De l’égalité des races humaines/Chapitre 14

CHAPITRE XIV.

Les comparaisons.
Pour l’Européen primitif, comme pour beaucoup de sauvages de nos jours, manger et ne pas être mangé fut longtemps la principale affaire.
(Lyell).
Partout, dans l’Humanité, il parait avoir existé une période d’anthropophagie suivie d’une période d’esclavage, suivie elle-même d’une période de servage.
(Clavel).

I.

PREMIÈRES CAUSES D’ERREUR.


Toute science subit invinciblement l’influence du temps et du milieu dans lesquels elle a été constituée : non que la vérité scientifique dépende d’un accident ou des circonstances contingentes ; mais parce que les sciences s’édifient toujours sur un ensemble de faits préalablement étudiés et desquels on tire les premiers éléments de généralisation transformés plus tard en lois, quand on a suffisamment constaté les rapports nécessaires qui en dérivent. Ces faits peuvent avoir été mal étudiés, les éléments de généralisation peuvent avoir été insuffisants ou les rapports mal appréciés ; alors la science s’établit sur des bases instables, invraies, donnant à l’erreur une telle force dans la croyance universelle, qu’elle devient pour longtemps un obstacle positif à la manifestation de la vérité. Celle-ci n’éclate enfin qu’au prix de mille travaux et exige même des dévouements qui aillent jusqu’au martyre ! On peut citer l’exemple des premières généralisations absolument hâtives, auxquelles se buta la science astronomique dans sa première période, et dont l’erreur sur le mouvement diurne a écarté pour longtemps toutes les inductions de la mécanique céleste devenues les belles lois de Kepler et de Newton. Ce n’est pas que Ptolémée, pour formuler son système, ait eu l’esprit moins vif, l’intelligence moins claire que ceux qui ont, dans la suite, révolutionné la science, en revenant sur les idées de Pythagore qu’ils ont consolidées par une démonstration qui leur manquait ; cependant la connaissance insuffisante qu’on avait du monde en son temps et l’absence des procédés analytiques, employés beaucoup plus tard, le mirent dans l’incapacité absolue d’atteindre à la vérité si solidement établie par Copernic, si solennellement éprouvée dans la personne de Galilée.

Les mêmes causes d’erreur qui ont influencé l’esprit du célèbre continuateur d’Hipparque, ont grandement influé sur les premiers essais de classification anthropologique et sur les idées erronées qui leur servent de corollaires. Pour en bien comprendre la nature, il faut se figurer l’époque où l’anthropologie a pris naissance et l’état respectif des races humaines qu’il fallait alors étudier, chacune dans ses qualités physiques, intellectuelles et morales.

Lorsque Blumenbach commença de s’occuper de l’étude de l’homme au point de vue des sciences naturelles et qu’il dut considérer les divers groupes ethniques qui forment l’humanité, — suivant leurs aptitudes spéciales, — la race blanche, après un travail persévérant et soutenu, avait déjà atteint un degré supérieur de développement. L’histoire industrielle, scientifique et littéraire des peuples européens était remplie des plus beaux faits. Une civilisation raffinée avait si bien transformé la plus grande partie des nations d’origine caucasique que, là où l’on voyait naguère des Celtes, des Cimbres, des Goths, des Vandales ou des Suèves, c’étaient déjà les Français, les Allemands, les Anglais, etc., qui s’exhibaient aux yeux du monde, ayant produit les plus grands savants et les plus brillants artistes dont une race peut s’enorgueillir.

D’autre part, la race noire, après des siècles d’une décadence profonde, était tombée dans un état de complet abâtardissement. Au lieu de cette évolution progressive qui a conduit la race blanche à de si belles formes physiques et à une si grande puissance intellectuelle, il semblait que l’Éthiopien fût travaillé par une force toute contraire, l’attirant vers les formes primitives de l’espèce. Il faut avouer qu’un tel état de choses n’était pas fait pour donner les meilleurs éléments d’appréciation.

La race noire était, de plus, fort mal connue en Europe. Il est vrai que les grands voyages autour du monde, qui ont de mieux en mieux complété les notions géographiques, étaient en majeure partie exécutés. Mais on tombait, sans aucune préparation d’esprit, au milieu de peuples étrangers, différant des Européens tant par la coloration, par les traits du visage que par leurs mœurs sauvages ; on ignorait leurs langues et leurs habitudes. Tout fut donc un obstacle pour qu’on arrivât à les étudier rationnellement. Cette étude était d’autant plus impossible que les voyageurs, sans être des ignorants, étaient le plus souvent dénués de toutes les connaissances spéciales qu’il faudrait réunir pour la bien faire. Les savants qui étaient à même de voir des hommes noirs et de les étudier personnellement, ne les rencontraient que dans les colonies européennes, à l’état d’esclaves. Pouvait-on imaginer de plus mauvaises conditions ? Qu’on prenne la plus intelligente des nations de l’Europe moderne ; si, par un concours de circonstances difficiles à réaliser, on se la figure réduite en esclavage, avilie par un long régime de dégradation morale, éreintée, abrutie par un travail excessif, maltraitée à l’égal de bêtes de somme, croit-on qu’elle paraisse encore douée des aptitudes supérieures qui distinguent les hommes libres et instruits de la même race ? Assurément, non. Mais alors a-t-on pensé aux effets déprimants qu’a dû produire l’esclavage sur les hommes qu’on examinait dans le but de fixer une mesure à l’intelligence des noirs ?

Je ne veux pas m’abandonner à une sentimentalité exagérée, en renouvelant toutes les complaintes qui ont été faites sur le sort déplorable de l’esclave noir, si inhumainement traité par la cruauté et la rapacité des Européens. « La case de l’oncle Tom » a suffisamment dramatisé ces scènes horribles de la servitude, pour qu’on se contente d’y renvoyer le lecteur, sans disputer à Miss Beecher Stowe le succès consolant qu’elle a eu dans ce genre de littérature qui est un vrai sacerdoce. Mais veut-on avoir une idée plus saisissante de l’influence dépressive de l’esclavage sur l’esprit et le cœur de l’homme ? Qu’on lise alors le livre amèrement sombre mais plein de faits, que Fréderik Douglass a intitulé : Mes années d’esclavage et de liberté ! L’auteur est un homme de couleur d’une intelligence considérable. Si, au lieu de naître esclave, il avait été, dès son enfance, élevé dans les universités de Wespoint ou d’Oxford, il eût sans nul doute obtenu toutes les palmes qui font la réputation des plus savants. Aussi, ses maîtres ayant remarqué en lui ces aptitudes et ces aspirations qui sont des crimes quand elles se montrent dans un esclave, résolurent-ils d’éteindre en son âme l’étincelle sacrée, d’en effacer toute énergie morale, pour ne laisser vivre que la brute, la machine passive dont seule ils avaient besoin. Il y avait des blancs spécialement organisés pour cet éreintement et qui jouaient supérieurement leur rôle de bourreaux. Ils se nommaient les rompeurs de nègres. Douglass fut remis à l’un de ceux-là, portant le nom de Covey. La première correction qu’il en reçut fut sanglante ; quoique tout jeune et faible, il voulut résister, mais c’était déchaîner la fureur du monstre. « Covey bondit, raconte Douglass, arrache mes vêtements ; les coups pleuvent, ma chair lacérée saigne à flots ! Il fallut des semaines pour sécher les plaies, sans cesse ranimées par la rude chemise qui les frottait jour et nuit….

« Les mauvais traitements, pas plus que le fouet, ne firent défaut pendant que me rompait messire Covey. Mais comptant plus, pour arriver à son but, sur l’excès de travail, il me surmenait sans pitié.

« Le point du jour nous trouvait aux champs ; minuit nous y retrouvait en certaines saisons. Pour stimulants, nous avions la courbache ; pour cordiaux, les volées de bois vert. Covey, surveillant jadis, s’entendait au métier. Il avait le secret de la toute présence. Éloigné ou proche, nous le sentions là. Arriver franchement ? Non. Il se cachait, il se dérobait, il se glissait, il rampait, et tout à coup émergeait. Tantôt, enfourchant son cheval, il partait à grand fracas pour Saint-Michel ; et trente minutes après, vous pouviez voir le cheval attaché dans la forêt, Covey aplati dans un fossé ou derrière un buisson guettant ses esclaves… Astuce, malice empoisonnée, il avait tout du serpent…

« Brutalités, dégradations, travail aidant, les plus longs jours étaient trop courts à son gré, les plus courtes nuits trop longues, le dompteur accomplissait son œuvre. Rompu, je l’étais. Âme, esprit, corps, élasticité, Jets d’intelligence : tout brisé, tout écrasé ! Mes yeux avaient perdu leur flamme, la soif d’apprendre s’était évanouie, l’homme avait péri ; restait la brute. Et si quelque éclair de l’ancienne énergie, quelque lueur d’espoir se rallumait soudain, c’était pour me laisser plus dévasté[1]. »

Cette peinture horrible que l’honorable Marshal de Colombie fait avec tant de simplicité, presque sans colère, des misères de l’esclavage, c’est l’histoire de tous les jaunes et les noirs, grandis sous le fouet et dans le cabanon de l’esclave ; c’est l’histoire de la perversité diabolique du commandeur, partout où l’on puisse le rencontrer. Les Européens qui ont le courage de reprocher à l’esclave noir son infériorité intellectuelle ne se rappellent-ils donc pas d’avoir employé tous les artifices pour empêcher que l’intelligence ne se développât jamais en lui. Après avoir brisé tous les ressorts de la volonté, toute énergie morale, toute élasticité de l’esprit, ne laissant que la brute là où l’homme menaçait de s’affirmer, ne savait-on pas, sans l’ombre d’un doute, qu’il ne restait plus rien d’élevé dans cet être méthodiquement dégradé ? C’est pourtant en s’adressant a lui, le prenant comme terme de comparaison qu’on a établi les bases du jugement par lequel on déclare que les races ne sont pas égales, que les Nigritiens sont au-dessous de l’échelle et les Caucasiens au-dessus ! Une science qui s’est édifiée au milieu d’un tel renversement de la nature et qui y a cherché ses règles d’appréciation et de raisonnement ne pouvait offrir rien de sérieux, rien de solide.

