De l’égalité des races humaines/Chapitre 6


CHAPITRE VI.

Hiérarchisation factice des races humaines.


En maintenant l’unité de l’espèce humaine, nous rejetons par une conséquence nécessaire la distinction désolante des races supérieures et des races inférieures. (Alex. de Humboldt).

I.

LA DOCTRINE DE L’INÉGALITÉ ET SES CONSÉQUENCES LOGIQUES.


Bien que M. de Gobineau[1], qui réunissait à une grande érudition une faiblesse de conception et un manque de logique avérés, ait prétendu que « l’idée d’une inégalité native, originelle, tranchée et permanente entre les races est, dans le monde, une des opinions les plus anciennement répandues et adoptées », personne de ceux qui ont étudié l’histoire ne saurait admettre une telle assertion. Peut-être observe-t-on un esprit fait d’égoïsme et d’orgueil, qui a toujours porté les peuples civilisés à se croire d’une nature supérieure aux nations qui les entourent ; mais on peut affirmer qu’il n’y a jamais eu la moindre relation entre ce sentiment, qui est la conséquence d’un patriotisme étroit mais hautement respectable, et une idée positive de hiérarchie systématiquement établie parmi les races humaines.

Ainsi, dès l’antiquité la plus reculée, on voit les Égyptiens désigner les nations de race blanche, qui leur étaient connues, par les expressions de race maudite de Schet ou plaie de Schet[2]. Mais traitaient-ils différemment les Éthiopiens, vainqueurs ou vaincus dans les guerres fréquentes qu’ils se faisaient, en évoluant sur tout le long parcours du Nil ? Les Grecs considéraient les Perses comme des barbares ; mais ils ne traitaient pas moins dédaigneusement les Macédoniens. Les Romains, quand ils luttaient contre les peuples étrangers, ne faisaient pas de distinction entre les Numides bronzés et les Gaulois aux cheveux blonds.

La division des peuples en races distinctes, classées d’après les principes des sciences naturelles, n’a commencé à prendre place comme notion positive, dans l’esprit humain, qu’avec la naissance de la science ethnographique. Celle-ci, tout en paraissant çà et là, comme autant de lueurs indicatives, dans les œuvres historiques d’une importance sérieuse, ne s’est définitivement constituée qu’avec les travaux systématiques des naturalistes de la fin du XVIIIe siècle, ainsi qu’il en a été fait mention. N’est-il donc pas absolument inexact d’avancer que l’idée de l’inégalité originelle entre les races a été une des opinions les plus anciennement répandues, surtout quand on parle des races humaines dans le sens que la science moderne attache à ces termes ?

La doctrine anti-philosophique et pseudo-scientifique de l’inégalité des races ne repose que sur l’idée de l’exploitation de l’homme par l’homme. L’école américaine a été seule conséquente avec elle-même, en soutenant cette doctrine ; car ses adeptes ne cachaient pas l’intérêt capital qu’ils avaient à la préconiser. Aussi doit-on leur rendre cet hommage : autant les savants européens ont été timides, émettant leurs opinions avec des chétifs sous-entendus, autant ils ont été radicaux et logiques, même dans leurs erreurs. L’Européen tout en admettant la pluralité des espèces et leur inégalité comparative, protestera contre l’esclavage en des tirades magnifiques. Ce n’est pour lui qu’une occasion superbe de cueillir une palme nouvelle dans le jardin fleuri de la rhétorique et de prouver par son humanitarisme de convention, qu’il a bien fait ses humanités. Mais qui ne sent la contradiction d’une telle tactique ?

Pour moi, toutes les fois que je lis ces passages enlevés, ce style grave et pompeux où, tout en flétrissant ma race sur le front de laquelle on semble imprimer le sceau de la stupidité, on proteste éloquemment contre l’immoralité de l’esclavage, je ne puis m’empêcher de crier au pharisaïsme.

Broca, par exemple, qui n’hésite pas à dire son fait au noir Éthiopien, s’exprime avec une curieuse indignation contre le régime de l’esclavage. Mais croit-on que c’est sous l’inspiration des idées philosophiques de justice et de solidarité qu’il lève la voix ?… Non, il n’est contrarié que parce que la question de l’esclavage était, à son avis, le principal obstacle mis à la propagation de la théorie po- lygéniste.

« Lorsque de généreux philanthropes, dit-il, réclamèrent avec une constance infatigable la liberté pour les noirs, les partisans de l’ancien ordre de choses, menacés dans leurs intérêts les plus chers, furent bien aises de pouvoir dire que les Nègres n’étaient pas des hommes mais seulement des animaux domestiques plus intelligents et plus productifs que les autres. À cette époque, la question scientifique fit place à une question de sentiment, et quiconque faisait des vœux pour l’abolition de l’esclavage, se crut obligé d’admettre que les Nègres étaient des Caucasiens noircis et frisés par le soleil. Aujourd’hui que les deux plus grandes nations civilisées, la France et l’Angleterre, ont émancipé définitivement les esclaves, la science peut réclamer ses droits, sans s’inquiéter des sophismes des esclavagistes. » Il est évident que ces paroles de Broca ne renferment rien d’exagéré. Comme tout son amourpropre était mis en jeu dans la controverse du polygénisme et du monogénisme, il ne s’occupait que du triomphe de sa cause. Il pouvait bien oublier que le plus grand nombre d’esclaves noirs se trouvaient aux États-Unis et subissaient encore l’effet de la triste doctrine qu’il défendait si ardemment.

Cependant parmi les monogénistes, il y eut aussi des esclavagistes, en petit nombre d’ailleurs. Ceux-là n’imaginèrent rien de mieux que de faire de l’esclavage une institution divine. Ce fut une belle occasion pour leur terrible adversaire. Avec sa perspicacité, son sens exquis de dialecticien habile, Broca ne la négligea pas.

« Si tous les hommes descendent d’un seul couple, dit-il, si l’inégalité des races a été le résultat d’une malédiction plus ou moins méritée, ou bien encore si les unes se sont dégradées, et ont laissé éteindre le flambeau de leur intelligence primitive, pendant que les autres gardaient intacts les dons précieux du Créateur ; en d’autres termes, s’il y a des races bénies et des races maudites, des races qui ont répondu au vœu de la nature et des races qui ont démérite, alors le révérend John Backmann a raison de dire que l’esclavage est de droit divin ; c’est une punition providentielle, et il est juste, jusqu’à un certain point, que les races qui se sont dégradées soient placées sous la protection des autres, pour emprunter un ingénieux euphémisme au langage des esclavagistes. Mais si l’Éthiopien est roi du Soudan au même titre que le Caucasien est roi de l’Europe, de quel droit celui-ci imposerait-il des lois à celui-là, si ce n’est du droit que donne la force ? »

Toute cette argumentation est irréprochable, à première vue, mais quelle en est la valeur réelle avec la doctrine de l’inégalité des races ? Elle ne paraît si logique qu’en impliquant que l’Éthiopien, roi du Soudan, est légal du Caucasien, roi de l’Europe. Il suffit de supposer le premier inférieur au second pour qu’elle devienne le plus spécieux des paralogismes. En effet, l’homme ne justifie sa domination sur les autres êtres de la création que par le sentiment qu’il a de sa supériorité, surtout intellectuelle et morale, sur tout ce qui vit et s’agite sur la surface du globe.

Hors de ce sentiment qui a pris dans nos consciences l’importance d’un fait indiscutable, planant au-dessus de toute démonstration, il faudrait bien considérer comme des actes de pure violence, l’usage arbitraire que nous faisons de tous les animaux, au gré de nos besoins. — Le fier lion que nous cherchons à détruire dans l’impossibilité ou l’on est de le soumettre, léléphant gigantesque que nous dressons à notre usage, ne sont-ils pas aussi les rois du désert ou des forêts humides ? Le poisson, dont nous alimentons nos estomacs délicats, n’est-il pas encore le roi des océans à l’onde amère ? Si, parce que tous ces êtres ont un domaine qui leur est propre, il fallait les respecter, ne pas en disposer suivant nos besoins, ne pas nous reconnaître des droits sur eux, tout progrès deviendrait irréalisable. L’humanité, au lieu de dominer le reste de la nature, se serait condamnée à un étroit scrupule ou toute personnalité et toute énergie auraient disparu.

Nous n’usons et n’abusons donc de tous les êtres de la création que par la conviction intime et profonde que nous avons de leur être supérieurs, ayant à réaliser une destinée d’une précellence incontestable, lorsqu’il s’agit de la comparer à leur chétive existence. Ce point de philosophie est d’une vérité irréfragable. Pour en offrir une preuve sensible, il suffit d’une réminiscence historique.

Dans les premiers temps du prosélytisme chrétien, les nouveaux convertis se sentaient pris d’un tel délire d’humilité que, bien souvent, leur idéal le plus élevé était de s’anéantir individuellement, afin de se mieux confondre dans l’ineffable unité de l’Église naissante. Cette interprétation des Évangiles, où se découvre l’exagération des idées morbides issues des doctrines néo-platoniciennes, était surtout sortie de la secte des gnostiques. Parmi ceux-ci, les Carpocratiens exagéraient à ce point le principe qu’ils s’abaissaient parfois jusqu’au niveau de la brute. Dans les agapes dont le scandale n’a pris fin que par l’interdiction du concile de Carthage, au IVe siècle, ils s’oubliaient religieusement dans une promiscuité irritante et malsaine ; mais ils voyaient un frère, un égal dans chaque animal.

Mangeaient-ils de la chair ? ils en demandaient pardon à l’animal dont elle provenait. C’était une vraie folie. Et si toute l’Église avait versé dans une telle ornière, on ne pourrait imaginer jamais un plus grand obstacle contre le progrès de l’espèce humaine.

On peut faire la même réflexion sur les prescriptions religieuses de Boudha, où il est recommandé de respecter toute créature vivante, à l’égal de l’homme. Elles n’ont servi qu’à paralyser toute énergie humaine, retirant à l’humanité le stimulant nécessaire pour progresser et réaliser ses hautes destinées.

Il est évident que la supériorité de l’homme sur les autres créatures lui constitue seule un droit indiscutable de se les approprier et de s’en servir comme les éléments indispensables à son développement progressif. Si parmi les races humaines, l’une était reconnue supérieure aux autres, ce serait donc son droit de les asservir, en vertu d’une loi naturelle et logique, qui veut que les plus aptes dominent sur la terre. Sous ce rapport, le grand Stagirite que l’on a tant calomnié, par une fausse et insuffisante interprétation, est irréprochable en tant que logicien. S’il laisse quelque chose à critiquer dans ses déductions, ce n’est pas ses conclusions, mais bien les prémices d’où elles sont tirées. L’esclavage n’est une injustice qu’autant que nous reconnaissons l’égalité virtuelle de tous les hommes et de toutes les races. Admettre leur inégalité, c’est donc légitimer la servitude de ceux qu’on prétend inférieurs. J’y insiste particulièrement ; car si, dans la politique intérieure et internationale, on reconnaît l’égalité de tous les hommes et de toutes les races aux mêmes charges comme aux mêmes dignités, il se conçoit peu qu’on érige, à côté de ces faits légaux, une théorie scientifique qui serait l’antipode de la théorie juridique.

L’inégalité des races humaines, si elle était réelle, légitimerait si bien l’esclavage que, d’une façon manifeste, le propriétaire de l’esclave ne peut le considérer un seul instant comme son égal, sans qu’il soit en même temps aiguillonné et accable par la répulsion de sa propre conscience.

