De l’égalité des races humaines/Chapitre 4


CHAPITRE IV.

Monogénisme et polygénisme.


Ipsius enim et genus sumus. (Acr. Ap.).

Τοῦ γὰρ ϰαὶ γένος ἔσμεν.    (Aratus).

I.

LES DEUX DERNIERS CHAMPIONS.


Malgré tant de travaux et de controverses, les savants qui parlent encore de l’espèce, dans un sens ou dans l’autre, ne parviennent pas mieux à une conception claire et nette de l’idée qu’on doit y attacher[1]. Et c’est avec cette incertitude fondamentale sur le caractère propre et distinctif de l’espèce qu’on a livré tant d’assauts, à savoir si les hommes forment une seule espèce ou s’ils en forment plusieurs ! C’était vraiment s’engager à ne jamais vaincre ni jamais être vaincu. On pourrait donc se dispenser de jeter un regard sur ce tournoi de paroles retentissantes où les plus ingénieux semblent toujours emporter la palme, mais ne la gardent que pour un instant. Cependant les arguments que l’on emploie pour soutenir ou combattre la doctrine unitaire constituent, pour la plupart, la source même d’où il a surgi toute armée la théorie de l’inégalité des races humaines, comme sortit Minerve de la tête de Jupiter. Il faut donc y fixer l’attention.

Je dois confesser que je n’ai aucune préférence de simple prédilection pour la doctrine unitaire telle que ses adeptes la soutiennent, que la doctrine polygéniste ne me cause aucune répugnance. Que l’espèce humaine soit une ou multiple, la thèse que je soutiens n’en aura ni plus ni moins de difficultés. Et que m’importe que l’on considère la race noire à laquelle j’appartiens comme une espèce distincte de la blanche, la jaune, la rouge, enfin des seize couleurs ou formes spécifiques déterminées par les fantaisies polygénistes, si je sais que, quelle que soit la distance taxonomique qui la sépare d’elles toutes, elle tient sur le globe une place incontestable et ne le cède à aucune autre sous le rapport de l’intelligence, de la vertu et de la volonté ! Mais l’intelligence que l’on montre en présence de deux causes opposées n’empêche pas d’apprécier les moyens qui sont mis à leur service respectif, ni d’en distinguer la force ou la justesse.

Revenons à la question posée plus haut : y a-t-il une seule espèce humaine ou y en a-t-il plusieurs ? « L’importance du problème n’est pas petite, dit M. Georges Pouchet ; c’est assurément l’une des plus grandes questions qui puisse agiter la science, plus grande peut-être que celle qui s’éleva au temps de Galilée, quand il fut question de renverser des idées vieilles comme le monde et appuyées sur un témoignage dont il n’était pas permis de douter. Il s’agit presque d’un dogme et non d’un fait accessoire. La science se heurte ici avec la religion, comme autrefois en astronomie, et nulle part le choc n’est plus violent, nulle part les conséquences n’en peuvent être aussi grandes[2]. »

Jamais exorde ne fut mieux débité. Devant cette solennité dont s’entoure le remarquable athlète qui se présente sur le stade avec le front si haut et l’air si fier, on est forcé de se recueillir pour écouter les grandes vérités qui vont être révélées. M. Georges Pouchet et l’illustre Broca furent, en effet, les plus zélés défenseurs de la thèse polygénique. Aussi avec eux, nous n’avons pas seulement de simples nomenclateurs. Ce sont plutôt des théoriciens obstinés, ne voyant aucune raison au-dessus de leur système, ne perdant aucune occasion de le corroborer, de le fortifier, et de lui donner cette base solide qui défie les temps et les révolutions. Peut-être ces considérations se rapportent-elles moins à M. Georges Pouchet qu’à Broca, mais les arguments de l’un sont tellement conformes à ceux de l’autre, qu’on est obligé de les réunir sous le même coup d’œil et d’en faire une seule et même appréciation.

Avant d’aller plus loin, faisons un examen rapide de l’époque où la théorie polygéniste eut une recrudescence si remarquable, soutenue par des adeptes d’une compétence telle, que la science se voit obligée de compter avec elle, malgré toutes les protestations de l’orthodoxie scandalisée.

Vers l’année 1856, le nouveau monde était travaillé par une idée qui envahissait les esprits et les obsédait. La grande République étoilée dont le progrès matériel et le développement subit et superbe étonnait les politiques, les philosophes, aussi bien que les économistes, sentait se creuser dans son sein une plaie affreuse, horrible. La morale reste toujours la morale. Quelque spécieuses que soient les raisons que l’on met en ligne pour en obscurcir l’autorité, elle se réveille un jour souveraine et bouleverse la conscience mise en guerre avec elle-même. Le peuple américain avait donc fini par comprendre qu’il vivait sous l’empire d’une contradiction patente. En effet, la liberté greffée sur l’esclavage a pu fleurir sous le ciel clair de la païenne Attique, lorsque l’industrie était considérée comme une pation indigne du citoyen ; mais pouvait-il en être de même dans cette civilisation des Yankees, où tous les grands millionnaires qui ont escaladé la fortune, en faisant œuvre de leurs dix doigts, sont considérés comme les plus dignes, les plus méritants ? Les mœurs de l’usine pouvaient-elles s’adapter aux mœurs de l’agora ? Des voix s’élevèrent pour dénoncer cet état de choses illogique et protester contre le système de l’exploitation de l’homme par l’homme. C’étaient les échos des aspirations généreuses des Wilberforce et des Macaulay, en Angleterre, des Grégoire et des Broglie, en France. Un Wendell Phillips ou un John Brown, suivis d’une foule de penseurs et d’hommes d’action fanatisés par la grandeur de l’idée, se donneront sans réserve, jusqu’à la mort, pour le triomphe de la bonne cause. Mais croit-on que les égoïstes possesseurs d’esclaves vont se laisser faire ? Contre les abolitionnistes les Sudistes dressèrent leur drapeau. Avant de se mesurer sur les champs de bataille, on se disputa dans la presse, dans la science. Partout, le débat prit un caractère aigu, passionné. On s’attaqua à outrance. Tous les arguments qui dormaient dans les cerveaux paisibles se réveillèrent dans un tumulte indescriptible. Les théories des Morton, des Nott, des Gliddon, se choquèrent contre celles des Prichard et des Tiedemann. Les nègres sont-ils de la même nature que les blancs, c’est-à-dire présentent-ils, nonobstant la couleur, la même conformation organique, les mêmes aptitudes intellectuelles et morales ? Tel était le fond de ces discussions. Les esclavagistes, se rabattant sur les doctrines polygénistes qu’ils n’eurent pas beaucoup de peine à adapter à leur système immoral, déclarèrent que les nègres étaient d’une autre espèce que les blancs et ne pouvaient être considérés comme leurs semblables. Toute solidarité naturelle étant ainsi rompue entre l’Éthiopien enchaîné et le fier Caucasien, celui-ci pouvait bien le traiter à l’égal d’un autre animal quelconque, auquel on ne doit que des sentiments de pitié mais non de justice. Les abolitionnistes s’efforçaient, de leur côté, de démontrer que les nègres étaient d’une conformation anatomique et physiologique parfaitement semblable à celle des blancs, sauf des différences insignifiantes et secondaires.

Le bruit en avait traversé l’Océan. Cette discussion intense et sans issue, arriva en Europe ou elle enfanta des partisans à l’un et l’autre groupe. Mais, fait curieux ! les savants français, tout en conservant à la discussion l’intérêt fébrile qu’on y mettait sur la terre américaine, visaient un but tout autre. Tandis que le polygénisme transatlantique, militant avec une fougue bruyante, ne voyait au bout de la lutte que le bénéfice de l’esclavage qu’il fallait maintenir à tout prix, les polygénistes français, indifférents au sort de l’esclave, avaient surtout en vue un tout autre résultat : l’indépendance de la science et son affranchissement de toute subordination aux idées religieuses. Les uns luttaient pour soustraire l’esprit humain aux entraves de la foi, les autres s’opiniâtraient à garotter ce même esprit humain dans les liens de la servitude corporelle et ils se rencontraient pourtant ! Ce fait paraît si bizarre que l’on peut supposer de notre part une interprétation arbitraire et fantaisiste. Mais on peut en faire la remarque. Que ce soit Broca, Georges Pouchet, ou d’autres polygénistes moins considérables qui aient la parole, ils cherchent toujours à insinuer que, dans la discussion du polygénisme et du monogénisme, c’est la science qui est en cause avec la religion.

Est-ce sincère ou non ? Je n’en peux rien affirmer ; mais je reconnais que c’est adroit. Les polygénistes comprirent bien que le vent était à la libre pensée, que les vieilles formules philosophiques du spiritualisme intransigeant s’en allaient vermoulues, sous les coups redoublés de la science. Auraient-ils pu jamais mieux faire pour leur cause que de la lier aux destinées des idées nouvelles dont le courant irrésistible entraînait tout ?

D’ailleurs, à part l’influence incontestable exercée sur le mouvement scientifique par la grande question de l’abolition de l’esclavage, les deux savants que nous avons choisis comme les interprètes les plus autorisés du polygénisme français, l’un comme spécialiste, et l’autre comme vulgarisateur, étaient conduits à cette doctrine scientifique par un enchaînement d’opinions ou un héritage d’esprit qui expliquent encore mieux leur constance dans la lutte contre les unitaires.

Félix Archimède Pouchet, le père de l’auteur que nous étudions, était un de ces hommes de science à l’esprit hardi, qui aspirent surtout à dégager les phénomènes naturels de toute explication dogmatique. Jamais intention ne fut plus louable ni soutenue par une intelligence mieux organisée. Tous les efforts de la science tendent actuellement à ce but que nous voyons rayonner dans le ciel de l’avenir, comme cette colonne lumineuse qui éclairait le peuple d’Israël, marchant à la conquête de la terre promise. Mais avec combien de tâtonnements à travers les broussailles de l’erreur ! Ce savant déjà célèbre, à plus d’un titre, soutint contre l’éminent expérimentateur qui vient de couronner sa belle carrière par la découverte du virus morbique, une des polémiques scientifiques les plus intéressantes de ce siècle. Se rangeant à l’opinion de Dugès et de Burdach, Pouchet avait admis la possibilité scientifique de l’hétérogénie ou génération spontanée. Cette doctrine scientifique qui, si elle venait à être prouvée, renverserait de fond en comble toutes les traditions théologiques, en rendant inutile l’intervention d’un créateur surnaturel, remonte peut-être jusqu’à Aristote[3]. Mais elle était tellement contraire aux dogmes de l’Église, que l’on ne pouvait y voir qu’une erreur. Ce fut autrement grave, quand un savant de premier ordre entreprit d’en démontrer la vérité en pleine Académie. Tout le monde scientifique resta en haleine. Pendant longtemps, de 1858 à 1864, on assista tour à tour à des expériences qui semblaient apporter aux arguments des hétérogénistes un vrai cachet d’évidence, jusqu’à ce que d’autres expériences, tout aussi ingénieuses, vinssent les battre en brèche. L’académie des sciences, après une longue hésitation, adopta l’opinion de l’illustre Pasteur, sur le rapport de Coste, le savant physiologiste dont les travaux, en collaboration avec Baër, avaient fait connaître l’œuf de la femme, corroborant définitivement l’axiome physiologique de Harvey : « Omne vivum ex ovo ».

Or, c’est un fait à constater. Durant tout le cours de cette discussion célèbre dans les annales de l’Académie des sciences, l’argument de la foi catholique, de la croyance universelle, perçait à travers chaque phrase, encore bien qu’il ne fût jamais positivement employé. Non-seulement on en sentait l’influence entre les lignes, mais l’opinion publique ne la perdait pas de vue. Pour sûr, la savante corporation ne se laissa aucunement entraîner par une considération de cette nature, aussi ne fais-je que constater une coïncidence. Ceux qui ont étudié l`homme moral en M. Pasteur, savent d’ailleurs qu’il est un de ces rares savants qui ne perdent jamais de vue le rayon de la foi, malgré le culte élevé qu’ils rendent à la science. Nul ne peut dire lequel de ces deux mobiles a été le plus puissant sur son esprit, dans cette lutte ou il mit tout son cœur et toute son intelligence.

M. Georges Pouchet assistait à cette magnifique campagne et comme tout le monde, il dût sentir combien les influences des idées reçues pesaient dans la balance. On sent, de là, le dévouement qu’il dut mettre à soutenir une nouvelle thèse dont la démonstration tend positivement à ruiner cette même tradition religieuse si puissante sur les esprits. En somme, le polygénisme, dans ses bases scientifiques et doctrinales, n’est que le développement de l’hétérogénie, reconnaissant ensemble la spontanéité de la nature, douée d’une énergie créatrice qui lui est propre. Cette natura naturans dont la force inhérente, également active sur tous les points du globe, a bien pu transformer certains matériaux en ovules spontanés, tels que les monères d’Hæckel, serait-elle impuissante à produire des êtres humains en plus d’un endroit ? Si l’on admet la multiplicité des centres d’apparition du bathybius, pourquoi n’admettrait-on pas le même phénomène pour l’homme, quelle que soit la restriction que l’on voudrait y fixer. Voilà, croyons-nous, ce qui explique l’adhésion de M. Georges Pouchet au polygénisme. À cette hauteur, la théorie scientifique devient assez belle pour tenter un esprit ambitieux.

Mais peut-on également faire l’examen psychologique des motifs qui ont conduit le savant Broca à militer avec tant d’ardeur à la tête de l’école polygénique, répandant, même au milieu de ses erreurs doctrinales, de vrais traits de lumière sur l’anatomie comparée et la physiologie générale où il était surtout un maître de premier ordre ? C’est ce que nous allons essayer.

Le docteur Broca était une des plus grandes intelligences qu’on puisse rencontrer. Jamais la chaire professorale ne fut mieux occupée que lorsque le savant physiologiste régalait le public parisien de ces belles leçons où l’esprit d’investigation se manifestait avec un éclat d’autant plus brillant qu’il était soutenu par une raison toujours sûre, une méthode d’incomparable clarté. Son nom reste impérissable dans les annales de la science. Il est certain que le progrès des études et la marche ascensionnelle des intelligences apporteront un coup mortel à toutes les déductions qu’il a cru pouvoir tirer de ces travaux anthropologiques. Ce que l’avenir saluera longtemps en lui, ce ne sera pas le grand craniologiste, ni l’ethnologiste brillant, mais systématique ; ce sera plutôt l’expérimentateur sagace qui, portant un dernier trait de lumière sur les études de Cullen et la découverte de Bouillaud, eut le bonheur de localiser définitivement la lésion organique d’où résulte l’aphasie, en circonscrivant le siège de cette affection dans la troisième circonvolution du lobe frontal gauche.

Eh bien, cet homme d’élite fut entraîné dans les discussions ardentes des monogénistes et des polygénistes par un simple hasard. Voici comment. Il s’agissait du métis du lièvre et de la lapine auquel l’illustre savant a donné le nom de léporide généralement adopté. Quand Broca eut vu pour la première fois cet animal produit par le croisement de deux espèces différentes, il en fut vivement frappé, d’autant plus que cette espèce mixte avait fait preuve d’une fécondité continue pendant sept générations. Après avoir pris toutes les précautions, afin de s’assurer qu’il était effectivement en face d’un cas d’hybridité, il résolut de présenter un de ces animaux, dont il se rendait deux fois parrain, à la Société de biologie qui existait alors. Il s’attendait à un succès incontestable. Mais il lui fut répondu que le fait paraissait impossible, puisqu’il était en contradiction avec la loi de l’espèce. Sans autre investigation, il fut donc conclu qu’il s’était trompé dans l’appréciation des caractères mixtes des léporides.

Tout cela est froidement raconté par le savant professeur lui-même ; cependant on peut y sentir encore, sous la cendre qui dort, le feu concentré mais non éteint des souvenirs amers. Son amour-propre et surtout son zèle de savant étant ainsi stimulés, il fit vérifier le cas par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire qui déclara que la léporide examinée était une vraie hybride. Cette déclaration fut portée à la connaissance de la savante société, et on dut compter avec l’autorité d’Isidore Geoffroy. Plus tard, le grand naturaliste ayant annoncé à Broca que la léporide avait été fécondée par un lapin, celui-ci, victorieux, communiqua le fait à la Société, qui resta muette. « Mais, raconte notre savant, au sortir de la séance, un collègue éminent, que je demande la permission de ne pas nommer, me dit : « La fécondité des léporides paraît maintenant assez probable ; si elle se confirme, il faudra en conclure que le lièvre et le lapin sont de la même espèce ». — Jusque-là, Broca ne s’était jamais sérieusement occupé de la question de l’espèce ; sans doute trouva-t-il alors que ce mot sacramentel avait trop de prestige sur l’esprit des savants. En effet, plutôt que d’admettre la possibilité de l’hybridité eugénésique des espèces, on aimait mieux en réunir deux en une seule, lui ravissant ainsi le nouveau fleuron qu’il voulait attacher a sa couronne de savant.

Il y eut chez lui une certaine révolte de l’intelligence. Son esprit se gendarma contre cette vilaine orthodoxie à laquelle toutes les recherches et toutes les vérités scientifiques devaient s’ajuster comme dans le lit de Procuste. Oh ! je comprends bien cette belle indignation. Une organisation intellectuelle pareille à celle de Broca ne pouvait supporter facilement le joug d’aucun dogme, pas plus scientifique que religieux. Mais, hélas ! devenu lui-même un des princes de la science, il a dogmatisé à son tour.

