De l’éducation des filles (Octave Gréard)

De l’éducation des filles (Octave Gréard)
Revue pédagogique, second semestre 1882n. s. 1 (p. 497-553).

Nouvelle série. — Tome Ier.
15 Décembre 1882.
N°6.

REVUE PÉDAGOGIQUE

DE L’ÉDUCATION DES FILLES[1]


On connaît l’économie de la loi du 21 décembre 1880[2]. Pour en apprécier toutes les dispositions de détail, il faut attendre l’expérience, qui prononcera. Mais dès aujourd’hui on peut juger l’intention générale du législateur et sa pensée. Sur ces trois points essentiels : le mode d’éducation applicable aux filles, les programmes des cours, le but et l’esprit de l’enseignement, les principes sont posés.

La presse et le Parlement les ont discutés, en s’appuyant de l’autorité des expériences faites en Belgique, en Allemagne, en Italie, en Suisse, en Angleterre, en Russie. Il est bon de se rendre compte de ce qui se fait à l’étranger. C’est souvent un stimulant nécessaire, toujours un contrôle utile[3]. Toutefois ce qu’on a pu exécuter de sage et d’heureux dans les pays voisins ne doit pas nous faire oublier nos propres tentatives. Peut-être surtout avons-nous le droit de nous rappeler que la bonne fortune nous est échue d’établir les principes avant tout le monde, et qu’en cette matière, comme en tant d’autres, nous avons nos classiques. Je ne parle pas seulement de Fleury, de Fénelon, de l’abbé de Saint-Pierre, de Rollin, de Turgot, de Rousseau, dont les doctrines, même lorsqu’elles confinent au paradoxe, ont tant de puissance et d’attrait ; j’entends aussi et surtout cette pléiade de femmes qui, depuis Mlle de Gournay jusqu’à Mme Necker de Saussure, ont contribué à créer, dans cette question, une tradition de bon sens et de bon goût, la vraie tradition de l’esprit français. Et alors que la controverse est encore si vive, peut-être ne paraîtra-t-il pas inopportun d’examiner à la lumière de leur témoignage les prescriptions fondamentales de la loi.

I

De toutes les discussions auxquelles elle a donné lieu, la plus grave, sans contredit, est celle qui touche au régime même de l’éducation qui convient aux filles. Doivent-elles être exclusivement élevées dans la famille ? Si l’éducation publique est préférable, sous quelle forme peut-elle leur être appliquée : l’internat ou l’externat ? Est-il impossible de réunir les avantages de l’un et de l’autre mode ? Cette question, que la raison publique pose aujourd’hui avec tant de précision, n’a pas cessé, depuis trois cents ans, d’être agitée par les meilleurs esprits.