C’est un fait curieux que les Romains, qui ne se préoccupaient nullement des classifications naturelles, mais qui voyaient plutôt la question au point de vue juridique et philosophique, avaient pourtant senti le besoin de régulariser par une fiction spécieuse le droit de possession de l’homme par l’homme. Ces conquérants infatigables offrent, en effet, ce trait distinctif que, dans toute leur longue histoire, ils ont continuellement aspiré à édifier partout un ordre de choses légal et régulier, gage d’une paix stable qu’ils se croyaient destinés à imposer au monde entier par la force des armes !

Hœc tibi erunt artes, pacique imponere morem

Eh bien, afin de légitimer l’esclavage, qui est une dérogation évidente au droit des gens, ils n’imaginèrent d’autre moyen que celui de faire de l’esclave un être inférieur aux autres membres de l’humanité. Aussi le droit romain définit-il l’esclavage par ces termes expressifs : capitis diminutio. Les esclaves, les diminuti capitis, présentaient aux yeux des citoyens une personnalité incomplète et inférieure. L’homme ainsi diminué pouvait bien être considéré comme un objet de commerce dont la possession paraît tout aussi naturelle que celle d’une chose quelconque. C’est surtout le côté moral et intellectuel qu’on supposait annulé en lui ; car c’est de là que vient principalement la personnalité humaine.

Malgré lavilissement profond dans lequel est tombé l’esclave, son maître le regarde encore comme plus nul que vil. Non tam vilis quam nullus, disait-on, en le désignant.

Cela expliquait tout. En réalité, il n’y a rien de moins acceptable que cette fiction qui subalternise un homme au point d’en faire une chose ; mais au point de vue de la logique pure, étant donné que l’esclavage existait, il fallait bien trouver une raison pour en légitimer l’institution, et jamais raison ne fut plus plausible que l’infériorité intellectuelle et morale (diminutio capitis) qu’on supposait juridiquement comme naturelle à l’esclave.

Les Romains allèrent plus loin dans les conséquences logiques du principe établi. Non-seulement ils considéraient les esclaves comme des êtres inférieurs aux autres hommes, ils en faisaient aussi, — longtemps avant les esclavagistes américains, — une espèce distincte. Florus le dit en termes exprès. D’après cet historien, les esclaves sont regardés comme une seconde espèce humaine, quasi secundum hominum genus sunt. Curieuse coïncidence ! N’y a-t-il pas à s’étonner de voir s’agiter toutes ces questions d’inégalité ethnique et de pluralité des espèces humaines dans la vieille civilisation romaine, si longtemps avant que la science anthropologique se fût constituée ? Mais il faut se rappeler Surtout que les esclaves de l’antiquité étaient presque toujours de la même race que leurs maîtres et le plus souvent de la même nation. Non-seulement le blanc était l’esclave du blanc, mais des citoyens aujourd’hui égaux en droit pouvaient se trouver demain dans les rapports de chose à personne. Il faut donc que les anciens aient trouvé une justification bien puissante dans l’idée de la domination naturelle et illimitée des êtres supérieurs sur les inférieurs, pour qu’ils aient eu le courage de pousser si loin la fiction légale, afin d’adapter les faits aux principes qui découlent de cette idée.

Une telle coïncidence prouve jusqu’à l’évidence que les esclavagistes sont seuls conséquents avec eux-mêmes en soutenant la théorie de l’inégalité des races humaines, étayée sur celle de la pluralité des espèces.

Il paraît donc impossible d’accepter l’existence de races supérieures et de races inférieures, sans reconnaître aux premières le droit de réduire les autres à la servitude, pourvu que la chose leur fasse utilité. Logiquement la loi qui veut que les meilleurs se développent par tous les moyens en leur pouvoir ne se circonscrit, dans les relations humaines et sociales, que par l’égalité des facultés qui `V implique l’égalité des besoins.


II.

BASES GÉNÉRALES DE LA HIÉRARCHISATION.


Mais voyons comment et par quels arguments les esclavagistes intéressés, les philosophes inconscients ou les savants aveugles tâchent d’établir et d’expliquer la théorie de l’inégalité des races humaines. Peut-être faudrait-il ne nommer que les anthropologistes : car encore que la plu part des écrivains qui en parlent prétendent le faire au nom de la science, les anthropologistes réclament le droit exclusif de se prononcer avec compétence sur toutes les matières qui se rapportent à l’étude de l’homme. Il est incontestable que s’ils se pénétraient de toutes les données qu’il faut réunir pour faire de la bonne anthropologie, personne ne serait mieux préparé ni plus autorisé qu’eux à s’occuper des questions de cette nature. Malheureusement, la science, malgré l’indépendance relative qu’elle a conquise dans notre siècle de liberté, reste encore souvent altérée par l’influence des idées ambiantes. Il suffit qu’un savant de grand talent, capable de prendre la direction d’un courant scientifique, ait adopté une de ces idées aussi puissantes qu’éphémères et lui ait donné un attirail respectable, avec des formules et des procédés méthodiques particuliers, pour que l’esprit d’école enraye tout progrès dans cette branche de la science, jusqu’à ce qu’il soit évidemment reconnu que le grand homme s’était trompé. D’ici là, on fait des investigations, on discute ; on aperçoit vaguement la vérité. On raisonne parfois si bien qu’on semble vouloir même la proclamer. Mais vienne la conclusion ! Si cette vérité est contraire à l’opinion de l’école, à la parole du maître, on aimera mieux faire preuve de la plus grande incapacité discursive, plutôt que de conclure contre la théorie adoptée.

En attendant, les anthropologistes après avoir divisé les types humains en trois groupes que les uns veulent appeler races, et les autres espèces (la distinction importe peu ici) ont unanimement admis la doctrine de l’inégalité morale et intellectuelle de ces divers groupes. En vain cherche-t-on dans la plupart de leurs ouvrages une dissertation en règle sur une question aussi grave. On ne la rencontre nulle part. Pourtant, ils raisonnent généralement comme s’il s’agissait d’un fait si bien démontré qu’il n’y eût nulle nécessité de lui chercher un fondement scientifique. Où donc découvrira-t-on l’exposition catégorique de cette doctrine mystérieuse implantée à l’égal d’un dogme dans l’esprit de nos savants ? Qui, nous initiera à ces arcanes de la science de l’homme ?

Carus, en Allemagne, et M. de Gobineau, en France, ont écrit chacun un ouvrage spécial où la thèse de l’inégalité des races a été soutenue d’une façon ostensible et positive. Le premier, encore qu’il fût un savant considérable, à la fois philologue, naturaliste et médecin, avait traité le sujet plutôt en philosophe qu’en anthropologiste. Quant au second, le plus radical, c’était un érudit, mais il manquait essentiellement de l’éducation scientifique exigée pour une telle œuvre. Il l’a conçue et écrite sans qu’il paraisse avoir eu le moindre soupçon ni des méthodes anthropologiques, ni des sciences accessoires qui y aboutissent. Il faut dire que lors de l’apparition de son ouvrage, l’anthropologie qui devait prendre un tel essor en France et à l’étranger, avec le zèle et le prosélytisme ardent de Broca, était encore fort négligée. Le traité sur l’Inégalité des races humaines parut en 1853 et ce n’est qu’en 1859 que fut fondée la « Société d’anthropologie de Paris » qui donna un nouveau branle à la science. Cependant les anthropologistes auraient-ils trouvé dans les conceptions fantaisistes et les paradoxes équivoques de M. de Gobineau une source de lumière tellement vive qu’ils en aient accepté les conclusions comme des paroles d’évangile ? Sans le dire jamais, ils en donnent chaque jour la preuve.

Seulement, afin de revêtir cette doctrine d’un caractère scientifique, ils ont imaginé des expériences qui, basées tantôt sur l’anatomie, tantôt sur la physiologie, exécutées d’après leurs procédés, confirment à leur avis l’infériorité des noirs et des jaunes comparés aux blancs, suivant une échelle hiérarchique qui descend du Caucasien à l’Éthiopien dont les congénères occupent le plus bas degré. Tout cela n’est que confusément exprimé, çà et là, sans éclaircissement. Il est impossible de trouver dans un traité d’anthropologie un chapitre où l’ordre hiérarchique des races humaines soit explicitement reconnu ; mais chaque ligne en implique l’idée. Je l’ai dit plus haut, on en parle comme d’un fait qui n’a besoin d’aucune démonstration aux yeux des hommes de science.

Je me propose pourtant d’étudier avec eux les procédés d’investigation qu’ils ont mis en usage dans une recherche aussi délicate. Là, on verra si les résultats sont suffisamment précis et concordants, si leur manifestation a surtout ce caractère invariable qui décèle des relations de cause à effet. Car, en l’absence d’un tel caractère, on ne pourrait tirer de ces investigations aucune conséquence logique et les constatations contradictoires se ruineraient les unes les autres.

Il faudra revenir sur la plupart des intéressantes questions que j’ai eu déjà l’occasion d’aborder. Mais au lieu d’être considérées au point de vue purement descriptif, ce sera sous une face nouvelle, beaucoup plus attrayante et instructive, avec une portée autrement grave, qu’elles se présenteront à notre examen.

Les mêmes principes qui ont amené les savants à déclarer que l’homme noir est un intermédiaire entre le singe et l’homme blanc, les ont conduits à considérer le premier comme inférieur au second, la race mongolique tenant le juste milieu. Sous l’empire des anciennes idées philosophiques qui faisaient de l’intelligence un don céleste, indépendant des accidents organiques du corps, il serait impossible de tenter une classification dont les facultés morales et intellectuelles fussent la base. Mais aujourd’hui qu’une psychologie rationnelle fait chaque jour appel à l’expérience, afin de parvenir à la découverte des rapports probables qui existent entre les facultés intellectives et le cerveau, on ne peut refuser à la science le droit incontestable de se livrer à de telles investigations. Qu’on crie au scandale du matérialisme ou qu’on y cède, c’est une conquête de l’esprit humain et elle doit lui rester entière. « En affirmant que la croissance du corps est une croissance mécanique et que la pensée, telle qu’elle est exercée par nous a son corrélatif dans la constitution physique du cerveau, je crois que le matérialisme, pourra maintenir sa position contre toute attaque. » Ainsi s’exprimait, en 1868, un des meilleurs esprits du siècle, le savant Tindall[3].

Chaque jour ne fait qu’apporter à cette opinion une confirmation de plus en plus éclatante. Aussi devrait-on accepter toutes les conclusions des anthropologistes, sans y voir un empiètement quelconque, si la science dont ils invoquent l’autorité nous répondait d’une manière claire et positive. Malheureusement pour eux, rien n’est moins certain que cette réponse.

Cette science ne nous trompe-t-elle jamais quand elle proclame l’existence d’une corrélation évidente entre les aptitudes du cerveau et la race ? Bien plus, est-on même parvenu à découvrir le mécanisme par lequel les opérations intellectuelles correspondent aux fonctions du cerveau et comment elles se relient ? Nous verrons plus tard la réponse des plus grands spécialistes. Mais pour en venir au fait, il vaut mieux aborder les différentes bases de comparaisons imaginées dans le but d’établir ou de consolider la doctrine de l’inégalité des races.

La supériorité d’un homme sur son semblable peut provenir de causes diverses. Au premier rang, il faut placer l’intelligence qui est le titre de supériorité le plus évident et le moins contestable. Viennent ensuite les avantages corporels, tels que la taille, la proportion des membres, la force musculaire, etc. À côté de l’intelligence, on pourrait bien mettre la moralité, comme à côté des avantages corporels, la beauté. Mais alu point de vue pratique, c’est parfaitement inutile. Dans une lutte où il s’agirait que l’un des adversaires soumît l’autre à sa volonté, la moralité ne serait qu’une qualité négative. Le simple bon sens, qui est la forme élémentaire et pratique de l’intelligence, en ferait beaucoup mieux l’affaire.

