale très souple, — celle qui doit former le son, — et d’une partie centrale, farineuse et friable. Le talent du meunier consiste à obtenir des sons très larges et minces, afin de les mieux retenir dans les blutoirs et d’obtenir des farines plus blanches.

Dans le système de mouture dit à gruaux blancs, qui peut s’effectuer sur les blés tendres ou plutôt demi-durs, on concasse le grain entre les meules un peu écartées, afin de mieux éliminer le son par plusieurs blutages et sassages successifs. Ce n’est qu’après avoir ainsi préparé des gruaux blancs, exempts de folle farine et de toute trace de son, que l’on soumet ces gruaux à la mouture fine : on en obtient ces belles farines à gluten souple et très extensible, avec lesquelles on prépare les pains dits de gruau, offrant une mie très blanche.

Dans le fruit du froment, on rencontre en proportions différentes six espèces principales de substances alimentaires qui, sauf le gluten, se retrouvent dans les autres céréales :

L’amidon, considéré surtout comme un aliment respiratoire et fournissant de la chaleur, matière organique, blanche, pulvérulente, farineuse, qui forme la plus grande partie du fruit;

Les matières azotées (glutine, fibrine, caséine, albumine), qui ont une telle analogie avec les parties molles de l’organisme animal, que souvent leur composition est presque identiquement la même. Aussi considère-t-on ces matières, assimilables à nos organes, comme éminemment alimentaires, et apprécie-t-on la qualité nutritive d’après les proportions qu’en renferment les divers alimens[5];

La dextrine, substance soluble, légèrement mucilagineuse, ayant la même composition et remplissant le même rôle que l’amidon, plus facile à digérer toutefois;

Des matières grasses analogues à diverses huiles végétales, susceptibles comme elles de remplir, dans les phénomènes de la nutrition, le rôle d’aliment respiratoire, ou, suivant les circonstances, d’accroître les sécrétions adipeuses, c’est-à-dire de concourir à l’engraissement;

La cellulose, en minces membranes, qui constitue le tissu de tous les végétaux, et peut être en partie digérée comme les alimens respiratoires, l’amidon ou la dextrine, dont elle offre exactement la composition élémentaire;

Des sels alcalins et terreux, notamment les phosphates de magnésie et de chaux, identiques, quant à leurs élémens constitutifs, avec les phosphates qui entrent dans la composition des os, et de nature par conséquent à s’assimiler en réparant les pertes ou concourant au développement des parties solides ou osseuses de l’organisme animal.

En comparant entre elles les proportions de ces différentes substances dans chacune des céréales, on peut remarquer que le froment, surtout parmi les espèces dures, offre le grain le plus riche en substances alibiles azotées; que l’avoine et le maïs sont les plus riches en substances grasses, dont ils contiennent environ l’une 1/20, l’autre 1/12 du poids; que le riz renferme les plus faibles proportions de substances azotées, grasses et salines; qu’il offre ainsi l’aliment le moins riche sous ce rapport et le moins complet. En examinant de la périphérie au centre un grain de blé, on trouve d’abord à la superficie une pellicule légèrement brune, adhérente par quelques points espacés, sorte d’épidémie ou de cuticule épidermique très mince, formée de cellulose tenace injectée de silice et de matières azotées, mais peu ou pas digestible en raison de sa forte cohésion: ensuite la masse du périsperme, dont les premières couches sont formées d’un tissu cellulaire résistant, qui renferme des matières grasses et azotées. Ces premières couches externes ou corticales constituent la portion du périsperme que l’on peut séparer en larges plaques sous la meule, et qui est désignée sous le nom de son; la plus grande partie, 40 pour 100 environ, de ce résidu de la mouture ne se digère pas. Le surplus, ou la masse centrale du périsperme, renferme l’amidon, le gluten, d’autres matières albuminoïdes, grasses et salines. C’est la partie farineuse du grain.

Dans la bonne préparation de la farine se trouve la base de la fabrication du pain, et cette base, on peut le dire, existe chez nous, car les jurés des nations réunis à Londres en 1851 ont d’une voix unanime décerné la palme de la mouture à l’un des exposans français, M. Darblay jeune, aujourd’hui membre du jury international séant à Paris.