Quelques hommes consciencieux ont voulu réagir contre la tendance générale et protester au nom de la vérité et de la justice ; mais leur voix fut impuissante. Aussi bien, il ne saurait y avoir de doute pour aucun esprit sensé : toutes les doctrines anthropologiques et les déductions pseudo-philosophiques qu’on en a tirées n’ont eu pour base qu’un vulgaire empirisme. Les faits qui seront dans l’avenir un motif de honte et de regret pour la race blanche, prouvant à l’excès son égoïsme et son immoralité, ont été tacitement acceptés comme réguliers ; mais devait-on en considérer les résultats comme la manifestation naturelle des choses ? C’est pourtant ce qui est arrivé.

En général, les savants conclurent, sans aucun examen préalable, de ce qu’ils voyaient ou de ce qu’on leur disait à ce qui doit être, selon la nature. Cette conclusion aprioristique, contraire à tous les principes scientifiques, suivant lesquels on ne doit se prononcer qu’après des investigations méthodiques et contrôlées, fut répétée et propagée par tous ceux qui avaient intérêt à se servir des noirs comme des machines. Dans cette pénible occurrence, la science, par une lâche complaisance ou par insuffisance d’observation, s’est rendue complice du plus sot des préjugés et du plus inique des systèmes.

D’ailleurs, dans les premiers jours voulût-on sincèrement essayer une classification rationnelle des races humaines, établissant par surcroît une hiérarchie intellectuelle et morale entre elles, qu’il serait impossible de réaliser une pareille tentative, dans l’ignorance où l’on était de toutes les données nécessaires pour parvenir à une telle systématisation. En effet, pour affirmer qu’une race est supérieure ou inférieure à une autre, il ne suffit point de les étudier à un moment isolé de leur histoire et de conclure précipitamment, en appuyant son raisonnement sur l’ordre des faits actuels. Beaucoup plus complexe est le problème. Il faut de plus étudier l’histoire complète de chacune d’elles ; les suivre depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’époque où l’on se trouve ; noter leur progrès comme leur recul, leur crise de croissance ou de défaillance, les difficultés naturelles ou morales qu’elles ont eu respectivement à surmonter, de même que la durée de leur évolution ascendante et continue. Ces différentes notions font l’objet de plusieurs sciences dont la création est absolument récente, telles que la sociologie, l’histoire comparée, la préhistoire, la mythologie comparée, et foule d’autres connaissances qui nous aident à nous rendre compte des origines de la civilisation et de son développement. Ce genre d’études, si intéressant et instructif, n’a commencé d’attirer sérieusement l’attention qu’avec la deuxième moitié de ce siècle.

Privée de tous ces auxiliaires puissants, capables de l’éclairer dans l’interprétation des faits, l’anthropologie se vit condamnée à marcher dans la plus grande obscurité. Si les anthropologistes, qui se sont occupés de l’étude difficile des aptitudes diverses des races humaines, avaient procédé consciencieusement, afin d’arriver à une conclusion rigoureuse, comme les chimistes qui s’occupent d’analyser les propriétés diverses des substances organiques ou inorganiques, ou bien les physiologistes qui étudient le mode de fonctionnement de chaque organe, suivant les processus de la vie, il n’est nullement douteux que la science ne fut revêtue de plus de prestige et les faits autrement jugés. Mais n’ayant aucun principe général, aucune méthode supérieure, ils n’ont pu aboutir qu’à des résultats empiriques, conformément à l’esprit de système, aux préjugés invétérés qui leur servaient de guide dans leurs investigations.

C’est ainsi que l’esclavage des noirs, au lieu de modifier l’opinion de ceux qui croient à l’infériorité de la race éthiopienne, n’a fait que servir de prétexte à leur système. À ceux qui leur en parlent, ils répondent avec suffisance : — Si le noir n’était pas un être inférieur, il ne supporterait pas si bien le joug de l’esclavage, dont l’idée seule fait horreur aux hommes les moins intelligents de la race européenne.

Mais les hommes d’origine nigritique ont-ils seuls il vécu dans l’esclavage ? Non. Le coup d’œil le plus rapide et le moins attentif sur l’histoire nous prouve que l’esclavage a été un fait universel, ayant existé dans tous les pays et dans toutes les races. Il n’y a pas un seul peuple européen auquel l’état de servitude soit resté inconnu dans le cours de son évolution nationale. Fruit de l’instinct égoïste qui prédominait chez l’homme dans les époques de barbarie, l’esclavage a succédé à un état de choses pire : l’immolation sans pitié des vaincus. Avant même que les peuples de races différentes se fussent rencontrés en compétition sanglante, les voisins les plus proches avaient commencé à guerroyer les uns contre les autres. Aussi la pratique de l’esclavage a-t-elle pris naissance entre les hommes de la même origine ethnique. En remontant au temps de la civilisation patriarcale, on trouve toute la famille constituée comme une troupe d’esclaves dont le père disposait à son gré, ayant sur tous les membres le droit d’user et d’abuser : droit de vente, droit de vie ou de mort.

L’esclavage se perpétuant, malgré le développement de l’organisme social dont la principale tendance est de donner à chacun une plus grande somme de liberté, est devenu peu à peu une institution intolérable et justement réprouvée. Cependant les peuples de la race blanche l’ont subi dans toute sa rigueur, avec une résignation qui dénoterait l’absence de tout sentiment de liberté et de dignité humaine, si la suite des temps n’avait pas amené un changement radical dans leur sort. Les Hilotes si maltraités et si méprisés par les Lacédémoniens n’étaient-ils pas de race blanche ? Toutes les catégories d’esclaves qui servaient de marchepied au citoyen romain, n’étaient-ils pas de la race caucasique ? Les fils d’Israël, le peuple élu de Dieu, n’ont-il pas constamment vécu sous le joug de l’esclavage ? Il faut aussi remarquer que l’Israëlite est assujetti tantôt par les uns, tantôt par les autres. « Le peuple hébreu, dit M. Pompeyo Gener, est le peuple esclave par excellence. Opprimé aujourd’hui par un Pharaon, il le sera demain par un Nabuchodonosor. En Égypte, c’est sous le fouet d’un Éthiopien qu’il édifie les pyramides[2]… »

Le vocable même par lequel on désigne l’esclave prouve que les peuples noirs ne furent pas les seuls ni les premiers à subir le joug avilissant de l’esclavage. Esclave vient du mot slave et fait rappeler l’état de servitude de la plus notable partie de la race blanche. Dans tout l’Orient, on rencontre des esclaves noirs, mais des esclaves blancs aussi. La couleur n’y fait rien.

Dans l’Europe occidentale, l’institution de l’esclavage que les Barbares avaient héritée de la civilisation romaine resta consacrée par les lois et se perpétua fort longtemps dans les mœurs. Bristol, Londres, Lyon et Rome eurent leurs marchés à esclaves où les blancs achetaient leurs semblables et les soumettaient au même régime qui fut appliqué plus tard, avec un plus grand raffinement de cruauté, aux Africains enlevés de leur terre natale pour passer de l’ignorance à l’abrutissement le plus complet.

La religion même du Christ, qui a contribué, dans sa première époque de prosélytisme et de sublime dévouement, à soulager tant de misères, à fermer tant de plaies vives, n’a jamais rien tenté contre l’esclavage. Quand les pères de l’Église en parlaient, ce n’était que pour en demander l’adoucissement, sans oser s’attaquer au principe que ni les évangiles, ni les apôtres ne condamnent. Voici comment en parle Bossuet, l’un des plus savants évêques de France, à la fois profond théologien, fin politique et historien brillant : « L’esclave ne peut rien contre personne qu’autant qu’il plaît à son maître ; les lois disent qu’il n’a point de tête, caput non habet, c’est-à-dire que ce n’est pas une personne dans l’État. Aucun bien, aucun droit ne peut s’attacher à lui. Il n’a ni voix au jugement, ni action, ni force qu’autant que son maître le permet ; à plus forte raison n’en a-t-il point contre son maître. De condamner cet état (l’esclavage) ce serait non seulement condamner le droit des gens où la servitude est admise, comme il paraît par toutes les lois ; mais ce serait condamner le Saint-Esprit qui ordonne aux esclaves par la bouche de Saint-Paul de demeurer en leur état, et n’oblige point les maîtres à les affranchir. » (I. Cor. VII, 24, Ephés. VI, 7, etc.)[3].

Ces principes qui nous étonnent profondément, étant si contraires à nos convictions, sont soutenus par l’immortel évêque de Meaux avec une telle fermeté, une telle assurance, que l’on ne saurait douter de la sincérité de ses expressions. C’est le canoniste qui parle par sa voix ; c’est au nom du droit des gens et du Saint-Esprit qu’il déclare inattaquable l’institution de l’esclavage ! Et notez qu’il ne fait aucune exception. Il est vrai qu’au moment où il écrivait, le mot d’esclave n’était cité dans la législation française que pour désigner les noirs transportés dans les colonies d’Amérique et en règlement de la condition desquels Louis XIV venait de promulguer le fameux Code noir. Mais un théologien n’admet pas de principes de circonstance : pour lui, cela seul est vrai qui est reconnu généralement, en tout lieu et en tout temps, quod ab omnibus, quod ubique, quod semper confessum est.

En réalité, si l’esclavage n’existait plus en France avec sa dénomination moderne, il n’était pas moins conservé sous le nom de servage, dont l’étymologie plus savante n’y avait rien changé au fond, sauf les améliorations amenées avec le temps dans le système social, par le développement de la civilisation et l’adoucissement des mœurs. Les serfs de la glèbe étaient tout aussi bien la chose du propriétaire que l’esclave fut la chose de son maître. Le changement de condition légale ne consistait qu’en une simple distinction de droit civil ; au lieu d’être considérés comme des biens meubles, pouvant être vendus partout, à n’importe quelle valeur, selon le bon plaisir du propriétaire, ils étaient devenus des immeubles par destination ; l’on ne pouvait les déplacer de la terre à laquelle ils étaient attachés pour les transporter ou les vendre ailleurs. Sans doute était-ce une amélioration à leur sort ; mais ils étaient encore souverainement misérables, abreuvés de toutes les humiliations. Tous ceux qui ont quelques notions de l’histoire européenne savent combien exorbitants étaient les droits du seigneur sur la gent mainmortable, taillable et corvéable à merci.