Si, dans la plus belle phase de sa carrière scientifique, on lui avait apporté un crâne de nègre cubant plus de 1600 grammes, avec un angle facial de 80 et quelques degrés, il eût répondu doctoralement, tout comme ses anciens collègues de la Société de biologie, qu’il y a probablement erreur d’appréciation, qu’il n’est pas possible que ce crâne soit d’un nègre, puisque le phénomène serait en contradiction avec les lois de l’anthropologie. Pauvre esprit humain qui s’exalte si vite et oublie si tôt !

Enfin son parti fut pris. Il résolut de démolir l’autorité de cette prétendue loi de l’espèce si puissante dans la pensée des savants. Or, cette loi qui consistait à ne reconnaître la possibilité d’une fécondité indéfinie qu’entre des individus de même espèce, préconisée tout d’abord par Wray[4] et surtout de Candole[5] était particulièrement adoptée par les monogénistes qui en faisaient la pierre de touche de toutes les démonstrations de la théorie unitaire. Pour la renverser, il fallait passer sur leurs cadavres. Broca le sentait bien et il en laisse percer son impatience. « On peut dire hardiment, écrit-il, que si l’unité de l’espèce humaine était assez évidente pour être à l’abri de toute contestation, personne n’eut jamais songé à confondre tous les chiens dans une seule espèce, à faire descendre tous ces types disparates d’un type unique et primordial[6]. » On comprend dès lors que, lutteur intrépide, il ait eu la pensée d’attaquer l’ennemi dans toutes ses positions, et particulièrement dans le retranchement où se trouvaient les plus émérites champions. Au reste, pourquoi ne pas le dire ? Il était doux à l’esprit d’un Broca de s’imaginer d’une autre espèce que ces êtres repoussants qu’il a ainsi décrits :

« La physionomie des nègres (sans parler de leur couleur) est caractérisée par un front étroit et fuyant, un nez écrasé à sa base et épaté au niveau des narines, des yeux très découverts à iris brun et à sclérotique jaunâtre) des lèvres extrêmement épaisses, retroussées au dehors et retroussées en avant ; enfin des mâchoires saillantes, il en forme de museau et supportant de longues dents obliques ; tels sont les principaux traits qui donnent à la figure éthiopienne un cachet tout à fait spécial[7]. »

La description est-elle fidèle ? O miseras hominum mentes, o pectora seca ! Cependant quelque laid que le savant polygéniste ait fait le portrait de ma race, je ne lui en veux nullement. Là où d’autres auraient trouvé le motif assez sérieux d’une colère indignée, je ne vois que le sujet d’une réflexion tout aussi sérieuse et qui me rappellerait bien vite à l’humilité, s’il me venait jamais à l’esprit la fatuité de me croire un savant. C’est que l’éminent professeur, ce grand anthropologiste qui a usé toute sa vie à mesurer des crânes et à disserter sur les types humains, était, le plus souvent, dans la plus complète ignorance de ce dont il parlait en maître. Mais combien peu font mieux que lui, pressés comme ils sont d’établir ces généralisations orgueilleuses où l’esprit humain trouve parfois son plus beau titre de grandeur, mais plus constamment encore la pierre d’achoppement qui en accuse la vanité !

II.

ÉTUDES SUR LES DIFFÉRENCES MORALES DES GROUPES HUMAINS.


Nous connaissons bien maintenant les deux illustres défenseurs du polygénisme que nous avons choisis, à cause même de leur grand renom scientifique, comme les interprètes les plus autorisés de ceux qui pensent devoir diviser l’humanité en plusieurs espèces. Pour leur rendre la complète indépendance de leurs arguments, nous prendrons successivement le genre de preuves dans lequel chacun a semblé se mieux complaire. Broca insiste sur les preuves physiques, mais son émule incline surtout pour les preuves intellectuelles et morales.

« La véritable anthropologie, dit M. Pouchet, envisageant l’homme tout entier, ne doit pas négliger sa valeur psychique et psychologique ; quoique la cranioscopie ne soit, en fin de compte, qu’une appréciation détournée de celle-ci, on n’avait jamais pensé jusqu’à ses dernières années à mettre en avant le caractère purement intellectuel des races comme devant aider à leur classification. C’est pourtant un point de départ plus rationnel que de classer les hommes d’après le siège matériel de ces différences ; et « l’école américaine », adoptant aujourd’hui complètement ces vues, a rétabli les variétés morales à leur véritable place comme dominant la craniologie et toutes les différences matérielles qu’on a observées et qui n’en sont que l’expression[8]. »

Cette base de classification, si contraire à celles dont se sont servis la plupart des anthropologistes, pourrait faire croire que M. Pouchet accepte l’unité d’organisation physique parmi les hommes, et ne reconnaît des différences entre eux que dans les manifestations intellectuelles et morales. Mais avec cette habitude des formules invétérée chez les savants, il a conçu une règle dont les termes catégoriques ne le cèdent en rien, quant à la concision, aux plus beaux théorèmes de géométrie. « Deux organismes semblables supposent les puissances psychiques servies par eux, également semblables. » Aussi l’auteur de la Plu- ralité des races humaines semble-t-il croire qu’en démontrant les différences psychologiques des races, on démontre du même coup leur différence d’origine !

Comme on devait bien s’y attendre, il aborde la question religieuse, la corde sensible dont la seule vibration suffit pour faire trembler toutes les consciences et agiter toutes les passions. S’arrêtant à une vérité qui est devenue triviale à force d’être répétée, il rejette l’unité de l’esprit humain établie sur la prétendue croyance universelle en un être suprême. « L’idée de Dieu, dit-il, n’est pas universelle comme on l’a cru longtemps et comme le croient encore ceux qui n’hésitent pas à prouver l’existence de Dieu par le consentement unanime de tous les peuples… À côté des peuples de l’Asie, de l’Europe et de l’Amérique, où les idées religieuses et la civilisation semblent s’être développées simultanément quoique dans des directions différentes, on trouve des peuples qui n’ont ni idées religieuses, ni dieux, ni religion. Trois vastes régions de la terre paraissent être restées jusqu’à notre époque franches de croyances religieuses ; c’est l’Afrique centrale, l’Australie et les terres boréales. »

Je crois, malgré l’autorité de M. Pouchet, aujourd’hui professeur d’anatomie comparée au Muséum de Paris, que l’absence de croyances religieuses dans une race quelconque ne saurait avoir aucune importance dans la question de l’unité ou de la pluralité des espèces humaines. Mais à part l’insignifiance qu’a un tel fait dans le débat soulevé entre les monogénistes et les polygénistes, l’étude des religions forme une matière trop complexe et trop vague pour qu’on s’y appuie, à droite ou à gauche, dans la démonstration d’une thèse scientifique. Quelle que soit la lumière que semblent y projeter les travaux remarquables d’un Burnouf, d’un Draper et d’autres savants qui s’en occupent depuis peu, elle reste encore imparfaite et confuse. C’est que l’étude des civilisations primitives, qui peut seule l’éclairer par un groupement intelligent de faits habilement comparés, compte a peine un demi-siècle d’existence et tâtonne aujourd’hui encore dans les difficultés de ses investigations.

Mais il y a un fait indiscutable qu’on peut reconnaître sans que l’on veuille se ranger pour ou contre les unitaires. Partout ou l’on rencontre un homme, il montre toujours une aptitude positive à se représenter les choses absentes, par l’impulsion des causes les plus diverses. Se représenter les choses absentes et les garder tellement bien en face de l’esprit, qu’on semble vivre avec elles dans un monde à part, c’est abstraire. C’est la faculté de voir dans les objets non seulement la matière tangible, mais encore la forme impalpable qui reste incrustée dans l’esprit et qu’on peut évoquer par une incitation quelconque. Cette faculté ne peut être refusée a certains hommes puisque bien des philosophes et les polygénistes même, l’accordent aux animaux, bien inférieurs à l’homme. Ce point admis, comment supposer, comment comprendre que tous les hommes ne soient pas aptes à imaginer une religion quelconque, qu’on l’appelle fétichisme, totémisme, idolâtrie ou déisme ? Tous ceux qui ont étudié la marche du développement religieux, qui semble être une phase naturelle de l’esprit humain, ont remarqué combien elle varie de formes dans ses manifestations. Cependant quelle que soit la liturgie, grossière ou délicate, quelle que soit la croyance, absurde ou rationnelle, on y devine toujours le même mobile.

Un exemple entre mille. On sait que les Veddahs forment une de ces populations noires du Ceylan que l’on regarde, à tort ou à raison, comme de vrais sauvages. Des savants éminents avaient longtemps soutenu que ces gens n’ont aucune religion. Pourtant Belley raconte le fait suivant constaté parmi eux. Une flèche est plantée droit dans le sol, et le Veddah en fait lentement le tour, en dansant et en chantant cette invocation d’un rythme presque musical :

Mâ miya, mâ miy, mâ deyâ,
Topaxng Koyichetti mittigan yandâh !…
« Ami qui m’as fui, ami qui m’as fui, mon dieu,
En quels lieux vas-tu errant ? »

« Cette invocation, continue l’intelligent ethnographe, semble être en usage dès que l’intervention des esprits protecteurs est réclamée dans les maladies, dans les préliminaires de la chasse, etc. Parfois, ils préparent de la nourriture et la placent dans le lit d’une rivière à sec, ou quelque autre lieu retiré, puis ils appellent leurs ancêtres morts par leur nom : « Venez et prenez part à ceci. Donnez-nous la subsistance comme vous nous la donniez dans l’autre vie ! Venez ! où que vous soyez, sur un arbre, sur un rocher, dans la forêt, venez ! » Puis ils dansent autour de l’offrande, moitié chantant, moitié criant l’invocation[9]. »

Avant les belles études des Tylor, des John Lubbock, des Herbert Spencer, des Girard de Rialle, on pourrait dire que ce même Veddah, répondant négativement à un voyageur qui lui demande s’il existe un Dieu, est un homme dont l’esprit grossier est incapable de s’élever à une conception religieuse. Mais personne n’ignore aujourd’hui qu’une des formes primitives les plus générales de la religion a été le culte des ancêtres. Le sauvage Veddah y est parvenu tout naturellement, car ceux qui ne sont plus vivent encore dans son esprit. Son culte en vaut bien un autre. Pour ma part, je le trouve plus touchant, plus pénétré de poétique tristesse et de tendre effusion que bien des cérémonies liturgiques, qui exciteraient souvent l’hilarité, n’était le respect humain, n’était surtout cette délicate convenance que l’on doit garder devant tout acte de foi. Aussi M. G. Pouchet ne s’arrête pas sur la seule question religieuse, qu’il a d’ailleurs développée avec complaisance, réunissant autour de sa thèse mille petits faits qui ont été trop souvent réfutés ou sont trop controversés pour qu’il soit utile de les remettre en discussion.

De la religion il faut passer à la morale.

Sans aucune réserve, le savant écrivain aborde ce terrain avec des affirmations bien téméraires, malgré l’assurance avec laquelle elles sont énoncées. « L’inégalité morale des races, dit-il, est désormais un fait acquis ainsi que l’a prouvé M. Renan ; sous le rapport moral, plus encore que sous le rapport physique, les unes diffèrent des autres dans des limites infranchissables, qui font de chaque race, autant d’entités distinctes : différences profondes et immuables, qui suffiraient à elles seules pour fonder des classifications bien définies et parfaitement limitées. Quand on considère l’humanité à ce point de vue, un curieux spectacle frappe les yeux ; les mêmes montagnes, les mêmes fleuves qui séparent les races d’hommes, séparent aussi leurs diverses religions. Armes du sabre ou des armes plus pacifiques de la persuasion, les disciples de toutes les croyances se sont toujours arrêtés devant certaines limites qu’il ne leur a pas été donné de franchir. Le Sémite, lui, comprend Dieu grand, très grand, et c’est tout ; nous, nous ne sommes pas capables de saisir ainsi l’idée de Dieu ; le monothéisme pur, né en Orient, n’a conquis l’Occident et les races iraniennes (indo-persanes) qu’en se transformant au gré de celles-ci. La race qui florissait à Athènes et à Rome n’a accepté le christianisme qu’en le dépouillant de son caractère originel[10]. »

En suivant avec attention le développement des idées de M. G. Pouchet, on sent bien que tout en s’émancipant du dogmatisme théologique, il confond involontairement les aptitudes morales des races avec leur système religieux ; c’est une méthode d’autant plus fausse que la morale, telle qu’on la conçoit à notre époque de libre pensée et de positivisme, ne relève aucunement de la religion et n’a avec elle aucune solidarité. Mais est-il vrai que certaines races, par leur constitution organique, soient plus aptes ou mieux disposées que d’autres à concevoir certaine idée religieuse ? Rien n’est plus controversable qu’une telle affirmation.

Sans aller bien loin, tous les érudits reconnaissent aujourd’hui que le monothéisme n’est pas plus naturel aux Orientaux qu’aux races occidentales. M. Jules Baissac[11] de même que M. Jules Soury[12] ont démontré que les Sémites n’ont pas toujours compris Dieu si grand que le dit notre auteur. Le peuple hébreu, lui-même, a passé par l’idolâtrie et les cultes des dieux chthoniens, avant de transformer son Javeh en ce dieu fulminant que Moïse ne pouvait regarder face à face et qui nous éblouit encore dans la poésie d’Isaïe.

Il faut bien l’avouer. Cette catégorie d’arguments offre bien peu d’avantages à ceux qui défendent la thèse du polygénisme. Aussi est-ce pourquoi Broca, plus avisé, ne les a jamais employés, encore qu’il réunit à un degré supérieur toute la souplesse d’esprit et l’habileté de dialectique qui en rendent le maniement accessible. Que M. Georges Pouchet se soit montré très faible dans toute son argumentation, rien de plus évident. La science la plus profonde, l’intelligence la plus vive, et l’érudition la plus large ne suffisent pas pour faire la preuve d’une théorie dont les bases ne reposent sur aucune réalité. Sans doute, en prenant la plume pour buriner ces deux cents pages remarquables, où il a déployé toutes ses ressources d’écrivain et tout son zèle de savant, afin d’établir la pluralité des races humaines, il croyait travailler à une œuvre de la première importance. Il le faut bien ; car par la forme même de ses protestations, il trahit l’effort qu’a du faire sa conscience d’homme, pour rester à la hauteur où la science doit, selon lui, planer. « Le savant, dit-il, doit se débarrasser, dut-il en coûter à l’homme, des sentiments infiniment honorables d’égalité et de confraternité qu’un noble cœur doit ressentir pour tous les hommes, quelle que soit leur origine, quelle que soit leur couleur. De tels instincts honorent celui qu’ils animent ; mais ils ne peuvent que nuire à la science, quand ils interviennent.

J’admire ce dévouement à la science qui aide le savant auteur à refouler au fond de son cœur toutes les impulsions généreuses que le vulgaire appelle la voix de la nature, pour ne contempler que la déesse imperturbable que les anciens Égyptiens vénéraient sous le nom de Tauth. J’adore cet héroïsme. Mais ne faudrait-il pas voir dans les paroles de M. G. Pouchet une absence regrettable de toute idée philosophique ? Comment peut-il trouver honorables et nobles des sentiments si contraires à la vérité que le savant doive s’en débarrasser ? Depuis quand le beau et le bien sont-ils devenus opposés au vrai ? On verra par la conclusion de M. Pouchet le résultat négatif que cette déviation de toute saine notion philosophique a tiré de la science. Mais nous allons aborder un polygéniste autrement habile, autrement intransigeant, je veux nommer l’éminent Broca.

III.

ÉTUDES SUR LES DIFFÉRENCES PHYSIQUES DES MÊMES GROUPES.


Comme je l’ai déjà exposé, le mobile principal qui dirigea l’attention de l’illustre fondateur de la Société d’anthropologie vers les études auxquelles il a consacré la majeure partie de son existence, est la question si souvent débattue, mais jamais résolue de la distinction de l’espèce. Aussi, dans ces savants plaidoyers du polygéniste, où il a fait preuve d’une si vigoureuse intelligence et qui lui ont valu une si grande autorité, tant parmi ses collègues que dans le monde entier, tourne-t-il toujours autour de ce point qu’il étudie sous toutes les faces, dans toutes les circonstances, s’y intéressant par-dessus tout.

On peut dire que la controverse sur le monogénisme et le polygénisme n’est qu’accidentelle dans toutes ces brillantes discussions dont nous allons nous occuper. Je ne pourrai d’ailleurs m’y arrêter que d’une manière succincte. Il y a une impossibilité patente d’examiner chacune des nombreuses et savantes questions qu’elle soulève, sans nuire aux proportions modestes et raisonnables que doit garder cet ouvrage.

« Si l’on ne consultait que l’observation, dit Broca, elle répondrait que le lévrier et le terre-neuve, animaux de même espèce, d’après la doctrine classique, se ressemblent moins que le cheval et l’hémione, animaux d’espèces différentes ; et le raisonnement, à son tour, interrogeant tous les témoignages, comparant les mœurs, les langues, les religions, s’appuyant sur l’histoire, sur la chronologie, sur la géographie, étudiant la répartition des hommes et des autres animaux à la surface du globe, interrogeant enfin l’anatomie, la physiologie et l’hygiène, le raisonnement, dis-je, ne conduirait certainement pas à admettre que l’ours blanc et le kanguroo viennent de la Mésopotamie et que le Hottentot, le Celte, le Nègre et le Tartare, le Patagon et le Papou descendent du même père. C’est donc un article de foi et non de science. Introduit dans la science, cet élément n’est plus qu’une des hypothèses que l’on peut faire sur les origines de l’animalité, et c’est la moins satisfaisante, la moins scientifique de toutes, car, après avoir imposé à la raison de grands sacrifices, elle n’a même pas l’avantage de fournir la moindre donnée sur la distinction de l’espèce. »

Ce passage, que j’ai détaché de la première partie des Mémoires sur l’hybridité de Broca, explique admirablement l’intention avec laquelle il met en œuvre tous les arguments, pour prouver que les hommes ne forment pas une seule et même espèce. D’après la définition classique qu’il rappelle lui-même : « L’espèce est l’ensemble des individus qui descendent en droite ligne et sans mélange d’un couple unique et primordial. » Si l’on pouvait prouver que tous les hommes ne sont pas de la même origine, ce serait du même coup démontrer l’inconsistance de la doctrine orthodoxe, au point de vue scientifique. Mais on peut bien se le demander. Le problème des origines de l’homme, comme une foule d’autres choses qui tombent sous notre jugement, sera-t-il jamais nettement résolu ? Saurons-nous jamais le dernier mot sur la force initiale qui a présidé à la formation des êtres, tels que nous les voyons ou tels qu’ils deviennent à l’aide d’une puissance interne développée par le jeu de l’évolution ?