Jamais le couvent n’a été plus en honneur qu’au dix-septième siècle. Il était le premier et le dernier asile : c’est là qu’on commençait à vivre et qu’on s’exerçait à mourir. Jamais aussi peut-être les dangers qu’il présente au point de vue de l’éducation n’ont été signalés avec plus de hardiesse. Hors de la famille, les ressources locales d’instruction manquaient. La nécessité, comme l’habitude, faisait un devoir d’envoyer la fille au couvent. On ne regardait pas à l’âge. Un deuil de famille, un départ, les circonstances, en décidaient. Mme Guyon était entrée à deux ans et demi aux Ursulines de Montargis ; Marie-Blanche de Grignan, « les petites entrailles » de Mme de Sévigné, à cinq ans et demi, à Sainte-Marie de la Visitation d’Aix[4]. Or veut-on savoir ce qu’était l’éducation du couvent dans l’ordre conçu par Port-Royal ? Il suffit d’ouvrir le Règlement de sœur Sainte-Euphémie, Jacqueline Pascal. L’étrange émotion que cause, même à des siècles de distance, le spectacle de ces enfants observant le silence ou parlant bas du lever au coucher, ne marchant jamais qu’entre deux religieuses, l’une devant, l’autre derrière, pour empêcher que, « ralentissant le pas sous le prétexte d’une incommodité, elles aient entre elles quelque communication » ; travaillant « de façon à n’être jamais réunies deux ou trois ensemble » ; passant d’une médiation à une oraison, d’une oraison à une instruction, n’apprenant, en dehors du catéchisme, que la lecture, l’écriture, et, le dimanche, « un peu d’arithmétique, les grandes d’une heure jusqu’à deux, les petites de deux heures à deux heures et demie » ; les mains toujours occupées pour empêcher l’esprit de s’égarer, mais sans pouvoir s’attacher à leur ouvrage, « qui devrait plaire d’autant plus à Dieu qu’elles s’y plairaient moins elles-mêmes » ; combattant toutes leurs inclinaisons naturelles, méprisant les soins d’un corps « destiné à servir aux vers de pâtures ; ne faisant rien, en un mot, que dans un esprit de mortification[5] ! Qu’on se représente ces journées de quatorze et de seize heures, se succédant et s’appesantissant sur la tête des petites sœurs, pendant six ou huit ans, dans cette solitude morne, sans que rien y apportât le mouvement de la vie, rien que le son de la cloche annonçant le changement d’exercice ou de pénitence ; et l’on comprendra le sentiment de tristesse dont était pénétré Fénelon, lorsqu’il parle des ténèbres de la caverne profonde où l’on tenait enfermée et comme ensevelie la jeunesse des filles[6]. Sans doute, il ne faut pas perdre de vue que cet idéal janséniste, approprié aux inclinations de certaines âmes, a formé des femmes qui ravissaient l’admiration de Racine et le respect de Boileau[7] ; mais, en le proposant pour fondement de l’éducation commune[8], Jacqueline Pascal n’oubliait-elle pas que, si les vers, les billets, les jolies choses de toutes sortes qu’elle composait à huit ans lui avaient fait connaître et goûter, trop tôt peut-être, les enivrements du monde, son enfance s’était écoulée doucement au sein de la famille, et qu’à près de quinze ans, son frère, qui était chargé de l’élever, ne pouvait la détacher de ses poupées[9] ? Sans doute aussi, tous les couvents ne poussaient pas aussi loin l’esprit de renoncement, et d’ailleurs, quand les institutions sont si sévères, on risquerait de s’abuser à ne point faire la part de celles qui ne s’appliquaient pas : la nature humaine est plus forte que toutes les règles ; que de rigueurs s’adoucissent devant le regard d’un enfant[10] ! Les mères cependant ne laissent pas de s’en émouvoir. À la pensée du sort qui attend sa pauvre petite Marie-Blanche, Mme de Sévigné ne peut se retenir. Son imagination qui lui peint les choses entre en révolte ; son cœur saigne ; elle n’a plus ni joie ni repos ; elle en rêve.