On ne peut disconvenir qu’un haut développement moral ne soit une force respectable, puisqu’il concourt à raffermir la volonté et donne à l’homme cette faculté de la résistance qui est la manifestation la plus éloquente et la plus élevée de la vertu. Par elle, on trouve le secret de dominer les hommes et les choses, de braver même la douleur et la mort, dans la pratique d’un stoïcisme transcendant. Mais dans toutes les races comme dans tous les siècles, ceux qui pourront s’élever à ce degré de moralité seront toujours de nobles mais rares exceptions. On ne saurait logiquement prendre pour exemple ces natures d’élite qui, à force de contempler l’idéal du vrai et du bien, se sont insensiblement écartés de la règle commune.

Les mêmes réflexions s’appliquent à la beauté. Il faut bien convenir qu’elle accorde à celui qui la possède un avantage positif dans la grande lutte pour l’existence, aux époques où fleurit déjà la civilisation, quand les sentiments ont enfin acquis cette culture supérieure par laquelle la nature affinée de l’homme s’extasie devant les formes délicates et gracieuses et rend un culte muet à la troublante déesse. Mais ce prestige mystérieux n’exerce jamais sur l’homme un tel empire, que l’on puisse le compter comme un facteur sérieux dans les causes supposables de la supériorité ou de l’infériorité des races. Si donc, je venais à envisager les comparaisons qu’on a essayé d’établir ou qu’il serait possible d’établir entre les différentes races humaines, soit au point de vue de la moralité, soit à celui de la beauté, ce ne sera nullement pour en tirer un argument indispensable à la thèse de l’égalité des races. Ce sera plutôt dans le but de constater des faits qui prouvent l’aptitude semblable de tous les groupes humains à manifester toutes les qualités, à côté de toutes les imperfections.


III.

MESURES CRÂNIENNES.


Pour se faire une idée des aptitudes intellectuelles d’un individu que l’on rencontre pour la première fois, on n’examine pas tous les détails de sa face, dont l’ensemble compose la physionomie et doit indiquer, suivant certaines gens, ses inclinations générales. On s’occupe plus particulièrement du développement de son front, et de la forme générale de sa boîte crânienne. Cela se fait instinctivement, comme si l’on pouvait lire dans ces protubérances, dans ces dépressions et dans ces courbes tantôt larges, tantôt étroites que présente la tête osseuse, les traces indélébiles des manifestations du cerveau. Chose curieuse ! Des personnes qui n’ont aucune idée de l’anthropologie, des gens illettrés même ont constamment cherché et cru trouver dans les formes de la tête le plus sûr indice de l’intelligence. La science n’a donc fait que suivre cet accord universel, en admettant, après des raisonnements plus ou moins probants, l’opinion aprioristique du vulgaire.

Les anthropologistes, se conformant à l’idée commune, ont imaginé plusieurs méthodes pour mesurer la capacité crânienne. La première en date est peut-être le cubage, dont j’ai déjà parlé et qui, selon moi, vaut bien les autres. Il est inutile de revenir sur les réflexions que j’y ai faites et j’aime mieux renvoyer le lecteur à la page 138 de cet ouvrage, où l’on constatera combien sont vagues et peu concordants les résultats que les anthropologistes en ont obtenus.

Cependant, à côté de ces incertitudes, il est bon que l’on remarque l’opinion du savant naturaliste Tiedemann. Au lieu d’opérer comme Broca, c’est-à-dire de procéder à une double opération de jaugeage et de cubage, l’éminent professeur de Heidelberg se contentait du jaugeage, en se servant de grains de mil, qu’il entassait dans le crâne par des procédés invariables[4]. « D’après les recherches de Tiedemann, dit César Cantu, le cerveau ordinaire d’un Européen adulte pèse de 3 livres 3 onces à 4 livres 11 onces (gr. 1212,50 à 1834,55) ; celui d’une femme de 4 à 8 onces de moins. À la naissance de l’homme, blanc ou noir, son cerveau pèse le sixième de son corps ; à deux ans le quinzième, à trois ans le dix-huitième, à quinze ans le vingt-quatrième, enfin entre les vingt et les soixante-dix ans, d’un trente-cinquième à un quarante-cinquième. L’illustre savant en déduit que la prééminence actuelle du blanc sur le nègre ne tient à aucune supériorité congénitale de l’intelligence, mais à la seule éducation[5]

En citant les paroles du grand historien, nous nous appuyons sur deux autorités, au lieu d’une ; car il partage sans réserve les idées de Tiedemann. Toutes les fois qu’on rencontre ces hommes vraiment supérieurs, qui n’ont pas craint de diminuer leur mérite en proclamant des vérités qu’un sot orgueil falsifie dans la bouche de tant d’autres, on sent le besoin de saluer en eux les vrais représentants de la science et de la philosophie. En supposant même que les moyens d’investigation de Tiedemann ne fussent pas exempts de critique, comme l’a affirmé Broca, dont les théories anthropologistes sont absolument contredites par l’opinion consciencieuse du savant allemand, l’avenir prouvera de plus en plus que la raison était du côté de celui-ci. M. Paolo Mantegazza[6], marchant sans doute sur les traces de Broca, a cru trouver un caractère de distinction hiérarchique entre les races humaines dans les diverses dimensions de la cavité orbitaire. Après différentes mensurations et comparaisons faites sur des crânes humains et des crânes de singes anthropomorphes, reposant d’ailleurs sur des données aussi arbitraires que celles dont tous les anthropologistes nous fournissent le fréquent exemple, le savant professeur de Florence a formulé une proposition assez bizarre. À son avis, « la capacité orbitaire serait d’autant plus petite relativement à la capacité cérébrale, que la place hiérarchique est moins élevée dans la série organique. » Je ne nie aucunement la sagacité de M. Mantegazza, dont les qualités d’observateur éminent sont bien connues dans le monde savant. Mais ne pourrait-on pas se demander, en considérant la topographie ostéologique du crâne, quel rapport sérieux il peut y avoir entre la capacité de l’orbite et le fonctionnement du cerveau ? Malgré toute la bonne Volonté que l’on puisse mettre à accepter ces méthodes de généralisation hâtive, à l’aide desquelles on prétend tirer des sciences naturelles beaucoup plus qu’elles ne peuvent donner, on ne saurait rien trouver ici qui justifie une telle hypothèse. Peut-être le savant anthropologiste florentin y voyait-il un cas de subordination des caractères, principe un peu vague, mais assez commode pour établir des théories plus ou moins rationnelles. Mais alors il n’a pu arriver à une telle déduction que par l’étude de faits nombreux, constants, concourant harmoniquement à la consécration de son hypothèse. Or, tous les faits viennent en prouver l’inconsistance avec une profusion vraiment désespérante. En étudiant la capacité orbitaire des diverses races humaines, on ne trouve aucun résultat qui confirme la hiérarchie supposée par M. Mantegazza. Pour s’en convaincre, il suffit de revoir les groupements qui figurent dans le tableau qu’en a transcrit M. Topinard et que nous avons vu précédemment[7].

Il faut donc passer à d’autres procédés.

Il existe une méthode de mensuration extérieure du crâne, fort simple et dont on se sert pour en avoir la circonférence horizontale. On l’exécute à l’aide d’un ruban qu’on a soin de graduer auparavant. La plupart des anthropologistes prennent cette mesure, en partant du point sus-orbitaire et en contournant la tête jusqu’à la plus grande saillie occipitale, d’où ils reviennent au point de départ en continuant par le côté opposé[8]. Mais M. Welcker a pensé qu’il vaut mieux opérer en faisant passer le ruban par les bosses frontales, bien au-dessus de l’arcade sourcilière, en parcourant la circonférence entière. Je crois que le mode d’opérer du savant anthropologiste allemand est de beaucoup le meilleur ; car dans tous les crânes d’un beau développement, il y a toujours une augmentation assez sensible du diamètre antéro-postérieur, vers la région des protubérances appelées vulgairement bosses frontales.

« Mesurée de cette façon, dit M. Topinard, et par le procédé ordinaire, la différence était de trois millimètres en moins par le procédé de Welcker chez 25 Auvergnats et de 18 en plus chez 25 Nègres. Ce qui provient de ce que la région des bosses frontales était peu développée chez les premiers et, au contraire, très saillante, très élevée chez les Nègres que le hasard nous a livrés. »

Ce fait est d’autant plus notable que la physiologie dix cerveau a généralement démontré que la portion antérieure et élevée de l’encéphale, comprenant les lobes cérébraux, est celle où se trouvent réunis tous les organes des facultés intellectives. Peut-être n’y a-t-il pas toujours une coïncidence positive entre ces bosses frontales dont l’aspect nous impressionne tant et les faits dont elles paraissent être les signes ; mais c’est bien ici le cas d’invoquer la loi de la corrélation des caractères. Il arrive bien rarement que ces protubérances du crâne ne soient pas l’indice de grandes dispositions intellectuelles, que les fonctions du cerveau aient été bien exercées ou non. Toutes les fois qu’on rencontre un individu avec un tel signe sur son front, on peut bien affirmer que s’il n’est pas une puissance, il a au moins toute l’étoffe nécessaire pour le devenir : l’intelligence et la volonté ! Puissance essentiellement libre et indépendante, d’ailleurs, capable d’autant de bien que de mal, mais la seule qui accorde à l’homme le privilège de dominer ici-bas. Sans doute, elle reste souvent latente, et meurt avec l’agent qui aura passé inutile sur la terre, dans l’ignorance de sa propre force et de son haut prestige ; mais c’est comme ces matières inflammables qui s’évaporent lentement dans l`espace tranquille, quand elles pourraient embraser le monde si une seule étincelle y tombait. Cette étincelle ici, c’est l’instruction. Le jour ou les Noirs seront instruits ; que l’idée, enfermée en ces larges fronts aux bosses superbes, sera mise en fermentation par le levain que composent pour l’esprit les signes mystérieux de l’alphabet, il sera l’heure de comparer les races humaines, avec leurs aptitudes respectives. Agir dès maintenant, dans la recherche d’un résultat sérieux, mais en jugeant les arbres selon les fruits qu’ils ont portés, c’est illogique et prématuré. Cependant, d’ores et déjà, on sent que l’œuvre se réalise lentement, invisiblement. C’est comme la fleur encore enfermée en son calice, ayant sa corolle enroulée ses pétales pleins de sève ; les pistils et les étamines frissonnant dans leur amour occulte : fleur vraiment riche d’espérance, mais qui n’attend que les rayons du soleil pour y puiser d’abord le parfum et la beauté, et étaler ensuite en pleine lumière, le germe des créations futures !

Que de grains enfouis dans la terre généreuse et destinés à devenir de gros arbres ! On n’a besoin ni de la sibylle antique, ni de la pythonisse biblique pour pressentir cette éclosion de l’avenir et la saluer par le cœur. Déjà elle est manifeste. Deus, ecce Deus !

Mais il faut quitter ce ton. En mettant la main à cet ouvrage, nous nous sommes bien promis de n’y apporter aucun enthousiasme ni aucune colère. Ce qu’il faut pour éclaircir des questions de l’importance de celle qui nous occupe, c’est le langage simple et austère de la science. Minerve était sans fard. Passons donc à un autre de ces caractères anthropologiques, en lesquels on croit saisir une marque de hiérarchie entre les groupes bigarrés de l’espèce humaine.