Nul ne peut répondre avec certitude.

En supposant que la solution en doive être trouvée un jour, on ne peut rien affirmer dans la phase actuelle de la science. Toutes les fois qu’il s’agira d’aller au fond des choses, de remonter à la source primordiale des faits et des connaissances humaines, il faudra donc toujours, avant d’aborder une hypothèse, quelque belle que nous la trouvions, se rappeler les paroles de Pline, à propos des causes premières : Latent in majestate mundi. Cependant il est permis de se mettre sur les traces d’une investigation et tenter de reculer, si c’est possible, les bornes de l’inconnu, surtout quand l’investigateur est un Broca, L’essentiel est de garder son indépendance d’esprit, afin de n’admettre aucun prestige autre que celui de la vérité.

À la question : tous les hommes sont-ils de la même espèce ? Notre auteur suppose le raisonnement suivant de l’école unitaire qui répond par l’affirmative : « Tous les types humains peuvent en se mariant donner des produits indéfiniment féconds, donc ils proviennent d’une souche commune. » C’est le contraire qu’il s’efforcera de prouver.

Le savant Broca commence par affirmer un fait que ni l’histoire ni la science n’ont aucunement prouvé. Tous les artistes égyptiens, avance-t-il, ont rendu les caractères du type éthiopien « avec cette tête laineuse, étroite, prognathe, ce front fuyant, ce nez épaté, ces dents obliques, ces lèvres saillantes et même, chose remarquable, cet angle facial aigu, compris entre 65 et 70 degrés, dont la signification zoologique n’a été reconnue que depuis la fin du dernier siècle. »

Il n’y a pourtant pas un seul ethnologiste qui ignore aujourd’hui que les Éthiopiens, quoique noirs, ont d’aussi belles formes que les races blanches. C’est à ce point que la plupart des écrivains les ont longtemps groupés dans la division des peuples du type caucasien. Un homme de la compétence du professeur Broca aura-t-il pu ignorer ce que tout le monde savait autour de lui ? N’est-ce pas dans le but de tirer plus tard de cette affirmation un argument favorable à sa thèse, qu’il a mieux aimé se fier ici à la parole de Morton, en négligeant les vraies sources d’informations ? C’est d’autant plus incompréhensible que les peintures égyptiennes même dont parle le célèbre polygéniste ne font rien moins que consolider son affirmation[13].

Mais il est temps d’aborder les principales argumentations des polygénistes à la tête desquels lutte l’éminent anthropologiste. Il faut, avant tout, se rappeler que je n’attache aucune importance à ce que les hommes soient placés dans une seule espèce ou qu’on les sépare en espèces différentes. S’il m’arrive de réfuter une opinion quelconque, je ne le fais que lorsque ma thèse en est contrariée, au détriment de la vérité que je m’efforce d’établir. De plus, il se fait ainsi une démonstration graduelle de l’insuffisance de cette science orgueilleuse, mais imparfaite, dont s’autorisent tant d`écrivains, qui parlent continuellement des races inférieures, encore qu’ils soient impuissants à démêler les plus simples contradictions que soulève chaque partie des propositions qu’ils établissent.

« La nature de notre travail, dit Broca, nous dispense de suivre minutieusement, dans les diverses races, toutes les modifications du crâne, de la face, du tronc et des membres. Nous nous bornerons donc à comparer, dans un parallèle incomplet et rapide, les hommes appartenant au type dit Caucasique avec ceux qui se rattachent au type dit Éthiopien. » On ne peut que rendre hommage à l’adresse et à la sagacité avec lesquelles la thèse est présentée. En effet, pour comparer les races entre elles et étudier l’importance des variétés qui surgissent autour d’un type donné, aucun naturaliste, soit en botanique, soit en zoologie, ne se serait avisé de choisir dans la série à examiner les variétés qui sont aux deux extrémités de l’espèce, en négligeant les intermédiaires, qui aident à suivre la déviation du type commun dans un sens ou dans l’autre. C’est pourtant ce que font les polygénistes avec une parfaite sécurité de conscience. C’est que la différence qui existe entre un blond Germain et un noir Soudanien est si frappante, à la seule vue du visage blanc rosé de l’un et noir violacé de l’autre, qu’on ne peut croire à une organisation semblable des deux êtres, si on ne connaît pas le mulâtre et toutes les autres variétés qui le font tourner au noir ou au blanc. Aussi le fait de la variété de coloration de la peau dans les races humaines, si surabondamment expliqué par Prichard, qui démontre la relation qu’elle présente avec les différences de la température atmosphérique, revient-il en tête des arguments du savant professeur.

« Parmi les caractères anatomiques qui distinguent l’Éthiopien du Caucasien, je choisirai, d’abord, dit-il, sinon le plus grave, du moins le plus apparent, la couleur de la peau. » Il passe alors en revue les principaux peuples de la terre et tâche de prouver que sous les mêmes latitudes géographiques, on rencontre des hommes blancs, bruns ou noirs, selon que l’on passe de l’Europe en Amérique ou en Afrique. Mais il vaut mieux citer textuellement sa conclusion. « Récapitulons maintenant les résultats que nous avons obtenus, dit-il, dans cette promenade du Nord au Sud, sur le rivage occidental des deux Amériques. Nous avons rencontré successivement dans l’Amérique russe, sous la latitude de la Norvège, une race d’un jaune brun mêlé de rouge ; sous la latitude de l’Angleterre, une race parfaitement blanche, sous celle de l’Espagne et de l’Algérie une race noire ; de là jusqu’à l’équateur, dans le Mexique et l’Amérique centrale, sous la latitude de la Guinée et du Soudan des races simplement brunes, incomparablement plus claires que la précédente ; de l’équateur à la Terre de feu, des races toujours brunes, mais dont la couleur s’éclaircit de plus en plus ; en Patagonie enfin, sous un ciel rigoureux, une ou plusieurs races noirâtres ou entièrement noires. — Et nous avons laissé de côté, je le répète, les neuf dixièmes de l’Amérique. Que pourrions- nous ajouter au tableau ? »

Vraiment, je ne puis cesser d’admirer le talent avec lequel Broca présente ses preuves, et je suis convaincu qu’il ferait un avocat hors ligne si, au lieu de commencer à faire de la physiologie, il avait songé plutôt à la science des Demolombe et des Bonnier. Avec quelle habileté fait-il miroiter à nos yeux la générosité dont il use, en laissant de côté les neuf dixièmes de l’Amérique ? C’est pourtant dans ces parties négligées qu’il aurait rencontré les plus grandes difficultés pour son argumentation. Mais quoi qu’il en ait dit et malgré sa conviction sincère ou non, il n’aurait qu’à réfléchir un instant pour reconnaître que si en Amérique, sous les mêmes parallèles, on ne rencontre pas des races de même nuance que celles de l’Europe ou de l’Afrique, les gradations suivent une marche dont l’uniformité prouve une relation hautement caractéristique.

À ce premier examen, pour ainsi dire, brut des faits constatés, il faudrait ajouter les circonstances météorologiques et la différence de courbes qui existe entre les lignes isothermes et les parallèles géographiques, différence résultant des accidents topographiques, tels que l’altitude de certains lieux au-dessus du niveau de la mer, leur proximité des côtes et la constitution géologique du terrain dont la végétation influe plus ou moins sur l’atmosphère ambiante. Les courants marins y exercent aussi une influence positive.

Le grand courant équatorial donne naissance au Gulf- stream qui traverse l’Atlantique à la hauteur du Sénégal, remonte vers Terre-Neuve, puis quitte les côtes américaines pour aller se perdre dans les régions polaires de la Scandinavie. Ces différents facteurs, dont les forces combinées ou neutralisées rendent si difficile la connaissance précise de leur résultat, agissent dans un sens ou dans l’autre, avec des influences fort variées. — Ainsi, l’on constate souvent dans l’intérieur de la Californie, qui est assez éloignée de l’équateur, que le thermomètre monte à l’ombre jusqu’à 48 degrés centigrades. C’est une des plus hautes températures qu’on ait pu observer sur le globe. Il faut aussi dire que, par l’effet des brises du matin ou du soir, le thermomètre descend parfois jusqu’à 25 et 22 degrés[14]. — Sur la côte de Glenarn, dans le nord-est de l’Irlande, il se constate des faits tout aussi curieux : « Il y gèle à peine en hiver, et cependant les chaleurs de l’été ne suffisent pas pour mûrir le raisin. » D’autre part : « Les mares et les petits lacs des îles Feroë ne se couvrent pas de glace pendant l’hiver, malgré leur latitude de 67°… » En Angleterre, sur les côtes du Devonshire, les myrthes, le camelia japonica, la fuchsia coccinea et le bodleya globosa passent l’hiver, sans abri, en pleine terre. À Salcombe, les hivers sont tellement doux qu’on y a vu des orangers en espalier, portant du fruit et à peine abrités par le moyen des estères[15].

Le professeur Broca ne pouvait ignorer ces détails et une foule d’autres qu’on ne saurait négliger dans une étude des influences climatologiques, pour ne s’arrêter qu’à la comparaison des parallèles géographiques. Aussi fût-il obligé d’en parler. Mais au lieu de dire l’application qu’il a essayé d’en faire, il s’est contenté d’adresser une objurgation directe à l’esprit aveugle des unitaires. C’est un mouvement adroit pour celui qui est pris et emporté dans un engrenage où il tourne sans fin, impuissant à se maintenir en équilibre. En mécanique, cela s’appelle fuir par la tangente.

Il est inutile de suivre le savant anthropologiste en Afrique où sa promenade n’est pas plus fructueuse qu’en Amérique. Déjà M. Élisée Reclus a abordé l’Afrique, dans le savant ouvrage qu’il publie actuellement sur la Géographie universelle et qui est le compendium de toutes les connaissances géographiques acquises jusqu’à nos jours. À propos de la température du continent noir, on peut consulter, pour l’étude des lignes isothermes, la carte publiée par l’éminent géographe[16]. Il sera facile d’y voir combien ces lignes suivent des courbes capricieuses, et combien profondément on se tromperait, si on ne voulait suivre que les parallèles géographiques pour se faire une juste idée du climat africain. On n’a qu’à bien étudier les isothermes pour se rendre compte de la distribution des divers groupes ethniques qui se partagent la terre d’Afrique. Leur diversité de coloration est plutôt un argument certainement contraire à la thèse des polygénistes.

Cette coïncidence de la couleur plus ou moins foncée de certaines races humaines avec la chaleur plus ou moins intense du climat est un fait qui saute aux yeux. Aussi, dès la plus haute antiquité, les hommes les plus compétents l’ont-ils reconnue et signalée. On connaît ces vers d’Ovide :

Sanguine tum credunt in corpora summa vocato
Æthiopum populos nigrum traxisse colorem
.

Broca les rappelle en faisant finement remarquer que Leucat les cite mal. Preuve que notre savant auteur n’oublie rien, pas même le texte des Métamorphoses. Mais Ovide n’a fait que répéter une opinion qui était celle de tous les anciens. Le mot Éthiopien même (en grec, Αἰθίοψ, de αἴθειν brûler, et ὤψ, visage), qui est déjà employé par Homère, en dit plus que tout le reste. Longtemps avant Ovide, on rencontre la même idée exprimée dans un ancien tragique grec, qui vivait au IVe siècle avant Jésus-Christ. C’est Théodecte de Phasélis. Strabon[17] rapporte de lui les vers suivants :

Οἱς αγχριτέρμων ἥλιος διφρηλατῶν
σϰοτεινὸν ἄνθος ἐξέχρωσε λιγνύος
εἰς σώματ' ανδρῶν ϰαι συνέστρεψεν ϰομας
μορφαῖς αναυξήτοισι συντήξας πυρος.

« Ceux dont le soleil brûlant s’approche trop dans sa course, sont revêtus d’une couleur de suie et leurs cheveux s’entortillent, gonflés et desséchés par la chaleur. »

Je sais que les polygénistes s’empresseront de répondre que cette croyance n’emprunte aucun caractère de certitude à l’ancienneté de son existence. Ils auront droit d’arguer que la science au nom de laquelle ils prétendent parler était dans sa première enfance, au temps où cette idée commença de se vulgariser comme une juste interprétation de la réalité. Ils demanderont qu’elle soit appuyée d’autorités autrement compétentes. Peut-être refuseront-ils même que ces autorités soient choisies parmi les partisans du monogénisme. Ce serait déjà bien des exigences.

D’autres pourraient aussi avoir la velléité de contester au polygénisme le privilège exclusif de considérer ses adeptes comme les seuls aptes a comprendre et manifester la vérité. Mais que penserait-on si les polygénistes les plus autorisés reconnaissaient aussi l’influence du climat sur la différenciation des races humaines et même des autres animaux et des végétaux ? Ne faudrait-il pas avouer que la loi admise par Prichard et toute l’école unitaire est appuyée par le consentement universel dont le poids est si important dans la recherche des caractères de la certitude ? Citons pourtant Virey qu’on peut considérer à bon droit comme le créateur de la doctrine polygénique.

« Transportons-nous, dit-il, sur le sol aride et brûlant de la Guinée et de l’Éthiopie et voyons perpétuellement le soleil verser des flots d’une vive lumière qui noircit, dessèche et charbonne, pour ainsi dire, les animaux et les plantes exposés à ses brûlants rayons. Les cheveux se crispent, se contournent par la dessiccation sur la tête du nègre ; sa peau exsude une huile noire qui salit le linge ; le chien, perdant ses poils, ainsi que les mandrills et les babouins, ne montre plus qu’une peau tannée et violâtre comme le museau de ces singes. Le chat, le bœuf, le lapin noircissent, le mouton abandonne sa laine fine et blanche pour se hérisser de poils fauves et rudes. La poule se couvre de plumes d’un noir foncé ; ainsi, à Mozambique, il y a des poules nègres, dont la chaire est noire.

« Une teinte sombre remplit toutes les créatures ; le feuillage des herbes, au lieu de cette verdure tendre et gaie de nos climats, devient livide et âcre ; les plantes sont petites, ligneuses, tordues et rapetissées par la sécheresse, et leur bois acquiert de la solidité, des nuances fauves et obscures comme l’ébène, les aspalathus, les sideroxylons les clérodendrons, espèces de bois nègres. Il n’y a point d’herbes tendres mais des tiges coriaces, solides ; les fruits se cachent souvent, comme les cocos, dans des coques ligneuses et brunes. Presque toutes les fleurs se peignent de couleurs foncées et vives ou bien violettes, plombées ou d’un rouge noir comme du sang desséché. Les feuilles même portent des tâches noires, comme les noires tiges et le sombre feuillage des capsicum, des cestrum, des strychnos, des solanum, des apocynum, etc., qui décèlent des plantes acres, vénéneuses, stupéfiantes, tant leurs principes sont exaltés, portés au dernier degré de coction et de maturité par l’ardent soleil et la lumière du climat africain[18]. »

En lisant cette description, où le style du naturaliste s’empreint d’un coloris vraiment superbe, on sent je ne sais quel vague souvenir du « Paradis perdu » de Milton. Cette lecture fait en effet penser au poëte qui, avec une énergie de touche, une élévation de style où perce le fanatisme presbytérien et révolutionnaire, décrit ainsi les régions infernales :

Regions of sorrow, doleful shades, where peace
And rest can never dwel, hope never comes
That comes to all, but torture without end
Still urges, and a fiery deluge, fed
With ever-burning sulphur inconsumed
[19].

Mais ne demandons pas si ce tableau n’est pas trop chargé ; si on n’y sent pas trop cette littérature quelque peu guindée qui caractérise la fin du XVIIIe siècle. Il vaut mieux s’arrêter sur la partie de cette description, où le savant écrivain parle de cette huile noire qu’exsude la peau de l’Africain. Il n’y a rien de moins exact que ces termes souvent employés de peau huileuse des noirs. L’épiderme de cette catégorie de l’espèce humaine n’a rien de particulier qui puisse justifier cette expression dont je ne puis rapporter l’origine qu’à une simple métaphore.