Ce n’est que la Révolution de 1789 qui est venue mettre fin à cet état de choses écœurant. En feuilletant les compilations savantes de M. Taine sur « l’ancien et le nouveau régime », on peut voir jusqu’à quel point le peuple français contenait de gens abrutis, misérables et affamés, à côté de toute cette noblesse flamboyante, aimable et délicate qui représentait la France aux yeux de l’étranger et la montrait au faîte de la plus belle et de la plus brillante civilisation !

Qu’on ne reproche donc pas à la race éthiopienne son existence dans la servitude, comme si un tel fait pouvait jamais constituer la preuve de son infériorité ! Il est inutile de réveiller dans certains cœurs des colères endormies et de contrarier par de tristes souvenirs le mouvement de sympathique attrait que les fils des anciens esclaves éprouvent pour les fils des anciens maîtres ; mais faut-il, au moins, que ceux-ci ne s’autorisent point de ces souvenirs, interprétés à leur façon, pour se prétendre supérieurs à ceux-là !

« Les détails de la traite, n’appartenant pas à l’histoire de l’humanité, dit Bory de Saint-Vincent, nous aurons garde d’en attrister nos pages, mais que les oppresseurs se souviennent que la pesanteur du joug n’a point écrasé les Africains martyrisés dans Haïti ; ils se sont redressés, ils se sont fait une patrie, ils y ont prouvé que pour être des Noirs, ils n’en étaient pas moins des hommes ; ils ont vengé l’espèce africaine de la réputation d’invalidité qu’on lui avait établie ; ils ont, au tribunal de la raison, protesté contre cette prétention de supériorité qu’affectait sur eux des maîtres qui ne les valaient pas ; puisqu’ils étaient sans humanité et qu’ils continuent à les calomnier[4]. »

Oui, on doit le répéter, de toutes les races humaines la race noire est la seule qui ait donné l’exemple d’une multitude d’hommes plongés dans la plus cruelle servitude et conservant dans leurs âmes l’énergie nécessaire pour briser leurs chaînes et les transformer en autant d’armes vengeresses du droit et de la liberté. On oublie tout cela, et systématiquement. Mais que n’oublie-t-on pas, quand l’orgueil et l’intérêt sont coalisés pour étouffer la vérité ? Pourtant il faut que cette vérité triomphe ; car elle est plus forte que les savants, plus forte que tous les préjugés.

Je crois qu’il est bien établi que le mode de comparaison qu’on a choisi pour étudier les aptitudes respectives de la race blanche et de la race noire est positivement défectueux. En effet, d’une part, on a pris les Européens dans le plus grand épanouissement de la personnalité humaine ; de l’autre, on a choisi les Éthiopiens dans la plus profonde dépression morale. Malgré tout, la race noire a prouvé que la défaveur de la situation ne l’a empêchée de couper le câble qui la rivait à une existence d’abjection et d’opprobre.

Néanmoins on avance encore que les noirs sont incapables d’aucune civilisation, qu’ils manquent de conception, de jugement et de la moralité la plus élémentaire ; tandis que l’homme blanc, exempt de superstition, a l’esprit élevé, le cœur à la hauteur de son intelligence suréminente ! Comment établir ce parallèle des races ? Les prendra-t·on dans un moment de leur histoire, ou elles montraient respectivement un degré assimilable d’évolution sociale ? Non ; on compare des peuples encore barbares à des peuples longtemps civilisés, sans considérer le passé certain des uns ni l’avenir probable des autres. Il semble qu’on ne se rappelle plus les anciennes mœurs et les croyances ancestrales de ces mêmes Européens qui se croient sortis de terre tout armés de la civilisation, comme sortit Minerve de la tête de Jupiter. Mais tout ce qu’on reproche aux Nigritiens, ne peut-on pas aussi le reprocher à ceux qui furent les pères de leurs accusateurs ? Pour nous en convaincre, il est bon d’étudier quelques faits historiques.

II

SUPERSTITIONS ET RELIGIONS.


Tout d’abord, on s’est servi d’un argument qui semblait capital dans la preuve à établir de l’infériorité des Noirs. Suivant une certaine école anthropologico-philosophique, ce qui distingue l’homme du reste des animaux, ce n’est pas l’intelligence, mais la moralité et la religiosité. En étudiant attentivement certaines espèces animales, telles que l’abeille, la fourmi, le castor, on est arrivé à se persuader qu’elles ont une somme d’intelligence supérieure et qu’on ne saurait confondre avec le simple instinct. Cette révolution philosophique et scientifique, qui a renversé de fond en comble l’ancienne théorie cartésienne sur l’automatisme des animaux, a, pour ainsi dire, jeté un pont sur l’abîme qui séparait l’homme des autres créatures animées, en démontrant d’une façon positive ce que le bon La Fontaine avait indiqué en riant. Il y eut des incrédules. Isidore Geoffroy persista toujours à n’accorder aux animaux que l’instinct ; d’autres naturalistes, quoique parti- sans comme lui du règne humain, convinrent de l’intelligence des animaux, mais en signalant entre eux et l’homme une différence psychologique de première importance, à savoir la religiosité. M. de Quatrefages, le plus remarquable de son école, a formulé cette théorie avec une précision admirable.

La théorie une fois établie, on conçoit immédiatement que ceux qui cherchaient à prouver l’inégalité des races aient pensé a comparer les pratiques et les croyances religieuses de chaque groupe ethnique, afin de pouvoir juger de leurs aptitudes par l’élévation plus ou moins grande des idées que chacun d’eux y attachait. Cependant ici encore se présentait une difficulté de premier ordre. Comment distinguer les actes religieux des actes ordinaires ou même des superstitions vulgaires ? Quelles sont les formes supérieures de la religion ? N’y a-t-il pas des peuples, des races entières qui n’ont aucune idée religieuse ? Autant de questions qui mirent les théoriciens dans le plus grand embarras ; mais ce ne fut pas pour une bien longue durée. La science des religions, qui n’avait jamais été embrassée dans un ensemble de connaissances positives, fut enfin constituée par les travaux de Max Müller et de ses émules. On se mit donc à étudier les traditions mythologiques de tous les peuples ; et leurs usages les plus bizarres parurent pleins d’intérêt à l’analyse des savants. À la grande surprise de bien des esprits, on s’aperçut bientôt que tous les peuples avaient conservé certaines coutumes qui dénotent la croyance au surnaturel, c’est-à-dire à l’existence d’un ou de plusieurs êtres supérieurs et invisibles, avec lesquels les hommes sont dans une relation mystérieuse. L’idée religieuse, ainsi réduite à sa plus simple manifestation, fut reconnue comme un apanage général de l’espèce, un caractère, commun à toutes les races humaines. En effet, la religion entendue de cette façon est une simple expression de la nature émotionnelle de l’homme et de la faculté d’abstraire qui est une des qualités inhérentes à l’esprit humain. Il n’était donc plus possible d’en supposer la complète absence chez aucune créature humaine.

On ne s’arrêta pas à cette première constatation ! Par une méthode minutieuse, on se mit à chercher par quelle voie les idées religieuses se développent, se transforment et passent des pratiques superstitieuses à une conception plus élevée de la divinité, considérée comme puissance unique, à la fois créatrice et conservatrice du monde, source de tout bien et de toute justice, placée en face de l’homme comme un archétype dont la perfection défie ses efforts, mais lui inspire le désir inextinguible de monter sans cesse, de monter toujours dans l’échelle des perfections !

Dans cet ordre d’idées, on trouva de nouveaux moyens pour établir des catégories hiérarchiques dans les races humaines, en étudiant leurs conceptions religieuses et en les comparant les unes aux autres. C’est ainsi qu’on est parvenu à admettre que les Africains ont, comme les autres membres de l’espèce humaine, une vague notion de la divinité ; mais qu’ils ne l’adorent que sous une forme grossière ne décelant que la plus vile superstition. En un mot, ayant divisé les croyances religieuses en fétichisme, totémisme, polythéisme et monothéisme, on assure que la race noire est incapable de s’élever au-dessus du fétichisme et du totémisme, c’est-à-dire de l’adoration des animaux, des pierres brutes ou taillées et de la croyance aux grigris accompagnée de rites plus ou moins répugnants et sanguinaires. Quant à la race blanche, dès les premiers temps de son histoire, elle aura pu s’élever à une conception supérieure de la divinité à laquelle elle a toujours rendu un culte épuré, exempt de toute pratique superstitieuse !

Mais quelle confiance doit-on accorder à une telle doctrine ? Aucune. Il nous sera facile de constater que ces pratiques grossières qu’on signale chez la plupart des peuplades de la race nigritique, se retrouvent actuellement au milieu de plusieurs nations arriérées des autres races et se rencontraient, jusqu’à une époque fort avancée, au milieu des peuples qui figurent aujourd’hui parmi les plus hauts et les plus dignes représentants de la civilisation moderne.

Sans excepter le peuple hébreu, qui est parvenu le premier à la conception du monothéisme, tous les peuples de la race blanche ont eu dans leur existence une période où ils pratiquaient le fétichisme comme manifestation publique et privée du culte extérieur. Quand, durant son voyage dans le désert, après la captivité d’Égypte, Moïse voulut porter le peuple de Dieu à rompre avec l’idolâtrie, il eut à surmonter toutes sortes de difficultés. Les Hébreux avaient peut-être oublié le culte des pierres sacrées qu’ils adoraient sous le nom de Bethel ou « demeure de Dieu » ; mais ils avaient gardé le souvenir du culte égyptien avec assez d’obstination pour tenter de revenir à la religion du bœuf Apis, en sacrifiant au veau d’or si connu dans le récit de l’Exode.