C’est l’austérité de ces règles qui donne aux premières constitutions de la maison de Saint-Cyr une originalité presque riante. Les arguments ne manqueront jamais à ceux qui n’aiment pas la politique et la personne de Mme de Maintenon. Son œuvre pédagogique elle-même est loin d’être irréprochable ; mais, quoi qu’on en ait, il faut s’incliner, c’est un maître[11]. Mlle de Scudéry, qui se plaisait à faire le magister, suivant le mot de Tallemant, et qui ne maniait pas toujours légèrement la férule ; Mme de Genlis, qui, dès l’âge de sept ans, s’amusait à enseigner à de petits paysans, du haut de la terrasse du château de Saint-Albin, ce qu’on venait de lui apprendre, et qui, cinquante ans plus tard, faisait sonner si haut son titre de « Gouverneur des enfants d’Orléans », n’ont échappé ni l’une ni l’autre au ridicule du rôle qu’elles prenaient. On peut critiquer la conduite pédagogique de Mme de Maintenon ; elle ne prête point à rire : tant il est manifeste qu’elle a l’amour sincère de l’enfance et le sens profond de l’éducation ! Elle était née institutrice. De bonne heure elle s’essaie à sa vocation ; à Saint-Cyr, elle la remplit pleinement. La conception seule d’un établissement de cette nature, l’idée de faire payer par la France la dette de la France, en élevant les enfants de ceux qui lui avaient donné leur sang, procède d’un sentiment inconnu jusque-là. Mais c’est dans le détail de ses instructions qu’il faut la suivre pour apprécier la direction nouvelle qu’elle imprime à l’éducation de son temps. Rien de ce qui touche à ces enfants ne lui est indifférent. Elle se préoccupe du menu de leurs repas, comme du programme de leurs études, du développement de leur taille, comme du tour de leur caractère. Elle est au dortoir à l’heure où l’on se lève ; elle entre en classe au moment où on l’attend le moins et prend la direction de la leçon. Elle se plaît à ces instructions communes ; elle en a laissé des modèles. Elle ne cherche pas moins les entretiens particuliers ; elle connaît le passé de chaque élève, son genre d’esprit, ses idées, et ce qu’elle dit porte juste sur le point qui appelle le conseil. Les qualités ne sont pas toujours ce qui l’attire le plus. Elle aime tout en ses chères filles : vertus et défauts, efforts et défaillances, leurs travaux, leurs ébats, tout, jusqu’à leur poussière. En entrant à la maison, elle est décidée à y faire entrer avec elle un rayon de bonne humeur. « Il faut égayer l’éducation des enfants », disait-elle ; c’est un des principes de sa pédagogie. Après la réforme qui assombrit Saint-Cyr, elle a besoin de se rassurer sur ce point. « Je ne crois pourtant pas, écrit-elle, qu’il y ait de jeunesse ensemble qui se divertisse plus que la nôtre, ni d’éducation plus gaie. » Toute cette passion, sans doute, est plus ferme que tendre. Dans le règlement de sœur Sainte-Euphémie, sous la rigueur des prescriptions monacales, on trouve çà et là, dans un mot, dans un trait, une préoccupation douce. Elle recommandera, par exemple, « qu’on s’assure, en hiver, quand les pauvres enfants, ses petites colombes, sont déjà endormies, et sans qu’elles le voient, si elles sont bien couvertes ». Il y a là comme un touchant souvenir de la vie de famille dont le cœur de Jacqueline a été traversé. Rien de semblable chez Mme de Maintenon, qui a connu à peine sa mère, et qui ne se rappelle avoir été embrassée par elle que deux fois, au front, après une absence. Ayant toute sa vie vécu de contrainte, habituée à veiller sur ses moindres paroles, sur ses gestes, sur ses regards, même à Saint-Cyr où elle s’abandonne, même avec Mme de Glapion et Mlle de Maisonfort qu’elle tient en si grande estime, elle reste froide dans ses épanchements. S’il serait rigoureux de dire que la grâce manque à ses épanchements, ce qui assurément y domine c’est la solidité. En assumant, à l’égard de ses filles, tous les devoirs d’une tutelle dévouée, elle s’en est arrogé les droits absolus ; elle s’est chargée de les marier, et elle fournit ensemble la dot, le trousseau et le mari[12]. Elle travaille à leur bonheur en dehors d’elles ; elle est décidée à le faire sans elles. Mais elle le fait pour elles. Aucune résolution, aucun sacrifice, — même celui de ses idées personnelles, — ne lui coûte pour l’assurer. Ces enfants, qu’elle a tirées de la médiocrité, couraient le danger, comme elle-même peut-être tout d’abord, de trop laisser enfler leurs espérances. Les représentations d’Esther et d’Athalie avaient ouvert la porte aux ambitions hautaines ; elle la referme. Si, dans ce brusque retour en arrière, elle dépasse la mesure, il se mêle à ses timidités et à ses erreurs de jugement une part de prévoyance saine et éclairée. Nul n’a eu un sentiment plus vif du péril qui pouvait résulter de la disproportion entre l’éducation d’une jeune fille et la destinée qui lui était réservée dans une société où la naissance et la fortune décidaient de tout. « Il faut élever vos bourgeoises en bourgeoises, écrit-elle ; ce qui les attend, c’est la vie en province, une vie de ménage, modeste et retirée, toute au devoir, entre un mari à aider dans l’administration de sa petite fortune, des enfants à élever, des serviteurs à diriger. » Tel est l’objet d’un grand nombre de ses propres entretiens. Elle fait envisager cet avenir à ses élèves avec sérénité ; elle leur en découvre tous les aspects sérieux et honnêtes ; elle y intéresse à la fois leur cœur et leur raison ; elle veut qu’on les reconnaisse entre toutes à cette marque de simplicité aimable et forte. Et sans parler de Mme de Caylus et de Mlle d’Aumale, quelle physionomie plus sérieuse tout ensemble et plus charmante que celle de « la petite Pincré », et de tant d’autres ! Même dans la piété, qu’elle donne pour fondement à la vertu, elle écarte les raffinements, les scrupules, les fausses délicatesses, les ragoûts d’oraison. Elle a en vue la terre, non le ciel. « L’institut n’est pas fait pour la prière, mais pour l’action. » L’habit monastique y était interdit. Elle l’appelait elle-même « une manière de collège ». Certes, nous concevons aujourd’hui un idéal d’éducation plus large dans ses programmes et plus libre dans son esprit. Mais cet effort de préparation à la vie, poursuivi, au début surtout, avec le sentiment exact des besoins de l’enfance, place, à certains égards. Mme de Maintenon au nombre de ceux qui ont affranchi l’éducation des femmes. Elle a été, comme on l’a dit[13], la première institutrice laïque ; et aujourd’hui encore, malgré les différences profondes de mœurs et d’intérêts qui séparent les temps, ce n’est pas sans profit que, dans le détail des préceptes au moins, on prendrait conseil de son expérience et de sa raison.