La couleur du nègre provient d’une couche de pigment qui se trouve disposée en fines granulations dans les cellules épithéliales du réseau de Malpighi, en contact immédiat avec le derme. On sait que ce réseau muqueux a une autre couche ou les cellules sont sans noyaux ou à noyaux sans granulations pigmentaires ; après celle-ci vient la couche cornée ou épidermique, formée de cellules lamelleuses minces, très adhérentes entre elles, généralement sans noyaux (Ch. Robin)[20] ou laissant apercevoir des traces de noyaux par la réaction de l’acide acétique (Leydig)[21]. Le pigment colorant est lui-même composé d’une substance organique qui est la mélanine. Cette substance ne se dissout qu’à chaud dans la potasse pure, en dégageant de l’ammoniaque ; l’acide chlorhydrique l’en précipite en flocons qui, à leur tour, se dissolvent à froid dans la potasse. Nul autre agent ne la dissout. On peut donc se demander comment elle a pu colorer cette prétendue huile noire qu’exsude la peau du nègre. Y a-t-il dans l’organisme de l’Éthiopien un laboratoire spécial où la potasse pure se trouve en quantité et énergie suffisantes pour opérer cette dissolution de la mélanine, laquelle, jointe à un flux merveilleux de matières sébacées, composerait cette huile dont parle Virey ? Mais la mélanine dont la composition chimique est très peu stable, comme toutes les substances organiques, se conserverait-elle alors assez invariable dans les cellules épithéliales pour donner à la peau du noir cette coloration remarquable, qui ne pâlit que dans les cas morbides, dans les grandes émotions, ou par suite d’un séjour trop prolongé dans les climats froids et humides ?

Il est certain que Virey, en s’exprimant comme nous l’avous vu, n’a fait que se conformer à une idée vulgaire dont les savants négligent de vérifier la véracité. Mais on ne sera pas moins surpris de rencontrer le même fait cité comme une preuve de la différence anatomo-physiologique qui distingue l’Éthiopien du Caucasien.

On pourrait s’arrêter à Virey, dont le témoignage suffit pour démontrer qu’un des plus remarquables adversaires du monogénisme ne refuse pas de reconnaître la corrélation qu’il y a entre le climat et la couleur des animaux qui l’habitent. Cependant, afin que les polygénistes n’aient rien à répliquer, nous devons leur présenter un autre collègue[22] dont l’autorité est incontestable. « Aux îles Mariannes, dit Jacquinot, nous eûmes un exemple frappant de l’action du soleil sur l’espèce humaine, relativement à la couleur. Des habitants des îles Sandwich, hommes, femmes et enfants, avaient été pris par un corsaire américain ; ils étaient devenus si bruns que nous avions de la peine à les reconnaître pour appartenir à la race jaune.

« Nous avons vu nous-même, dans l’archipel indien, les Chinois bateliers, pêcheurs, beaucoup plus bruns que les Chinois marchands, restant constamment dans leurs boutiques. Nous avons déjà vu qu’il y a des hommes à peau noire dans les races caucasiques et mongoles ; et une preuve que cette influence solaire se fait sentir partout, c’est que nous avons observé nous-même que la peau de certains Océaniens était d’un noir plus foncé, plus bleuâtre, surtout à la face externe des membres, tandis que celle des femmes était au contraire d’un noir roux[23]. »

On pourrait citer des centaines d’auteurs qui pensent et s’expriment comme les deux savants polygénistes, mais à quoi bon ! Ceux qui discutent ne sont pas moins éclairés sur ce fait ; et il faudrait une naïveté bien rare pour peser chaque expression comme le reflet sincère de la conviction de celui qui l’émet. Nous ne pouvons pourtant en finir avec cette question de l’influence des milieux sur la coloration de la peau, sans citer l’opinion de l’un des anthropologistes les plus compétents et qui tient actuellement la même position qu’avait acquise Broca parmi ses collègues. Je veux nommer M. Topinard. « Les variations individuelles, à coup sûr, dépendent en partie du milieu et de la santé, dit-il ; M. Broca lui-même l’admet pour certaines différences entre les sexes ; une statistique de Quetelet sur les enfants sains et malades le prouve.

« L’accroissement de la matière pigmentaire s’expliquerait par là aisément. Le système cutané, excité par le contact de l’air, de la chaleur et de la lumière, fonctionne davantage, son appareil glandulaire secrète davantage et la matière noire se dépose en plus grande abondance dans les jeunes cellules sous-épidermiques. De là, et peut- être par action réflexe sur les capsules surrénales ou le foie, l’hypersécrétion se propagerait à tout l’organisme et partout la matière colorante dérivant du sang, de la matière biliaire, ou d’ailleurs, augmenterait. — Des particularités propres à chaque race feraient que l’une deviendrait franchement noire, l’autre jaunâtre ou olivâtre ou rougeâtre. Une des objections tomberait ainsi : pourquoi les parties exposées à l’air ne sont-elles pas les seules noires ? Le phénomène inverse, un défaut d’excitation, produirait au contraire la décoloration, c’est-à-dire une sorte d’anémie comme chez les mineurs. Les Antisiens blancs du Pérou, dit d’Orbigny, habitent au pied de rochers à pic, sous des arbres gigantesques dont les branches forment un vaste berceau impénétrable aux rayons du soleil, où règnent une atmosphère humide et une végétation luxuriante ; leurs cinq tribus y vivent plongées dans l’obscurité et sont plus claires de teint que les Maxos du voisinage, dans les plaines découvertes, et les Aimaras sur des plateaux élevés[24]. »

On peut dire maintenant que cette question de l’influence du climat sur la coloration des différentes races humaines est vidée. La conclusion en est favorable à la théorie de l’unité de l’espèce humaine. Mais en est-il ainsi de l’explication qu’on voudrait avoir sur les variétés de la chevelure ? Il est certain qu’on se trouve ici en face d’un phénomène beaucoup plus complexe. Cependant, quoi qu’on en puisse prétendre, la considération du système pileux serait une base de classification de beaucoup moins sérieuse que celle de la couleur, encore insuffisante que soit cette dernière. Non-seulement la structure du cheveu n’est pas toujours constante dans une même race, mais jusqu’ici aucun accord formel n’est établi sur la diversité de formes que quelques histologistes croient y avoir observée, relativement aux différences ethniques. Il y a un fait d’une valeur positive, c’est que, par les soins de la toilette, la chevelure peut sinon se transformer, mais prendre un nouvel aspect bien différent de celui qu’elle a, lorsqu’elle est négligée. Si donc il n’est pas permis d’expliquer par le seul effet de la sécheresse des climats chauds l’espèce d’hélicoïde aplati dont le cheveu du Nigritien offre la figure, on ne peut nier que l’état hygrométrique de l’air ambiant n’y exerce une grande influence. Or, on n’a jamais fait une étude spéciale et locale sur l’état hygrométrique des différentes contrées du globe. La chaleur n’est pas toujours accompagnée d’un air sec, ni le froid d’humidité. C’est un fait bien connu en physique. Et, chose assez curieuse, dans les constatations météorologiques, on rencontre le plus souvent de grandes chaleurs en relation avec un air humide bien caractérisé. De la l’influence malsaine qui rend certain climat chaud inhabitable à ceux qui n’ont pas encore l’immunité de l’acclimatement.

C’est donc à tort que le professeur Broca croyait battre en brèche la doctrine unitaire, en s’efforçant de démontrer les deux propositions suivantes :

1° « Quoique la plupart des peuples à chevelure laineuse habitent sous la zone torride, plusieurs d’entre eux vivent dans les zones tempérées et quelques-uns même occupent des pays dont le climat est aussi froid que celui de l’Europe.

2° « Quoique plusieurs races tropicales aient les cheveux laineux, un très grand nombre de races fixées sous la même zone depuis une époque antérieure aux temps historiques ont les cheveux parfaitement lisses. »

Le savant professeur a continué à disserter comme s’il fallait se référer à l’influence de la chaleur ou du froid pour expliquer la rigidité et la torsion, ou la souplesse et le développement du cheveu, tandis que ce phénomène se rattache plus directement à la sécheresse ou l’humidité de l’air, d’après toutes les probabilités scientifiques.

Dans ces questions, d’ailleurs, on ne doit pas raisonner d’après les influences actuelles du climat, ni sur les hommes qui ont vécu depuis les époques historiques. Il faut voir la possibilité où serait cette influence d’opérer ces transformations durant le laps de temps où les hommes, trop faibles et trop ignorants pour s’éloigner beaucoup de leur zone géographique primitive, ni se protéger contre les inclémences de l’atmosphère, étaient impuissants à s’en affranchir. Le fait très important des migrations historiques ou antéhistoriques demeure donc réservé.

« On peut, dit Broca, parcourir toute l’Europe, toute l’Asie, les deux Amériques et la Polynésie, sans rencontrer dans la population indigène une seule tête laineuse. » C’est encore une de ces affirmations aventurées qui ne sont avancées que par insuffisance d’études spéciales. Des peuplades noires à cheveux crépus ont été découvertes dans les montagnes chinoises du Kouenloun[25] ; les Rajeh et les Rawats sont des noirs à cheveux crépus et laineux habitant le Kamaoun[26] ; les Samang[27], sauvages de l’Assam, offrent le même caractère. On pourrait encore citer Elphinstone qui parle de la présence d’une peuplade nègre dans le Sedjistan[28], et beaucoup d’autres témoignages ; mais ce n’est pas nécessaire.

Une particularité des plus curieuses, c’est que, d’après Benfey[29], le mot varvara ou barbara indique en sanscrit un homme à cheveux crépus. Comme cette épithète a été souvent donnée à la plupart des peuples qui entouraient les Indiens, il faudrait supposer que les hommes noirs à cheveux crépus furent considérablement nombreux en Asie, dès la plus haute antiquité.

L’expérience prouve aussi que les nègres transportés hors d’Afrique perdent, après quatre ou cinq générations, cette chevelure caractéristique que Livingstone a nommée corn peper ou grain de poivre. Le changement se produit à vue d’œil, pourvu que l’on soigne les cheveux, en leur conservant un certain degré d’humidité et d’onction, par l’emploi de l’eau pure ou mieux d’une substance mucilagineuse, avec une portion modérée de pommade ou d’huile.

À part les deux grandes questions de la couleur et des cheveux, il y en a plusieurs autres absolument insignifiantes que l’on soulève dans le but de prouver une différence organique entre le blanc et le noir. Peut-être faudra-t-il y revenir. Mais disons dès maintenant que la prétendue membrane clignotante de l’œil particulière à la race noire, dont parle Broca sur l’autorité de Sœmmering, est une pure fantaisie. Ce fait imaginaire n’a été pris au sérieux que pour amener cette conclusion si chère au savant anthropologiste : « La conformation physique du nègre est en quelque sorte intermédiaire entre celle de l’Européen et celle du singe[30]. » Il faut avouer que les singes ne sont pas plus malins ni plus entêtés.

Il me serait facile de pousser plus loin l’examen des arguments que l’illustre fondateur de la Société d’anthropologie de Paris a invoqués, les uns après les autres, afin de prouver une distance spécifique entre l’homme de l’Europe et l’homme de l’Afrique. Pour le besoin de sa thèse, il a constamment cherché à rabaisser la race noire, afin de la rendre moins acceptable dans la communauté d’espèce que les Européens reconnaissent entre eux. C’est un mode d’argumentation dont l’emploi ne s’explique que par le besoin de la cause, moyen fallacieux et risqué, dont on ne tire jamais le moindre avantage. Les arguments qui en font les frais ont été nommés par Claude Bernard, arguments de tendance. Aussi dans un demi siècle, les Mémoires d’Anthropologie du célèbre physiologiste seront tellement en contradiction avec les faits, alors hautement reconnus par la science, que ce sera un malheur pour son nom qu’il n’ait pas conservé seule la gloire d’une découverte qui l’immortalise.

IV.

AUTRES DIFFÉRENCES ADMISES PAR LES DEUX ÉCOLES.


On a imaginé d’autres différences anatomiques ou physiologiques, constituant aux yeux des ethnologogistes des signes distincts de races. M. Louis Figuier, quoique avec circonspection, en admet quelques-unes. « Disons pourtant, écrit-il, que le système nerveux présente une différence importante à signaler, quand on compare, les deux extrêmes de l’humanité, c’est-à-dire le nègre et le blanc européen. Chez le blanc, les centres nerveux, c’est-à-dire le cerveau et la moëlle épinière, sont plus volumineux que chez le nègre. Chez ces derniers, ce sont les expansions de ces centres nerveux, c’est-à-dire les nerfs proprement dits qui ont relativement un volume considérable.

« On trouve un balancement tout pareil dans le système circulatoire. Chez le blanc, le système artériel est plus développé que le système veineux, c’est le contraire chez le nègre. Enfin le sang du nègre est plus visqueux et d’un rouge plus foncé que celui du blanc[31]. »

Je crois que toutes ces affirmations sont excessivement hasardées, dans le sens général qu’on leur donne. Pour ce qui a trait à la conformation anatomique du système nerveux dans les deux races noire et blanche, l’auteur des Races humaines se rapporte probablement à l’opinion de Sœmmering et de Jacquart, acceptée sans contrôle. Le dernier surtout a eu l’ingénieuse idée de rendre plus saisissante la démonstration de ce prétendu phénomène, par la savante préparation anatomique de deux pièces d’ensemble exposées au Muséum de Paris, galerie d’anthropologie. J’en avais toujours entendu parler avec une telle admiration que mon plus vif désir, en visitant le Muséum, fut surtout de les voir. Il est évident que l’œuvre du préparateur est au-dessus de tout éloge. C’est si bien fait qu’on pourrait s’illusionner, au point de croire que l’on est en face de la plus évidente réalité.

Si on devait s’y conformer pour établir son jugement, l’affirmation des ethnologistes serait irréfutable. Il faut pourtant le répéter, il n’y a là qu’une simple œuvre d’art, qui prouve incontestablement le talent du préparateur, mais n’apporte aucun poids à l’opinion de Sœmmering, au point de vue scientifique Jacquart eût voulu démontrer un fait tout contraire que sa préparation tout aussi belle, tout aussi bien faite, parlerait éloquemment contre la thèse de Sœmmering. La science peut-elle se contenter de telles démonstrations pour accepter un fait comme d’ordre naturel et l’élever au rang de loi, c’est-à-dire comme devant se reproduire toujours, infailliblement, dans toutes les circonstances identiques ?

En supposant même qu’on ait rencontré des filets nerveux comparative plus gros chez certains noirs que chez un ou plusieurs blancs, cela ne suffirait pas pour formuler une proposition aussi générale, aussi absolue que celle de Sœmmering, si souvent répétée. Il resterait encore à savoir si, parmi un grand nombre de noirs et dans une quantité de blancs, le phénomène inverse ne se manifeste jamais. Toute investigation expérimentale, où l’épreuve n’est pas contrôlée par une contre-épreuve, ne revêtira jamais un caractère suffisamment sérieux à ceux qui respectent la science et craignent de compromettre son nom au profit de l’erreur.

Bien plus, en considérant l’expansion d’un centre nerveux, il peut se présenter certaine anomalie anatomique qui fasse illusion à un observateur même très expérimenté, quand il ne se donne pas le mal d’étudier attentivement les faits.

« Les nerfs n’étant que des faisceaux de conducteurs isolés et indépendants, il n’est pas étonnant que parfois un filet émané d’un nerf puisse s’accoler a un tronc nerveux voisin et que dans ce cas la constitution intime de ce dernier ne soit pas toujours la même ; on comprend dès lors que des filets d’une paire crânienne ou rachidienne peuvent quelquefois se juxtaposer à ceux d’une autre paire crânienne plus ou moins rapprochée, pour gagner ensemble leur destination ultime. Les fibres nerveuses primitives n’en accompliront pas moins chacune leur rôle physiologique spécial, mais la manière dont elles gagnent l’organe auquel elles sont destinées peut varier. C’est ainsi, sans nul doute, que peuvent s’expliquer les résultats différents et contradictoires que les physiologistes ont obtenus dans la section des troncs nerveux[32]. »

Aussi est-il fort probable que ceux qui ont précipitamment avancé que le système nerveux périphérique de l’Éthiopien est plus développé que chez l’Européen, se soient trouvés en face d’une de ces juxtapositions de deux filets nerveux, si bien confondus qu’on peut facilement les prendre pour une seule et même extrémité nerveuse. De là une généralisation qui vient à l’encontre de toutes les données zootaxiques. Car s’il existait une opposition de plan aussi tranchée dans la configuration du système nerveux du noir comparé à celui du blanc, ce fait créerait entre ces hommes une différence non-seulement spécifique, mais encore générique. C’est une conclusion à laquelle personne n’a voulu aboutir.

Rien n’est aussi peu prouvé que le balancement du système circulatoire dont parle M. Figuier. Aussi bien n’y a-t-il pas un seul traité d’anatomie de quelque importance où l’on en fasse mention. Mais un préjugé assez général, c’est celui qui fait croire que le sang de l’homme noir a des propriétés autres que celui de l’homme blanc. Tous ceux qui ont lu les ouvrages où la constitution du sang est sérieusement étudiée, tant à l’état physiologique qu’à l’état pathologique, savent la difficulté qu’il y a à se prononcer sur les qualités spécifiques d’un liquide dont la composition moléculaire et l’aspect général sont si instables, selon l’état sanitaire ou moral de l’individu qui le fournit. D’autre part, l’analyse qualitative et comparative du sang ne peut se faire qu’avec la plus grande délicatesse dans l’opération. La moindre différence de température, la plus légère variation dans la quantité du liquide, selon la forme du vase et le degré de lumière qui s’y trouve projetée, en font varier ]’aspect et l’arrangement moléculaire.

En tout cas, cette apparence visqueuse que présente le sang de l’homme noir et dont l’excès de plasticité S’explique assez facilement par la haute température de son pays d’origine, n’a rien qui doive suggérer l’idée d’une différence organique entre lui et les hommes d’une la autre race. C’est un caractère particulier du sang humain.