Après avoir emprunté notre système de mouture à l’Angleterre, nous l’avons ensuite tellement perfectionné, que les ingénieurs anglais nous l’empruntent à leur tour, afin de perfectionner la mouture anglaise. L’introduction et les progrès de la meunerie française en Algérie rendent chaque jour de nouveaux services à cette belle colonie : ils attachent à notre cause une partie influente de la population en exonérant les femmes des pénibles travaux de l’écrasage manuel du blé indigène. On voit qu’en cette dernière occasion encore la mouture perfectionnée, ainsi que la fabrication du pain blanc, est comme partout l’un des caractères d’une civilisation progressive. Et cependant en ce moment même des hommes éminens parmi les physiologistes et les chimistes voudraient nous ramener à l’usage du pain contenant à peu près la totalité du son que la mouture perfectionnée peut extraire de la farine! Ils se fondent sur ce fait, vrai d’ailleurs, que dans le son, qui représente la partie corticale sous la première enveloppe du grain, se rencontrent des substances utiles, indispensables même à la nourriture de l’homme. Ce sont les phosphates de magnésie, de chaux et autres sels, les matières organiques azotées spéciales, les substances grasses, amylacées, gommeuses, et de plus un principe actif qui facilite la digestion des substances féculentes. La question, ainsi posée, me semble facile à résoudre. Sans doute, lorsque l’homme en est réduit à trouver dans le pain sa nourriture exclusive, les substances particulières au son ou plus abondantes pour la plupart dans les parties corticales que dans les portions centrales du grain concourent à varier et à rendre plus complète l’alimentation. Dans ce cas aussi, le principe capable de fluidifier et de rendre plus digestible l’amidon est fort utile, car il facilite la digestion des matières amylacées nécessairement surabondantes. Ainsi donc, si l’homme était contraint de se nourrir principalement et presque exclusivement de pain, cet aliment devrait contenir le produit total ou brut de la mouture, c’est-à-dire la farine et le son, ou en d’autres termes le fruit intégral du froment ; mais telle n’est pas ou ne devrait pas être la situation normale de l’habitant d’un pays civilisé, même parmi les classes laborieuses. Là au contraire, le régime alimentaire, pour être fortifiant, agréable, et souvent même pour être économique, doit comprendre, outre le pain et ses analogues (pommes de terre, riz, maïs), des produits animaux, de la viande de boucherie et ses congénères (poissons, œufs, fromages).

Dans le premier cas, un ouvrier fort travailleur consommerait deux kilogrammes de pain par jour, et perdrait, en raison de sa nutrition incomplète ou d’une digestion plus pénible, une partie de ses forces effectives ; dans le second cas, réduisant à un kilogramme sa consommation de pain, y associant un tiers de kilo de viande, il rendrait sa nourriture plus complète et plus salubre ; il pourrait accomplir un travail plus productif et réaliser presque toujours ainsi une économie véritable. Des faits nombreux ne laissent aucun doute à cet égard. Les entrepreneurs anglais de travaux rudes et urgens ont acquis expérimentalement la certitude de la supériorité du second régime alimentaire, et parfois ils l’imposent à leurs ouvriers, lorsqu’une tâche excédant leur force ne pourrait, sans cela, être accomplie à temps. À plus forte raison, parmi les classes aisées de la population, n’est-on pas astreint à se nourrir de pain exclusivement. Dans ce cas, le plus général ou qui doit le devenir avec les progrès de l’industrie, on admettra sans peine qu’il y ait avantage à préparer le pain avec la farine débarrassée par la mouture des parties corticales du blé. Le goût, on pourrait presque dire l’instinct naturel des populations les dirige en ce sens, et il n’y a pas lieu de le regretter, car le son éliminé de l’alimentation des hommes va enrichir la ration des animaux herbivores ou omnivores, qui s’en montrent fort avides et le digèrent mieux que nous. Ils le transforment, par une assimilation facile, en produits, lait et viande, bien mieux appropriés aux facultés digestives de notre organisme et d’une saveur infiniment plus agréable.

C’est par suite d’une étude sérieuse, théorique et pratique, de cette question que les administrations de la guerre et de la marine en France ont été conduites à diminuer graduellement les quantités de son dans le pain des troupes et des équipages de nos vaisseaux, puis à les supprimer entièrement, faisant du même coup disparaître un Levain énergique de la fermentation acide et une des principales causes du développement des moisissures insalubres sur le pain.


III. — LA FABRICATION DU PAIN.

Considérés dans leur ensemble depuis la matière première jusqu’au produit confectionné, les perfectionnemens déjà obtenus ou prochainement réalisables dans la fabrication du pain ont un immense intérêt, puisqu’ils tendent à éloigner plusieurs causes d’insalubrité réelle de l’aliment qui forme la base de la nourriture de chacun de nous, et peuvent améliorer la santé générale des populations. Pour résoudre complètement ce problème, il s’agit d’assurer la conservation des blés et des farines, puis d’améliorer la préparation et la cuisson de la pâte. Les études approfondies et les nombreuses expériences faites en France mettent à notre portée les élémens principaux de la solution.

Quant à la conservation des grains, les belles expériences de Duhamel, ainsi que les recherches et les applications poursuivies jusqu’à nos jours, démontrent qu’il suffit de mettre les grains à l’abri des insectes et de l’humidité, que les moyens d’y parvenir économiquement consistent à employer les silos tels qu’ils sont disposés en Italie, en Espagne, en Algérie, ou à faire usage, dans les pays où l’air est plus humide, des greniers mobiles[6], des magasins à déplacement et à ventilation des grains. Enfin on peut aussi recourir, suivant les localités, à de vastes récipiens clos, remplis de grains préalablement desséchés ou mis à l’abri des principales altérations. Quant aux farines, on parvient, dans les années humides, à en empêcher les altérations spontanées à l’aide de la dessiccation, telle que la pratiquent avec succès pour les exportations plusieurs de nos habiles minotiers.