Le dix-huitième siècle a laissé vivre l’œuvre qu’elle avait entreprise ; il ne l’a pas adoptée. Les héritiers de Louis XIV semblent ne pas la reconnaître. C’est à Fontevrault, par les Bénédictines, que Louis XV fait élever ses quatre filles ; en regard de la fondation de Mme de Maintenon, il élève et protège les Thomasiennes de l’Enfant-Jésus et les Ursulines de Versailles. Les pratiques du couvent ont repris le dessus. Saint-Cyr lui-même s’était de plus en plus transformé tristement. Moins de quarante ans après la publication du traité de Fénelon, Rollin reproduisait les mêmes plaintes sur la négligence apportée à l’éducation des filles[14]. Sauf par le tour de naïveté étudiée qui accuse l’art secondaire de Marivaux, l’Angélique de l’École des mères ne diffère point, par son ignorance absolue des choses de la vie, de l’Agnès de l’École des maris. Et la comédie n’est que la fidèle expression des mœurs : à douze ans, la fille ainée de Louis XV n’avait pas encore parcouru la totalité de son alphabet[15] ; à seize, Mme de Staal-Delaunay, qui avait la passion de la lecture, ne connaissait que les livres de piété de la bibliothèque de son couvent de Saint-Louis[16]. Ce qui inspire à l’abbé de Saint-Pierre l’idée de ses collèges perfectionnés, « c’est, dit-il, que les jeunes filles n’ont point d’autres pensions que les couvents, et que, quant à présent, les couvents ne sont pas assez bien dirigés vers la grande utilité des enfants[17]. » Le passage soudain du cloître dans le monde le trouble, comme il avait troublé Fénelon ; et, si cette inquiétude ne le détache pas du régime du pensionnat, on peut dire que parmi ses contemporains il est presque le seul ; elle les rejette tous vers l’éducation de la famille ou l’éducation privée[18].

Fénélon en avait le premier reconnu l’excellence. Il n’estimait rien au-dessus des soins d’une bonne mère. L’instinct de Mme de Sévigné l’avait devancé. Elle, qui n’avait eu que des précepteurs, engageait sa fille à s’occuper de Pauline, lui promettant de ce commerce, outre le bien de l’enfant, toute sorte de douceurs pour elle-même. Quelques années après, Mme de Lambert, disciple fidèle de l’archevêque de Cambrai, donnait en même temps le précepte et l’exemple. Élevée par elle, sa fille entre dans le monde, comme son fils, avec un viatique préparé par elle[19]. Ce qui était une préférence justifiée devient un système. On n’ose presque plus tenir pour l’éducation publique. Rollin, qui, dans le chapitre du Traité des Études spécial aux filles, avait tant d’occasions naturelles de traiter la question, l’évite à dessein[20]. Tout au plus indique-t-il que la jeune fille doit avoir des compagnes qui fassent les mêmes études qu’elle ; qu’une éducation isolée risque d’être inféconde ; qu’à défaut de mieux, l’élève a besoin au moins d’une interlocutrice, mère, gouvernante où maîtresse. Non que l’expérience lui manque, il le laisse assez entendre ; mais il ne veut pas se prononcer. L’abbé de Saint-Pierre est moins discret. Il a le sentiment exact des avantages que l’éducation publique offre, en général, au point de vue des nécessités de la vie commune ; il en fait naïvement le compte, qui s’élève à douze[21] ; il se défie surtout de la trop grande complaisance ou de l’ignorance des mères et des grand’mères ; il calcule aussi que les parents peuvent « épargner la dépense sur la multiplicité des maîtresses qu’exige l’instruction privée » ; mais il passe rapidement sur toutes les bonnes raisons qu’il aurait à développer, comme s’il craignait de s’en trop expliquer.

Ce ne sont encore toutefois que des signes de retour réfléchi contre le régime de claustration absolue que le dix-septième siècle avait appliqué à l’éducation des filles. Vers 1760, la réaction éclate manifestement. On invoque tour à tour contre l’internat la raison et le sentiment. Ce sont les philosophes qui font valoir les arguments de raison. Les enfants élevés dans les couvents leur semblent sacrifiés : ils sont jetés dans la vie, sans en rien connaître. « Je plains les filles dont les mères ont confié la première jeunesse à des religieuses, comme elles ont laissé le soin de leur première enfance à des nourrices étrangères », fait dire Voltaire à Sophronie, dans son dialogue sur l’éducation des femmes[22]. Diderot[23], Thomas[24], Turgot[25], Bernardin de Saint-Pierre[26] ne sont pas moins décidés dans leur protestation. Le Dictionnaire de l’Encyclopédie en résume l’expression fidèle. « Est-il possible d’admettre que des femmes qui ont renoncé au monde avant que de le connaître soient chargées de donner des principes à celles qui doivent y vivre[27] ? »