Il s’agit du transverse frontal minimum. « Il se mesure, dit M. Topinard, des deux points les plus rapprochés de la crête temporale, au-dessus des apophyses orbitaires externes. » Pour trouver ces deux points, il suffit, en tenant l’index et le pouce fixés en forme d’équerre sur chaque côté de la partie supérieure du front, de les glisser ensemble et de haut en bas : le diamètre se rétrécit assez sensiblement jusqu’au point ou les arcades sourcilières les arrêtent. On peut considérer cette mesure comme un des indices du volume du cerveau, car elle donne la largeur de sa base antérieure. Voici les résultats qu’en offre M. le professeur Topinard :

  
 
mm
384 
Parisiens 
95.7
88 
Auvergnats 
97.7
47 
Basques espagnols 
96.1
51 
  —  français 
96.2
95 
Bretons-Gallots 
98.0
  
 
mm
63 
Bas-Bretons 
97.3
18 
Caverne de l’Homme-Mort 
92.0
Lapons 
100.0
28 
Chinois 
92.5
15 
Esquimaux 
94.1
82 
Nègres d’Afrique 
94.2
22 
Nubiens 
93.2
54 
Néo-Calédoniens 
93.5
Tasmaniens 
94.0
12 
Australiens 
92.7

Pour se dispenser de toute dissertation oiseuse sur ce tableau, il suffit d’observer que les groupes dont les moyennes se rapprochent le plus sont les Basques français, les Basques espagnols, les Parisiens, les Nègres d’Afrique et les Esquimaux. Pour obtenir ce rapprochement, j’ai pris les Parisiens comme terme moyen de comparaison. Ce choix est d’autant plus rationnel que, chose curieuse ! le chiffre de 95mm7, représentant la moyenne des Parisiens, est aussi celui qui se rapproche le plus de la moyenne de tous les chiffres du tableau, laquelle est de 95.2.

Quelle conclusion peut-on tirer de pareilles constatations ? Peut-on y trouver un caractère de hiérarchie quelconque ? Non seulement les chiffres intermédiaires sont distribués entre des races absolument distinctes les unes des autres, mais encore les Lapons ont une moyenne infiniment supérieure à celle des autres groupes et le Chinois vient au-dessous des Austral. Partout c’est donc le même désordre. La nature se moque des anthropologistes et les confond au moment même ou ils exécutent ces savantes mensurations qui ne sont en réalité que des jeux puérils, plutôt un sujet de distraction que l’objet d’une investigation sérieuse.

Cependant il n’est pas possible que la science admette des catégories distinctes, hiérarchiques, parmi les races humaines, avant qu’elle ait exposé et discuté les preuves expérimentales dont elle s’étaye pour affirmer un fait de cette importance. Il faut donc recourir éternellement à de nouveaux procédés.

Nous parlerons encore une fois de l’angle facial de Camper, bien qu’à notre avis elle n’ait aucune signification dans l’ordre des recherches que nous faisons actuellement. M. Topinard, qui a fait une étude savante sur ce genre d’investigation anthropologique, compte quatre variantes de l’angle facial et conclut en faveur de celle de Cloquet. Malheureusement, lorsque la dernière édition de l’Anthropologie a paru, les mensurations faites dans les conditions indiquées comme les meilleures n’étaient pas encore exécutées et nous ne savons, au juste, ou les trouver, en cas qu’elles aient été exécutées depuis. Le tableau que le lecteur va parcourir est donc un résultat obtenu par le procédé de Jacquart. Pour ne pas embrouiller l’esprit avec un trop grand amas de chiffres, je n’inscrirai ici que l’angle pris au point sus-orbitaire, ou angle ophrio-spinal de Broca.

Il est inutile de signaler les différences qui existent entre cet angle et celui mesuré ordinairement de la glabelle à l’épine nasale.

Dans ces conditions, nous avons le tableau suivant tiré de celui qu’a inséré M. Topinard à la page 294 de son Anthropologie, ouvrage où je prends la majeure partie de mes chiffres. J’ai omis les chiffres présentés pour les femmes de diverses races les trouvant inutiles ici.

Auvergnats 
75.11
28 
Bas-Bretons 
76.81
36 
Bretons-Gallots 
74.42
29 
Basques français 
75.41
42 
Basques espagnols 
75.18
13 
Esquimaux 
74.43
28 
Chinois 
72.37
35 
Malais 
74.12
136 
Nègres d’Afrique 
74.81
69 
Néo-Calédoniens 
72.39


En étudiant ce tableau, on voit que l’angle facial le plus ouvert, qui se trouve dans la race blanche, est celui des Bas-Bretons, mesurant 76.81 ; l’angle le plus aigu est celui des Chinois, race jaune mesurant 72.37. Les Nègres viennent avant les Bretons-Gallots et la différence entre eux et les Bas-Bretons n’est que de deux degrés (76.81 — 74.81). Bien que les chiffres de Broca ne soient pas les mêmes que ceux donnés par M. Topinard, l’auteur des Mémoires d’Anthropologie avait constaté cette même différence de deux degrés, « chiffre inférieur, dit-il, a l’étendue des erreurs qui résultent des variétés de direction et de volume de l’épine nasale[9]. »

Il faut encore se rappeler qu’il ne s’agit ici que des moyennes qui n’auront jamais d’autre valeur, en anthropologie, que l’approximation d’un type idéal, caractérisant chaque groupe ethnique, type qui n’existe pas dans la nature et qui varie selon le caprice de l’investigateur. Dans les oscillations des maxima et des minima qu’on a confondus dans chaque série, afin d’en tirer les moyennes que nous venons de lire, il doit y avoir un désordre, un entre-croisement encore plus évident et significatif, dénonçant l’inanité des théories arbitraires par lesquelles on persiste à diviser les races humaines en supérieures et inférieures. « Si l’on n’étudiait que les caractères qui établissent le degré de supériorité ou d’infériorité des diverses races humaines, on n’en étudierait qu’un bien petit nombre[10], » dit Broca, en parlant de cet angle de Jacquart. Mais quel est ce petit nombre de caractères ? Le maître s’est-il donné la peine de nous les indiquer ? On a beau les chercher, c’est en vain, on ne les rencontre pas. Comme la pierre philosophale des alchimistes du moyen âge, ce petit nombre de caractères semblent toujours se laisser découvrir ; mais quand les savants anthropologistes croient y mettre la main, un génie malfaisant les nargue et les abandonne morfondus devant les crânes grimaçants et les instruments qui luisent entre leurs doigts, sans leur offrir jamais cette lumière après laquelle ils aspirent. Il faut donc que ce petit nombre soit bien petit et, jusqu’à preuve du contraire, on est autorisé à le considérer comme égal à zéro.

Mais alors comprend-on des affirmations aussi catégoriques que celles de M. de Quatrefages qui n’écrit pas en philosophe philosophant, mais en anthropologiste authentique, ex professo ? Ne croirait-on pas, à lire les expressions fières et prétentieuses de l’éminent naturaliste, qu’il parle d’après des données scientifiques, non-seulement établies, mais encore indiscutables ? Mais tournons plutôt une page de l’Espèce humaine.

« L’ensemble des conditions qui a fait les races, dit l’auteur, a eu pour résultat d’établir une inégalité actuelle, qu’il est impossible de nier. Telle est pourtant l’exagération des négrophiles de profession, lorsqu’ils ont soutenu que le Nègre était dans le passé et tel qu’il est, l’égal du Blanc. Un seul fait suffit pour leur répondre.

« Les découvertes de Barth ont mis hors de doute ce dont on pouvait douter jusqu’à lui, l’existence d’une histoire politique chez les Nègres. Mais cela même ne fait que mettre encore plus en relief l’absence de cette histoire intellectuelle qui se traduit par un mouvement général progressif, par les monuments littéraires, artistiques, architecturaux. Livrée à elle-même la race nègre n’a rien produit dans ce genre. Les peuples de couleur noire qu’on a voulu lui rattacher, pour déguiser cette infériorité par trop manifeste, ne tiennent à elle tout au plus que par des croisements ou domine le sang supérieur. »

Voilà des paroles bien tranchantes, en vérité. L’opinion du savant professeur du Muséum de Paris est claire, précise et expresse sur cette question de la hiérarchie des races humaines. Cela suffit-il, cependant ? J’accepterais volontiers que M. Renan — ou bien M. de Gobineau, qui ne se doutait de rien, — parlât ainsi, ore rotundo, croyant que l’artifice d’une période bien tournée suffit pour consacrer des suggestions arbitraires et changer une pensée orgueilleuse en vérité indiscutable. Mais quand la parole est donnée à un naturaliste entouré de tout le prestige et de tout l’éclat que procurent la conquête successive de toutes les palmes universitaires et l’autorité incontestable du talent toujours égal à lui-même, il n’en saurait être ainsi. M. de Quatrefages a eu tous les genres de succès de la chaire professorale et tout le rayonnement de la gloire qu’attire sur l’écrivain l’union des formes élégantes avec la profondeur du savoir. Néanmoins, ce qu’on a droit de rechercher en lui, c’est plutôt le savant, non un savant quelconque, mais le savant naturaliste, le savant anthropologiste. Or, le fait qu’il avance pour réfuter ceux qui font profession de croire que le Noir est égal au Blanc, n’est pas une réponse scientifique, c’est un pur jeu de rhétorique que nous pourrions réduire à sa juste valeur, en lui posant une simple question. Depuis combien de temps les blancs Européens possèdent-ils cette histoire intellectuelle dont parle M. de Quatrefages, en faisant semblant d’ignorer l’histoire générale des nations et des races qu’ils représentent ?… Mais ce n’est pas encore le moment de faire une réponse capable d’édifier l’illustre savant.

Cherchons donc encore dans l’arsenal des méthodes anthropologiques et voyons si nous n’en trouverons pas une qui, appliquée au crâne, fasse voir d’une manière catégorique que l’infériorité du nègre est un fait évident et incontestable.

Par le plus heureux à-propos, il nous tombe ici, sous les yeux, un procédé comparatif imaginé par le professeur de Quatrefages lui-même : c’est la mesure de l’angle pariétal. Pour trouver cet angle, on mène de chaque côté de la face, — aux extrémités externes des arcades bizigomatiques, en bas, et à celles du diamètre frontal maximum, en haut, — deux lignes qui se rencontrent en haut quand l’angle est positif, sont parallèles quand l’angle est nul et se rencontrent en bas quand l’angle est négatif.

M. Topinard a donné la liste des moyennes groupées d`après cette mesure avec leurs variations de minima à maxima. Je n’insère pas ici ce tableau parce que, d’une part, cet ouvrage est déjà passablement hérissé de chiffres et, de l’autre, le résumé donné par l’auteur de l’Anthropologie en explique assez clairement le résultat pour qu’on puisse se passer du reste.

« De ces données, dit-il, il résulte : 1° que les limites individuelles de l’angle pariétal varient de — 5 à + 30, et les moyennes des races les plus divergentes de + 2,5 à + 20,3 ; 2° que les angles de 35 à 39 degrés représentés sur les figures qui accompagnent la description de Prichard et qui le portaient à qualifier le crâne mongol de pyramidal ne s’observent jamais ; 3° que le crâne le plus ogival, pour se servir de son expression, celui dont les arcades zigomatiques sont le plus visibles par la méthode de Blumenbach, se rencontre chez les Nègres océaniens et non chez les Mongols ; 4° que dans l’ordre inverse, l’angle négatif, celui dont les arcades zigomatiques sont les moins saillantes, s`observent chez les Auvergnats, les Lapons et les Nègres africains[11]. »

La remarque finale est caractéristique, en ce que les Auvergnats, les Lapons et les Nègres africains qui se trouvent réunis dans les races dont les arcades zigomatiques paraissent cryptoziges sont les représentants des trois principales races, à savoir : la blanche, la jaune et la noire.