Les changemens à introduire dans les manipulations de la pâte intéressent à la fois les ouvriers boulangers, dont la santé peut souffrir d’un travail trop pénible, et les consommateurs, dont le goût délicat serait offensé par certaines opérations qui peut-être ne sont pas exemptes d’ailleurs d’influences insalubres. J’hésite d’autant moins à mettre ces détails sous les yeux du public, qu’il dépend de lui-même de faire changer l’état des choses à cet égard et de débarrasser ainsi pour toujours les ouvriers boulangers des causes d’insalubrité qui les entourent. En effet, le jour où les consommateurs l’exigeront, le pétrissage de la pâte s’exécutera partout d’une manière parfaitement propre et salubre à l’aide des pétrins mécaniques, dont on voit à l’exposition dix modèles remarquables, et ainsi qu’il s’exécute déjà dans la vaste manutention des hospices, place Scipion, dans plus de deux cents boulangeries en France et dans vingt boulangeries particulières à Paris. Plusieurs fours, dont la plupart des inventeurs ont aussi envoyé des modèles à l’exposition, évitent aux ouvriers le service trop pénible des anciens fours.

Voici comment les choses se passent aujourd’hui dans les établissemens où les nouveaux ustensiles ne sont pas encore adoptés. La préparation et le renouvellement des levains, le délayage et le pétrissage de la pâte s’effectuent à force de bras ; le pétrissage surtout exige un travail qui excède l’emploi normal de la force de l’homme, à tel point que les geindres restent pendant toute la durée de l’opération à très peu près complètement nus, exposés à tous les inconvéniens, aux dangers même d’une brusque transition de température. À peine en effet ont-ils, durant quelques minutes, péniblement soulevé, puis rejeté avec force et une sorte de gémissement (d’où leur nom est dérivé) la masse de la pâte, que déjà la sueur les inonde et bientôt ruisselle jusque dans le pétrin, se mêlant à la pâte pendant tout le reste de la durée de l’opération. Ce mélange probablement est plus répugnant qu’insalubre pour les consommateurs ; on suppose du moins que la température du four détruit toute propriété délétère qu’aurait pu introduire dans la pâte la sueur du geindre, fût-il même atteint de quelque affection non apparente. J’avoue que sur ce point je ne serais pas entièrement rassuré, et je dois dire sur quels faits mes doutes se fondent. La température du four s’élève, il est vrai, jusqu’à 260 et même parfois 280 ou 290 degrés ; aussi la superficie des pains, exposée directement au rayonnement des parois, se trouve-t-elle chauffée à 200 ou 215 degrés, c’est-à-dire au point d’éprouver une sorte de caramélisation qui produit la couleur voulue, plus ou moins foncée, ainsi que la consistance de la croûte et la transformation partielle de l’amidon en dextrine soluble. Sans doute, dans l’étendue et la profondeur de la couche caramélisée, tout virus, germe, spore ou sporule, animal ou végétal, serait détruit ou perdrait ses propriétés septiques ou germinatives ; mais il n’en serait pas toujours ainsi dans l’intérieur des pains : j’ai constaté directement en effet que la mie se forme à une température qui n’excède pas 100 degrés durant la cuisson. Des expériences précises m’ont appris en outre que les spores microscopiques rougeâtres d’un champignon particulier, oïdium aurantiacum, — qui occasionna en 1848 une altération profonde, la transformation rapide en une masse fongueuse à odeur nauséabonde des pains de la garnison de Paris, — que ces spores ou propagules de la végétation parasite conservent leur propriété germinative à la température de 100 degrés, et ne la perdent que vers 140 degrés centésimaux.

Il y a donc évidemment des germes doués d’une énergie assez grande pour résister à la température où se forme la mie de pain et conserver dans ces circonstances leur faculté germinative avec leurs propriétés délétères. On ne saurait, affirmer qu’il n’en serait pas de même de quelques virus dangereux; il est d’ailleurs si facile de s’en garantir en faisant adopter les moyens mécaniques salubres, que l’on ne doit pas désespérer d’obtenir dans l’intérêt général l’assentiment et l’appui des consommateurs pour de telles améliorations. Les boulangers y seraient eux-mêmes intéressés, et un grand nombre déjà l’ont compris, car le pétrissage mécanique, qui n’exige qu’une surveillance facile, les mettrait à l’abri des exigences et même des coalitions dont ils ont eu parfois à souffrir de la part des hommes du métier.