Ce culte fétichique a été connu de toutes les races humaines ; car elles ont toutes accompli leur première évolution morale et religieuse sous l’influence de la crainte que l’état sauvage inspire devant toutes les forces aveugles et cachées de la nature, dont on ignore encore les plus simples lois. Or les habitudes religieuses sont les dernières à s’effacer dans la vie sociale. Longtemps après la disparition des causes morales qui ont inspiré les pratiques du fétichisme, on continua à les exercer. Aussi les exemples s’offrent-ils avec profusion pour nous signaler dans la vie des peuples blancs mille traces précises du fait que nous étudions. « Les Arabes, dit Sir John Lubbock, adoraient une pierre noire jusqu’au temps de Mahomet. Les Phéniciens adoraient aussi une divinité sous forme d’une pierre taillé. — Le dieu d’Héliogabale était simplement une pierre noire de forme conique. — Les Grecs et les Romains adoraient les pierres levées sous le nom d’Hermès ou de Mercure. Les Thespiens possédaient une pierre grossière qu’ils regardaient comme un dieu et les Béotiens adoraient Hercule sous la même forme. Les Lapons avaient aussi Y des montagnes et des rochers sacrés[5]. »

Non-seulement ces superstitions ont eu cours dans toute l’antiquité, sans excepter les Grecs et les Romains, les deux nations les plus intelligentes qui aient figuré dans l’histoire ancienne ; non-seulement elles ont longtemps duré en Orient, puisque jusqu’à l’ère de l’hégire, c’est-à-dire au septième siècle après Jésus-Christ, les Arabes les pratiquaient encore, mais l’Europe occidentale n’a pas échappé à la règle. Malgré la propagation active de la foi chrétienne, les esprits ne s’empressèrent nullement d’abandonner des croyances consacrées par une durée immémoriale. « Dans l’Europe occidentale, dit encore Sir John Lubbock, pendant le moyen âge, le culte des pierres est souvent condamné, ce qui prouve combien il était répandu. Ainsi, Théodoric, archevêque de Canterbury, condamne le culte des pierres au VIIe siècle ; le même culte se trouve au nombre des actes du paganisme défendus par le roi Edgard, au Xe siècle, et par Canut, au XIe siècle. — Un concile tenu a Tours, en 567, ordonna aux prêtres de refuser l’entrée des églises à toutes les personnes adorant les pierres levées. Mahé constate que les registres des séances d’un concile tenu à Nantes, au VIIe siècle, parlent du culte des pierres chez les Armoricains[6]. »

C’est donc, une vérité incontestable que le fétichisme n’est pas un produit spécial à l’esprit de l’Africain. Mais j’irai plus loin. Si, en étudiant les choses sous un point de vue vraiment philosophique, nous voulons considérer la valeur intellectuelle de chaque race, en prenant le fond de ses idées religieuses comme base de comparaison, nous ne tarderons pas à nous apercevoir que les Nigritiens, tout en s’arrêtant à l’état fétichique, font preuve d’une tournure d’esprit des plus saisissants.

Un fait qu’on ne saurait dissimuler, c’est l’indifférence sereine que tous les hommes d’une haute intelligence, dans tous les temps et dans toutes les civilisations, ont toujours témoignée à l’égard des pratiques religieuses. Cette indifférence ne pouvait s’avouer sans danger dans les époques d’intolérance, où les intérêts de la foi semblaient tellement liés aux intérêts de l’État, que le glaive de la loi se vengeait non-seulement de l’irrévérence de l’athée, mais encore de insuffisance de la grâce qui le rendait incapable de comprendre les vérités suréminentes de la religion. Depuis que le progrès des idées et les luttes de la conscience ont réduit au silence la voix accusatrice des inquisiteurs et fermé à jamais le martyrologe des auto-da-fé, chaque jour constate une nouvelle défection à la foi antique. Les cathédrales se vident peu à peu. La désertion des fidèles, qui abandonnent le temple du Seigneur et l’autel des saints sacrifices, pour recourir après les attrayantes lumières d’une science purement humaine, contriste et endolorit tous les cœurs pieux, en lesquels vit encore la semence de la foi. Jamais crise n’a été plus longue et n’a fait plus de ravage parmi le troupeau béni de Dieu. Tout ne semble-t-il pas annoncer la venue des jours suprêmes où les cieux seront ébranlés à l’approche du Saint des Saints ? Ne sent-on pas souffler sur le monde l’abomination de la désolation ?

Je déplore cette crise émouvante de la religion et compatis au deuil de la chrétienté aux abois. Il faut néanmoins le reconnaître, la foi se meurt. Sans doute, il ne s’agit pas d’une rupture brutale et absolue de tout lien idéal entre l’homme et Dieu. M. Caro pense avec infiniment de raison qu’il y aura, de longtemps et peut-être toujours, des âmes aux aspirations ambitieuses, qui auront besoin de croire à quelque chose au-delà de cette terre, où la matière paraît si vide et chétive en face de l’esprit. Dans cet au-delà, il y aura certainement une place, un point, auguste sanctuaire ! ou le Dieu de nos pères pourra résider tranquille et serein, dans la plénitude de l’être. Mais il sera comme un souverain constitutionnel, acceptant la science pour ministre et la laissant faire à sa responsabilité. De ce jour, sa divinité deviendra inattaquable et il régnera sans effort ; car n’ayant rien à faire, il n’aura à répondre de rien. Qu’on proteste contre ce courant de l’esprit humain ou qu’on se laisse entraîner, il faut bien convenir de son existence et de son intensité. En vérité, il fait de tels ravages et se précipite avec tant d’impétuosité que ses flots semblent devoir s’étendre au loin, après avoir tout renversé sur leur passage.

Eh bien, cette révolution si douloureuse que commencent actuellement les races européennes, dans ce qu’elles ont de plus élevé comme intelligence, et qui rallie à sa cause beaucoup plus d’adhésions qu’on ne suppose, sera faite sans déchirement ni commotion pour la race noire. N’ayant jamais conçu le fanatisme religieux et l’esprit dogmatique, dans les entraves desquels se débat péniblement la race caucasienne, les Noirs se trouvent tout prêts à évoluer vers des conceptions rationnelles et positives, conformes au système de l’univers et de l’ordre moral qui en découle. Dans leur intelligence, il n’y a nullement besoin qu’on détruise des influences héréditaires, réfractaires à tout esprit vraiment philosophique ; on n’a qu’à semer les idées justes. Cependant cette indifférence même touchant les pratiques extérieures du culte religieux a été citée comme une preuve de l’infériorité des Africains. Il a fallu qu’ils fussent longtemps étudiés par des voyageurs intelligents et instruits, pour qu’on pût voir combien on s’était trompé, en ne leur reconnaissant que les simples conceptions des idées fétichiques. Suivant ces voyageurs, au-dessus et à côté du fétiche dont le culte provient d’anciens rites et d’habitudes ancestrales perpétuées par la tradition, la religion de la plupart des peuples de l’Afrique est une sorte de rationalisme pratique, comme on oserait l’appeler, s’il était question d’une conception européenne. « Les Nègres mêmes qui conçoivent une divinité supérieure, dit Bosman, ne la prient jamais et ne lui offrent jamais de sacrifices, cela pour les raisons suivantes : « Dieu, disent-ils, est trop au-dessus de nous, et est trop grand pour condescendre à s’inquiéter de l’espèce humaine ou même pour y penser[7]. »

Assurément, des hommes dénués de toute éducation philosophique et qui, sur la simple exposition faite par un missionnaire des qualités ou attributs qui distinguent l’être suprême, arrivent à une conclusion si logique, ne sont nullement des cerveaux ineptes. Park, cité par Sir John Lubbock, répète que la même réflexion a été faite par les Mandingues sur l’efficacité de la prière. « Les Mandingues, dit·il, pensent que Dieu est si loin, que sa nature est tellement supérieure à celle des hommes, qu’il est ridicule de s’imaginer que les faibles supplications des malheureux mortels puissent changer les décrets ou le but de la sagesse infaillible[8]. »

Chose curieuse ! Cette façon de concevoir Dieu est justement celle des anciens philosophes qui vivaient au milieu des superstitions du paganisme. Cicéron[9] cite deux vers d’Ennius qui en sont une interprétation expresse :

Ego Deûm genus esse semper duxi et dico cœlitum,
Sed eos non curare opinor quid egat hominum genus.

Quoi qu’on ait voulu dire de l’infériorité intellectuelle et morale de l’Éthiopien, au point de vue des conceptions religieuses, il est impossible de ne pas convenir aujourd’hui que l’état mental ou se trouvent les hommes de cette race, qui n’ont pas encore subi l’influence du fanatisme musulman, est hautement préférable à la disposition spirituelle de l’immense majorité des Européens. Une fausse éducation religieuse a invinciblement attaché ces derniers à la défense et au maintien des plus graves erreurs ; elle constitue ainsi l’obstacle le plus sérieux au progrès, à la vulgarisation scientifique et à l’émancipation de la raison. Peut-être est-ce en réfléchissant sur ce cas digne de remarque, que l’illustre Auguste Comte a déclaré que l’état fétichique est plus favorable que l’état théologique, et même métaphysique, au développement de la philosophie positive. Cette nouvelle philosophie est destinée à raffermir et à fortifier la raison humaine, en ne lui reconnaissant d’autre gouverne que la science, dont les résultats compétemment obtenus sont les seules vérités infaillibles, auxquelles on doive conformer sa conduite. Une confirmation éloquente des prévisions du grand positiviste, c’est l’exemple important que donne l’évolution spirituelle des noirs d’Haïti. N’ayant eu aucune de ces croyances héréditaires qui entravent l’esprit et l’empêchent d’évoluer spontanément vers des horizons scientifiques plus larges que ceux entrevus dans le passé, ils adoptent généralement, sans aucun effort pénible, les idées les plus avancées de la science moderne, ainsi que les conceptions positives qui en découlent.

En choisissant donc la manifestation des idées religieuses comme moyen de comparaison pour établir une division hiérarchique entre les divers groupes de l’humanité, on est loin d’avoir trouvé un argument favorable à la thèse de l’inégalité des races. Car ici, la conclusion à laquelle on visait pourrait être renversée du tout au tout. Je suis pourtant loin d’épuiser la série d’accusations que l’on porte contre la race noire et dont on semble s’autoriser pour proclamer son infériorité intellectuelle et morale. Outre qu’on en fait un être stupide, à entendre la plupart des savants, jamais race n’aurait fait preuve de plus de cynisme et d’une absence plus marquée des sentiments de la pudeur. Il s’agit d’étudier la véracité de telles assertions et de voir si les noirs seuls en ont donné l’exemple.