La conclusion du professeur Topinard est positive. « L’angle pariétal de M. de Quatrefages, en somme, fournit un excellent caractère à la craniologie, mais il n’a rien de sériel et contrarie les vues émises par Blumenbach et Prichard. »

C’est donc en vain que nous nous efforcerions de découvrir un procédé craniométrique, par lequel on puisse dénicher le caractère mystérieux qui aide les anthropologistes à reconnaître les différences qui indiquent une hiérarchie naturelle entre les divers groupes de l’espèce humaine. Qu’on tourne ou retourne le crâne, il reste muet, avec son aspect sépulcral. Sombre sphinx, il semble nous dire plutôt qu’en parcourant tout le cycle de la vie, depuis le premier mouvement du protoplasma, qui prend des ébats savants dans la vésicule germinative, jusqu’à l’heure ou, le front courbé vers la tombe, le vieillard exsangue s’éteint et ferme les yeux à la lumière, l’homme vit, s’agite et progresse, mais rentre enfin au réservoir commun qui est la source des êtres et le grand niveau égalitaire. Assurément, ce n’est pas cette égalité dans la mort qui fait l’objet de nos investigations actuelles ; mais les têtes de mort, quoi qu’on fasse, ne diront jamais autre chose. La pensée, l’intelligence, la volonté, en un mot, tout ce qui constitue une supériorité réelle a certainement résidé en elles. Mais c’est comme les princes qui ont passé quelques instants sous des toits humbles et bas : ces lieux ne peu- vent jamais garder intégralement le cachet magnifique dont ils ont eu l’empreinte passagère.

Aussi quitterons-nous le crâne extérieur, qui paraît impuissant à nous éclairer, pour suivre les anthropologistes dans l’étude spéciale du cerveau. Là sans doute, nous trouverons le secret, la recondita dottrina, que nous recherchons avec tant d’ardeur ; secret magique à l’aide duquel on peut distinguer enfin le sceau de supériorité dont la nature a marqué les uns, et les signes d’infériorité qui font des autres les plus infimes représentants de l’espèce humaine.

Si la science, devant laquelle je suis habitué à m’incliner, me dévoile enfin le mot cabalistique ou le fil caché qu’il faut avoir pour forcer la nature à parler, alors même que ma conviction devrait faire place aux plus pénibles désillusions, j’écouterai déconcerté, mais résigné. Mais, si malgré la meilleure volonté, il est impossible de pénétrer ces arcanes de l’anthropologie ; si, telle qu’une courtisane capricieuse, elle a caché toutes ses faveurs, pour en faire comme une auréole autour du front illuminé des Morton, des Renan, des Broca, des Carus, des de Quatrefages, des Büchner, des de Gobineau, toute la phalange fière et orgueilleuse qui proclame que l’homme noir est destiné à servir de marchepied à la puissance de l’homme blanc, j’aurai droit de lui dire, à cette anthropologie mensongère : « Non, tu n’es pas une science ! »

En effet, la science n’est pas faite à l’usage d’un cénacle fermé, fût-il aussi grand que l’Europe entière augmentée d’une partie de l’Amérique ! Le mystère, qui convient au dogme, l’étouffe en l’avilissant.


IV.

LE CERVEAU ET L’INTELLECT.


De toutes les études biologiques, la plus intéressante est sans contredit la physiologie du système nerveux. C’est un champ plein de surprises et de prestigieux enchantements pour l’esprit. L’étude particulière du cerveau est surtout celle qui nous remue le plus. Nul ne l’aborde sans un certain tressaillement, sans une émotion confuse, indéfinissable. C’est qu’en touchant à ces notions positives que la science, depuis Haller jusqu’à Claude Bernard, expose avec une clarté et une précision chaque jour plus complètes et plus étonnantes, l’intelligence humaine sent mystérieusement qu’elle opère sur elle-même et accomplit une réelle introspection.

« Qui donc ne serait pas profondément ému, dit le professeur Huschke, à l’idée de ce siège de l’âme et de la pensée ? Nous demeurons interdits en face du sanctuaire au sein duquel agissent et se meuvent les forces de l’esprit, en face des formes énigmatiques qui, dans tous les modes de la vie et du mouvement, dans tous les actes et dans toutes les aspirations du genre humain, ont rempli mystérieusement leur rôle, depuis les origines jusqu’au temps où nous sommes. »

Cette étude intime de l’être qui cherche a connaître et raisonner sa propre nature a certainement un attrait exquis et troublant dans la psychologie, l’ancienne psychologie spiritualiste, où l’homme commence par se regarder comme un ange et ne s’occupe de ses facultés qu’en les considérant comme des gerbes émergeant d’une source divine, ces facultés étant irréductibles et immortelles tout aussi bien que l’âme dont elles sont la manifestation transcendentale. Mais ici les choses prennent un aspect autrement sévère, une signification autrement grave. L’esprit n’est plus en face de l’esprit, se contemplant dans les abstractions métaphysiques ou Berckley touche à l’insaisissable ; Kant, au sublime ; Hegel, à l’incompréhensible, le tout donnant à Victor Cousin l’avantage de disserter toute sa vie, dans un langage divin, pour ne rien dire qui ne vint d’un autre ; mais il est mis en face de la matière, c’est-à- dire de la réalité tangible. Au lieu de se contenter de généralités, il faut pousser l’investigation scientifique jusqu’au point ou elle nous aide à dévoiler la vérité ; au lieu de spéculer sur les noumènes, il faut étudier les phénomènes et deviner leur loi.

Mens agitat molem… disait-on hier avec Virgile ; Ohme Phosphorus, hein Gednmke ! répond-on aujourd’hui, avec Moleschott. Peut-être n’y a-t-il au fond aucune contradiction entre les deux affirmations. Qui sait, en effet, combien les faits qui nous paraissent les plus discordants s’harmonisent admirablement sous l’empire des lois mystérieuses de la vie ? Mais à quoi bon ces questions troublantes où l’on s’attarde trop facilement dans une fascination inexplicable ! On comprend l’exultation dans laquelle doit être transporté un Maine de Biran, lorsqu’il observe dans le recueillement du sens intime, les différents états d’activité de l’âme humaine, se traduisant en habitudes actives et passives, élaborant les principes de la connaissance par l’union de la volonté et de l’intelligence. Toutes ces courses dans le monde idéal, dans les régions de la pensée pure ont un charme de suavité auquel il est difficile de résister. Mais ce n’est pas, à coup sûr, la meilleure préparation pour celui qui va bientôt entrer dans un laboratoire ou une salle de dissection. C’est pourtant là seulement que la science parle. Elle donne à une constatation de l’œil armé du microscope cent fois plus de valeur que la plus belle pensée glanée dans les champs féeriques de la métaphysique.

Pour étudier le cerveau, au point de vue anthropologique, il faut donc se dépouiller de toute idée préconçue ; il faut considérer froidement les organes cérébraux, comme si on en ignorait la destination. C’est le meilleur moyen de se décider avec toute liberté, quand on aura rencontré un de ces caractères qui répondent à une manifestation d’un mode quelconque d’intelligence. Tous les savants physiologistes qui ont eu la gloire d’arriver a des découvertes remarquables n’ont jamais procédé autrement. L’anthropologie physiologique ne saurait abandonner cette méthode sans verser, involontairement ou non, dans l’ornière des hypothèses ou Gall et Spurzheim dameront toujours le pion aux Flourens et aux Gratiolet. Même un Claude Bernard, malgré toute la sagacité qu’il déployait dans les recherches expérimentales, donnant la preuve d’une sûreté de vue et d’une activité d’esprit rares dans le monde scientifique, perdrait absolument son prestige si, au lieu d’étudier la nature comme une grande inconnue qu’on tâche de dévoiler respectueusement et délicatement, il abordait les organes dont il voulait étudier les fonctions avec l’idée tlxe d’y trouver la confirmation d’une doctrine ou d’un système quelconque. « L’idée systématique, dit le grand physiologiste, donne a l’esprit une sorte d’assurance trompeuse et une inflexibilité qui s’accorde mal avec la liberté du doute que doit toujours garder l’expérimentateur dans ses recherches. Les systèmes sont nécessairement incomplets ; ils ne sauraient jamais représenter tout ce qui est dans la nature, mais seulement ce qui est dans l’esprit des hommes[12]. » Paroles profondes ! On pourrait les appliquer non-seulement aux déductions hâtives et téméraires que les anthropologistes tirent de leurs expériences systématiques, mais encore à toutes les pesées, tous les cubages et autres opérations anthropométriques, par lesquelles on cherche à établir des différenciations organiques ou hiérarchiques entre les divers groupes de l’humanité. Là on ne s’étaye que de règles formulées en dehors de la nature et qui se contredisent mutuellement ; mais on a un but arrêté, systématique, autour duquel tout gravite d’une façon évidente.

En prémunissant ainsi l’esprit du lecteur contre tout empressement à s’enthousiasmer de l’opinion de ceux qui ont cru trouver, en étudiant le cerveau, des signes évidents de ses différents modes d’activité, c’est-à-dire la source positive de nos facultés mentales, je ne prétends nullement méconnaître l’importance scientifique de cette étude. Les progrès réalisés par la science depuis cinquante ans me confondraient bien vite. Mais dans le courant et par suite de ces progrès mêmes, tous ceux qui regardent attentivement le cerveau ne peuvent s’empêcher d’y voir le théâtre d’une action jusqu’ici indéchiffrable. En étudiant tous ces dessins délicats, aux contours gracieux et aux lignes déliées, s’enchevêtrant en mille complications capricieuses, on sent dans ce magnifique instrument, qui est l’encéphale, des secrets que notre science, encore dans l’enfance, ne saurait complètement deviner.

Que le simple stimulus de la vie suffise pour en tirer les plus merveilleux effets, c’est incontestable. De là un besoin naturel de l’esprit de rattacher à chaque forme visible de cet instrument, dépression ou relief, cercles concentriques ou courbes savantes, une destination spéciale dans la production des effets constatés. Ce besoin de tout expliquer se produit parfois en des assertions audacieuses, surtout de la part des écrivains qui parlent du cerveau sans l’avoir spécialement étudié.

« Avec une richesse d’invention qui ferait envie à un dessinateur, dit Carus Sterne, les énergies intrinsèques de la plus simple et de la plus indifférente combinaison connue s’unissent aux influences morphologiques du dehors[13]. »

Malgré le ton affirmatif de cette phrase, elle n’exprime qu’une idée vague, tendant chaque jour, il est vrai, à s’enraciner dans nos habitudes intellectuelles, mais qui ne repose que sur des probabilités et qui ne possède, par conséquent, que la valeur d’une opinion plus ou moins plausible. D’autres, pour avoir mieux cherché, sont beaucoup plus circonspects. Considérant ces mêmes dessins, dont la richesse d’invention est si légitimement admise par l’auteur que je viens de citer, un autre savant allemand, après avoir longtemps étudié le cerveau avec ses formes bizarres, a conclu positivement à l’incapacité où nous sommes d’y rien comprendre d’une façon catégorique. Ce n’est certes pas à l’effet d’une timidité paralysante, qui n’a jamais de prise sur l’esprit du vrai savant, qu’il faut attribuer son opinion, mais à une conviction réelle d’observateur consciencieux.