On compléterait les améliorations désirables de la boulangerie par l’usage, qui commence à se répandre, des fours à sole tournante ou fixe, dont on voit plusieurs modèles à l’exposition. Ces nouveaux fours, chauffés à l’aide d’un foyer spécial, évitent l’emploi du combustible sur la sole même où les pains doivent être placés. On supprime ainsi dans l’intervalle de temps compris entre chaque fournée les nettoyages de l’âtre, presque toujours incomplets, très pénibles pour les ouvriers, laissant en général un peu de cendres et des débris charbonneux qui salissent le dessous des pains. Un avantage plus important des fours à foyer séparé, c’est que les ouvriers n’ont plus à retirer de l’âtre la masse de braise incandescente dont le rayonnement fatigue, affecte la vue et échauffe si fortement toute la partie antérieure des bras et du corps.

La fabrication du pain dans de grandes boulangeries est au nombre des perfectionnemens tour à tour proposés, contestés, et cependant mis en pratique à diverses époques en France et en Angleterre. J’ai vu à Londres un établissement de ce genre bien installé, tenu avec soin; mais il ne m’a pas semblé réunir de meilleures conditions de succès que les grandes boulangeries fondées antérieurement auprès de Paris. Cependant, en Angleterre, la position des boulangers est toute différente de ce qu’elle est en France, la fabrication y est tout autre aussi : la profession y est libre, le prix du pain n’est soumis à aucune taxe. Malgré la concurrence des établissemens éloignés du centre, les boulangers de la ville s’entendent assez bien pour maintenir le cours à un taux qui leur laisse plus de bénéfice que n’en peuvent réaliser les boulangeries taxées en France, et qui fait constamment payer à Londres le pain plus cher que chez nous relativement au prix de la farine. Les choses en sont au même point aujourd’hui qu’on 1850, car le pain vaut à Paris 50 c. et se vend à Londres 62 c. le kilogramme.

Sous d’autres rapports, la fabrication en Angleterre paraît moins dispendieuse : le combustible coûte moins, dans la proportion de 50 à 75 pour 100; le pétrissage de la pâte est en général moins prolongé; enfin, durant la cuisson du pain le plus usuel, toute la surface de la sole et la plus grande partie de la capacité du four sont occupées, car la pâte, agglomérée en boules doubles superposées et mises en contact les unes avec les autres, ne forme qu’une seule masse touchant les écrans autour des parois latérales et offrant l’aspect d’un pavage sur toute la sole du four. Chaque pain, en effet, a la forme d’un pavé cubique ou d’un parallélipipède rectangle dont les quatre joues latérales ne présentent que de la mie, tandis que le dessus et le dessous sont formés d’une croûte tellement épaisse et dure, qu’elle passe en grande partie parmi les résidus de la table. Cette forme compacte de la fournée donne un produit total plus pesant; il en résulte une économie dans les frais de cuisson, mais aussi un séjour plus long, du double au moins, dans le four, et par suite un commencement d’altération qui motive en partie, je crois, l’emploi de l’alun, sel antiseptique, mais dont la saveur est désagréable, ainsi que je l’ai fait remarquer déjà.

Une autre condition particulière aux boulangers de Londres et de la Grande-Bretagne est pour eux une source de profits, et il faut la compter aussi au nombre des causes qui s’opposent au succès des grands établissemens : en raison du repos strictement observé du dimanche, il est d’usage d’apporter Sans tout le rayon où peut s’étendre la clientèle d’une boulangerie, le samedi soir, une foule de préparations culinaires qui sont mises au four, et se trouvent cuites à point le dimanche matin. On évite ainsi toute infraction à la règle générale sans trop nuire au service des repas. Il est vrai que, les boulangeries chômant elles-mêmes le jour férié, les pains de toute nature, petits et gros, se trouvent plus ou moins rassis ou desséchés le lundi.

En France comme en Angleterre, l’établissement de grandes boulangeries rencontre des obstacles qu’il est encore impossible de surmonter. Un point reste établi néanmoins relativement à cette question soulevée, débattue en ce moment même dans plusieurs pays : la boulangerie en grand sera évidemment plus économique toutes les fois qu’une clientèle nombreuse, comme celle des hospices, collèges, écoles ou autres établissemens publics, pourra lui être assurée et lui permettre d’appliquer la force mécanique de la vapeur, et diverses améliorations dont les grandes usines peuvent seules supporter les frais d’installation et d’entretien. Le succès d’une grande fabrication en ce genre sera au contraire douteux, lorsque ses produits devront faire concurrence aux boulangeries des différens quartiers d’une ville.

Nous venons de voir quelle serait la meilleure organisation de la boulangerie; examinons maintenant quels intérêts elle doit satisfaire. Il y a d’une part les classes aisées, pour lesquelles se fabriquent les pains de luxe, il y a de l’autre la majorité de la population, pour laquelle la fabrication doit se faire avant tout économique. On comprendra que nous donnions ici la première place à l’intérêt économique.