Les arguments de sentiment ne sont pas moins fermes, et ils sont plus nouveaux. À Saint-Cyr, les enfants ne voyaient leurs parents que quatre fois l’an, une demi-heure chaque fois, et en présence d’une maîtresse. À Port-Royal, il était défendu de laisser les petites filles au parloir seules, sinon à leurs père et mère. En compensation on pouvait écrire plus souvent à Saint-Cyr qu’à Port-Royal ; mais les modèles de lettres étaient tout faits. Acceptant et forçant la tradition à cet égard, le bon abbé de Saint-Pierre, qui ne peut jamais aller bien loin sans tomber dans la chimère, interdit toutes vacances aux élèves de ses collèges perfectionnés. et enlève complètement l’enfant à la famille. Entrée au couvent, la jeune fille n’en sort que pour se marier. C’est cet usage contre nature que l’on combat. Les femmes le moins préparées à remplir leurs devoirs de mères, Mme d’Epinay, par exemple, se font un grand honneur de garder leurs enfants auprès d’elles et de rédiger pour eux des instructions[28]. J.-J. Rousseau, à qui il ne déplaît jamais de se placer en deçà ou au delà de l’opinion commune, repousse même le concours de ces maîtres étrangers, de ces baladins chamarrés, comme il les appelle, qui errent à travers les grandes villes, de leçon en leçon, si bien « que, dans la famille même, il ne reste plus d’asile pour la retraite, et qu’on est en public jusque chez soi[29]. » Sophie est élevée comme Émile, loin de tout commerce. Elle n’a eu de maître à chanter que son père, de maîtresse à danser que sa mère ; si un organiste du voisinage lui a donné sur le clavecin quelques leçons d’accompagnement, depuis elle l’a cultivé seule. C’est l’exagération paradoxale d’une idée raisonnable ; mais l’idée raisonnable continue de faire son chemin. Les académies de province mettent au concours l’examen des avantages de l’éducation publique et de l’éducation privée pour les filles[30]. Les traités spéciaux se succèdent[31]. On ne conçoit pas de plan d’études où les femmes n’aient une place. Il suffit qu’un livre, même médiocre, soit publié sous ce titre : les Conversations entre une mère et sa fille, pour obtenir la vogue[32]. C’est une mère, Mme Leprince de Beaumont, qui, la première en France, publie un Magasin des enfants. En 1785, à la veille de la Révolution, paraissent, avec approbation spéciale du roi, les premiers volumes de la Bibliothèque universelle des dames, collection de cent cinquante volumes, « formée, dit la préface, avec un tel soin que la mère la plus scrupuleuse n’en puisse craindre la lecture pour sa fille ». Une émule de Mme de Maintenon, Mme de Miremont, qui, reprenant les idées de l’abbé de Saint-Pierre, a construit tout un projet d’éducation pour les couvents[33], commence par déclarer que le premier devoir de la femme est, quand elle peut, de conserver ses enfants. Mirabeau voudrait « que les jeunes filles ne sortissent jamais de dessous la garde de leur mère ». C’est ainsi qu’a été élevée Victorine, l’aimable fille du Philosophe sans le savoir. L’un des premiers principes, enfin, établis par Talleyrand, c’est que l’éducation de la fille appartient à la famille.

Mais si l’internat, tel que les couvents du dix-septième siècle en présentaient le type, répugnait à l’esprit nouveau, l’éducation privée, telle que la concevaient les philosophes du dix-huitième siècle, pouvait-elle s’accommoder à une société remuée de fond en comble par la Révolution, où les devoirs avaient été étendus et multipliés avec les droits, où les classes, rapprochées et confondues, allaient chaque jour davantage s’engager dans la mêlée de la vie ?

L’éducation privée ne peut être qu’un privilège. Combien est-il de mères qui aient le loisir d’élever seules leurs filles, ou les moyens de se décharger de ce soin sur une institutrice qui les supplée à côté d’elles, au foyer ? D’incessantes occupations absorbent la femme dans le ménage : l’assistance qu’elle doit à son mari, le souci du bien-être commun, les relations nécessaires à la vie sociale. Pût-elle suffire à tout, il faut compter avec la difficulté de suivre en même temps l’éducation d’enfants de différents âges, les accidents de santé, les malheurs mêmes qui viennent se jeter au travers de l’existence la mieux réglée et rompre les intentions les plus fermes. Lorsque Fénelon loue la dame de qualité, qui lui a demandé son avis, de prendre en main la direction des études de sa fille[34], c’est qu’elle n’a pas d’autre enfant et qu’elle est libre de s’y appliquer. Autrement, comme on l’a dit agréablement[35], ce n’est plus l’éducation maternelle, c’est l’éducation au logis. Ajoutez qu’aujourd’hui, avec l’étendue et la variété des matières que comporte l’instruction des filles, il est bien peu de parents qui soient en mesure de leur en assurer eux-mêmes le bienfait. C’est ce que considérait Mme Campan, lorsque, après Rollin, elle recommandait l’externat, « ces pensions de jour », comme elle les nomme, qui laissent l’enfant sous la tutelle de la famille, en le confiant pour un temps et pour un objet déterminés à une direction étrangère[36]. Les avantages de cette éducation mixte ne pouvaient échapper aux esprits qui ne cèdent pas à l’illusion. Mme de Rémusat, Mme Necker de Saussure, miss Hamilton[37], miss Edgeworth[38], les recommandent. Un de ces écrivains à la suite, qui expriment le sentiment général d’une époque avec d’autant plus de fidélité qu’ils ont peu d’idées personnelles, Aimé Martin, voit dans ce système la solution de toutes les difficultés ; et il demande qu’on établisse dans chaque ville des externats de demoiselles ; il cherche à y intéresser l’industrie privée : « C’est, s’écrie-t-il, une branche toute neuve à exploiter parmi nous[39]. »