« Nous trouvons dans le cerveau, dit Huschke, des montagnes et des vallées, des ponts et des aqueducs, des piliers et des voûtes, des viroles et des crochets, des griffes et des ammonites, des arbres et des germes, des lyres et des cordes, etc. Personne n’a jamais désigné la signification de ces formes singulières[14]. »

Depuis une trentaine d’années que ces paroles ont été imprimées, la science a continué de marcher. Ce grand problème de la corrélation qui existe entre le cerveau et la pensée n’a pas cessé d’agiter l’esprit humain, devenu chaque jour plus curieux, plus anxieux de connaître sa propre source. On a tenté maintes systématisations et des découvertes sérieuses en ont consacré plusieurs. Ainsi, d’après Broca, Longet et le professeur Vulpian, les fibres nerveuses dont est constituée la substance blanche jouent dans les phénomènes de cérébration, le simple rôle de conducteur. Elles ne font que relier les diverses parties cérébrales, et leurs fonctions semblent varier suivant les points qu’elles doivent mettre en relation. La substance grise aurait, au contraire, le rôle principal et son activité spéciale coïnciderait merveilleusement avec toutes les manifestations intellectives et volitionnelles, qui se réalisent particulièrement dans les deux hémisphères cérébraux. Là se réuniraient aussi les localisations les plus importantes telles que celles en rapport avec l’intelligence, la volonté, la sensibilité et la force motrice. C’est ainsi que la complication des circonvolutions cérébrales formées par les plis de la couche corticale, rendant en général sa surface beaucoup plus étendue, serait en corrélation directe avec des facultés très développées.

Autant d’affirmations discutées entre les physiologistes, appuyées ou combattues par les philosophes. Les derniers surtout en font beaucoup de bruit. Les écoles se dressent les unes contre les autres. Au-dessus des doctrines, on entend, de temps à autre, des objurgations bruyantes au nom de tout ce qu’il y a de plus élevé, de plus sacré parmi les choses humaines. Tandis que les uns veulent tout mesurer, afin de ramener les notions les plus abstraites aux proportions de vérités d’ordre purement expérimental, les autres protestent au nom de l’idéal, dont la fleur douce et parfumée s’étiole et se fane languissamment à la chaleur des chalumeaux ou au contact des acides. Mais les laboratoires fonctionnent et l’au-delà gémit encore. Les savants au front blême ne s’occupent pas des philosophes au front rayonnant ; ils ont cherché et ils cherchent toujours dans le silence, alors même qu’ils ne disent mot. Pourtant, on peut le répéter, nous restons en face du cerveau comme en face du sphinx.

Il faut sans doute proclamer bien haut le mérite transcendant de quelques découvertes que le siècle a eu la gloire de réaliser dans l’étude fonctionnelle du cerveau. Broca et Claude Bernard ont remporté des palmes bien dignes d’exciter l’orgueil de lhumanité. La doctrine des localisations cérébrales, que Flourens avait si ardemment combattue, a reçu par leurs travaux une confirmation évidente. Mais est-elle tout à fait victorieuse ? Est-elle reçue par toutes les autorités scientifiques, comme une vérité incontestable ? Assurément non. Et quels sont ceux qui en doutent encore ? C’est, entre autres, un des physiologistes les plus compétents, un vétéran de la science française.

Voici comment s’exprimait le professeur Vulpian, tout dernièrement à la Faculté de Médecine de Paris. « Pour moi, dit-il, jusqu’à présent, la vérité de cette doctrine n’est pas rigoureusement démontrée[15]. » En réalité, ce qu’on sait pèse si peu à côté de ce qu’on ignore, que l’on deviendrait bien humble si on voulait un seul instant y réfléchir. De tous ces vastes départements que présente la construction du cerveau, on n’a touché que le seuil. On voit, on sent plutôt confusément combien vastes, combien ornés en sont les compartiments, mais ils paraissent comme dans un milieu obscur et lointain.

Apparet domus intus et atria longa patescunt.

Plus de trente ans après Huschke, la science n’ose garantir le résultat final des investigations qui se poursuivent dans le but d’expliquer le mode d’activité que déploie le cerveau dans la production de la volonté et de l’intelligence, ainsi que de toutes les hautes facultés qui font de l’homme un être incomparable, quelle que soit l’enveloppe dont il est revêtu. « Nous ne sommes encore qu’au seuil de ces recherches, dit le docteur Ferrier, et l’on peut se demander si le temps est venu de tenter une explication du mécanisme du cerveau et de ses fonctions. Ce temps peut paraître a des esprits sérieux aussi éloigné que jamais[16]. » On doit peut-être mitiger la conclusion du savant physiologiste et se dégager un peu de ce découragement profond où semble tomber un homme qui aura étudié longtemps, religieusement, sans voir ses recherches aboutir à rien de concluant. Il n’y a rien de plus opposé a l’esprit scientifique que la rigidité absolue du mot jamais. Il faut toujours l’écarter dans toutes les prédictions que l’on fait sur les problèmes dont la solution est réservée à l’avenir, à moins qu’il ne s’agisse de vérités d’ordre éternel, telles que les lois mathématiques suffisamment vérifiées et contrôlées par la méthode discursive. Mais tout en corrigeant l’excès du doute, on peut y prendre note que l’état actuel de la science ne permet nullement de prédire, par la simple inspection du cerveau, que tel homme a été plus intelligent que tel autre. Tout ce qui a été dit ou fait en ce genre doit être accepté sous la réserve la plus expresse. Encore moins peut-on inférer de sa conformation extérieure ou de son poids, qu’une race est supérieure à une autre race.

Aussi la physiologie psychique, quoique abordant à peine la période positive, semble-t-elle caractériser sa tendance à ne point considérer le volume et le poids du cerveau comme les signes d’une activité supérieure. En étudiant l’encéphale, on a vite remarqué combien peu régulièrement la dimension répondait à l’énergie de l’organe.

Par une induction logique, on a pu même découvrir que la richesse et la complication des circonvolutions présentaient un meilleur caractère de diagnostic, dans la recherche des rapports qui existent entre l’intelligence et le cerveau. À cette première étape ou l’investigation scientifique n’allait pas plus loin qu’à la constatation de leurs formes, on croyait généralement que ces circonvolutions exprimaient par leur seule configuration le degré et même la spécialité des aptitudes propres au cerveau où elles se trouvent. Mais plus tard, la science progressant toujours, on finit par deviner que la présence des circonvolutions ne coïncidait si bien avec une intelligence bien développée, que parce que les replis qui les forment sont tous tapissés d’une couche grise, ou substance corticale. En effet, les phénomènes ultimes de l’innervation prennent dans ce dernier tissu une activité de l’ordre le plus élevé, se traduisant par la sensibilité, la coordination des mouvements, l’intelligence et la volonté. Il s’ensuit qu’un cerveau d’un diamètre relativement petit peut bien, par sa richesse en circonvolutions multiples, être recouvert d’une couche corticale considérable. On peut facilement expliquer ainsi le fait si souvent constaté d’une grande intelligence accompagnant une petite tête ou un cerveau fort au-dessous de la moyenne.

La complexité du problème se manifeste de plus en plus, à mesure qu’on l’étudie mieux. Dans la substance corticale, on a découvert des cellules et des fibres nerveuses, enchevêtrées avec un art incomparable. Les cellules appartiennent plus spécialement à la substance grise ou corticale, tandis que les fibres, qui semblent destinées à transmettre au cerveau les impressions du dehors, sont communes entre elle et la substance blanche où, comme nous l’avons vu, elles jouent le rôle de fil conducteur. Toutes les énergies intellectives ou volitionnelles se manifestent exclusivement dans les cellules nerveuses. Ainsi, le nerf sensitif ayant reçu une excitation venant du milieu extérieur ou du milieu organique, la transmet au cerveau sous forme de sensation ; cette sensation se transforme en perception dans la cellule nerveuse et, en accumulant les perceptions, le cerveau les coordonne pour les transformer en pensée ou en actes de volonté.

La substance grise diffère histologiquement de la substance blanche par la disposition de ses éléments nerveux, ainsi que nous l’avons expliqué ; mais ce qui la fait distinguer du premier coup d’œil, c’est surtout la teinte gris-rougeâtre qu’elle présente, non d’une manière brusque et tranchée, mais en augmentant de nuance de l’intérieur à l’extérieur. Cette teinte elle-même provient d’une richesse vasculaire beaucoup plus grande que dans la substance blanche ; de telle sorte que le sang, agent vital par excellence, est maintenant reconnu comme la source de l’énergie non-seulement physique, mais encore intellectuelle et morale !

Voilà autant de faits constatés par la science, déduits et contrôlés par les plus habiles expériences répétées tant en Allemagne qu’en France. Mais y trouvons-nous un moyen sûr d’étudier dans le cerveau les caractères qui accompagnent infailliblement une grande intelligence ? Les plus grands physiologistes, ceux mêmes dont les magnifiques travaux sont l’honneur de ce siècle, reculent en déclarant leur impuissance, quand il faut formuler une conclusion si importante.

Il y eut un moment où l’on a cru pouvoir procéder par simple déduction. Puisque la substance corticale du cerveau est le lieu où toutes les hautes activités de l’esprit prennent leur source, se disait-on, plus la couche grise qui la constitue est épaisse, plus grande doit être la puissance intellectuelle. Mais les expériences de Longet et d’autres éminents physiologistes ne tardèrent pas à démontrer, encore une fois, combien il faut être circonspect et sobre de généralisations orgueilleuses quand il s’agit des sciences naturelles et surtout biologiques, sciences où le principal facteur qui est la vie, n’a pu trouver jusqu’ici même une définition pratique.

Aussi la physiologie a-t-elle décliné l’honneur de découvrir le degré de l’intelligence par l’examen du cerveau soit en entier, soit en partie. « Ce n’est pas seulement la quantité, dit un savant physiologiste, c’est aussi la qualité du tissu et l’activité réciproque de chaque élément qui déterminent le niveau des facultés intellectuelles[17]. » Ces paroles sont bien claires, les termes en lesquels le savant s’exprime ne présentent nulle difficulté à l’interprétation ; mais dans l’état actuel de la science pourra-t-on jamais distinguer les qualités du tissu cérébral ? Certainement non. Il faudra peut- être attendre bien longtemps avant que d’autres progrès, d’autres lumières viennent nous armer de connaissances assez positives sur ces délicates matières, pour nous autoriser à affirmer toutes les propositions qu’on semble regarder comme autant de vérités parfaitement démontrées.

Cet aperçu sur l’état des questions qui se posent dans l’étude du système nerveux et du degré de développement qu’a déjà reçu cette branche des connaissances humaines, suffira sans doute à préparer l’esprit du lecteur. Par ce moyen il pourra examiner consciencieusement la valeur des déductions que tirent les anthropologistes des procédés arbitrairement employés dans l’étude comparative des races humaines.

Il faut le déclarer. Cette partie des études anthropologiques, ou nous devions rencontrer toutes les recherches destinées à établir la différence des aptitudes intellectuelles des diverses races humaines, est celle qui a été le plus négligée. Mais, — on ne doit point se fatiguer de le demander, — en vertu de quel caractère scientifique considère-t-on alors certaines races comme inférieures à certaines autres ? Ne serait-ce pas le fait indéniable d’un grossier empirisme ? Plus on cherche la cause d’une telle inconséquence plus on est porté à la trouver dans l’inspiration de raisons ou de motifs étrangers à la science. Nous les étudierons plus tard ; quant à présent, nous allons examiner les résultats de la seule expérience que les anthropologistes aient imaginée pour comparer les aptitudes des races humaines suivant le cerveau. C’est la pesée.


V.

POIDS DE L’ENCÉPHALE DANS LES DIVERSES RACES.