III.

LA MORALITÉ DANS LES RACES HUMAINES.


Avant d’entamer aucune recherche sur les mœurs des peuples de race blanche ou de race noire, parmi les anciens et les modernes, il est bon de se demander si la pudeur est plus naturelle à certaines races qu’à certaines autres, ou bien si les circonstances spéciales du milieu n’ont pas plutôt une influence capitale sur le développement de cette belle et délicate vertu. On ne saurait hésiter à reconnaître le déterminisme extérieur qui agit ici sur la conduite humaine. À tous ceux qui ne sont pas aveuglés par des idées préconçues ou qui ne tendent pas à profiter de l’absence des contradictions pour débiter à l’aise les fantaisies de imagination, il paraîtra souverainement illogique de soutenir que la race blanche, vivant sous les parallèles les plus voisins des régions polaires, se soit trouvée dans les mêmes conditions psychologiques que la race noire, placée sous les rayons brûlants du soleil tropical, à l’égard de la première idée qu’on dût avoir de se vêtir.

Pour les uns, exposés la plus grande partie de l’année aux rigueurs d’un froid impitoyable, ce fut une question d’impérieuse nécessité que de s’abriter sous des couvertures protectrices, afin de pouvoir résister à l’engourdissement et à la mort. Avant qu’ils aient pu inventer les tissus, ils ont eu à lutter contre les animaux les plus farouches, au prix des plus grands périls ; mais dans ces luttes fabuleuses, le désir de la chair fraîche qui leur servait de nourriture ne fut pas plus intense que le besoin de ces fourrures qui les protégeaient contre la neige et les pluies de l’hiver. C’est donc poussés par l’aiguillon de la misère et par l’instinct de la conservation qu’ils ont adopté l’habitude de se couvrir. Ils ne pensaient aucunement au devoir de cacher leurs nudités !

Pour les autres, non-seulement le besoin de se vêtir n’a jamais existé, mais toutes les influences naturelles en éloignaient même le désir. Vivant dans une atmosphère qui brûle son sang à chaque fois qu’il respire, l’Africain a besoin que de tous les points de son corps l’exhalation cutanée puisse s’effectuer librement, afin de rafraîchir sa peau littéralement brûlée par les ardeurs du soleil. Le vêtement qu’il essaye d’ajuster est, en un instant, transformé en une fournaise dont la chaleur concentrée le dévore, lui fait perdre haleine et l’anéantit par le bouillonnement de tout son sang. Combien ne sera-t-il pas mieux à son aise, libre et nu, cherchant le frais sous les branches à large envergure des arbres tropicaux ! Le corps brisé, tel qu’un malade en supination, après un accès de fièvre ardente, combien ne se trouvera-t-il pas heureux, étendu à l’ombre, sentant la vie lui revenir et ses membres reprendre leur élasticité, tandis que sa peau halitueuse, caressée par une brise légère, recouvre peu à peu de la tonicité, que tout son organisme se remonte enfin, en secouant sa torpeur !

Autant il paraît drôle de concevoir le Sibérien sauvage ou même les ancêtres préhistoriques de l’Européen méridional, se complaisant à une complète nudité ou se costumant légèrement, au milieu des frimas ou des neiges éternelles, autant il serait curieux de rencontrer l’Africain inculte, s’imposant des vêtements sous le ciel brûlant de la ligne équinoxiale, sans qu’une longue excitation morale soit déjà venue le contraindre à cette gêne évidente. Partout donc ou l’on trouve des Nigritiens habillés, quelque primitif que puisse être leur costume, on peut certifier qu’ils ont accompli une certaine évolution morale, poussés par le désir de plaire ou d’être décents. Pourrait-on en dire autant des Européens ? Certainement non. Partout on les rencontre couverts ; aux époques les plus reculées et, parmi les plus sauvages de leurs ancêtres. Ce qui est chez l’Africain la recherche d’une satisfaction immatérielle, n’est chez ces derniers qu’une nécessité, qu’un besoin matériel.

Aussi, en comparant le développement des sentiments de la pudeur dans les diverses races humaines, doit-on soigneusement écarter ces amplifications stupides ou l’on montre les noirs comme des êtres inférieurs, parce qu’ils vivent nus, au milieu de leurs forêts vierges, sans s’occuper de cacher ce que le blanc éprouverait une honte indicible à laisser voir ! Mais ce n’est pas le seul reproche qu’on adresse à ceux qu’on veut classer comme les membres d’une race inférieure. Ils n’ont, dit-on, aucun souci des spectateurs dans l’accomplissement des actes les plus impudiques et démontrent, par là, un degré d’avilissement tel que les animaux en donnent seuls l’exemple. On s’en scandalise et on se récrie. Comme si l’impudicité n’était pas le fait le plus vulgaire dans l’existence et dans l’histoire de tous les peuples de race blanche, avant que l’institution de la police et la propagation de l’instruction publique fussent venues les corriger de ces inclinations purement animales !…

Dans l’antiquité grecque et romaine, la prostitution était si bien reçue; l’impudeur des hétères de la classe inférieure était si dégoûtante, qu’avec nos idées modernes il est impossible de comprendre comment de telles institutions ont pu coexister avec les raffinements des civilisations qui les toléraient. Pour se rendre compte de ces faits, il faut savoir que, dans toute l’antiquité, les cultes phalliques ont toujours été en grand honneur et que la majeure partie des divinités qu’on adorait chez les peuples civilisés étaient d’origine chthonienne. En étudiant l’intéressant ouvrage de M. Jules Baissac, que j’ai déjà cité, on peut voir se dérouler cette longue histoire de l’impudicité passée à l’état de religion, honorée partout, parmi les Israëlites, comme parmi les Grecs; les cadeschot et le hétères également estimées, également sacrées aux yeux de la société. Bachofen[10] a aussi étudié ce sujet avec une science profonde, montrant que l’hétérisme a dominé une des phases les plus remarquables du développement de la civilisation. Mais il faut citer quelques exemples que je prends çà et là, dans la race blanche, et qui prouvent a quel degré les Européens abusent de la science et de l’histoire, quand ils parlent de l’immoralité des noirs d’Afrique comme d’un signe d’infériorité de race.

Les Mossinèques cherchaient à avoir commerce publiquement avec les courtisanes que les Grecs menaient à leur suite, lors de la campagne de Cyrus. Pourtant ils étaient des blancs et Xenophon a eu soin de le faire remarquer[11].

Chez les Massagètes[12], peuple de race tartare ou scythique, lorsqu’un homme désirait une femme, il n’avait qu’a pendre son carquois au chariot de celle-ci ; il cohabitait publiquement avec elle, parfois sur la grande route, sans que personne en fut scandalisé.

On connaît l’histoire de la prostituée juive, Thamar, qui vendait ses faveurs pour un chevreau, à l’embranchement d’une grande route. À certains jours de l’année, plusieurs villes de la Grèce, pour célébrer le rite religieux du culte qu’elles rendaient à Vénus, laissaient voir dans les rues, à la tombée de la nuit, les scènes les plus scandaleuses.

Et qu’a-t-on besoin de remonter si haut ? C’est un fait que, dans certains recoins des grandes villes européennes, il se passe en plein air des actes d’une révoltante immoralité. N’était la présence d’une police active, toujours prête à y mettre bon ordre, je ne sais à quelle exhibition malsaine on ne se livrerait pas en pleine lumière du jour et dans les rues mêmes de Paris ! Jamais on ne pourra s’imaginer toute l’impudeur dont est capable la fille européenne dont la robe de soie frôle le passant sur les grands boulevards. La prostitution, pour être devenue plus circonspecte, n’est pas moins cynique dans l’Europe contemporaine que dans l’Europe des anciens Grecs et des anciens Romains. Il faut s’armer d’un rude courage pour lire seulement tout ce qu’en dit M. Léo Taxil, en historien exact et véridique. « En Angleterre, des ouvrages très sérieux ont été publiés sur cette question. On a supposé à la prostitution une très noble origine : on a prétendu que la prostituée, c’était la citoyenne, tandis que l’épouse, c’était la femme conquise et esclave[13]. » Le dernier roman de M. Zola, Germinal, offre de la prostitution de certaines classes ouvrières un tableau poignant, vertigineux, mais absolument peint au vif. Dans la fine analyse qu’il en a faite, M. Jules Lemaître[14], exprime ainsi ses impressions. « Souffrance et désespoir en haut et en bas ! Mais au moins ces misérables ont pour se consoler la Vénus animale. Ils « s’aiment » comme des chiens, pêle-mêle, partout, à toute heure. Il y a un chapitre ou on ne peut faire un pas sans marcher sur des couples. » Qu’il y ait une certaine exagération dans les descriptions du romancier naturaliste, c’est possible ; mais en réduisant à la moitié la réalité de ce qu’il en dit, le tableau reste encore horriblement chargé !

Il est donc faux d’avancer que la race blanche est douée d’une plus grande moralité que la race noire, au point de vue de la pudeur. Si on voulait étudier froidement les faits, c’est plutôt à la race noire qu’il faudrait donner la palme, sous ce rapport ; car jamais elle ne pourra égaler sa noble rivale dans le genre d’aptitudes nerveuses dont une Messaline a pu offrir l’exemple nullement isolé dans le passé et le présent des nations européennes. Et lassata viris, necdum satiata, recessit, dit Juvénal, dont le vers fume comme un fer chaud sur la chair libidineuse de la femme des Césars ?…

On a encore prétendu que jamais race humaine n’a montré plus de penchant à la malpropreté et ne s’y complaît mieux que les Noirs. Nous avons déjà vu le témoignage de Moreau de Saint-Méry, dépeignant la propreté remarquable des femmes noires transportées comme esclaves en Haïti. Mais supposons qu’à l’intérieur de l’Afrique les Nigritiens se montrent peu soucieux de la toilette et ne sont nullement affectés des émanations les plus dégoûtantes, sont-ils les seuls à faire preuve de cette perversion du sens de l’odorat ?