Reste à pourvoir au sort des jeunes filles que les conditions d’existence ou de fortune de leur parents tiennent éloignées des villes. C’est pour elles que Talleyrand provoquait la création de pensionnats. « La prévoyance de la loi, disait-il dans un langage élevé, après avoir recommandé l’institution la plus parfaite (nous savons ce qu’il entendait par là), doit encore préparer des ressources pour les exceptions et des remèdes pour le malheur. La patrie aussi doit être une mère tendre et vigilante. » Mais, en plaçant ces maisons sous la haute autorité de l’État, Talleyrand se gardait bien de lui en laisser la direction. Un patronage plus direct et plus rapproché lui paraissait indispensable. C’est au département qu’incombait, dans son projet, le soin de créer les pensionnats, de les administrer, de les surveiller ; et telle est la force d’une idée juste que ce régime est celui qui, après s’être établi dans l’usage, a fini par prévaloir dans la loi. Aujourd’hui, on le sait, relevant de l’inspecteur primaire qui y exerce le contrôle de l’État, les pensionnats sont en même temps soumis, pour tout ce qui concerne la discipline intérieure, à la surveillance d’un corps spécial d’inspectrices, dont le chef responsable est le préfet[40].

Tel est l’historique sommaire des systèmes qui ont été appliqués à l’éducation des filles. On éprouve un sentiment de sécurité à en rapprocher les principes de la loi du 21 décembre 1880. La règle d’études qu’elle propose est un libre idéal qu’on peut poursuivre dans la famille. Loin d’enlever nécessairement la jeune fille à la mère, implicitement le législateur l’engage à en conserver la garde. À celles qui ne peuvent se passer d’une aide, il offre, par la création des externats, un concours qui allège le poids de leurs devoirs, mais qui ne les affranchit d’aucune de leurs responsabilités, bien plus, qui les oblige, notamment pour l’éducation religieuse, à prendre ou à suivre elles-mêmes la direction de la conscience de l’enfant. À côté de l’externat, s’il laisse le pensionnat s’établir pour répondre à d’impérieux besoins, c’est à la condition qu’il n’y en ait pas un trop grand nombre, ni que chacun d’eux ne soit pas trop peuplé ; à la condition aussi et surtout d’en faire reposer la charge morale sur les autorités locales que leur voisinage et leur intérêt immédiat rendent propres à y exercer une action vigilante. Quels que doivent être les effets de ces prescriptions, on ne peut en méconnaître la sagesse : tout le fruit des progrès du bon sens public des trois derniers siècles est là.

II

Il n’est pas moins instructif de suivre dans ses développements l’histoire des programmes de l’enseignement.

On se plaint aujourd’hui de leur étendue et de leur richesse. Ce n’est pas la critique qu’on en pouvait faire autrefois. Sans doute, il ne faut pas tout-à-fait prendre Érasme au sérieux, lorsqu’il raille les jeunes filles de son temps, auxquelles, pour tout savoir, on apprend « à faire la révérence, tenir les bras, à sourire en pinçant les lèvres, à ne manger à table qu’à peine, sauf à se dédommager ensuite en particulier[41]. » Mais il est certain que les Livres de Raison donnent une idée modeste de ce qui leur était enseigné[42]. Il suffit au chevalier de la Tour Landry que ses enfants « puissent lire en la Bible et dans les gestes des rois et chroniques de France et de Grèce et d’Angleterre, pour y puiser de bons exemples et tourner leur cœur à Dieu[43] » ; et les princesses, les filles des rois ne reçoivent pas d’autres leçons[44].