A diverses époques, on voit surgir des inventeurs qui prétendent avoir découvert les moyens de fabriquer le pain à meilleur marché; ces moyens, qui se produisent périodiquement, et dont récemment encore on a eu à s’occuper, excitent toujours de l’intérêt en raison même de l’importance du résultat annoncé. Soigneusement examinés par des commissions spéciales, on a reconnu qu’ils consistent généralement dans l’emploi de la pomme de terre, du son éliminé par la mouture, ou du riz entier ou mis en poudre. A plusieurs reprises, ces procédés ont été l’objet d’expériences exactes. Les résultats obtenus sont aisés à résumer.

L’introduction de la pomme de terre en proportions notables, de 15 à 30 pour 100 par exemple, exige une cuisson et un épluchage préalables, un délayage pénible, entraînant une main-d’œuvre dispendieuse. En somme, le pain obtenu de cette manière est moins blanc, plus compacte, un peu moins nutritif, et son prix de revient est aussi élevé que celui du pain de farine pure, même au cours actuel. En toutes circonstances, on peut l’affirmer, la consommation directe des pommes de terre soumises aux moyens usuels de coction, et qui offrent un pain tout fait, sera toujours beaucoup moins coûteux que la panification de ces tubercules.

Les inventeurs qui emploient le son soumettent ce produit à des lavages énergiques soit à l’eau froide, soit à l’eau chaude : le liquide amylacé ou mucilagineux, extrait à l’aide de pressurages réitérés, sert au lieu d’eau pour délayer les levains et former la pâte avec la farine. On obtient naturellement ainsi une quantité de pain plus grande de toutes les quantités dissoutes ou entraînées par les eaux de lavage du son, généralement même le poids dont le pain est augmenté excède un peu ces quantités; mais il le doit aux plus fortes proportions d’eau que la mie recèle, et ce n’est qu’un surcroît fictif. Le résultat final est encore un pain moins blanc, d’un goût moins agréable, qui peut même contenir quelques matières étrangères plus ou moins insalubres, adhérentes au son, et que le blutage avait éliminées. Quant au prix coûtant du produit, il ne pourrait offrir d’économie, comparativement au pain ordinaire, qu’à la condition d’attribuer quelque valeur au son lavé, ce qui serait généralement impossible, à moins que l’opération n’eût lieu, comme cela se fait parfois, dans une exploitation rurale, où le résidu tout humide peut être immédiatement distribué aux animaux

Le troisième moyen donne en apparence de meilleurs résultats : en soumettant à la cuisson dans 13 fois leur poids d’eau 5 kilos de riz entier ou en poudre et se servant de l’empois fluide préparé de cette manière pour former une pâte avec 95 kilos de farine, on obtient de 140 à 142 kilos d’un pain de belle apparence, tandis que 100 kilos de la même farine de froment n’auraient produit que 133 ou 135 kilos de pain semblable. Cependant il était facile de prévoir, et on a pu le vérifier, que toute l’économie résidait ici dans une plus forte proportion d’eau égale à l’augmentation de poids. Le pain obtenu est sans aucun doute moins nourrissant et a moins de valeur réelle, précisément dans la proportion de l’excès de poids obtenu. On en doit donc conclure que l’économie n’est qu’apparente, et l’un des premiers inventeurs de cette méthode, pratiquée il y a quelques années dans une boulangerie de l’avenue de Neuilly, n’avait pas véritablement le droit d’appeler pain hydrofuge le produit plus aqueux ainsi obtenu.

Il semblerait, d’après ce que nous venons de dire, qu’en aucun cas la boulangerie ne saurait intervenir utilement pour diminuer le prix du pain. Cette conclusion serait trop rigoureuse, et pourrait en certaines circonstances s’éloigner de la vérité. Nous allons montrer comment et dans quelle mesure la panification, légèrement modifiée, pourrait concourir à assurer une alimentation économique avec les perfectionnemens de la culture et des assolemens, avec les procédés de conservation des grains, avec des changemens dans les habitudes des populations conformes à l’intérêt de leur santé.

Dans les années où l’insuffisance des récoltes, sans menacer d’une disette, détermine cependant l’élévation des prix, il est rare que cet effet soit occasionné par un déficit réel, égal ou supérieur à la consommation du pays durant quinze jours. Chacun des perfectionnemens indiqués dans le cours de cette étude, pris isolément, pourvu qu’il fût généralisé dans une partie de la France, suffirait à combler le déficit. Quant à l’introduction dans le pain de diverses substances farineuses alimentaires à meilleur marché que les farines, voici comment de son côté elle pourrait aider à résoudre le problème.

Puisque le déficit, seule cause de l’élévation du cours des farines, ne dépasse pas un vingt-quatrième, ou la consommation de quinze jours sur trois cent soixante-cinq, à peine plus de 4 pour 100, il est évident que si l’on tolérait en de pareilles circonstances l’addition dans les farines de 5 ou 6 centièmes de leur poids de substances sensiblement aussi nutritives et panifiables dans cette faible proportion, le problème serait résolu. Bientôt toute la population profiterait de l’abaissement des prix qui résulterait spontanément des quantités de farines rendues disponibles.