Voici ce que dit M. Louis Figuier d’un peuple qu’on place parmi les nations de race mongolique, parce qu’elle est dans un état qui touche à la barbarie, mais dont la couleur, sinon les traits, est bien celle de la race blanche, dans laquelle on admet si complaisamment les Guanches et les Kabyles bronzés. « Madame Ève Félinska, exilée en Sibérie, a visité, autant que cela se pouvait, les huttes des Ostiaks. Notre voyageuse ne put, malgré l’intérêt de la curiosité, rester plus d’une minute dans ces habitations, tant elles exhalaient des miasmes putrides. — Les Ostiaks ont pour premier vêtement une couche de graisse rance qui recouvre leur peau, et par-dessus une peau de renne. Ils mangent tout au poisson et au gibier ; c’est leur nourriture ordinaire. Mais de temps à autre, ils viennent à Berezer avec de grands seaux d’écorce d’arbre pour recueillir le rebut des cuisines dont ils font leurs délices[15]. »

D’après M. Büchner, ils pousseraient la malpropreté jusqu’à l’idéal. « L’Ostiaque, dit-il, barbouille ses idoles de sang et de graisse et leur bourre le nez de tabac[16]. »

Hérodote rapporte que les Boudini, tribu slave, étaient des mangeurs de vermine (φθειροτραγέοντες). En effet, on n’a qu’à lire les écrits de ceux qui ont voyagé en Russie pour se faire une idée de l’abjection dans laquelle se trouvait, il y a un demi siècle, le savoska ou paysan russe. Jusqu’ici, malgré l’adoucissement du régime féodal établi dans le pays aux steppes désertes et stériles, le sort de ces misérables n’a guère changé.

Strabon dit que les Celtes conservaient leur urine et la laissaient se corrompre dans des réservoirs spéciaux, puis s’en servaient après pour se laver le corps et se nettoyer les dents[17] !

En lisant dans le Lévitique (ch. XV) la sévérité de la peine établie contre ceux qui n’auraient pas obtempéré aux prescriptions d’hygiène que le Seigneur daigna imposer à son peuple de prédilection, on peut se faire une juste idée de la saleté qui dut prédominer dans les coutumes des anciens Hébreux. Aussi doit-on peu s’étonner que la piscine probatique ait vu s’opérer tant de miracles !

Je n’en finirais pas, s’il fallait fouiller toutes les sources d’érudition, afin d’étaler au grand jour les preuves des habitudes de malpropreté invétérées dans diverses nations de race blanche. Elles n’abandonnent que lentement ces coutumes. Encore est-ce l’effet d’un effort inspiré par les idées civilisatrices qui germent actuellement en leurs cerveaux.

La vérité point, de plus en plus, éclatante et belle. Partout ou nous pouvons porter nos regards, pour découvrir dans la race noire des défauts ou des vices qui ne se rencontrent jamais dans la race blanche, les faits viennent nous démontrer d’une façon indéniable que les fils de l’Ethiopien n’ont jamais rien pratiqué qui n’ait été pratiqué aussi par le superbe Caucasien, dans toutes les ramifications de sa grande lignée. Comment soutenir le contraire ? C’est en vain que ceux qui soutiennent la thèse de l’inégalité des races humaines s’ingénient à cacher les plus grandes vérités de l’histoire sous un amas de sophismes, afin d’établir leur paradoxe sur des preuves non contredites. L’érudition dont ils abusent ne refuse point ses armes à celui qui les réclame pour la défense du droit et de la justice éternelle. Qu’on le veuille ou non, il est écrit que le XIXe siècle ne s’écoulera pas tout entier, sans que le fait de l’égalité des races humaines devienne une vérité consacrée par la science et rendue aussi sure, aussi inattaquable que toutes les grandes vérités d’ordre moral et matériel qui font de notre époque la plus brillante phase que l’humanité ait traversée dans sa course progressive. C’est en moi une conviction profonde. Chaque jour, chaque événement nouveau ne font que la confirmer. Aussi continuerai-je, sans jamais me fatiguer, cette réfutation où je défends ce qu’il y a de plus sacré pour l’homme, c’est-à-dire l’honneur et la réputation d’une race à laquelle il appartient.

Je sais que la race noire n’est pas seulement accusée d’immoralité et de superstition. On en a encore fait une race cruelle et sanguinaire, par tempérament ; on parle de son cannibalisme, comme un des caractères qui la distingue des hommes blancs. Sans nier l’existence de plusieurs faits, souvent exagérés par des ignorants ou des gens de mauvaise foi, il est nécessaire de savoir si les noirs sont tellement cruels et féroces qu’on ne puisse rien trouver parmi les autres races humaines qui égale leur prétendue scélératesse.

La tâche ne sera pas difficile.

L’histoire est là pour répéter la vérité à ceux qui l’oublient ou l’ignorent. Ce que les hommes blancs ont imaginé de tortures pour martyriser leurs congénères, pendant les époques de fanatisme politique ou religieux, est un sujet d’épouvante pour l’esprit. Rien qu’en y pensant, on se sent pris d’horreur. Les pages de l’Inquisition offrent des souvenirs si noirs et de tels raffinements de cruauté, qu’ils restent dans notre cerveau comme un pénible cauchemar. Dans la seule guerre contre les Albigeois, il y eut plus de férocité qu’on ne pourra jamais en rencontrer dans les annales d’aucun peuple noir. Il n’y a personne à ignorer la perversité et le tempérament froidement sanguinaire d’un Simon de Montfort ou d’un Torquemada ; eh bien, les gens de leur espèce ne furent nullement des exceptions, à l’époque où ils ont vécu.

Pour ce qui s’agit des relations des Européens avec les hommes d’une autre race, avec les noirs surtout, il n’y a rien de plus affreux, rien de plus barbare. Toute l’histoire de la traite est maculée de pages sanglantes, ou les crimes de toutes sortes s’échelonnent avec tant de fréquence qu’on dirait les possesseurs d’esclaves en proie à une cruelle folie. Quelquefois c’est gratuitement, pour le plaisir de tuer que les Européens assassinent d’autres hommes qu’ils appellent des sauvages. « À Florida, dit M. de Quatrefages, une des îles Salomon, un brick vint s’arrêter à quelque distance de la côte. Un canot chargé de naturels s’en étant approché, une manœuvre en apparence accidentelle, le fit chavirer. Les chaloupes furent immédiatement mises à la mer comme pour porter secours aux naufragés. Mais les spectateurs placés sur les récifs ou sur d’autres canots, virent les matelots européens saisir ces malheureux, leur couper la tête avec un long couteau sur le plat-bord des chaloupes. L’œuvre accomplie, celles-ci retournèrent au brick qui prit immédiatement le large[18]. »

J’avoue que je n’ai jamais pu lire ce passage sans éprouver un profond sentiment d’horreur. En effet, devant de tels forfaits, il semble que l’esprit humain s’égare. On voudrait ne pas croire à la véracité de l’écrivain, on sent le besoin de protester tout haut ; mais la parole reste étouffée dans notre poitrine oppressée…

Qu’après cela on vienne me parler de la cruauté des noirs, je ne répondrai point ; mais ce ne sera pas faute d’argument. Cependant ce n’est pas encore tout. La grande accusation qu’on soulève contre la moralité de l’Éthiopien sauvage, ce n’est pas cette cruauté ou l’on tue les hommes pour abandonner leurs membres pantelants à la voracité des carnassiers aquatiques ou terrestres, c’est surtout le fait horrible de tuer son semblable pour se faire un régal de sa chair.

À entendre tous les concerts de malédiction qui s’élèvent contre la sauvagerie de l’Africain et proclament sa déchéance irrémédiable, toutes les fois que l’on raconte un acte d’anthropophagie accompli par les Nigritiens du Loango ou par quelques-uns de leurs descendants de la deuxième génération, on pourrait bien s’imaginer que les peuples de race blanche n’ont jamais traversé une époque ou ils fussent également anthropophages ; mais combien profonde serait l’erreur ! En souhaitant pour l’honneur de l’humanité que les dernières traces de l’anthropophagie il disparaissent bientôt de toute la surface du globe, à l’aide de la propagation des principes de moralité et des lumières intellectuelles dans les plus petits recoins de la terre, il faut tout aussi bien reconnaître que cette affreuse coutume, — preuve de la nature animale et de l’instinct carnassier de l’homme primitif, — a été la pratique générale de toutes les races qui composent l’espèce humaine. Ce n’est que par la civilisation développant en chacun, avec le bien-être et la sécurité, des instincts supérieurs à ceux de la brute, qu’on a pu graduellement abandonner ces appétits sanguinaires.

Plus la science réalise de progrès, plus nos recherches s’étendent, mieux on se convainc aussi que l’homme n’est pas sorti tout achevé des mains du créateur. « L’histoire, dit M. Clavel, montre l’homme primitif de tous les temps et de tous les lieux, soit qu’il appartienne a la sauvagerie passée, soit qu’il appartienne à la sauvagerie présente, livré a un égoïsme dominateur, tandis que l’altruisme grandit nécessairement avec le progrès social. Mieux on connaît les mœurs des Européens de l’âge de pierre, et plus on les trouve conformes aux mœurs de certains Polynésiens ou Australiens actuels. Partout, dans l’humanité, il paraît avoir existé une période d’anthropophagie, suivie d’une période d’esclavage, suivie elle-même d’une période de servage[19]. »

Ces vérités sont bonnes à méditer pour donner à l’intelligence toute l’ampleur qu’elle doit avoir dans l’étude de l’évolution sociale. Mais pour qu’elles produisent tous leurs fruits, il faut les répandre dans toute leur extension ; il ne faut pas les concentrer sur un seul point, ni les envisager sous une seule face, dans le but de s’en servir pour le besoin d’un système ou d’une doctrine. Voyons donc quelle part l’anthropophagie a eue dans l’histoire de l’humanité et surtout parmi les nations de la race caucasique.