Même au dix-septième siècle, le savoir des femmes les plus illustres était singulièrement inégal et souvent un peu court. Si la sœur de Mme de Montespan, Mme de Rochechouart, traduisait le Banquet de Platon, si Mme de Castries, sa nièce, lisait le Criton dans le texte, si les leçons de Ménage avaient assez profité à Mme de Sévigné pour qu’elle pût goûter en latin « la majesté du style de Virgile » et faire admirer à sa fille « l’ampleur des périodes de Tacite », tout à côté d’elles, Mme de Sablé ne se piquait pas d’une instruction bien sûre, et Fénelon ne craignait de blesser aucune susceptibilité en rappelant que plus d’une grande dame ne savait ni lire ni écrire correctement[45]. Mme Guyon, qui avait passé son enfance au couvent, — et nous avons vu par le Réglement de Port-Royal ce qu’on apprenait au couvent[46], — en savait à huit ans autant que « les dames renommées du royaume ». Mme de Maintenon raconte qu’à douze ans elle passait, avec une cousine à peu près du même âge, une partie du jour à garder les dindons d’une vieille tante qui l’avait recueillie. « On nous plaquait un masque sur notre nez, raconte-t-elle gaiement : car on avait peur que nous ne nous hâlassions. On nous mettait au bras un petit panier où était notre déjeuner, avec un livret de quatrains de Pibrac, dont on nous donnait quelques pages à apprendre par jour ; on nous mettait une grande gaule dans la main, et on nous chargeait d’empêcher les dindons d’aller où ils ne devaient point aller[47]. » On s’explique, après cela, qu’en 1686 l’abbé Claude Fleury regardât « comme un grand paradoxe » de dire que « les femmes doivent apprendre autre chose que leur catéchisme, la couture et divers petits ouvrages, chanter, danser et s’habiller à la mode, ce qui est, pour l’ordinaire, toute leur éducation[48]. » Fleury n’était pas le premier cependant qui eût signalé le danger. Vingt-cinq ans avant lui (1639), Mme de Scudéry, dans le Grand Cyrus, avait jeté le cri d’alarme. Encore qu’ennemie déclarée « de celles qui font les savantes », elle ne trouve rien de plus bizarre que la façon dont on traite son sexe. « Une femme, qui ne peut danser avec bienséance que cinq ou six ans de sa vie, dit-elle, en emploie dix ou douze à apprendre continuellement ce qu’elle ne doit faire que cinq ou six ; et cette même personne, qui est obligée d’avoir du jugement jusqu’à la mort et de parler jusques à son dernier soupir, on ne lui enseigne rien du tout qui puisse ni la faire parler plus agréablement, ni la faire agir avec plus de conduite[49]. »

Quoi qu’il en soit, ce « grand paradoxe » marque une date dans l’histoire de l’éducation des filles. Fleury, à qui il n’a manqué qu’un peu plus de grâce et d’aisance dans le bon sens pour prendre rang à côté de Fénelon, Fleury est le premier qui ait tracé pour elles les grandes lignes d’un programme d’enseignement. Il ne se montre pas bien exigeant encore. Comme instruction générale, il lui suffit, outre la religion, des connaissances de grammaire nécessaires pour lire, écrire et composer correctement en français une lettre, un mémoire ou quelque autre pièce d’usage journalier, des notions d’arithmétique pratique et de jurisprudence. Il insiste particulièrement sur l’économique ou science du ménage, et sur l’hygiène, si utile pour prendre de soi-même et des autres le soin qu’il convient. Ce compte fait, il déclare que les filles peuvent se passer du reste, du latin et des autres langues, de l’histoire, des mathématiques, de la rhétorique et de la philosophie des collèges, de la poésie et de toutes les autres curiosités. Il accorde seulement qu’il vaudrait mieux « qu’elles y employassent les heures de leurs loisirs qu’à lire des romans, à jouer ou à parler de leurs jupes et de leurs rubans ».