Quelles seraient donc les denrées susceptibles d’être introduites à ces faibles doses sans nuire à la qualité ni à la salubrité du pain? Ce seraient : — le riz, dont on a fait usage à plusieurs reprises pour cette application sans le moindre inconvénient; — la farine de maïs, dont les États-Unis regorgent en ce moment, et qui a rendu de si grands services à la population irlandaise à l’époque où les pommes de terre, frappées d’une maladie spéciale qui paraît être sur son déclin, occasionna une disette qui décima cette malheureuse population; — les fèves, qui accroîtraient notablement la faculté nutritive du pain, tout en abaissant les prix; enfin les farines d’orge et de seigle, qui en faibles doses ne présenteraient aucun inconvénient réel.

On pourrait sans doute consommer directement, comme les Indiens, le riz cuit à l’eau, comme les Italiens la farine de maïs sous la forme de bouillie épaisse appelée polenta; on pourrait se contenter de mettre les fèves en purée : toutes ces préparations remplaceraient en partie le pain avec avantage; dès lors, dira-t-on, pourquoi ne pas s’y tenir? C’est que nulle part en France la population ne consentirait à une pareille substitution. Un certain volume de pain, souvent même exagéré, paraît chez nous une nécessité absolue à laquelle tout doit céder, et sans une certaine ration sous la forme de pain, on ne se croirait pas nourri. Ne voit-on pas les paysans des Landes mettre le maïs même au four et donner à la masse de pâte compacte cuite dans des terrines le nom de pain? Ils consomment ce produit plus ou moins solide jusqu’à ce qu’il soit tout couvert de moisissure et devienne réellement insalubre. Ne sait-on pas que dans un grand nombre d’habitations du Dauphiné la préparation du pain n’a lieu que deux ou trois fois chaque année, que durant ces longs intervalles de temps les pains circulaires de grand diamètre sont accrochés à la muraille, et que, graduellement desséchés, ils subviennent à la principale alimentation des familles, — que très souvent, par les temps humides, des champignons s’y développent et doivent nécessairement nuire à la bonne qualité de cet aliment? Peu importe, le pain, fût-il insalubre, est, dit-on, indispensable, et on est si peu disposé à. en diminuer la dose, même dans ces conditions défavorables, que les mères croient faire une œuvre utile en forçant leurs enfans à manger beaucoup de pain, ne se doutant pas que, faute de leur fournir aussi en proportion suffisante d’autres alimens plus réparateurs, elles vont, contrairement à leur but, accroître parfois la mortalité dans leur famille.

On trouve encore un signe certain de la prédilection exagérée de la population française pour la portion de ses alimens mise sous forme de pain, quand on voit s’élever le cours des farines pendant que d’autres denrées alimentaires, les fèves, par exemple, deux fois plus riches en principes plastiques assimilables, restent à des prix plus Las, souvent de moitié.

De tous ces faits, l’on doit conclure que l’introduction momentanée dans le pain de substances nutritives qui en augmentent le poids et le volume sans nuire à la qualité est au nombre des moyens de combler le déficit de l’aliment que les populations ont le plus à cœur de pouvoir consommer.

Si l’on envisage maintenant la fabrication du pain non plus au point de vue du bon marché, mais au point de vue du luxe, la science trouve encore à tirer de l’examen des divers procédés de panification quelques enseignemens utiles.

A Londres comme à Paris, on prépare des petits pains de fantaisie dont le volume, la forme et parfois la composition offrent quelques particularités intéressantes, en permettant au boulanger d’élever les prix proportionnellement au poids, de façon à réaliser un peu plus de bénéfice, ce qui réduit d’autant le prix de revient des pains ordinaires. On voit même à Londres des boulangers dont la fabrication consiste principalement en pains de toutes formes et dimensions, préparés avec des farines un peu plus belles quelquefois, mais vendus toujours plus cher proportionnellement : de là le nom de full price qu’on leur donne. On ne comprendrait pas trop cette spéculation, à laquelle le gros des consommateurs ferait défaut, si l’on ne savait qu’en ce pays la noblesse, et par imitation beaucoup de personnes de la bourgeoisie, tiennent à honneur de payer plus cher que le commun des hommes. C’est pour ce public d’élite que sont réservées les premières séances, les premières et parfois les secondes journées de la plupart des exhibitions payantes, c’est-à-dire à peu près de toutes les exhibitions en Angleterre.

Les petits pains de luxe à Londres se réduisent à trois sortes principales : les petits pains qu’on appelle rolls, parce qu’ils ont généralement la forme de rouleaux simples, doubles ou tressés en nattes plus ou moins grosses. Toute cette première variété ne diffère point par la composition du pain ordinaire; la pâte seulement, plus travaillée, a reçu plus de levure, et devient ainsi plus légère. Des pains de luxe d’une seconde variété, désignés sous le nom de muffins, se présentent sous la forme de disques blanchâtres, légers, ayant plutôt une pellicule souple qu’une croûte ordinaire[7]. La troisième variété de petits pains anglais ne paraît avoir de luxe que le nom et le prix, car elle se compose d’une pâte faite avec la farine contenant le son de la mouture, quelquefois mélangée de farine de seigle; cette sorte de pain de son, douée d’une propriété légèrement laxative, est considérée comme rafraîchissante; on en fait généralement usage une ou deux fois la semaine à Londres.