« Pour l’Européen primitif, comme pour beaucoup de sauvages de nos jours, dit Lyell, manger et ne pas être mangé fut longtemps la principale affaire[20]. » Mais aujourd’hui qu’une vingtaine de siècles de civilisation ont complètement transformé le caractère et les appétits de l’Européen, sa répugnance est au plus haut point excitée, rien qu’à entendre parler d’un tel fait si repoussant et si abominable. Quand on constate ces sentiments de répulsion ne semblerait-il pas que les blancs n’ont jamais eu les penchants qu’ils condamnent si légitimement ? Ne croirait-on pas que les conjectures scientifiques et l’histoire positive aient fait fausse route, en attribuant aux ancêtres des peuples civilisés un tempérament si sauvage ? Il a fallu de bien longues années avant qu’on en soit venu à proclamer tout haut la vérité toute nue. Bien des résistances, bien des dénégations accueillirent les premières affirmations des savants indépendants et consciencieux ; mais ils n’en furent pas influencés. Plus les incrédules s’obstinaient dans leur doute, plus la science mettait de persévérance à s’éclairer. On procéda si bien que la vérité se manifesta aux esprits les plus rebelles. Toute une suite de travaux et de patientes recherches établissent aujourd’hui, d’une façon indiscutable, le fait de l’anthropophagie généralement pratiquée dans toutes les populations de l’Europe, au commencement et dans le cours de leur évolution sociale.

« L’anthropophagie, a existé à l’état d’institution chez presque tous les peuples, dit le Dr  Saffray : dans l’Inde, dans l’Afrique, l’Australie, les deux Amériques, la Polynésie. Les anciens historiens la dénoncent chez les Scythes, les Scandinaves, les Germains, les Celtes, les Bretons. Au temps de César, les Vascons mangeaient encore de la chair humaine. Nos ancêtres n’ont pas échappé à cette coutume déplorable, car dans plusieurs stations de l’époque du renne, notamment à Saint-Marc, près d’Aix, on découvre des restes d’ossements humains entaillés et fendus comme ceux des animaux, pour en manger la moelle. On a même retrouvé l’ustensile spécial destiné à extraire ce mets favori : c’est une longue et étroite cuiller en bois de renne, très bien adaptée à sa destination. Les fouilles pratiquées en Écosse, en Belgique, en Italie, ne laissent aucun doute sur les habitudes anthropophages des hommes de l’âge de la pierre[21]. »

Il est certain que l’anthropophagie subsista dans les mœurs européennes beaucoup plus longtemps qu’on ne semble le croire. Longtemps après que les principales contrées de l’Europe furent entrées dans les phases décisives de la civilisation, des cas isolés se montraient çà et là, dénonçant que les appétits anthropophages n’avaient pas complètement disparu des habitudes des peuples blancs.

Cela s’explique d’autant mieux que, jusqu’à une époque fort avancée de l’histoire européenne, l’institution de la police, quoique connue et pratiquée depuis Charlemagne, ne fut jamais appliquée d’une manière méthodique et sérieuse. Ce n’est qu’à partir de la consolidation du pouvoir royal, en France, après l’abaissement de la féodalité persévéramment poursuivi, de Louis XI à Louis XIV, que cette institution prend un caractère régulier. Et la plus ancienne organisation de police, en Europe, est celle de la police française. Or, quand une habitude s’est enracinée, conservée durant une longue période dans une race ou dans une nation, il n’y a qu’une seule chose qui soit capable de la refréner et de modifier les mœurs qu’elle entraîne, en dehors de l’éducation intellectuelle et morale, c’est la vigilance de la police.

Sans police, sans instruction, n’ayant pour tout moyen de moralisation que les principes du christianisme, intiniment trop élevés pour agir pratiquement sur l’esprit du vulgaire, on comprend aisément que les penchants héréditaires aient persisté d’une manière occulte et durant des siècles, chez ces populations négligées, ignorantes et misérables qui formaient l’immense majorité des pays de l’Europe. Pour n’en avoir aucun doute, on n’a qu’à se rap- peler la croyance aux loups-garous, anciennement répandue dans l’Europe entière et conservée traditionnellement jusqu’à ces temps-ci, chez la plupart des paysans, notamment ceux de la Saintonge, de la Bretagne, du Limousin et de l’Auvergne, en France. On aura beau attribuer à une maladie mentale, à la lycanthropie, la production de ces phénomènes anormaux dont l’histoire du moyen âge est pleine ; il suffit de connaître les antécédents sociologiques des populations ou ils se sont manifestés, pour n’y voir que des aberrations du sens moral, résultant naturellement des impulsions ataviques, encore agissantes sur le tempérament moral de l’Européen incomplètement civilisé.

D’ailleurs, l’étude expérimentale des maladies mentales il tend à cette conclusion : ceux qu’on appelle des fous ne seraient autre chose que les victimes d’une lésion organique de l’encéphale. Ces cerveaux, comme frappés d’un arrêt de développement ou d’une perturbation des centres de cérébration, seraient incapables de s’adapter au mode d’existence généralement admis autour d’eux. Dans l’abîme insondable que présentent encore à la science la nature et les lois de développement des centres nerveux encéphaliques, rien n empêche que les aberrations les plus curieuses soient la fidèle représentation d’un état psychique antérieurement normal, commun, adaptable à d’autres temps et à d’autres mœurs que les nôtres. L’hypothèse paraîtra d’autant plus probable que tous ceux qui s’occupent de l’histoire des névroses savent, d’une manière certaine, que l’on constate beaucoup moins de genres de folie dans un groupe d’hommes lorsqu’il est plus proche de l’état sauvage. C’est à mesure que l’évolution sociale franchit les étapes variées de la civilisation et qu’il se produit des différenciations morales de plus en plus saillantes et distinctes, que nous voyons aussi les maladies mentales se multiplier, se diversifier à l’excès. N’est-il pas raisonnable d’en inférer que la science de l’avenir parviendra à créer une classification des névroses, basée sur les évolutions sociologiques et morales de l’espèce humaine, en étudiant les caractères ataviques ; dont la folie n’est souvent que la reproduction anormale ? Les choses étant ainsi interprétées, que les loups-garous aient été des maniaques ou non, leurs cas ne présenteraient pas moins les formes aberrantes de l’anthropophagie de l’âge de la pierre. La cause de l’horreur et de la crainte que leur nom seul inspirait, c’est que, suivant la tradition qu’en a conservée la croyance populaire, ils enlevaient les enfants et les dévoraient, comme de vrais loups.

Il est certain que, jusqu’au XVe siècle, les tribunaux continuaient à condamner au feu et on brûlait des gens accusés de cette sorcellerie sanglante. Une réunion de théologiens consultés sur le cas, pendant le règne de Sigismond, empereur d’Allemagne, roi de Hongrie et de Bohême, affirma la réalité des loups-garous.

Ce qui cause l’incrédulité de la plupart des historiens quand il s’agit de se prononcer sur l’existence des loups-garous, tels que la légende populaire les dépeint, c’est-à-dire comme de vrais anthropophages, c’est qu’il leur répugne souverainement d’avouer que, plus de quatorze cents ans après la fondation de la religion chrétienne et près de mille ans après qu’elle fut répandue dans les principaux pays de l’Europe, il pouvait y avoir, parmi leurs ancêtres, des hommes capables de porter à leur bouche un morceau de chair humaine, sans éprouver cette sainte horreur que nous inspire le sacrilège. Je comprends parfaitement la délicatesse de cette incrédulité. Mais les faits, si déplaisants qu’ils soient, ne perdent jamais leur droit a l’observation ; et quelque contrariété que nous ayons à les considérer, on est forcé d’y recourir toutes les fois qu’il faut se faire une conviction sérieuse dans une branche quelconque de la science. Rien n’empêchera donc de croire à la permanence de mœurs anthropophages en Europe, jusqu’au déclin du moyen âge, si on peut se convaincre que vers la fin du XIIe siècle, des hommes d’un rang infiniment élevé n’éprouvaient aucune répugnance à se régaler de la chair humaine. C’est pourtant ce qui peut être facilement établi. On va voir, sur le fait, non un vilain, un malotru ou un mécréant, mais un roi, un guerrier, défenseur éminent de la foi chrétienne !

Il ne s’agit pas d’un autre moindre que Richard-Cœur-de-Lion, le plus grand héros des Croisades.

D’après un article fort savant, publié dernièrement par M. de Nadaillac dans la Revue des Deux-Mondes, ce monarque guerrier, relevant d’une fièvre ardente qu’il eut à Saint-Jean d’Acre, désirait, avec l’insistance d’un convalescent et le goût capricieux d’un roi, qu’on lui servît de la chair de porc. Malgré les plus minutieuses perquisitions, il fut impossible d’en trouver ; car les porcs, étant regardés comme impurs, étaient bannis de ce pays. Comme il fallait à l’appétit royal autre chose que les mets ordinaires, on remplaça la chair de porc par une tête de Sarrasin bien assaisonnée, que Richard-Cœur-de-Lion mangea avec délice !

Non-seulement la chronique des Croisades rapporte clairement le fait, mais M. de Nadaillac[22] cite encore les vers suivants, écrits en vieux anglais, qui en perpétuent le souvenir :

King Richard shall warrant
There is no flesch so nourrissant
Unto an English man,
Partridge, plover, heron ne swan
Cow no ox, sheep ne swine,
As the head of a Sarazine.

« Le roi Richard garantira
Qu’il n’y a pas de chair aussi succulente,
Pour un Anglais,
— Perdrix, pluvier, héron ni cygne,
Vache ni bœuf, mouton ni porc, —
Que la tête d’un Sarrasin. »

Cet acte d’anthropophagie, commis par un des rois les

plus remarquables du temps, suffira sans doute pour assurer aux plus incrédules que leurs ancêtres, relativement civilisés, continuèrent fort longtemps à trouver un plaisir délicieux dans la chair de leurs semblables[23]. Là même ou l’anthropophagie ne se montrait pas d’une façon évidente, chez les Européens, on rencontrait cependant la coutume barbare des sacrifices humains, qui en est le corollaire habituel. Cette pratique épouvantable de sacrifier des êtres humains dans les cérémonies religieuses ou ailleurs, s’observe d’ailleurs dans l’histoire de tous les peuples de race blanche, avec la même fréquence que dans les races prétendues inférieures.