Nous emprunterons à l’ouvrage si complet de M. Topinard la liste suivante de pesées du cerveau. Elle groupe ensemble plusieurs variétés de l’espèce humaine, et on pourra y étudier aisément les oscillations d’une race à une autre race. Le savant professeur ne la présente d’ailleurs que sous des réserves expresses. « … Mais ce qui enlève toute sécurité à la comparaison du poids du cerveau dans les races, dit-il, ce sont les variations individuelles si capricieuses et subordonnées à tant de circonstances extérieures, de l’intelligence primitive et secondaire, ou mieux encore de l’activité cérébrale, quelles que soient la direction et les manifestations physiologiques[18]. »

Dans cette liste, les noms entre parenthèse indiquent les anthropologistes qui ont opéré le pesage.

105 
Anglais et Écossais (Peacock) 
1427 gr
28 
Français (Parchappe) 
1334
40 
Allemands (Huschke) 
1382
18 
Allemands (Wagner) 
1392
50 
Autrichiens (Weisbach) 
1342
Annamite (Broca) 
1233
Nègres africains (Divers) 
1238
    —       —     (Broca) 
1289
Noir de Pondichéry (Broca) 
1330
Hottentot (Wyman) 
1417
Nègre du Cap (Broca) 
974


J’omets, comme inutiles ici, les pesées de cerveaux de femmes, tout en remarquant que le poids du cerveau des Négresses d’Afrique de Peacock (1232 gr.) est supérieur à celui du cerveau des Françaises de Parchappe (1210 gr.).

Ce qui ressort le plus clairement de l’examen de ces chiffres, c’est que le poids du cerveau n’est nullement en corrélation constante avec les différences ethniques. Le poids du cerveau du Hottentot de Wyman se fait remarquer du premier coup d’œil. En le citant, M. Topinard a écrit en note les réflexions suivantes : « Ce poids exceptionnel chez un nègre est dépassé par l’un des cerveaux de Nègres de M. Broca, qui s’élève à 1, 500 grammes. N’est-ce pas le cas de se demander si le Nègre libre, vivant dans un milieu européen, n’a pas un cerveau plus lourd que s’il était resté dans ses forêts, loin d’excitations intellectuelles plus fortes ? » Ces paroles sont particulièrement remarquables dans la bouche du disciple bien-aimé de l’illustre Broca. En réfléchissant sur leur portée logique, le savant auteur de l’Anthropologie devait y trouver la condamnation catégorique du système qui divise les groupes humains en races supérieures et races inférieures. Mais, pour les hommes d’école, il est écrit qu’en anthropologie on ne fera jamais cas de la logique.

Il faut encore ajouter que Wagner, en Allemagne, et Sandifort B. Hunt, aux États-Unis, ont rencontré un maximum de 1507 gr. parmi les cerveaux de Noirs africains ; Mascagny en a même trouvé un de 1587 grammes. Or, le minimum du poids du cerveau chez les Blancs européens descend jusqu’à 1133 grammes, d’après Broca, et on en trouve de bien inférieurs à ce chiffre.

Encore bien que le poids du cerveau ne doive point nous paraître d’une trop grande valeur, au point de vue de l’influence qu’il exerce sur les actes de cérébration, ce sont là des faits dignes d’être constatés.

Une autre liste quelque peu curieuse est celle des pesées faites par M. Sandifort B. Hunt[19], en partageant les groupes en blancs purs, en métis de différents degrés et en noirs purs.

La voici :

24 
Blancs 
1424gr
23 
Trois quarts de blanc 
1390
47 
Demi-blancs ou mulâtres 
1334
51 
Un quart de blanc 
1319
95 
Un huitième de blanc 
1308
22 
Un seizième de blanc 
1280
141 
Nègres purs 
1331

Il y a surtout à remarquer dans ce groupement, que s’il fallait en accepter les chiffres comme l’expression exacte des faits, le blanc serait en tête de la hiérarchie ; après lui viendrait le quarteron, le mulâtre ne serait pas plus intelligent que le nègre ; mais les nuances intermédiaires, telles que le cabre, le griffe et le sacatra, seraient positivement inférieures au nègre pur. M. Topinard y fait les réflexions suivantes : « Ne semble-t-il pas en résulter que le sang blanc, lorsqu’il prédomine chez un métis, exerce une action prépondérante en faveur du développement cérébral, tandis que la prédominance inverse du sang nègre laisse le cerveau dans un état d’infériorité vis- à-vis même du nègre pur ? Ce qui laisserait croire que les métis prennent le mal plus aisément que le bien. »

Sans le ton suppositif employé dans la dernière phrase, on pourrait la croire signée par M. de Gobineau. Mais M. Topinard se laisse rarement prendre en défaut, sous le rapport d’une sage circonspection. Quand il sera question du métissage, nous verrons d’ailleurs ce que d’autres pensent et ce qui en est réellement.

Je ne veux pas terminer cette étude comparative du cerveau dans les diverses races humaines, sans citer quelques paroles de Broca qui corroborent merveilleusement tout ce qu’on vient de lire. « Personne n’a prétendu, dit-il, qu’il y a un rapport absolu entre le développement de l’intelligence et le volume ou le poids de l’encéphale. Pour ce qui me concerne, j’ai protesté de toutes mes forces et à plusieurs reprises contre une pareille absurdité ; j’avais même écrit d’avance cette partie de mon discours, afin que ma manière de voir, exprimée en termes très catégoriques, ne pût donner lieu à aucune équivoque, et j’avais terminé par la phrase suivante que je demande la permission de vous relire une seconde fois : « Il ne peut donc venir à la pensée d’un homme éclairé de mesurer l’intelligence en mesurant l’encéphale[20]. »

L’opinion du maître a été bien clairement exprimée. Réunie à tout ce qui a été précédemment exposé, elle prouve jusqu’à l’évidence que le poids de l’encéphale n’a pas une signification de bien haute valeur dans la comparaison qu’on voudrait faire des aptitudes intellectuelles de chaque groupe ethnique. Mais en supposant même qu’il ait toute l’importance que certains anthropologistes paraissent y attacher, le résultat des pesées ne prouve aucunement que le cerveau du Caucasien soit constamment supérieur à celui de l’Éthiopien.

Ici encore, la conclusion est contraire à toute systématisation, tendant à diviser les races en inférieures et supérieures.


VI.

DIFFICULTÉS DE CLASSE LES APTITUDES.


Je sais bien que, perdant pied sur le terrain des sciences biologiques qui constituent le domaine propre de l’anthropologie, telle qu’on l’a faite et qu’on l’entend, suivant la méthode et la doctrine de Broca, on s’empressera de passer sur le terrain des sciences historiques et spéculatives, pour prouver que les hommes de race noire n’ont jamais pu atteindre à un aussi haut développement de l’esprit que ceux de la race blanche. On se contentera de cette objection pour en induire l’infériorité intellectuelle du Noir. Plus tard nous pourrons voir que l’histoire intellectuelle des nations prouve d’une manière évidente que la manifestation de ces aptitudes n’a pas eu son plein et entier développement dans une seule race. Les différents groupes de l’humanité se sont plutôt transmis de main en main le flambeau de la science. C’est une lumière qui va sans cesse grandissant, à travers les oscillations séculaires où son intensité ne semble parfois diminuer que pour jaillir en gerbes plus lumineuses, semblables à ces étoiles brillantes dont les rayons interférents simulent l’obscurité juste à l’instant où leur éclat va éblouir nos yeux charmés et réjouis.

Mais dès maintenant, nous pouvons poser la question. La science de l’esprit, la noologie a-t-elle été suffisamment étudiée pour qu’on puisse classer méthodiquement les différentes manifestations de l’intelligence et fixer avec certitude leur valeur hiérarchique ? Où trouverons-nous les règles d’une telle classification ? Au commencement de cet ouvrage, j’ai nommé plusieurs savants ou philosophes, qui ont tenté d’élaborer une classification scientifique des connaissances humaines, en établissant une hiérarchie qui va, plus ou moins régulièrement, des sciences de généralisation déductive aux sciences plus complexes de spécialisation inductive, où l’expérience aidée de la méthode doit précéder toutes les conclusions. Nous n’avons fait que passer rapidement sur cette question. Au fond, on s’entend très peu sur la construction de cette échelle hiérarchique. Telle science qu’un savant considère comme supérieure sera mise à un rang subalterne par un philosophe ou même par un autre savant. C’est à ce point que le plus libre champ y est encore laissé à l’arbitraire.

Cette contradiction, dont ne s’occupent nullement les anthropologistes qui croient avoir résolu toutes les difficultés quand ils ont cubé un crâne ou mesuré un angle facial, rend impraticable toute systématisation ordinale des connaissances humaines. Pourrait-on, en l’absence de cette systématisation, décréter que telle opération de l’esprit est inférieure à telle autre ? Je ne le crois aucunement. Tout le temps que la lumière ne sera pas faite sur ce point, un exercice quelconque de l’intelligence, pourvu qu’il y ait un cachet personnel et supérieur, pourra toujours être comparé à n’importe quel autre. Une chanson bien tournée et bien rythmée, par exemple, vaudra tout autant que la découverte de la plus belle loi d’équilibre des forces naturelles ou sociales. Mais alors comment établir les comparaisons ?

Puisqu’il faut choisir entre les diverses opinions, je prendrai pour règle de comparaison hiérarchique entre les différentes catégories scientifiques, la classification d’Auguste Comte, fondateur de la philosophie positive à laquelle j’adhère entièrement. Suivant le grand positiviste, l’arbre de la science s’élève graduellement, en évoluant dans l’ordre suivant : la première assise ou l’étape inférieure est formée par les mathématiques pures qui ne sont que des instruments de l’esprit dans la recherche de la vérité ; viennent ensuite la mécanique et l’astronomie, la physique, la chimie, les sciences biologiques et la sociologie. Après avoir parcouru ces différentes sphères jusqu’au bout, en y passant de l’état dynamique à l’état statique, on domine enfin tous les ordres de la connaissance ; on obtient une intelligence parfaite de la nature, en distinguant les principes d’harmonie ou d’association des causes de discordance ou de dissociation. La saine philosophie, réduite ainsi à une synthèse de toutes les notions et de toutes les conceptions, consiste alors à se conformer aux lois de la nature, tout en concourant avec intelligence à l’harmonisation de tous les éléments, hommes et choses, répandus sur l’orbe immense de notre planète. À ce besoin d’harmonie répondent les sentiments altruistes qui font de l’humanité un être concret dont les parties solidaires agissent, travaillent et progressent dans une destinée commune.

En tant que philosophie morale on a beaucoup discuté les conceptions de l’illustre Auguste Comte sans enrayer aucunement le progrès rapide qu’elles font dans les esprits ; mais comme classification des sciences, rapport sous lequel nous les envisageons ici, elles n’ont jamais eu de sérieux contradicteurs. Herbert Spencer, l’esprit le mieux préparé pour les reprendre à un autre point de vue, n’a pas complètement réussi dans l’essai de classification qu’il a écrit ; et, plus tard, dans un de ses plus remarquables ouvrages[21], il fut obligé de rendre un hommage sans restriction à la haute sagacité du grand positiviste.

On peut donc s’appuyer sur le système de hiérarchisation de Comte pour comparer les divers ordres de connaissances et leur valeur relative. En ce cas, il faudra bien rabattre des prétentions qu’on a toujours cru légitimer, en déclarant que la supériorité intellectuelle du blanc sur celle du noir est prouvée par la grande aptitude du premier à s’occuper des mathématiques transcendantes, aptitude supposée nulle chez le second ; car si l’Européen n’excellait que dans les mathématiques son mérite ne serait pas extraordinaire. Cette branche de science, qui emprunte aux études élevées de l’astronomie un prestige puissant aux yeux du vulgaire, n’a rien de cette excellence que les profanes lui concèdent. L’astronomie qui s’en sert dans ses plus hautes applications est une science vraiment admirable. Cependant elle ne doit tout son relief qu’à l’association d’autres sciences plus complexes telles que la physique et la mécanique sans lesquelles la simple théorie des nombres n’aurait jamais pu sortir du vague et de l’abstraction.