Les variétés de petits pains de fantaisie sont plus nombreuses chez nous et se multiplient souvent au point de se confondre avec les produits de la pâtisserie. On compte au moins à Paris dix variétés de pains de luxe : ce sont d’abord les pains cubiques ou cylindriques, cuits en timbales afin que leur croûte soit plus mince et moins colorée, obtenus en imitant les procédés anglais, mais avec des perfectionnemens notables qui rendent ce produit plus léger et plus agréable au goût; il y a ensuite les pains à café[8], les pains viennois[9], etc. Une dernière forme de la fabrication du pain, celle qui se propose un but spécialement hygiénique, mérite surtout notre attention : nous voulons parler des pains de gluten. Lorsqu’on soumet au lavage avec précaution, et sous un mince filet d’eau, la pâte de farine de froment, l’eau entraîne les granules d’amidon et les substances solubles, tandis que le gluten, matière azotée contenant plusieurs principes immédiats, devenu adhésif, se réunit et s’agglomère en une masse très souple, extensible, élastique, offrant à un degré plus marqué les propriétés qui caractérisent la farine de blé et la distinguent des farines d’autres céréales dépourvues de gluten.

Cette simple opération analytique de laboratoire, réalisée plus économiquement sur une grande échelle, à l’aide d’un ingénieux ustensile, a permis d’extraire à la fois l’amidon, qui se dépose au sein des eaux de lavage, et le gluten, qui reste dans le vase à parois perméables. Tel est en substance le nouveau procédé salubre de l’amidonnerie, qui remplace l’ancienne et insalubre méthode, laquelle consistait à désagréger et dissoudre le gluten par voie de fermentation acide et putride, afin de mettre l’amidon en liberté. Autrefois on sacrifiait le gluten pour isoler et recueillir l’amidon; maintenant on extrait l’amidon en plus grande quantité, tout en recueillant le gluten, et celui-ci, doué de propriétés éminemment nutritives, s’introduit sous plusieurs formes dans le régime alimentaire des hommes. On le voit tantôt en granules, sous le nom de gluten granulé, constituer des potages comparables aux meilleures pâtes d’Auvergne, de Lyon ou d’Italie, — tantôt, à l’état frais, s’ajouter aux farines dans la confection de pains qu’il rend plus nourrissans. Sous le nom de pain de gluten, on prépare, en ajoutant à 100 parties de farine 100 de ce gluten que l’on vient d’extraire, un pain très léger, très facile à conserver et à consommer, quand on le réduit en tranches sèches et friables.

D’après les indications de M. Bouchardat, on confectionne un pain encore plus salutaire en soumettant le gluten humide à une chaleur de 60 à 100 degrés. Ce pain est en usage depuis plusieurs années pour combattre une affection dite le diabète sucré, qui s’aggraverait sous l’influence d’une alimentation dont le pain ordinaire ou d’autres substances farineuses feraient partie. Le pain de gluten au contraire, exempt autant que possible d’amidon, entre avec un grand avantage dans le régime alimentaire des diabétiques, améliore leur état, et laisse aux praticiens habiles le temps d’enrayer ou de guérir cette maladie, si redoutable dans d’autres conditions. C’est ainsi qu’une simple invention, d’une application facile, est venue rendre à l’alimentation une substance éminemment nutritive, naguère perdue, tout en prêtant un puissant secours à la médecine humaine.

On vient de voir ce que peut produire l’intervention de la science dans les questions si variées qui se rattachent à la culture des céréales et à la fabrication du pain. Un accroissement notable dans nos récoltes en céréales et en autres plantes alimentaires nous est promis par le développement des récoltes sarclées et des prairies artificielles, ainsi que par l’extension de la pratique du drainage dans nos contrées à sous-sol trop humide. De nouveaux moyens de conservation des grains nous offrent de puissantes garanties contre la disette. D’ingénieux systèmes de mouture et de panification sont appliqués ou se propagent en France comme en Angleterre. Introduits en Algérie, ils secondent énergiquement les progrès de la colonisation. L’année 1855 elle-même, malgré le léger déficit que fait craindre l’état des récoltes, mettra en pleine lumière, nous l’espérons, la nécessité d’une application plus étendue encore de la science à la culture et à la préparation du fruit des céréales, considéré comme base de l’alimentation publique.


PAYEN, de l’Institut.