Les sacrifices humains paraissent avoir été d’un usage régulier chez les Hébreux. L’histoire d’Abraham, résolu à sacrifier son fils Isaac pour plaire aux caprices de Jéhovah, et l’immolation de la fille de Jephté en sont des indices positifs. En Grèce, la fille d’Aristodème, roi des Messéniens, fût sacrifiée par ordre de l’oracle, pour décider les dieux en faveur de son peuple. L’histoire d’Iphigénie est encore plus célèbre. Selon quelques érudits, elle allait être immolée en deux circonstances, une fois à Aulis et l’autre en Tauride, quand la protection de Diane, d’abord, et l’apparition inopinée d’Oreste, ensuite, la sauvèrent d’une mort certaine. Suivant la version de Lucrèce, elle a été égorgée sur l’autel de Diane par l’élite des guerriers grecs :

Aulide quo pacto Triviai virginis aram
Iphianassai turparunt sanguine fœde
Ductores Danaum delicti, prima virorum[24].

Le poète attribue à la superstition seule cette coutume

horrible et pétrifiante ; mais il est plus que probable qu’avant de consacrer aux dieux ces victimes humaines auxquelles on accordait ensuite les honneurs de la sépulture, on en faisait une vraie hostie que les assistants se partageaient et dévoraient, croyant accomplir une œuvre méritoire, d’autant plus que la victime était le plus souvent un prisonnier de guerre, un ennemi (hostis).

Sir John Luobock rapporte des cas nombreux ou les sacrifices humains furent pratiqués dans les époques les plus avancées de la civilisation romaine. « En l’année 46, avant J.-C., dit-il, César sacrifie deux soldats sur un autel élevé dans le Champ-de-Mars. Auguste sacrifie une jeune fille nommée Grégoria. Trajan lui-même, quand fût rebâtie la ville d’Antioche, sacrifie Calliope et place sa statue dans le théâtre. Sous Commode, Caracalla, Héliogabale et quelques autres empereurs, les sacrifices humains semblent avoir été assez communs[25]. » En passant du peuple Romain aux barbares du moyen-âge, on rencontre toujours les mêmes pratiques dans la race blanche. « Dans l’Europe septentrionale, dit le même auteur, les sacrifices humains étaient très-communs. Le yarl des Orkneys sacrifia, dit-on, le fils du roi de Norvège en l’honneur d’Odin, en l’an 873. — En 993, Hakon, yarl, offrit son propre fils en sacrifice aux dieux. Donald, roi de Suède, est offert en sacrifice à Odin et brûlé par son peuple, à la suite d’une terrible famine. À Upsala se trouvait un temple célèbre, et un témoin oculaire assura à Adam de Brême y avoir vu les cadavres de soixante-douze victimes. »

Pourquoi négliger systématiquement des faits d’une si éloquente signification, lorsqu’on veut bien parler des instincts superstitieux et sanguinaires des races qui n’ont pas encore rompu avec les coutumes sauvages, coutumes que les hommes cultivés ont tant de motifs d’abhorrer ? Ne serait-il pas plus loyal et plus correct de considérer les choses d’une manière générale ? Ne faudrait-il pas les dominer par un esprit vraiment philosophique, qui ne blâme, ne réprouve les infériorités et les vices des nations incultes, qu’en reconnaissant que les plus avancées ont traversé les mêmes étapes, ont été fatalement féroces et vicieuses, avant d’évoluer vers une existence meilleure, plus noble et plus décente ? Combien plus logique ne serait pas cette façon d’envisager les faits ! Elle est assurément pleine de consolation, pleine de salutaire espérance pour ceux qui sont encore aux échelons inférieurs de la civilisation ; elle est, de plus, une leçon qui leur indique la voie à suivre. Cette leçon leur fait voir que toutes les races, — blanches, noires ou jaunes, — ont longtemps pataugé dans les ornières du crime et de la superstition, avant d’atteindre un degré supérieur de développement social. Les races humaines, qu’elles soient blanches ou noires sont donc égales entre elles. Aucune d’elles n’a reçu de la nature un organisme supérieur ou des dons spéciaux qui n’aient pas été accordés aux autres. Toutes les différences qu’il est possible d’observer entre leur physionomie respective, au point de vue intellectuel et moral, sont des différences accidentelles et non constitutionnelles, passagères et non permanentes. Le devoir de celles qui sont encore arriérées est donc de s’efforcer d’atteindre leurs devancières dans les progrès que celles-ci ont déjà effectués, sans hésitation ni découragement. Les mêmes lois en faveur desquelles les peuples civilisés ont marché vers la lumière et la perfection, sont celles qui conduiront les peuples attardés dans la route de la civilisation à la réalisation de leurs rêves de gloire et d’agrandissement.

Mais, demande-t-on, comment faire la preuve que la race noire, de même que la race blanche, atteindra un jour ces sommets de l’esprit et de la puissance matérielle, d’où l’on voit rayonner aujourd’hui le génie européen avec un tel éclat, que nul rêve n’a pu le concevoir ni plus grand ni plus beau ? Personne ne peut répondre de l’avenir avec une autorité infaillible. La nature a voulu que notre intelligence restât comme désorientée, toutes les fois que nous nous efforçons de décacheter le secret des choses futures. Il est permis, pourtant, de s’approcher bien près de la vérité, en étudiant les lois sous l’influence desquelles fonctionnent toutes les activités individuelles et sociales ; en s’étayant surtout des principes de la méthode inductive, méthode si puissante et si efficace dans la recherche de toutes les vérités d’un ordre élevé !

Avant de pouvoir répondre à la question posée plus haut, il faudrait, d’abord, avoir résolu celle-ci : les aptitudes évolutives de la race noire sont-elles comparables à celles de la race blanche ? — En effet, tout en prouvant que les hommes du type caucasique ont tous passé par les étapes inférieures où nous voyons maintenant la plus grande partie des autres races, on ne saurait nier qu’ils n’aient enfin produit les plus beaux échantillons de l’espèce humaine ; qu’ils n’aient fait preuve d’aptitudes éminentes tant dans les arts que dans les sciences et constitué, pour ainsi dire, une morale supérieure à tout ce que l’histoire des autres types ethniques nous a fourni d’exemple. Ces résultats considérables placent actuellement la race blanche sur un piédestal grandiose, à la tête de toutes les autres races humaines. Ce n’est pas qu’il y ait en elle une vertu particulière ; mais, par un épanouissement régulier de ses aptitudes naturelles, elle a pu réaliser un degré de développement que ses émules n’ont jamais connu. Elle a évolué activement et merveilleusement ; elle a franchi de longs espaces dans la voie que doivent suivre tous les groupes humains, allant du mal au bien et du bien au mieux. Cependant il suffit qu’on suppose à une autre race la même énergie évolutive, pour s’imaginer, sans effort, que cette dernière parviendra aussi à ces brillants résultats que nous ne saurions trop admirer. Cela est d’autant plus rationnel que l’ordre hiérarchique où nous voyons les diverses races humaines, au point de vue de leur développement social, n’a pas toujours existé tel qu’il est aujourd’hui. Il y eut un temps où les Noirs de l’ancienne Égypte traitaient en sauvages les blancs Tahamou, grossiers représentants de la race européenne actuelle. Les derniers ont pourtant pris le dessus ; ils ont poussé beaucoup plus avant le char de la civilisation. Mais toute l’humanité marche ! Les races se développent éternellement. Tout fait augurer que celles qui sont tombées de fatigue, ou sont paralysées par un obstacle passager, se relèveront et réagiront, pour recommencer la course ardente qui est la réalisation du progrès. Tels l’on voit des coursiers s’élancer dans le cirque : les uns sont vifs et partent comme l’éclair, les autres avec moins d’entrain les suivent à distance ; cependant les premiers se lassent parfois et les retardataires, sous une influence subite, accélèrent leurs pas. Il arrive un moment où tous vont leur train sur une seule et même ligne, se dépassent, se rejoignent encore, mais dans une noble émulation !

Pour nous rendre compte de l’avenir de la race noire et des hautes destinées qui lui sont réservées dans la carrière de la civilisation, nous tâcherons donc d’étudier la promptitude avec laquelle s’accomplit l’évolution progressive du Nigritien, toutes les fois qu’il trouve un terrain propre à son développement matériel, intellectuel et moral.

  1. Fred. Douglass, loco citato, p. 85, 87.
  2. Pompeyo Gener, La mort et le diable, p. 72.
  3. Bossuet, 5e avertiss. sur les lettres de M. Jurieu (édit. Didot, 1841, t. IV, P. 404).
  4. Bory de Saint-Vincent, loco citato, tome II, p. 61-62.
  5. John Lubbock, On the origin of civilisation and primitif condition of man.
  6. John Lubboch, ibidem.
  7. Bosman, Pinkerton Voyages, p. 493.
  8. Park, Travels, vol. I, p. 267.
  9. Cicéron, De divinatione, II, 56.
  10. Bachofen, Das Mutterrecht.
  11. Εζήτουν δὲ ϰαὶ ταῖς ἑταίραις αἷς ἧχον οἱ Ἕλληνες, εμφανῶς ξυγγίγεσθαι· νόμος γὰρ ἦν οὖτος σφίσι. Λευϰοί δε παντες οἱ ἄνρες ϰαὶ γυναῖϰες.
    (Xénophon, Anabase, liv. V, ch. IV).
  12. Hérodote, I, 203 ; — Strabon, XI, 513.
  13. Mme  Clémence Royer, Congrès int. des scien. ethnog., etc. p.375.
  14. Revue politique et littéraire, n° 11, 1er sem., 3e série, p. 329.
  15. Louis Figuier, Les races humaines.
  16. L. Büchner, Krafft und stoff.
  17. Strabon, libr. III, p. 164.
  18. De Quatrefages, L’espèce humaine.
  19. Clavel, La morale positive.
  20. Lyell, Article homme dans le Dict. de médecine de Littré et Charles Robin.
  21. Saffray, Histoire de l’homme, Paris, 1881, p. 111.
  22. De Nadaillac, L’anthropophagie et les sacrifices humains, in Revue des Deux-Mondes, n° du 15 nov. 1884.
  23. M. Spencer St-John, anglais de sang et de cœur, y aura-t-il réfléchi avant de jeter la pierre à ceux qu’il accuse d’infériorité, en excipant des cas sporadiques et exceptionnellement rares de cannibalisme qu’on peut leur reprocher ?
  24. Lucrèce, De naturâ rerum, liv. I, v. 78-80.
  25. John Lubbock, loco citato, p. 364.