« Un fait observé d’abord par Hudson et Lister, et par tous les micrographes contemporains, dit Longet, c’est la tendance qu’ont les globules rouges à se rapprocher les uns des autres comme des rouleaux de pièces de monnaie renversées. Cette disposition très prononcée, surtout dans le sang de l’homme, paraît ne pas exister chez les animaux dont les globules ont la forme elliptique. Ch. Robin, qui a particulièrement dirigé son attention sur ce phénomène, l’attribue à l’exsudation d’une matière visqueuse qui se ferait a la surface des globules, hors des vaisseaux ; il le regarde comme un commencent d’altération[33]. »

Suivant M. de Quatrefages, les hommes de race noire suent beaucoup moins que ceux de race blanche ; « mais l’insuffisance de la transpiration, dit-il, se compense par l’abondance de la perspiration ». Sans mettre aucunement en doute la haute compétence de l’auteur de l’Espèce humaine, il me semble difficile d’admettre ni le fait qu’il avance, ni l’explication qu’il en donne. Je suis noir et n’ai rien qui me distingue anatomiquement du plus pur Soudanien. J’ai cependant une transpiration assez abondante, pour me faire une juste idée des faits. Mes congénères n’échappent pas à la loi naturelle. Aussi est-ce avec surprise que je lus, pour la première fois, l’opinion du savant professeur. Cette compensation, cette espèce de balancement qu’il suppose entre la perspiration et la transpiration n’est guère de nature à convaincre mon intelligence.

La perspiration et la transpiration sont un même phénomène physiologique et ne se distinguent que par la quantité de liquide ou de vapeur exhalée par les tissus organiques. Dans le premier cas, l’exhalation est peu sensible, dans le second elle est notable : plus abondante la transpiration cutanée se nomme sueur. Voilà tout. Les produits excrémentiels qui peuvent être considérés comme compensateurs de la transpiration sont la salive ou l’urine, surtout cette dernière toujours plus abondante, toutes les fois que les fonctions de la peau sont paralysées ou insuffisamment excitées. Or, il est certain que, selon le degré de température ou les dépenses musculaires réalisées, la peau du noir exhale la même quantité de liquide ou de vapeur que celle du blanc, sinon davantage.

Le même anthropologiste explique par une différence de fonctionnement physiologique, la nature diverse des cheveux dans les races humaines.

À son avis, les glandes sébacées seraient plus développées, mais les bulbes pileux seraient atrophiés chez le noir. « Ces deux faits, dit-il, se rattachent encore à la même cause et s’expliquent par le balancement d’organes connexes. Le sang, appelé à la surface du corps, abandonne les bulbes pileux trop profondément enfoncés ; mais par la même raison il afflue dans les glandes sébacées qui sont placées plus superficiellement. Il est tout simple que les premiers s’atrophient et que les seconds se développent exceptionnellement[34]. » Ce point mérite d’être étudié, car il paraît que M. de Quatrefages, se rangeant à l’opinion de ceux qui prétendent que la peau du noir sécrète la matière sébacée en plus grande abondance que celle du blanc, ne fait ici que lui chercher une explication physiologique. Cependant les choses ne se présentent nullement comme le suppose l’éminent académicien ; elles offrent une face toute contraire, tant au point de vue histologique que dans leurs effets physiologiques.

« Les glandes sébacées, situées plus superficiellement que les glandes sudoripares sont de petites granulations blanchâtres annexées aux follicules pileux dans lesquels s’ouvrent leurs conduits excréteurs, et siégeant dans l’épaisseur même du derme. Elles manquent là où manquent les follicules pileux, sauf sur le gland : les petites lèvres et la face interne du prépuce. Leur volume est, en général, en raison inverse du volume du follicule pileux correspondant ; aussi quand les poils sont forts les glandes sébacées en paraissent des appendices ; quand le follicule pileux, au contraire, appartient à un poil follet, c’est lui qui paraît alors un appendice de la glande[35]. »

Mais un histologiste d’une compétence incontestable va, si cela se peut, nous faire une description encore plus précise, plus saisissante de la contexture de ces petits organes disposés dans un ordre absolument opposé à celui que désigne M. de Quatrefages. « Les glandes sébacées, dit Leydig, se comportent comme des refoulements de la peau ou comme des diverticula des bulbes pileux. C’est de la substance conjonctive ou du derme ou de la partie conjonctive du follicule pileux que provient la fine enveloppe extérieure (tunica propria), tandis que les cellules de sécrétion épithéliale sont en connexion avec la couche muqueuse de l’épiderme, ou bien, si la glande s’ouvre dans un bulbe pileux, avec l’enveloppe extérieure de la racine du poil[36]. »

Or, il est notoire que les cheveux du Caucasien sont de beaucoup plus fins que ceux de l’Éthiopien. Une différence existe même entre l’épaisseur des cheveux blonds et celle des cheveux noirs, appartenant également à la race blanche. Suivant Leydig, les premiers ont ordinairement de 0mm,058 à 0mm,067 d’épaisseur ; tandis que les seconds ont de 0mm,067 à 0mm,077[37]. Le volume des glandes sébacées étant en raison inverse de celui du follicule pileux correspondant, ainsi que l’ont reconnu tous les histologistes, elles doivent être beaucoup plus développées dans la race blanche (allant du blond au brun) que dans la race noire aux cheveux parfois rares, mais particulièrement épais. Contrairement encore à la proposition de M. de Quatrefages, il est scientifiquement probable que la matière sébacée doit être sécrétée en quantité supérieure dans les races européennes, généralement très poilues, comparativement aux races de l’Afrique. Les glandes sébacées semblent tellement s’adapter au développement du système pileux que des savants d’une haute valeur sont arrivés même à leur refuser une existence distincte. Voici un résumé de la question donné par Longet et qui confirme pleinement toutes les explications que nous avons déjà vues.

« D’après Eichborn, dit-il, ces glandes n’existeraient point comme organes distincts, et la matière sébacée serait sécrétée dans les kistes des poils. Partout où il y a des poils, suivant E. H. Weber, les glandes sébacées s’ouvrent dans les follicules pileux eux-mêmes. Charles Robin distingue des glandes sébacées proprement dites et des glandes pileuses : les premières offrent une embouchure commune avec les follicules pileux et les secondes s’ouvrent dans de larges follicules pilifères. Quant à Kölliker qui admet que plusieurs des glandes sébacées sont constituées par de simples utricules pyriformes, tandis que d’autres forment des glandes en grappe simple ou des glandes en grappe composée, il affirme qu’elles sont généralement plus grosses autour des petits poils qu’au voisinage des poils volumineux[38]. »

Ce qui prouve surabondamment que la peau du noir sécrète moins de matière sébacée que celle du blanc, c’est la nature même des poils gros et relativement rares qui la couvrent dans certaines parties du corps. Partout, on les rencontre secs, rudes et cassants ; c’est ce qui les empêche de s’allonger, encore bien qu’ils poussent aussi vite que ceux d’autres races. Tout différents sont les cheveux ou autres poils du Caucasien, et l’on doit en attribuer la qualité à cette plus grande richesse des glandes sébacées qu’un préjugé vulgaire fait accorder plutôt à l’homme de race africaine. En effet, leur rôle physiologique consiste précisément à donner de la souplesse aux cheveux ou aux poils et à en effacer la rugosité. « La matière sébacée, dit Longet, concourt à rendre les cheveux ou les poils lisses et souples. »

Je ne m’arrêterai pas à discuter la question plutôt burlesque que scientifique, d’une odeur sui generis qu’on a voulu considérer comme un caractère particulier à la race noire. C’est le simple résultat de la malpropreté identifiée à l’habitude des sauvages africains. Ils oignent leurs corps de graisses plus ou moins concentrées et mêlées à une sueur abondante, à laquelle il faut ajouter des toilettes où le pissat sert de parfum, à la manière des anciens Celtes de l’Europe barbare.

On conçoit bien que, par évaporation ou par un certain phénomène osmotique, l’organisme finisse par s’imprégner de ces odeurs vireuses, surtout au-dessous des aisselles où la sueur concentrée s’aigrit naturellement. Alors l’individu, même se lavant avec le plus grand soin, en conserve longtemps encore la désagréable émanation. Mais ce sont là des cas qui s’expliquent en dehors de toute considération de races. En Europe aussi, on trouve des personnes également affectées de cette pénible particularité. Tous les pathologistes le savent et en parlent dans leur traité.

Enfin quelques-uns prétendent encore que l’insensibilité du noir est un caractère spécial qui le distingue des individus de la race blanche, au point de vue de leur, constitution nerveuse. Rien de moins avéré. On n’aura établi un tel jugement que sur des noirs abrutis par un traitement infernal et devenus insensibles à force d’avoir été flagellés. D’autres fois, on aura eu affaire à un vrai courage, poussant la fierté et le stoïcisme jusqu’à maîtriser la douleur et la ronger en silence, plutôt que de passer pour un lâche. Ce sera bien souvent encore un cas de fanatisme ou d’une exaltation quelconque.

Mais dans toutes les races humaines et dans tous les temps n’a-t-on pas vu souvent de semblables exemples ? Les ilotes de Lacedémone ne se montraient-ils pas insensibles aux maltraitements du cruel Spartiate ? Oubliera- t-on jamais le courage sublime mais féroce de Popée, se poignardant héroïquement et disant froidement à son mari : Pœte, non dolet ? Les paroles de Guatimouzin, restées célèbres dans les drames de l’histoire, sont encore une preuve saisissante que ceux qui se taisent au milieu des tortures corporelles, ne souffrent pas moins intérieurement. Le noir à qui l’on demanderait s’il est insensible aux aiguillons de la douleur, tandis qu’on lui inflige la plus cruelle épreuve, répondrait lui aussi : « Et suis-je sur un lit de roses ? »

Pour ce qui s’agit du fanatisme, on sait avec quelle insensibilité apparente les premiers chrétiens subissaient le martyre. Il est vrai que la plupart devaient être sous l’influence d’une sorte d’analgésie, causée par la surexcitation nerveuse qu’inspire le fanatisme religieux et qu’on peut assimiler à un cas d’hystérie. Durant les hauts faits de l’inquisition où les chrétiens, devenus les maîtres et plus intolérants que les anciens païens, martyrisaient à leur tour ceux qui voulaient s’écarter de l’orthodoxie, des cas absolument semblables se produisirent. Mais alors, on prenait ces hommes, convaincus ou surexcités par leurs croyances, pour d’infâmes sorciers. Nicolas Eméric dit positivement qu’ils usaient de maléfices ; car ils paraissaient insensibles au milieu des épreuves infernales qui accompagnaient les questions. « Alicui sunt maleficiati et in questionibus maleficiis utuntur…, efficiuntur enim quasi insensibiles[39]. Je connais beaucoup d’hommes noirs qui ont montré un courage étonnant, dans le cours d’opérations chirurgicales subies sans anesthésie, ne bravant les douleurs horribles qui leur étreignaient le cœur que dans le but de ne pas passer pour des lâches. Comme le chirurgien demande toujours au patient s’il peut subir l’opération sans l’emploi des anesthésiques, ceux-là croiraient déroger, en reculant devant l’épreuve. Sotte bravoure peut-être, mais qui fait voir combien fière et courageuse est cette nature du noir Éthiopien, toujours prêt à tout affronter pour inspirer de lui une haute idée.

V.

HYBRIDITÉ OU MÉTISSAGE ?


Mais qu’on ne croie pas que la discussion entre le monogénisme et le polygénisme prenne fin avec la revue des caractères anatomiques ou physiologiques qui, aux yeux des savants, distinguent les races humaines les unes des autres. Au contraire, l’école anthropologique qui admet la pluralité des espèces déclare qu’elle n’attache à ces caractères qu’une importance secondaire. On connaît bien le mot d’Annibal : « Jamais on ne vaincra les Romains que dans Rome. » Eh bien ! l’intrépide Broca, se conformant au conseil du célèbre capitaine, alla, sur les traces de l’américain Morton, attaquer les unitaires dans leur principal retranchement.

Nous avons déjà mentionné cette ancienne loi physiologique de l’espèce, en vertu de laquelle on prétend que la fécondité continue, de génération en génération, n’a lieu qu’entre les individus de la même espèce. Elle a été acceptée par tous les naturalistes de l’école classique comme une vérité scientifique et de premier ordre. Les monogénistes, constatant par l’histoire que partout ou les hommes se sont rencontrés, les races se sont constamment croisées, à ce point qu’on a droit de se demander s’il existe encore des races pures, ont rattaché a cette loi la doctrine de l’unité de l’espèce humaine. En effet, sans cette unité spécifique de l’humanité, il serait impossible d’expliquer les croisements eugénésiques qui ont émaillé la surface du globe de plus de couleurs humaines qu’il n’y a de nuances dans l’arc-en-ciel.

Il fallait donc aux polygénistes faire la preuve du contraire ; démontrer que les espèces différentes peuvent produire entre elles des générations indéfiniment fécondes, ou bien que les différentes catégories humaines ne donnent pas toujours par leur croisement des produits doués d’une fécondité continue.

Je négligerai intentionnellement la première partie de la démonstration essayée par Broca. Elle ne nous intéresse pas suffisamment, malgré sa haute importance au point de vue des principes. Il faut aussi déclarer que je ne me suis pas arrêté spécialement sur les questions de l’hybridité animale ; car je connais trop peu de faits y relatifs, pour pouvoir examiner la justesse ou l’insignifiance des arguments invoqués. Je pense pourtant que, malgré toutes les raisons alléguées par l’illustre savant, il restera toujours à ses adversaires une objection capitale. C’est que le croisement eugénésique des diverses espèces qu’il a étudiées, a toujours été provoqué par l’influence de l’homme. Et il faut encore remarquer qu’on n’a jamais pu obtenir la sécurité des résultats, puisque aucune de ces espèces hybrides n’est jamais devenue assez nombreuse pour qu’on puisse les compter autrement que comme des faits de simple curiosité. Tout le temps qu’on n’aura pas encore rencontré des croisements spontanés et féconds, entre espèces distinctes, et à l’état sauvage, il semble qu’on doive s’abstenir de toute conclusion formelle, d’autant plus que les naturalistes ne tombent pas d’accord sur la caractéristique même de l’espèce.

La deuxième partie nous offre un ordre de faits infiniment intéressants. Il s’agit des phénomènes d’hybridité dans les groupes humains. Le problème consiste à savoir si tous les hommes, quelles que soient leurs différences de couleur, de physionomie ou de civilisation, sont aptes à produire, en se croisant, des générations indéfiniment fécondes. Le Dr Broca, ne pouvant nier complètement un fait en faveur duquel parlent tant de preuves, a distingué deux cas : l’un ou le croisement de certaines races est eugénésique, l’autre où il ne l’est pas. Le premier cas, étant conforme à l’opinion générale, ne mérite pas qu’on s’y attarde. Mais il est curieux de voir les arguments sur lesquels va s’appuyer le savant, pour établir la réalité du second. C’est d’une finesse sans exemple.

« Nous examinerons à la fois le métis, dit-il, sous le rapport de la fécondité et sous le rapport de la validité physique ou morale, car au point de vue qui nous occupe, il suffirait que certains métis fussent inférieurs aux deux races mères sous le rapport de la longévité, de la vigueur, de la santé ou de l’intelligence, pour rendre fort probable que ces deux races ne sont pas de même espèce[40]. »

Le programme seul nous indique déjà combien le savant anthropologiste s’est senti faible, en abordant cette thèse.

C’est pour la première fois qu’il tient compte des qualités psychologiques, à côté des autres caractères que les naturalistes mettent ordinairement en ligne, pour établir ou vérifier une classification. Avoir jusque-là refusé toute valeur zootaxique à l’intelligence et la morale, puis s’y rabattre dans une question où il règne tant d’incertitudes, ce n’était pas prendre le chemin le mieux fait pour parvenir à une bonne conclusion. Mais le fameux polygéniste a oublié de se demander la chose principale. Tous les enfants issus d’une même race, parmi les Anglais, les Français ou les Allemands, sont-ils toujours égaux à leurs parents maternels et paternels en longévité, en vigueur, en santé et en intelligence ? A-t-on même jamais comparé, en France ou ailleurs, les résultats que réclamait le savant professeur, comme le caractère sine quâ non de la communauté d’espèce entre les races humaines ?

Si nous voulons nous rapporter aux seules études spéciales et sérieuses qui aient été faites dans ce sens, en consultant le savant ouvrage de M. Paul Jacoby sur La Sélection, nous constaterons un fait bien saisissant et qui retire toute valeur aux exigences de Broca. C’est que toutes les grandes qualités acquises par les parents à un degré excessif, sont un gage sûr d’appauvrissement pour l’héritage physiologique qu’ils laissent à leur progéniture. Cette pauvreté qui se manifeste surtout par un manque d’équilibre organique, est cause que ceux des enfants qui continueraient à être aussi intelligents que leurs parents, auraient une santé moins bonne et vivraient moins longtemps ! C’est aussi l’opinion de M. Ribot et de tous ceux qui ont étudié la question si complexe de l’hérédité et de la sélection.

Mais il vaut mieux aborder une fois les assertions que nous voulons réfuter.

« L’union du nègre et de la blanche, dit notre anthropologiste, est très souvent stérile, tandis que l’union du blanc et de la négresse est parfaitement féconde. » Sur quoi est appuyée cette affirmation qui vient à merveille établir une analogie entre les noirs et les blancs, d’une part, les chèvres et les moutons, d’une autre ? Nous allons le voir.

Un des caractères particuliers de l’Éthiopien, d’après Serres, réside dans la longueur de son pénis comparé à celui du blanc. Cette dimension coïnciderait avec une longueur excessive du canal utérin chez la femme éthiopienne. L’un et l’autre phénomène aurait pour cause la conformation du bassin dans la race noire.