  1. On désigne sous ce nom plusieurs graminées dont les fruits sont petits et globuliformes.
  2. Les blés durs, réduits simplement en gruaux, fournissent les plus belles pâles d’Italie (vermicelles, macaronis, lazagnes, nouilles, etc.) que l’on fabrique aussi bien ou mieux maintenant en Auvergne, à Lyon, à Paris, qu’en Toscane, ainsi qu’on en peut juger en examinant les produits qui figurent à l’exposition universelle.
  3. Un des procédés les plus efficaces consiste à mélanger au grain une faible dose d’arsenic (acide arsénieux); mais la crainte d’empoisonnemens qui pourraient être dus au crime ou parfois au hasard a fait prohiber l’emploi de ce moyen. Un autre procédé mis en usage depuis très longtemps aux environs de Montpellier, en Alsace et dans d’autres localités, consiste à faire dissoudre 200 grammes de sulfate de cuivre dans 100 litres d’eau ; on renouvelle cette solution à mesure qu’elle s’épuise pendant qu’on y plonge durant vingt-cinq ou trente minutes le grain à chauler ; le blé mis en tas pendant quelques heures, puis étendu à l’air, est bientôt assez sec pour être semé. Les grains creusés par suite de diverses altérations surnagent ; on peut les enlever à l’écumoire et les mélanger avec la nourriture des poules sans qu’il en résulte d’accidens fâcheux. Matthieu de Dombasle, voulant éviter l’emploi de tout agent doué d’une certaine énergie toxique, substitua le sulfate de soude à triple dose au sulfate de cuivre ; opérant ensuite de la même manière, il fit ajouter au grain tout humide 2 kilos de chaux pulvérulente pour chaque hectolitre : le grain se trouva parfaitement garanti, par cette espèce de pralinage, des attaques ultérieures des cryptogames, et l’on ne trouva pas à la récolte plus d’épis cariés qu’en faisant usage du sulfate de cuivre. Si le blé chaulé par le sulfate de cuivre était exempt de propriétés toxiques notables (puisque les poules en pouvaient consommer impunément d’assez grandes quantités), l’emploi du sulfate de soude mêlé à la chaux devait être plus inoffensif encore ; mais toute la question n’était pas là, et dans une circonstance assez remarquable ou a pu regretter le chaulage à l’arsenic. En effet, dans plusieurs localités du Bas-Rhin, M. Boussingault a constaté que depuis la suppression de ce chaulage, les mulots avaient consommé presque toute la semence, et pullulaient sous l’influence de cette nourriture, devenue inoffensive.
  4. Plusieurs agriculteurs, notamment M. Darblay, notre collègue de la Société centrale, voulurent bien m’adresser des plantes entières avec leurs tiges et tubercules adhérens, les unes attaquées fortement, les autres complètement épargnées dans les parties aériennes de la végétation, et je constatai que dans les unes et les autres les portions souterraines étaient exemptes de toute atteinte : les émanations du parasite, sans doute entravées dans leur marche descendante par la brusque dessiccation des tiges extérieures, n’avaient pu pénétrer dans la masse du tissu et détruire la fécule.
  5. Les autres substances jouent un rôle indispensable aussi dans notre alimentation, mais elles surabondent presque toujours dans les produits végétaux : de là vient la nécessité d’introduire dans notre régime différens produits tirés des animaux, — la viande, les œufs, le fromage, etc.
  6. Le grenier mobile inventé par Vallery débarrasse le blé des charançons, dont il empêche le retour; il élimine toute humidité nuisible, toute cause de fermentation et d’altération quelconque. On a obtenu les meilleurs résultats de l’essai en grand de cet ingénieux ustensile. Malheureusement l’inventeur est mort, l’invention est tombée dans le domaine public, et l’intérêt privé lui fait défaut pour vaincre l’inertie générale qui s’oppose à la mise en pratique des inventions les plus utiles.
  7. On les prépare en ajoutant à la pâte de la levure et de l’eau en plus fortes proportions, puis en effectuant la cuisson dans des vases en tôle mince saupoudrés de farine et munis d’un couvercle. Ces petits pains ronds cuisent enfermés et garantis du rayonnement des parois du four. Ils sont destinés à former des toasts ou des rôties. On sait qu’en Angleterre les gros pains mêmes se consomment en grande partie découpés en tranches et forment des toasts; de là vient sans doute le mode de préparation qui les compose d’une masse de mie cubique compacte ou exempte de grandes cavités.
  8. On les prépare avec la pâte ordinaire de belle farine ou même de farine de gruau blanc. On travaille cette pâte assez longtemps pour lui faire absorber plus d’eau et l’alléger davantage à l’aide d’une plus forte dose de levure. Mise d’ailleurs sous forme de cylindres courts, arrondis et accouplés, elle doit être saisie par la température du four de façon à se gonfler et à retenir sa forme avec une croûte assez solide. Cette sorte de petits pains légers, spongieux, est parfaitement appropriée à l’usage que l’on en fait pour absorber rapidement les liquides chauds, qui deviennent plus sapides eu raison des surfaces imprégnées.
  9. La composition des pains viennois diffère de celle des autres variétés par l’emploi, au lieu d’eau, d’un mélange de 1 partie de lait dans 3 parties d’eau pour former la pâte avec une proportion de levure aussi forte que dans les pains à café.