Ce qui donne une application sérieuse à l’esprit et ce qui prouve surtout la vigueur de l’intelligence, ce sont les sciences expérimentales et les sciences d’observation ou l’homme examine les phénomènes naturels, et cherche à découvrir les lois qui les régissent. C’est là aussi qu’on devait rechercher la facilité de compréhension qui dénote réellement le degré d’aptitude de chacun.

Quelle difficulté offrent les mathématiques lorsqu’elles ont été graduellement inculquées à l’esprit ? Quelle complexité de méthode y rencontre-t-on ? Ce qui les rend abordables, ce n’est nullement de grandes facultés intellectuelles, c’est une certaine discipline de l’esprit ou les formules et les théorèmes tiennent lieu de chef de file, dans toutes les évolutions du calcul. Les Monge, les Laplace, les Arago, les Leverrier, sont des hommes qui planent bien haut, au-dessus du commun ; mais nonobstant qu’ils réunissaient aux mathématiques d’autres aptitudes qui en ont augmenté le mérite, il faut convenir que beaucoup de savants, sans être des mathématiciens, occupent une place plus élevée dans les carrières de l’intelligence, où ils ont cueilli des palmes autrement importantes. Il est certain que les découvertes d’un Cuvier, d’un Lavoisier, d’un Berzélius, d’un Claude Bernard ont une importance infiniment plus grande pour le progrès général de l’espèce humaine que tout ce qu’on pourra jamais tirer des mathématiques. Je conviens, tout le premier, qu’il faut pour devenir un bon mathématicien, avoir des habitudes intellectuelles que tous les hommes ne cultivent pas et peut-être ne peuvent cultiver ; mais en est-il différemment pour les autres sciences d’une complexité supérieure ? Non. Pourquoi doit-on alors voir dans l’aptitude au calcul un signe naturel de la supériorité organique du cerveau ?

D’ailleurs, ce n’est pas à la race blanche que revient l’honneur d’avoir inventé ni la science des nombres ni la mesure de l’étendue. L’origine des mathématiques remonte à la noire Égypte, la patrie des Pharaons. Tous les savants qui se sont occupés de l’histoire des sciences exactes sont unanimes à reconnaître que les anciens Égyptiens ont été les créateurs de la géométrie[22]. Plus de trois mille ans avant l’ère chrétienne, alors que les nations européennes étaient encore à l’état barbare, les Chamites qui habitaient les bords du Nil faisaient déjà des calculs géométriques sur l’aire de diverses espèces de surface. Dans le papyrus de Khind au British Museum de Londres, on a déchiffré des problèmes de géométrie pratique sur le triangle, le cercle, le trapèze, etc. D’après l’estimation du Dr Samuel Birch, un des plus grands égyptologues connus, l’original dont ce papyrus est la copie remonterait à 3.300 ans avant Jésus-Christ.

Platon et Diogène Laërce s’accordent à reconnaître que l’arithmétique tire aussi son origine de l’Égypte : ce qui est absolument logique, puisque les calculs arithmétiques sont indispensables pour la solution des problèmes de géométrie.

De même que beaucoup d’autres choses, la Grèce, la première nation de la race blanche occidentale qui soit parvenue à un développement sérieux de civilisation, doit incontestablement à l’Égypte toutes les premières notions de mathématiques qu’elle a perfectionnées en continuant l’évolution scientifique. Cette évolution ne devait aborder que longtemps après sa période positive.

Le premier savant Grec qui se fût occupé des mathématiques avec quelque éclat est Thalès de Milet ; mais il avait acquis en Égypte la meilleure partie de son savoir.

Au sixième siècle, avant l’ère vulgaire, la Grèce eut la gloire de produire Pythagore qui fit preuve des plus belles aptitudes pour les sciences. On lui doit, en mathématiques, la découverte de diverses propriétés des nombres, la démonstration de la valeur du carré de l’hypothénuse et de plusieurs autres théorèmes. Mais n’a-t-on pas droit de se demander s’il était arrivé seul à tous ces résultats ou s’il n’a fait que nous transmettre des notions reçues parmi les prêtres égyptiens, au collège desquels il fut même agrégé à Thèbes, ayant vécu vingt ans dans leur pays ?

Platon, qui s’occupa des mathématiques avec succès et qui a principalement contribué à leur donner le prestige qu’une routine aveugle continue encore à y voir, ne se contenta pas de les étudier avec les pythagoriciens, mais il alla lui-même en Égypte, comme pour en puiser la lumière à sa propre source.

Deux causes ont empêché les anciens Égyptiens de jouir de toute la gloire qui leur revient dans cette sphère comme en tant d’autres. La première est qu’ils se servaient d’une langue dont la grammaire était assez développée, mais dont l’écriture était tellement compliquée et difficile que tous les documents scientifiques et littéraires qui en sont sortis ont demeuré des centaines de siècles sans avoir pu être interprétés. On peut affirmer que pendant le laps de temps que l’on est resté impuissant à comprendre le sens caché des caractères hiéroglyphiques, considérés comme autant de sphinx dans ce monde mystérieux de l’Égypte, la majeure partie de ces documents ont disparu, emportant avec eux des secrets à jamais perdus. D’autres encore enfouis au sein de la terre noire de la noire Kémie, seront certainement retrouvés dans l’avenir. Il n’y aura pas lieu de s’étonner qu’ils viennent un jour confondre bien des théories !

La seconde cause qui a, en quelque sorte, empiré les désagréments de la première, est l’esprit exclusif des prêtres, qui étaient les principaux détenteurs de la science. Ils faisaient un mystère de toutes leurs acquisitions scientifiques et ne les enseignaient que dans un milieu restreint, à un petit nombre d’élus, constituant une école fermée et appelée seule a la possession complète de la doctrine ésotérique.

Malgré tout, cette terre d’Égypte était si bien considérée comme la patrie de la science, que c’est à Alexandrie que les Grecs vinrent développer toute leur aptitude aux mathématiques, en produisant des individualités telles qu’Euclide, Archimède, Appollonius de Perga, autant d’éclatantes étoiles qui brillaient dans la pléïade alexandrine. Maintenant que l’esprit humain entre dans une période de maturité qui se signale par une critique absolument consciencieuse, ne pourrait-on pas se demander si des savants ignorés de l’ancienne race égyptienne n’auraient pas contribué aux premières étincelles que les sciences ont jetées dans la ville immortelle fondée par Alexandre le Grand ? Mais qu’on réponde affirmativement ou non, il ne reste pas moins acquis à l’histoire que la race noire d’Égypte a cultivé la première les notions abstraites de l’arithmétique et formulé les premiers calculs dont le perfectionnement successif a abouti aux grandes théories des temps modernes, ou brillent les noms de Descartes, de Newton, de Pascal, de Leibniz, d’Euler, de Bernouilli, de Gauss et d’une foule d’autres savants tout aussi remarquables.

Nous avons dit que Platon contribua principalement à faire considérer les mathématiques comme une science incomparable. En effet, le chef de l’Académie mettait un tel prix à la science des nombres et de l’étendue, qu’il la regardait comme le signe le plus évident et la meilleure preuve d’un esprit cultivé et distingué. On assure que dans un mouvement d’enthousiasme, il avait même inscrit à la porte de son école : « Que nul n’entre chez moi, s’il n’est géomètre.[23] » Poussant l’idée pythagoricienne jusqu’à la hauteur d’un dogme, il professait que la musique, la géométrie et l’astronomie étaient « les anses de la philosophie » (λαϐάς φιλοσόφιας) ; enfin il ne croyait pouvoir mieux définir Dieu qu’en le nommant « le géomètre éternel »[24].

Quand on sait l’influence que les idées de Platon ont exercée sur l’esprit humain, dans tout le groupe occidental, on s’explique bien vite l’espèce de culte qu’on professe encore pour les mathématiques. Mais notre siècle a suffisamment éclairci de problèmes pour que nous ne persistions pas à marcher comme des aveugles dans les errements du passé.

En parlant de Platon, on ne peut jamais oublier Aristote. Ce qui prouve que les mathématiques n’ont point, eu égard à la hiérarchie des connaissances humaines, toute l’importance qu’on s’est accoutumé à leur donner ; ce qui prouve qu’elles ne sont point le signe exclusif de grandes facultés intellectuelles, c’est que le grand Stagirite, l’intelligence la plus vive et la mieux organisée qu’on puisse jamais rencontrer, n’a jamais pu devenir un bon mathématicien. Pour moi, je comprends bien vite qu’un cerveau d’une activité aussi féconde que celle d’Aristote se soit ennuyé des formules qui emprisonnent l’esprit et le mettent à l’étroit, dans la discipline intellectuelle si nécessaire à un bon mathématicien. Aussi bien cet exemple suffit pour réduire à sa juste valeur une proposition que l’on répète depuis si longtemps, sans qu’on ait jamais pensé à la contrôler par un examen sérieux.

Est-ce à dire que les mathématiques n’ont aucun mérite, ni aucune valeur dans la sphère scientifique ? Bien fou et absurde serait quiconque avancerait une telle assertion. Je crois tellement le contraire que, me conformant en cela aux idées de l’illustre Comte, je considère ces études comme indispensables à la préparation de l’esprit destiné à des exercices plus difficiles, plus complexes. Ce que j’affirme, c’est qu’on ne saurait continuer à faire des mathématiques le summum des connaissances humaines, sans se condamner à ne jamais s’affranchir de l’influence des doctrines métaphysiques qui ont trop longtemps subjugué l’esprit humain, depuis Platon jusqu’à Hégel.

  1. De Gobineau, De l’inégalité des races humaines, p. 35.
  2. Beauregard, Des divinités égyptiennes.
  3. British association for the advancement of science, 1868.
  4. Das Hirn des Negers mit dem des Europäers und Orang-Outangs vergleichen.
  5. César Cantu, Histoire universelle.
  6. Dei caratteri gerarchia del cranio umano in Arch. dell antrop. e la enol. Florence, 1875.
  7. Voir page 139 de cet ouvrage.
  8. Voir Topinard, L’anthrop., p. 251.
  9. Broca, loco citato, t. IV, p. 676.
  10. Broca, Ibidem, p. 680.
  11. Topinard, loca citato, p. 296.
  12. Cl. Bernard, La Science expérimentale.
  13. Carus Sterne, Seyn und Werden.
  14. Huschke, Schædel, Hirn Seele des Menschen und der Thiere. Iéna, 1854.
  15. Vulpian, Les localisations cérébrales in Revue scientifique, no 15, 11 avril 1885.
  16. Dr David Ferrier, The functions of the brain. London, 1877 (Préface in fine).
  17. Valentin, Traité de physiologie.
  18. Topinard, loco citato, p. 319.
  19. Negro as a soldier, cité par M. Topinard. L’Antropologie, p. 321.
  20. Voir Topinard, Le poids de l’encéphale in Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, 2° série, t. III, p. 29.
  21. Voir Herbert Spencer, De l’éducation physique, intellectuelle et morale.
  22. Voir surtout Bretschneider, Die geometrie und die geometer vor Euclides, Leipzig, 1870.
  23. Μηδείς ἁγεωμέτρητος εἰσίτω μοῦ τὴν στεχην. (C. f. Jean Tzetzès, Chiliades, VIII).
  24. Αει ὁ θεός γεωμετρει. Platon, Timée.