« Or, il résulte de cette disposition physique, dit Serres, que l’union de l’homme caucasique avec la femme éthiopienne est facile, sans nul inconvénient pour cette dernière. Il n’en est pas de même de l’Éthiopien avec la femme caucasique ; la femme souffre dans cet acte, le col de l’utérus est pressé contre le sacrum, de sorte que l’acte de la reproduction n’est pas seulement douloureux, il est le plus souvent infécond[41]. »

Sans contester l’autorité du savant médecin qui a écrit les Principes d’embryogénie, etc., ouvrage fort remarquable, il suffit d’avoir fait quelques études de physiologie embryogénique pour sentir l’insuffisance des motifs qu’il présente comme pouvant amener l’infécondité en question. On pourrait se servir de ses propres principes pour rétablir la vraie importance des faits qu’il interprète ici avec tant de fantaisie.

Broca avait dû s’en convaincre tout le premier ; mais il en tire pourtant un argument, en déclarant que le caractère anatomique sur lequel est basée la curieuse explication est exact. M. Topinard contredit cependant l’exactitude d’un tel cas. « Le pénis du nègre est plus long et plus volumineux dans l’état de flaccidité que celui du blanc, dit-il ; dans l’état d’érection, c’est le contraire[42]. »

Cette contradiction signale bien la vérité, laquelle garde le juste milieu.

En réalité, il n’y a rien de régulier dans l’une ou dans l’autre assertion. Les différences d’organisation que l’on peut constater, sous ce rapport, dans une race ou dans l’autre, ne présentent qu’un caractère individuel qui s’explique plutôt par l’âge, les habitudes et la profession. Tel Hercule de foire, blanc ou noir, mangeant bien, buvant sec, bien entraîné, aura toujours une conformation génitale autrement vigoureuse, autrement forte qu’un travailleur de cabinet, noir ou blanc. La fréquence du fonctionnement produit aussi son effet sur le développement de l’organe en question, comme il en est pour tous les autres membres du corps. La cause des différences est donc plus physiologique qu’ethnologique. Il faudrait encore ajouter aux raisons mentionnées plus haut, celles du régime alimentaire et même de la quantité de nourriture que l’on consomme. L’insuffisance d’alimentation a là dessus une influence positive. Le père de la physiologie moderne, le grand Haller, voulant vérifier les effets produits sur l’organisme par une alimentation insuffisante a fait les observations suivantes : « Sœpè tentavi ob podagram, semper sensi debilitatem universam, ad labores Veneris inertius[43]. »

La question est évidemment trop complexe pour qu’on se contente d’une assertion dénuée de toute valeur scientifique, lorsqu’il s’agit de réfuter un fait dont l’importance est de premier ordre.

Pour que le professeur Broca fut conduit à s’accrocher à des branches si faibles, dans l’océan d’inconnues ou il s’était aventuré, en abandonnant l’opinion commune, il faut qu’il se soit trouvé bien embarrassé. Malgré tout ce que pourront dire les polygénistes, afin de faire admettre l’infécondité du croisement entre les blancs et les noirs, il y aura toujours une preuve contraire à leur théorie, preuve plus éloquente que toutes les fleurs de la rhétorique, plus convaincante que toutes les règles de la logique, c’est celle des faits. Or l’immense quantité de métis qu’on rencontre partout où les deux races se sont trouvées en communication permanente, est un fait trop saillant, trop universel, pour qu’on soit obligé de recourir à d’autres ressources de dialectique, lorsqu’il faut en démontrer la haute signification.

Il ne restait donc aux adeptes du polygénisme qu’un seul moyen de continuer leurs argumentations, où ne brillent que les paradoxes les plus audacieux, alliés à un art parfait d’embrouiller les questions et de les rendre insolubles. C’était de soulever des doutes sur la fécondité inter se des métis issus du blanc et de la négresse ou du noir et de la blanche. On saisira vite le motif de la discussion. Le cheval et l’ânesse, animaux d’espèces différentes, donnent par leur croisement le produit hybride qui est le mulet ; mais cette espèce hybride est d’ordinaire inféconde. S’il était prouvé que le mulâtre est infécond, comme le mulet auquel on a semblé l’assimiler par le nom, on pourrait positivement affirmer que ses parents sont aussi d’espèces distinctes.

J’omets le cas ou l’hybride se croise fructueusement avec l’une ou l’autre des deux espèces qui l’on produit (hybridité paragenésique de Broca). Toutes ces distinctions savantes peuvent difficilement s’observer d’une manière précise au milieu des faits nombreux et variés que laisse constater la nature, sans qu’on puisse jamais leur assigner un caractère fixe. Mais ce qu’il fallait surtout au grand polygéniste, pour avoir sur ses adversaires une victoire complète, c’était de prouver que les mulâtres ne sont pas continuellement féconds entre eux.

Le fait de la grande fécondité des mulâtres est tellement connu de tous ceux qui ont vécu dans les pays où se rencontrent les races métisses, que l’on ne peut s’empêcher d’une certaine surprise, en voyant un savant de la trempe de Broca le mettre en doute. Mais que fait l’habile dialecticien ? Après avoir formulé plusieurs hypothèses, pas plus rationnelles les unes que les autres, il en vient à cette déclaration : « Pour donner à la question une solution vigoureuse, il faudra pouvoir étudier une population uniquement composée de mulâtres de premier sang. » C’était vraiment imposer des conditions impossibles. Partout où l’on rencontre des mulâtres, leur seule existence prouve qu’il y a ou qu’il y a eu des blancs et des noirs en contact immédiat. Or, il restera toujours, des deux races ou de l’une d’elles, des représentants assez nombreux pour qu’on ne trouve jamais cette population uniquement composée de mulâtres de premier sang, c’est-à-dire issus directement du croisement de la blanche et du noir ou du blanc et de la femme noire. Si on imposait des conditions semblables pour chaque genre d’études, on peut certifier que toute expérience scientifique deviendrait absolument impossible. Des naturalistes non aveuglés par l’esprit de système ne seraient-ils pas plus raisonnables ? Au lieu de tant d’exigence, ne leur suffirait-il pas que l’expérience fût faite sur vingt ou trente familles de mulâtres, ou même le double ? En ce cas, il est facile de prouver que la fécondité des mulâtres entre eux est un fait d’une évidence irréfragable.

Les Dominicains de l’île d’Haïti sont une première preuve. Il est vrai que dans ce pays il est reste beaucoup de blancs, qui ont continué à se croiser avec les diverses autres nuances, de telle sorte qu’à côté des mulâtres de premier sang, il se trouve beaucoup de sang-mêlé, de griffes, de noirs, etc. Mais l’existence de ces différents métissages ne contrarie en rien les recherches qu’on voudrait faire sur les résultats du croisement des mulâtres de premier sang entre eux. Ceux-là sont nombreux ; et les cas abondent pour démontrer que leurs unions sont tout aussi fécondes que celles des individus de race pure.

Ce sont des faits que j’ai constatés de visu, pendant un séjour de plus de six mois, dans la Dominicanie.

En Haïti, ancienne partie française de l’île, dont je puis parler avec une assurance encore plus grande, puisque c’est ma patrie, mon pays natal, on peut facilement faire la même remarque. Le cas prend ici le caractère d’une preuve irréfutable. À l’époque de l’indépendance de l’île, il y était resté peu de blancs. Depuis, il n’en est entré qu’un nombre fort restreint. Ceux-là, n’y arrivant que dans le i but de faire fortune et se rapatrier ensuite, n’y contractent qu’exceptionnellement mariage avec les regnicoles. C’est un fait notoire que, depuis environ quatre-vingts ans, les croisements entre blanches et noirs ou noires et blancs sont devenus un cas tellement rare, qu’on est autorisé à le considérer comme absolument négligeable. Eh bien, malgré cela, la race de couleur c’est-à-dire les mulâtres ont presque doublé en Haïti !

Il est incontestable que leur nombre s’est accru dans un mouvement ascensionnel beaucoup plus accéléré que celui des noirs. Je sais qu’on ne doit pas rattacher ce phénomène à une fécondité supérieure des mulâtres, comparativement à l’une des races mères dont ils sont issus. Il faudrait plutôt en chercher la raison dans l’existence de certaines conditions sociologiques que nous n’avons pas à considérer ici. Mais si on ne doit pas attribuer à la seule influence ethnologique cet accroissement rapide du nombre des mulâtres d’Haïti, malgré l’absence de croisement des deux races dont ils descendent, le résultat, constaté dans de telles occurrences, suffit pour démontrer que ces métis sont indéfiniment féconds entre eux. Aucun tour de force n’est exigé pour établir une telle vérité. Qu’on vienne encore nous demander à quel degré de sang les différentes familles de mulâtres se trouvent constituées, c’est là une question oiseuse à laquelle il est parfaitement inutile de répondre.

Jacquinot, Broca, Nott, Edward Long, autant qu’il se compte de savants dans le polygénisme, peuvent encore affirmer que le croisement des mulâtres est souvent stérile. Le monde savant, qui s’est habitué à reconnaître en eux des hommes d’une compétence indiscutable dans la matière, peut sanctionner cette opinion et lui faire une place à côté de tant d’autres de la même valeur. Je courberai peut-être une tête docile devant leur autorité devenue plus puissante, plus malfaisante que ne l’a jamais été l’autorité même de l’Église ; mais comme Galilée, étouffant le cri de l’éternelle vérité qui grondait en son cœur, je murmurerai tout bas : E pur si muove !

VI

DES MÉTIS DU BLANC ET DU NIGRITIEN.


Nous savons que, semblables aux géants de la fable qui, pour escalader le ciel, entassaient l’Ossa sur le Pélion, les polygénistes infatigables entassent difficultés sur difficultés, afin de terrasser les esprits et défier les réfutations. Démontre-t-on que les mulâtres haïtiens sont incontestablement féconds entre eux et procréent des générations indéfiniment fécondes ? Ils répondent qu’il faut attendre dix ou vingt générations avant de se prononcer, que l’expérience n’est pas concluante, puisque les métis d’Haïti sont issus du croisement de la race noire avec des blancs d’origine celtique ou ibérienne, variété brune, et non avec des blancs d’origine germanique ou saxonne. Que sais-je encore ? Or, pour comble de confusion et d’embarras, à chaque réunion des ethnographes, on est encore à se disputer, à savoir si les vrais Celtes étaient bruns ou blonds ! Franchement, il faut bien convenir que les plus subtils sco- lastiques le cèderaient à nos naturalistes, dans l’art d’embrouiller les questions par l’enchevêtrement sans fin des éternels distinguo.

Pourquoi tant d’insistance à la soutenance d’une thèse où la science a sans doute un haut intérêt à faire la lumière, mais où toutes ces controverses passionnées ne tournent qu’à la dissociation des hommes, par la surexcitation d’un sot orgueil, d’une part, et l’aigreur contre l’injustice, de l’autre ? N’y a-t-il pas une foule d’autres questions scientifiques dont la solution intéresse autrement l’avenir de l’humanité et les progrès de la civilisation ? Mais il est inutile de s’arrêter à des considérations de cette nature. Il vaut mieux suivre l’illustre savant dans son argumentation laborieuse et voir comment il continue sa démonstration.

Après avoir mis en doute la fécondité normale des métis entre eux, il aborde la thèse de leur infériorité intellectuelle et morale. Passant avec dextérité sur tout les points difficiles, il se contente de citer M. Boudin. « Les métis, dit celui-ci, sont souvent inférieurs aux deux races mères soit en vitalité, soit en intelligence, soit en moralité.

« Ainsi les métis de Pondichéry, connus sous le nom de Topas, fournissent une mortalité beaucoup plus considérable non-seulement que les Indiens, mais encore que les Européens, quoique ces derniers meurent incomparablement plus dans l’Inde qu’en Europe. Il y a longtemps déjà que la Revue coloniale a publié sur ce point des documents positifs. Voilà pour la vitalité.

« À Java, les métis de Hollandais et de Malais sont tellement peu intelligents qu’on n’a jamais pu prendre parmi eux un seul fonctionnaire, ni un seul employé. Tous les historiens hollandais sont d’accord sur ce point. Voilà pour l’intelligence. « Les métis de Nègres et d’Indiens, connus sous le nom de Zambos, au Pérou et au Nicaragua, sont la pire classe des citoyens. Ils forment à eux seuls les quatre cinquièmes de la population des prisons. Ce fait, déjà annoncé par Tschudi, m’a été récemment confirmé par M. Squier. Voilà pour la moralité[44]. »

En bonne logique, il me semble que pour faire une démonstration suffisamment probante de la vérité qu’il s’agit d’établir, il faudrait continuer l’examen de ces différentes particularités sur une seule et même catégorie de métis, et répéter la même observation d’une manière intégrale sur d’autres catégories, avant d’en tirer une déduction sérieuse. Mais au lieu de cela, on ramasse les exemples de toutes parts, dans une incohérence qui leur retire toute valeur démonstrative. Il serait donc permis de méconnaître a priori toutes les conclusions tirées de ces procédés incorrects. Cependant, nous pouvons par analogie expliquer les différents cas relatés par l’auteur de la Géographie médicale, sans avoir recours aux considérations ethnologiques qui ne sont invoquées ici que pour satisfaire à l’esprit de système.

Une réponse est toute faite sur la vitalité des métis, c’est l’augmentation remarquable des mulâtres d’Haïti dont j’ai déjà parlé. D’après les procédés de dialectique adoptés par les polygénistes, ils diront que la comparaison n’est pas valable, les mulâtres provenant de souches ethniques tout autres que celles dont proviennent les Topas de Pondichéry. Mais en dehors de toutes controverses sur ce point, il y a des raisons scientifiques qui aident à éclaircir nettement la question. En démographie, on constate toujours que lorsqu’une classe d’hommes est placée dans une fausse position sociale, ne pouvant se mettre ni avec la classe supérieure qui la méprise, ni avec la classe inférieure qu’elle méprise à son tour, elle devient inconsistante et faible, obligée de louvoyer entre deux courants opposés, où il n’y a pour elle ni attrait ni encouragement. Or, la vitalité est toujours en raison directe du degré d’expansion qu’une race, une famille, un groupe quelconque rencontre dans le milieu et les circonstances où il fait son évolution. Il se conçoit bien, dès lors, que des métis qui se trouvent resserrés entre deux races facticement divisées en supérieure et inférieure, dépérissent lentement et décroissent en énergie vitale. Un Guillard ou un Bertillon n’aurait aucunement hésité dans l’interprétation des phénomènes que M. Boudin attribuait à des causes ethnologiques.

Il faut passer maintenant à la question de l’intelligence des métis. Je resterai conséquent, suivant la vraie méthode scientifique, en ne prenant pour base de mon argumentation que les mêmes mulâtres d’Haïti. Ici encore, il est facile de se convaincre que si les métis de Hollandais et de Malais, — deux races beaucoup plus rapprochées, selon les théories polygénistes même, que ne le sont les noirs africains et les blancs européens, — ne font pas preuve d’une grande intelligence, on ne doit logiquement pas rapporter ce cas à une influence ethnologique. Les conditions sociales qui leur sont faites, à cause du préjugé même qu’on nourrit contre leurs aptitudes intellectuelles, en sont des motifs beaucoup plus plausibles.

Avant l’indépendance de l’île d’Haïti et surtout pendant que l’esclavage y régnait, on avait établi le même jugement contre les mulâtres haïtiens. Maltraités et méprisés par leurs pères blancs qui les regardaient comme les tristes fruits d’une mésalliance entre le pur sang caucasique et l’immonde sève africaine, ils végétaient dans le pays comme une espèce parasite, livrés au vagabondage ou ne s’occupant que des métiers les plus rudes et les plus répugnants. Sentant qu’ils avaient dans leurs veines une notable portion de ce sang dont les petits blancs étaient si fiers, ils laissaient fermenter leur haine en silence et accumulaient leurs colères contre ceux qui ne les avaient procréés que pour les condamner ensuite à une existence abreuvée d’opprobre et de misères. C’était, à vrai dire, horrible.

Le plus souvent, sans doute, c’est dans un moment d’ébriété ou plutôt de cette salacité irrésistible, que déchaîne dans le sang de l’Européen l’air balsamique et chaud des tropiques, que le baiser criminel aura rapproché du maître la sémillante esclave, aux formes exubérantes et gracieuses. Combien de temps duraient ces transports ? La coupe de l’ivresse une fois vidée, l’homme blanc s’en allait, laissant germer dans le sein noir de la noire Africaine un être qui ne saura peut-être jamais le nom de son père ! L’enfant grandissait seul, abandonné aux soins de la pauvre négresse dont il constituait un fardeau de plus, bien lourd encore que chéri.

À jamais garotté dans les ténèbres de l’ignorance, il sera tourmenté par sa peau trop claire pour qu’il se complaise au triste sourire qui se détache du noir visage de sa mère toute confuse de maternel amour, trop brune pour que son père puisse jamais voir en lui la reproduction de son teint rose, d’autant plus recherché que le soleil équinoxial l’aura déjà rudement caressé !

Cette pénible position du mulâtre n’est pas une fantaisie. Le temps qui cicatrise toutes les plaies, travaille lentement à en effacer le souvenir ; mais c’était un fait général. « Dans toutes les colonies européennes, chez les Français surtout, dit Bory de Saint-Vincent, les mulâtres furent traités avec un mépris que rien ne saurait justifier et capable de soulever d’indignation les cœurs les plus apathiques. On dirait que les blancs ne donnent le jour à des enfants de couleur que pour se procurer le satanique plaisir de les rendre misérables. Ces pères dénaturés auraient horreur de les reconnaître pour leur progéniture ; mais que, justement révoltés de la plus insultante des oppressions, ces enfants du malheur osent s’apercevoir qu’ils sont aussi des hommes et réclamer leurs droits naturels, ils deviennent des fils révoltés dignes des supplices réservés aux parricides ; les verges déchirantes, les couperets, les roues, les potences, et les bûchers punissent leur généreuse indignation ; leurs pères blancs deviennent leurs bourreaux !  !…[45] »

Comprend-on qu’en de telles conditions le mulâtre rendu envieux, haineux et dénaturé par l’injustice du Caucasien, mais sans attachement pour l’Africain qu’il évite, arrivât jamais à s’élever aux idées les plus élémentaires de progrès et de moralité ? Il n’en pouvait être ainsi. Par ci, par là, on trouvait quelques exceptions. Quelques pères blancs consentirent sinon à reconnaître légalement leurs enfants, mais à les soigner, les élever et les affranchir du joug de l’esclavage. Les mulâtres qui ont eu de tels pères ont pu jouir du bienfait de l’instruction et développer jusqu’à un certain point leur intelligence. Mais en quel nombre les voyait-on ? Les Ogé, les Chavannes, les Julien Raymond et tant d’autres, que l’on ne peut citer comme des aigles, étaient pourtant bien loin d’être des ignorants. Ne l’ont-ils pas suffisamment prouvé par la part active qu’ils ont prise dans le vote du décret de la Constituante qui accordait aux hommes de couleur de Saint-Domingue l’égalité des droits civils et politiques ? Cependant avant que la Révolution française fut venue jeter dans leurs esprits je ne sais quelle généreuse fermentation, avec les ardentes aspirations de la liberté, on ignorait complètement leur existence. Aussi les écrivains superficiels ou passionnés qui ont parlé dans le temps des événements de Saint-Domingue n’ont-ils fait que dire, à l’égard des mulâtres, ce que répètent à propos des métis de Java les historiens hollandais. C’étaient, pour eux, des êtres inférieurs, d’une ignorance indécrottable ; et comme on dit actuellement des Zambos, on ajoutait qu’ils étaient la pire classe des citoyens !

Eh bien, où est la vérité ? La voici. Depuis que l’ancienne colonie de Saint-Domingue a été transformée en Haïti indépendante, un changement à vue s’est opéré dans les mœurs et l’intelligence des mulâtres. Hier, ils étaient vagabonds par nécessité. Sans droits politiques, souvent même esclaves, pouvaient-ils songer à cultiver en eux ces dons de l’esprit, qui sont le plus bel apanage de l’homme ? C’était matériellement impossible. Le pussent-ils même qu’il leur paraîtrait inutile de s’en occuper.

L’intelligence humaine, pour s’exercer jusqu’au point d’atteindre le plus haut développement de l’esprit, a toujours besoin d’une certaine stimulation. Et quel stimulant que la perspective constante de la honte, qui pèserait d’autant plus lourde sur leur front qu’ils seraient plus à même d’en mesurer l’étendue ! Aujourd’hui, — et ce jour date de 1804 ! — le mulâtre, maître de sa destinée, fier et pressé de montrer au monde entier ses aptitudes aussi larges que celles du Caucasien, travaille, s’efforce, s’évertue à développer ses facultés intellectuelles. Aussi, ses succès dans cette voie sont-ils incontestables.

Trois historiens, dont les qualités ne sont peut-être pas de premier ordre, mais qui font preuve d’une parfaite entente des règles applicables au genre qu’ils avaient choisi, sont des mulâtres de l’île d’Haïti. Madiou, Saint-Remy et Beaubrun Ardouin pourraient bien le disputer aux Européens, s’ils se trouvaient aussi bien favorisés par le milieu. Il est même juste de reconnaître en Saint-Remy un écrivain habile, sachant tirer de la langue française les plus magnifiques effets. En examinant son style, on y découvre un travail savant. La diction en est pure et correcte, parfois charmante. Un certain éclat, toujours tempéré par la sobriété du mouvement phraséologique, lui sert à merveille pour mettre en relief les points sur lesquels il veut faire la lumière et attirer l’attention.

Beaubrun Ardouin, moins correct, maniant avec négligence cette plume qui fait de l’historien le juge redouté des rois et des peuples, avait pourtant des qualités remarquables comme travailleur patient et tenace. S’il n’avait ni le don de l’expression, ni la haute impartialité d’un Thiers ou d’un Guizot, il a du moins laissé sur l’histoire d’Haïti la compilation la mieux préparée et la plus complète.

Entre les deux vient Thomas Madiou. Sachant communiquer la vie à ses héros et de la couleur à ses descriptions, il écrivait surtout avec une vivacité pleine d’entrain. Il y mettait son cœur. Avec plus de correction, une habileté plus profonde dans la narration des faits, ou l’art de l’historien redonne la vie aux choses passées, il eût pu, quoique à distance respectueuse, suivre l’illustre Michelet dans ce genre dont le charme, fait de patriotisme ardent et de vigoureuse raison, exhalte l’esprit du lecteur et lui inspire je ne sais quel vague regret de n’avoir pu prendre une part dans les luttes dont l’historien fait la peinture émouvante.

Sans compter les nombreux mulâtres qui se sont distingués au barreau, tels que les Dupont, les Modé, les Camille Nau, les Archin, les Stewart, etc ; les parlementaires éloquents, tels que les Hérard Dumesle, les David St. Preux, les Thoby et tant d’autres, on peut remarquer deux jurisconsultes qui, en travaillant constamment à régulariser la jurisprudence haïtienne, ont fait preuve des meilleures aptitudes, dans les différents travaux qu’ils ont embrassés. Linstant Pradines, qui avait fait son éducation en France, s’est occupé, avec un esprit de suite bien rare dans les pays jeunes, d’éditer et d’annoter les divers Codes de la jeune république noire. En réunissant sous chaque article tous les arrêts du tribunal de cassation d’Haïti qui s’y rapportent, il a essayé d’en fixer le sens et d’indiquer l’interprétation qu’on doit y donner. Par ce travail minutieux, il a évité à ceux qui plaident comme à ceux qui doivent appliquer les lois, de nombreuses erreurs auxquelles on serait fort souvent exposé. C’était d’autant plus nécessaire qu’on ne peut toujours s’appuyer ici sur la jurisprudence française, qui n’est pas toujours conforme à la nôtre, vu les fréquentes différences de rédaction et même de principes qui existent entre les deux législations.

Il est possible de lui reprocher certaine absence de méthode dans le classement des arrêts. Les bons en sont confondus avec les mauvais, sans aucune critique, même sans aucune observation. Parfois les arguments pro ou contra que l’on peut tirer de ces arrêts sont tellement amalgamés, qu’on est dans la plus grande perplexité pour savoir quelle est la jurisprudence que l’auteur croit la meilleure. Il est certain que la plus légère étude de l’ordre et du raisonnement que les arrêtistes de France mettent dans leur travail, suffirait pour corriger ces petits défauts.

À quoi devons-nous donc attribuer ces résultats ? Est-ce insuffisance de connaissances doctrinales ? Est-ce une simple négligence ou plutôt est-ce l’effet de la précipitation ? Je pense qu’il faut s’arrêter à cette dernière cause ; car il fallait à M. Pradines un travail pénible et de longue haleine, pour la recherche de ses documents, et il était pressé d’en publier les résultats. D’ailleurs il avait aussi embrassé une tâche encore plus fatigante et ardue, celle de publier un recueil général des Lois et actes de la République d’Haïti. On comprend bien qu’avec les difficultés pratiques que présentent ces sortes de travaux, dans un pays neuf, insuffisamment organisé, il ait laissé quelque chose à désirer, sur un point ou sur un autre.

Mullery s’est réellement distingué dans ses différents travaux d’un cadre beaucoup plus restreint que ceux de Linstant Pradines, mais devenus classiques, indispensables à tous ceux qui s’occupent de droit en Haïti. Son Catéchisme de la procédure est le vade mecum de tout jeune avocat et une source précieuse de consultations pour le juge ; son Manuel de la justice de paix est d’autant plus utile que, l’organisation judiciaire d’Haïti n’étant pas exactement semblable à celle de la France, il y a foule de details où l’on se confondrait souvent, sans un guide si sûr.

À part ces deux qui ont laissé des ouvrages estimés, il y a nombre d’autres mulâtres, tels que les Lallemand, les Grandville, les Bourjolly, etc., qui, pour n’avoir rien écrit, ne méritent pas moins d’attirer l’attention par leur grande capacité dans les questions de droit. Plusieurs autres, tels que MM. Boyer Bazelais, Jean-Pierre Bazelais, Mallebranche, étaient des licenciés en droit de la faculté de Paris. M. Solon Ménos est docteur, MM. Camille Saint- Remy et Emmanuel Léon, licenciés en droit de la même faculté de Paris.

M. Boyer Bazelais était surtout un travailleur infatigable, très versé dans toutes les questions politiques et internationales, ainsi que dans toutes les connaissances que les Allemands réunissent sous la dénomination de sciences camérales[46]. Aussi peut-on dire que, transporté dans un pays quelconque de l’Europe, il aurait pu se mesurer, par ses connaissances spéciales, aux plus remarquables publicistes de notre époque.

En Haïti, on trouve une vingtaine de mulâtres, docteurs en médecine de la Faculté de Paris. Ici, il y a tant de noms à citer qu’on ne saurait le faire sans excéder les bornes de cet ouvrage. Tous ont continué à faire des progrès dans les sciences médicales où tant de sens pratique et de sagacité intellectuelle sont réclamés en même temps.

Il faut surtout mentionner le Docteur Dehoux, sang-mêlé, il est vrai, réunissant les aptitudes du naturaliste et du savant à celles du médecin habile.

J’ai vu le Docteur Nemours Auguste, au Cap-Haïtien ou à Saint-Thomas, en présence des médecins étrangers les mieux réputés. Ses confrères ont toujours reconnu en lui la plus vive intelligence et une sûreté de vue supérieure soit dans le diagnostic, soit dans les indications thérapeutiques. Il tenait toujours le scalpel dans les opérations chirurgicales et plaçait souvent le dernier mot dans les grandes consultations.

Les poésies d’Ignace Nau, d’Abel Élie, de MM. Oswald Durand, Villevaleix, Arthur Simonis et tant d’autres mulâtres de talent, qu’il serait trop long d’énumérer ici, ont, à divers titres, une place distinguée dans la littérature exotique. MM. Justin Devost, Cadet Jérémie, L. Éthéart, Jules Auguste, etc., sont des prosateurs distingués, sachant tirer de la langue de Pascal et de Bossuet les plus merveilleux effets. En outre, M. Devost prépare sa licence à la Faculté de droit de Paris, et M. Éthéart est un financier. Cette littérature haïtienne est tout imprégnée de l’esprit et des aspirations de la France. Oui, de l’autre côté de l’Atlantique, sous le ciel brûlant et clair des Antilles, au pays des palmiers sveltes et des gracieux bambous, le mulâtre, libre et fier, rivalise d’adresse avec le Français même. Il tire de sa langue, si belle mais si rebelle, toutes les harmonies qu’elle révèle a ceux qui savent la plier au gré de leurs inspirations. Aussi est-il aujourd’hui bien reconnu que les hommes de couleur, malgré tout ce qu’on a pu dire de leur incapacité native, sont capables de toute sorte de culture intellectuelle !

Nous n’excepterons pas même les mathématiques, auxquelles on donne souvent une importance imméritée dans l’échelle des facultés intellectuelles. M. Pierre Éthéart, avec une vocation d’autant plus louable qu’il n’y trouve ni émulation, ni stimulation, cultive les sciences exactes d’une façon assez sérieuse et surtout avec assez de supériorité pour mériter le titre de mathématicien. Plusieurs autres, beaucoup plus jeunes que lui, par exemple, M. Miguel Boom, sont tout aussi bien disposés et travaillent constamment à augmenter leurs aptitudes, dans ces hautes sphères des mathématiques où les chiffres ont aussi leur poésie.

Quant à l’intelligence pratique des affaires, le mulâtre en est si bien doué qu’il réussit souvent à se faire une position tirée presque de rien. Le haut commerce haïtien compte une portion notable d’hommes de couleur qui, par une entente supérieure des spéculations commerciales, sont parvenus à se créer une situation des plus solides dans le monde de la finance.

En sortant de la République haïtienne, on trouverait aisément d’autres exemples, tout aussi éclatants, tels qu’un Gerville Réache, un Lacascade, un Fréderick Douglass, un Langston et tant d’autres mulâtres remarquables des États-Unis ou des diverses colonies. Mais j’ai voulu donner à mon argumentation un caractère particulier et systématique, en tirant d’une source unique tous les exemples à citer, de manière que la cause explicative du phénomène se dessine plus catégoriquement, aux yeux, même des plus incrédules.

VII.

UNITÉ CONSTITUTIONNELLE DE L’ESPÈCE.


Arrivé au point où nous sommes, nous pouvons tenter une conclusion sans que l’on tende à croire que nous cédons à aucun mobile étranger à la science. Nous en avons fait constamment notre seul guide et nous n’avons aucun besoin ni aucun désir de nous en écarter. Mais comment faut-il répondre à la question : y a-t-il plusieurs espèces humaines ou une seule ? Le monogénisme est-il l’expression complète de la vérité ? Est-ce plutôt le polygénisme qui nous la dévoile ?

Tout fait croire qu’il n’y a qu’une seule espèce humaine, à ne considérer que la définition que la majeure partie des savants donnent de ce terme. Cependant, tout en admettant l’unité de l’espèce, nous écartons positivement la question distincte de l’unité d’origine, adamique ou non, faisant venir tous les hommes d’un couple unique. Ce fait semble tellement inconciliable avec la raison et même avec l’histoire de la planète que nous habitons, que l’on doit le reléguer hors de toute discussion.

Il importe donc de distinguer entre la doctrine unitaire et le monogénisme. La première est une déduction toute scientifique, tirée des qualités physiques et morales des diverses races humaines, dont les caractères ne présentent aucune différence spécifique. Elle ne conclut qu’en prouvant que les variétés anatomiques des divers groupes humains peuvent s’expliquer aisément par l’influence des milieux ambiants et d’autres facteurs que nous mentionnerons plus tard. La seconde est un article de foi tiré des traditions théologiques et dont toute l’autorité repose sur une croyance religieuse. Aussi n’aurait-on rien à reprocher aux polygénistes, si, en se renfermant dans le sens purement étymologique du mot qu’ils ont choisi pour désigner leur théorie, ils avaient seulement soutenu que tous les hommes ne tirent pas leur origine d’un seul père, ou d’un seul point de la terre, comme nous l’affirme la tradition biblique.

En toute discussion, la confusion provient toujours soit d’une mauvaise exposition des points à éclaircir, soit d’une application forcée ou fausse donnée à un mot mal défini. Ainsi, l’unité de l’espèce humaine est un fait clair et intelligible, pour tous ceux qui l’étudient au point de vue des sciences naturelles ; mais qu’on y applique le mot monogénisme, il survient subrepticement une notion arbitraire, indémontrable, dont l’adjonction affaiblit considérablement ce qu’il y a de vrai dans le fait primitif. Malheureusement, la majorité des défenseurs de la théorie unitaire se compose de naturalistes essentiellement attachés aux idées religieuses. Ils ne peuvent séparer les intérêts de la foi de ceux de la science ; et pour sauver les uns ils compromettent les autres.

« La différence d’origine, dit Broca, n’implique nullement l’idée de la subordination des races. Elle implique, au contraire, cette idée que chaque race d’hommes a pris naissance dans une région déterminée, qu’elle a été comme le couronnement de la faune de cette région[47]… » J’adhère parfaitement a cette opinion, mais en ajoutant aussi que la différence d’origine n’implique nullement des différences spécifiques parmi les races humaines.

Rien ne prouve, en effet, que l’espèce humaine, tout en faisant son apparition sur plusieurs points du globe, ne s’est pas présentée partout avec une même constitution organique, manifestant l’unité de plan qui donne à chaque création son caractère typique. En étudiant les cinq zones géographiques qui se partagent la surface de la terre, on trouve une multitude de points placés à intervalles divers, mais dont les conditions géologiques, atmosphériques et magnétiques sont pourtant identiques. Nous ne reviendrons pas sur les lignes isothères et isochimènes si capricieusement tracées par la nature. La coïncidence de certains phénomènes magnétiques sur des points éloignés et situés à différentes distances de la ligne équinoxiale est un fait saisissant. On ignore, il est vrai, si les courbes isocliniques et isodynamiques étaient déjà marquées et constantes durant les périodes antédiluviennes. Il y a même tout lieu d’en douter. Les hommes ne peuvent néanmoins s’orienter que sur l’étude des évolutions de la terre pour appuyer les hypothèses plus ou moins valables qu’ils formulent sur la constitution primitive de l’espèce.

En géologie, on remarque que des couches de terrains de diverse nature se coupent, s’interposent les unes entre les autres, sur toute l’étendue du globe. Tel dépôt sédimentaire de la période azoïque se trouve à la fois en Europe, en Afrique, en Asie, en Amérique et dans les grandes les grandes îles de l’Océanie. Il en est de même pour les époques paléozoïques, secondaires, tertiaires et quaternaires. De la formation triasique à la formation crétacée, de l’étage silurien à l’étage subapennin, la terre offre dans toutes les régions une structure variée ; les parties similaires sont répandues çà et là, par îlots plus ou moins espacés.

La paléontologie est venue faire la lumière sur tout ce désordre apparent, par l’étude des espèces fossiles, tant animales que végétales, épaves de plusieurs générations disparues dont elles attestent l’existence dans un passé immémorial. Les travaux des Brongniart, des Cuvier, des Blumenbach, des d’Orbigny, des Lyell, des Pictet, des Gaudry, toute une légion de savants ingénieux, ont fait de cette science une source d’informations lumineuses Sur l’histoire de la vie à la surface de notre planète. Les 25,000 espèces d’animaux fossiles, découvertes jusqu’ici, ont des représentants disséminés dans toutes les parties du monde. Sans doute une foule d’entre elles sont encore considérées comme appartenant plus particulièrement à tel continent, ou telle zone ; mais à mesure que l’on connaît mieux la terre, qui est loin d’être parfaitement étudiée, on voit qu’elle a eu partout le même genre d’activité et a produit partout des résultats semblables.

C’est par la ressemblance des différentes espèces fossiles répandues à profusion sur les divers endroits du globe que l’on a pu établir une chronologie rationnelle sur les différentes formations géologiques. Or, il est un fait remarquable, c’est que partout ou l’on étudie la faune paléontologique, il se manifeste toujours une gradation sériale dans le type des animaux. Si des étages inférieurs on monte jusqu’au diluvium de l’époque quaternaire, on rencontre successivement des organisations de plus en plus élevées dans l’échelle zoologique, depuis les trilobites de la période paléozoïque jusqu’à l’homme dont l’apparition sur la terre couronne enfin l’œuvre de la création.

Si l’on suppose que l’espèce est la division naturelle par excellence, puisque tous les êtres animés y accomplissent leur cycle d’évolution, sans pouvoir en sortir ; puisqu’elle fixe surtout les limites de la reproduction, à l’aide de laquelle ces êtres se perpétuent, il faut aussi supposer, par contre, que sa constitution sériaire correspond à une certaine évolution de la vie, à la surface de notre planète, et reste avec elle dans une dépendance directe qu’on pourrait logiquement considérer comme une relation de cause à effet. Cette évolution se réalisant en même temps ou successivement, sur des points multiples du globe, a pu produire chaque espèce avec une forme généralement semblable. Cette espèce une fois produite et constituée, les groupes d’individus qui la composent et la représentent dans l’univers, ont dû continuer à vivre dans les lieux respectifs où ils ont eu leur milieu d’origine.

Avec le temps et des circonstances spéciales, ces milieux d’abord absolument semblables, auront pu changer de conditions et se différencier. La modification des milieux ayant une influence positive sur les êtres qui les habitent, les individus d’une même espèce ont dû en subir des changements divers. Mais les groupes composants ayant, pour ainsi dire, un plan organique uniforme, n’auront souffert que de simples variations dans leurs formes, leurs couleurs ou leur physionomie.

Sous l’influence persistante des mêmes circonstances, une lutte curieuse aura eu lieu. Pendant que l’hérédité tendait à maintenir la physionomie générale et primitive de l’espèce, le principe non moins puissant de l’adaptation, confondue avec l’instinct de la conservation, devait tendre physiologiquement et psychologiquement à une caractérisation de plus en plus nette de la variété, avec ses aptitudes de résistance.

On peut aisément se figurer, qu’après une lutte mille fois séculaire, l’hérédité primitive, s’affaiblissant continuellement, laisse chaque groupe contracter des habitudes, des aspects et des formes suffisamment tranchées et fixées dans son existence, pour que ces qualités deviennent à leur tour une nouvelle hérédité que chaque variété transmettra à ses descendants. Ce sont des faits qui cadreraient tout naturellement avec ces belles lois de la sélection indiquée par Darwin, encore que la transformation se circonscrive ici dans le cercle de l’espèce une fois constituée.

Cette hypothèse est d’autant plus plausible que les modifications des milieux, qui ont dû opérer une si grande différenciation parmi les races humaines, sont dues à des différences climatologiques qui étaient beaucoup moins sensibles aux époques géologiques qu’aujourd’hui. C’est durant cette uniformité de température, qui n’a commencé à disparaître rapidement qu’après la première période glaciaire, que l’homme a fait son apparition sur la terre. Jusqu’à la seconde période glaciaire, qui est contemporaine de l’âge du renne, l’atmosphère était encore saturée d’une quantité excessive de vapeur d’eau ; les principales chaînes de montagne n’avaient pas encore reçu leur complet développement, et les vallées n’étaient pas bien dessinées, par suite des affaissements qui les ont formées. Notre espèce a donc pu assister aux plus grands cataclysmes du globe.

Dispersée dans des régions fort opposées, d’où ses divers groupes n’ont pu s’arracher qu’après avoir reçu un développement notable, il n’y a rien d’extraordinaire qu’elle offre l’exemple des variétés que nous voyons dans les divers milieux et qui, en se perpétuant sont devenues les principales races de l’humanité. Mais le cachet de l’unité spécifique reste fixé dans la constitution intime de ces races si diverses. Quoi qu’on en dise, il n’y a entre les hommes aucune différence zootaxique autre que les cheveux et la couleur. Ces deux particularités sont tellement insignifiantes que les noirs Indiens ont parfois les cheveux plus beaux que les Russes qui sont blancs. Et rien ne dit que si l’on pouvait établir une expérience, suivie pendant vingt générations, dans le but systématique de rompre l’influence ethnologique, on n’arriverait pas à une transformation des plus curieuses, tant sous le rapport de la couleur que sous celui des cheveux de chaque race humaine. Une expérience de cinq à six cents ans ! C’est bien long déjà ; mais qu’est cela, à côté des centaines de mille ans qui forment la durée probable de la vie de l’espèce humaine sur la terre ?

Mais il est temps de revenir à la réalité. Notre hypothèse, quoique pas absolument neuve, paraîtra bien hardie. On ne l’a jamais présentée dans cette forme, que nous sachions. La raison en est bien simple. Ceux qui auraient intérêt à la présenter telle, afin de concilier la théorie de l’unité de l’espèce humaine avec le fait existant des variétés, qui semblent constituées depuis un temps immémorial, n’acceptent pas l’origine autochthone des grandes races humaines. Ceux qui admettent cette pluralité d’origines n’admettent pas l’unité de l’espèce. Involontairement ou non, ceux-ci se laissent encore influencer par la définition de l’espèce, considérée comme l’ensemble des individus issus d’un couple ou d’un groupe primitif. C’est une définition monogénique, à laquelle ils ne songent peut-être pas. Mais l’esprit de l’homme est-il fait autrement ?

Les centres de création imaginés par Agassiz se rapprochent peut-être de ce que j’ai supposé comme une explication raisonnable de la pluralité d’origines des groupes humains, s’adaptant à une espèce unique. Mais dans la théorie du célèbre naturaliste suisse, les races humaines sont censées apparaître, ab ovo, avec toutes les différences que nous leur voyons aujourd’hui. Elles constitueraient donc autant de créations formellement distinctes et pourraient être regardées comme de vraies espèces, n’ayant jamais rien eu de commun, essentiellement inconvertibles.

Pour en donner une explication rationnelle, il faudrait recommencer à chercher les différentes époques de leurs créations successives, rapportées alors à des phases différentes de l’évolution de la vie planétaire. Il faudrait remettre en question le problème qui consiste à savoir si les noirs ont précédé les blancs, si c’est le contraire, ou si la protogenèse des jaunes n’expliquerait pas mieux, par la déviation divergente du type primitif, la diversité des races actuelles. Toutes ces grosses questions soulèvent autant de controverses que celle même de l’unité d’origine. À part ce côté purement spéculatif, la délimitation des centres respectifs de création paraît impossible. Elle est au moins tellement difficile, avec les études complexes qu’elle requiert, que, malgré la grande intelligence d’Agassiz, il n’a pu la tracer d’une main assez sûre pour défier la critique la moins sévère.

Certainement, tout ce qui pourra être écrit ou dit sur la constitution et la nature de l’espèce n’aura jamais qu’un caractère conjectural et hypothétique. Nous ignorerons peut-être éternellement le vrai fond des choses, interiora rerum. S’il est beau de voir l’intelligence humaine s’élever aux plus grandes conceptions, projeter de brillants éclairs sur la sombre histoire des époques écoulées, en essayant de soulever le voile qui couvre les secrets de la nature, tel il cachait l’Isis antique, il n’est pas moins raisonnable de reconnaître la fréquente impuissance de ces nobles efforts. Parvenu sur les grandes hauteurs de la science, on se sent environné d’une atmosphère de doute et de découragement qui anéantirait l’esprit humain, s’il pouvait jamais s’anéantir. Mais l’homme du XIXe siècle, a dit admirablement M. Taine, est un cerveau ambitieux. Plus il sait, plus il veut savoir. Il faut bien espérer que cette soif ardente de science, de lumière et de vérité, aboutira à des résultats grandioses. D’ici là, on est obligé d’être circonspect et d’attendre !

Citons pourtant les paroles suivantes de Guillaume de Humboldt. Encore que ce soit à un autre point de vue, le savant philologue arrive à la même conclusion que nous sur l’unité de l’espèce humaine. « Nous ne connaissons ni historiquement, ni par aucune tradition certaine, un moment ou l’espèce humaine n’ait pas été séparée en groupes de peuples. Si cet état de choses a existé dès l’origine ou s’il s’est produit plus tard, c’est ce qu’on ne saurait décider par l’histoire. Des légendes isolées se retrouvant sur des points très-divers du globe, sans communication apparente, sont en contradiction avec la première hypothèse et font descendre le genre humain tout entier d’un couple unique. Cette tradition est si répandue qu’on l’a quelquefois regardée comme un antique souvenir des hommes. Mais cette circonstance même prouverait plutôt qu’il n’y a là aucun fondement vraiment historique et que c’est tout simplement « l’identité de la conception humaine » qui, partout, a conduit les hommes à une explication semblable d’un phénomène identique[48]. »

Il faut résumer les conséquences qui ressortent naturellement de toutes les discussions et les développements précédents. L’espèce humaine, unique par sa constitution primitive, et suivant l’identité organique qui signale en elle un seul et même plan de formation, a apparu sur les divers points de la terre avec des conditions absolument semblables, à un certain moment de l’évolution de la vie sur notre planète. Mais elle a dû se différencier en peuples ou races diverses, dès que les phénomènes climatologiques ont commencé à exercer une influence marquée sur les différents milieux par les inégalités d’action que nous leur connaissons actuellement. L’homme des temps primitifs, première ébauche de l’espèce, produit informe d’une évolution animale supérieure, si on regarde en arrière toute l’échelle zoologique qui va de lui au protozoaire, mais bien inférieure à celle qu’il a réalisée plus tard, dut ressembler bien peu aux hommes les mieux développés de l’époque contemporaine. Tant par la physionomie que par l’intelligence, il était, sans nul doute, pire que le plus pur sauvage. C’était une créature bestiale.

Il lui a fallu opérer des évolutions multiples avant de parvenir à ces formes attrayantes et belles qui en font non seulement l’être le plus élevé de la création, mais encore le plus beau produit de la nature. Quelles que soient, pourtant, les transformations que les groupes aient subies sous des influences diverses, ils ardent tous l’empreinte primordiale, constitutionnelle de l’espèce, avec cette identité de la conception humaine qui en est la traduction intellectuelle et morale. « L’unité de l’intelligence est la dernière et définitive preuve de l’unité humaine, a écrit Flourens[49]. »

Conclure à l’unité de l’espèce, c’est donc, par une large compréhension de l’esprit, dominer toutes les fausses suggestions que la diversité des races humaines pourrait produire à l’intelligence, pour ne voir que le caractère essentiel qui fait de tous les hommes une réunion d’êtres capables de se comprendre, de confondre leurs destinées dans une destinée commune. Cette destinée est la civilisation, c’est- à-dire le plus haut perfectionnement physique, moral et intellectuel de l’espèce. Jamais une source de sentiments fraternels ne sera plus vive et plus salutaire entre les races et les peuples que l’idée ainsi comprise de l’unité de l’espèce humaine.

C’est la conviction intime, innée de cette unité qui rend l’homme sacré à l’homme, sans qu’on soit obligé de recourir à des notions de morale spéculative, vagues, irrégulières, incohérentes, changeant de critérium, selon les temps et les milieux. Nous la tenons provisoirement comme une de ces vérités primordiales, qui servent de postulat à tous les principes sociaux. C’est elle qui doit leur imprimer cette haute direction dont l’influence tend visiblement à aplanir toutes les compétitions nationales, toutes les luttes intestines.

Mais suffit-il de reconnaître l’unité de l’espèce pour que soit résolu, directement ou indirectement, le problème tout aussi controversé de la constitution des races humaines et de leurs aptitudes respectives. Oui, si l’on voulait rester sur les hauteurs philosophiques où se placent les deux Humboldt, les Flourens, les César Cantu et tant d’autres noms qui honorent la science et l’humanité entière ; mais non pour la majeure partie des savants. Là, au contraire, il se soulève des questions autrement brûlantes, des controverses autrement passionnées.

Voyons donc ce que c’est que la race. Voyons s’il est possible de démontrer ce qui en fait un groupe distinct, ayant une délimitation naturelle et constitutive, qui le sépare des autres groupes et lui donne un caractère tellement spécial qu’on peut l’étudier à part, sans le confondre jamais, sous aucun rapport, avec une autre collection d’individus de la même espèce.



  1. Dans la séance du 17 juillet 1884 de la Société d’anthropologie de Paris, MM. de Quatrefages et Sanson, deux éminents professeurs, deux vétérans de la science, n’ont pu s’entendre sur cette question qu’ils continuent à considérer à travers le prisme du monégénisme ou du polygénisme. Il est curieux de voir quelle étincelle de passion et de verte véhémence jaillit des yeux de ces hommes d’ordinaire si calmes, aussitôt qu’on touche à ces controverses.
  2. Georges Pouchet, De la pluralité des races humaines, p. 3.
  3. De amimalium generatione.
  4. John Wray, Methodus plantarum nova.
  5. de Candole, Physiologie végétale
  6. Broca, Mém. d’anthr., t. III, p. 344.
  7. Id. Ibidem, t. III, p. 393.
  8. Georges Pouchet, loco citato, p. 192.
  9. Belley in Ethnological Society of London’s Rev.
  10. Georges Pouchet, loco citato, p. 110
  11. Jules Baissac, Les origines de la religion.
  12. Jules Soury, Études historiques sur les religions, etc. Comparez aussi Ewald : Geschicthe des Volkes Israel.
  13. Voyez, dans l’Hist. anc. de L’Orient, de Fr. Lenormant, tome I, page 111, la gravure représentant les quatre races humaines admises par les anciens Égyptiens, d’après les peintures du tombeau du roi Séti Ier à Thèbes. On constatera avec étonnement que le nahasiou ou nègre africain est loin de répondre à la description que le savant Broca en donne. Ou il n’avait jamais vu cette peinture égyptienne dont il parle de confiance, ou il a été aveuglé par sa thèse.
  14. Voir Simonin, Revue des Deux-Mondes, avril 1861.
  15. Alex. de Humboldt, Asie centrale, t. III, p. 147-148.
  16. Elisée Reclus, Nouvelle géographie universelle, 54e série, p. 16.
  17. Strabon, Livre XV, chap. I.
  18. Virey, Histoire du genre humain.
  19. Régions de chagrin, triste obscurité où la paix et le repos ne peuvent Jamais demeurer, l’espérance jamais venir, elle qui vient à tous ; mais où se déroulent une torture sans fin et un déluge de feu, nourri par un souffre qui brûle éternellement, sans se consumer. — Milton, The Paradise lost, Book I, V. 65-69.
  20. Dict. de médecine de Littré et Ch. Robin, 13e édit.
  21. Franz Leydig, Anatomie comparée de l’homme et des animaux.
  22. C’est par erreur que le Dr Topinard parle de Jacquinot comme ayant adopté les trois races de la classification unitaire de Cuvier. Ce naturaliste, en reconnaissant trois races différentes, donnait au mot race le même sens que M. Georges Pouchet.
  23. Jacquinot, Zoologie, t. II, p. 18.
  24. Paul Topinard, loco citato, p. 404.
  25. Ritter, Erdkunde, Asien. — Lassen, Indiche Alherthumskunde, t. I, p. 391.
  26. Ritter, loco citato, t. II, p. 1044.
  27. Idem, Ibidem, t. IV, p. 1131.
  28. Ephinstone, Account of the Kingdom of Cabul, p. 493.
  29. Benfey. Encyclopœd. Ersch. und Gruber, Indien, p. 7.
  30. Broca, loco citato, p. 397.
  31. Louis Figuier, Les races humaines.
  32. Beaunis et Bouchard, Anatomie descriptive.
  33. Longet, Traité de physiologie, t. II, p. 5.
  34. De Quatrefages, loco citato.
  35. Beaunis et Bouchard, loco citato.
  36. Franz Leidig, Histologie comparée, etc.
  37. Franz Leydig, loco citato.
  38. Longet, loco citato.
  39. Nicolas Emeric, Directoire d’inquisition, cité par Salverte dans son traité : Des sciences occultes.
  40. Broca, loco citato, p. 521.
  41. Cité par Broca, Mémoires d’anthr., t. III, p. 521.
  42. Topinard, loco citato, p. 373.
  43. Haller, Elementa physiologiœ.
  44. Bulletin de la Société d’anthropologie, mars 1860, cité par Broca.
  45. Bory de Saint-Vincent, loco citato, t. II, p. 37-38.
  46. Les sciences camérales (Kameral Wissenschaften) comprennent toutes les sciences administratives, particulièrement l’économie politique et les connaissances nécessaires pour diriger les finances de l’État.
  47. Broca, loco citato, t. III, p. 566.
  48. Guill. de Humboldt, Ueber die Kavi Sprache auf der Insel Java.
  49. Éloge historique de Tiedemann.