Le souffle généreux de Fénelon élève et élargit cet horizon. Son point de départ, toutefois, est le même que celui de Fleury. Ce qu’il considère dans la femme, c’est l’épouse, la mère, dont la place est dans la maison, dont le rôle est « de policer la famille, qui est une petite république ». Comme Fleury, il met donc en première ligne, après la religion, — et le point est à noter, — des exercices de gouvernement domestique[50] et la connaissance des éléments du droit ou des coutumes. Il ne lui paraît pas nécessaire qu’une fille « apprenne la grammaire par règles, comme les écoliers apprennent le latin en classe » ; mais il veut « qu’elle s’accoutume à ne prendre point un temps pour un autre, à se servir des termes propres, à expliquer ses pensées avec ordre et d’une manière courte et précise ». Il ne lui semble pas moins indispensable qu’elle possède les quatre règles de l’arithmétique. C’est là, à ses yeux, le fonds commun, ce que nous appellerions aujourd’hui le minimum obligatoire. Son inclination naturelle ne pouvait manquer de le pousser plus loin. Il distingue entre les jeunes filles que leur condition appelle à vivre à la campagne et celles qu’attendent la ville et la cour. Pour celles-ci, il est d’avis qu’il n’est pas inutile de leur permettre la lecture des livres profanes, de ceux qui n’ont rien de dangereux pour les passions, et de leur donner « les histoires grecque et romaine, où elles verront des prodiges de courage et de désintéressement ». Il recommande encore qu’on ne leur laisse pas ignorer l’histoire de la France « qui a aussi ses beautés », et « qu’on y mêle celles des pays voisins et les relations des pays éloignés judicieusement écrites ». S’il proscrit l’italien et l’espagnol, « qui ne servent guère qu’à lire des livres d’amour », il se montre moins sévère pour le latin ; il ne croit pas devoir non plus défendre l’étude de l’éloquence et de la poésie, de la musique et de la peinture. Ce n’est, il est vrai, qu’avec toutes sortes de réserves, de délicatesses, de précautions graves ou fines qu’il se décide ; et, en même temps qu’il décrit avec une justesse exquise et une élégance toute féminine le charme de ces études engageantes, il en signale les périls pour celles qui ne seraient pas préparées à les recevoir ; il entend n’y admettre que les filles d’un jugement ferme, d’une conduite modeste, qui ne se laisseront pas prendre à la vaine gloire[51].

Ce sont ces périls qui devaient surtout frapper Mme de Maintenon, après les premières heures d’abandon et d’essor. Elle se plaisait à répéter « qu’il faut diversifier l’instruction » ; mais elle entend par là une diversité réglée. Elle se retranche de tous les côtés. Point de latin ni de langues étrangères. Peu de lecture : on en recueille plus de mal que de bien ; mieux vaut le travail des mains. De l’histoire de France, juste ce qu’il faut « pour ne pas confondre un empereur romain avec un empereur de Chine ou du Japon, un roi d’Angleterre ou d’Espagne avec un roi de Perse ou de Siam ». Quant à l’antiquité, elle doit être tenue en défiance : ses grands traits de générosité et d’héroïsme élèvent trop l’esprit. Ne soyons pas plus sévères qu’il ne convient : c’est le souvenir du Grand Cyrus et de toutes les exaltations qu’il avait produites qui pèse sur la raison de Mme de Maintenon. Pour l’histoire nationale, il est juste aussi de se rappeler que l’édit qui l’introduisit dans l’enseignement des collèges date de 1695. Nul doute toutefois que ce ne soit plus là le programme de Fénelon.

C’est dans les œuvres de Mme de Lambert qu’il faut en chercher la tradition[52]. Autre chose, il est vrai, est de disserter, comme Mme de Lambert n’a qu’à le faire, et d’appliquer une doctrine, ce qui était le devoir étroit de Mme de Maintenon. Mme de Lambert n’a pas charge d’âmes. Mais, les circonstances de situation mises à part, ses vues appartiennent à un monde, et, comme on dirait aujourd’hui, à un milieu différent. Elles s’appliquent non plus aux jeunes filles de petite noblesse, de noblesse provinciale, pour lesquelles avait été créé Saint-Cyr, mais à ces demoiselles de qualité à qui Fénélon ne refuse pas certains privilèges. De là cette franchise de ton et cette aisance de jugement, qui, dans le mouvement des idées, marquent le progrès, plus sensiblement peut-être encore que le caractère même des programmes de l’enseignement. Aussi discrète que Fénelon à l’égard des œuvres d’imagination, dont elle craint que la lecture « ne mette du faux dans l’esprit », plus rigoureuse même que lui pour Racine, dont elle semble éviter de prononcer le nom, disposée à interdire à sa fille « les spectacles, les représentations passionnées, la musique, la poésie, tout cela étant du train de la volupté », sur le reste, Mme de Lambert se porte en avant et dépasse le maître[53]. Personne avant elle, et personne plus résolument qu’elle, n’a relevé le gant jeté à son sexe par Molière. On reprochait à Cervantès d’avoir précipité la décadence de l’Espagne en amollissant les courages par la peinture des ridicules de la chevalerie ; Molière lui paraît de même avoir perverti la société française en travestissant sur la scène l’éducation des femmes. Elle l’accuse « d’avoir déplacé la pudeur, d’avoir fait que la honte n’est plus pour les vices et que les femmes ne rougissent plus que de leur savoir, de les avoir, en un mot, rejetées dans le désœuvrement, le jeu et le plaisir[54] ». Elle n’admet point que les hommes aient le droit de leur défendre l’application aux lettres et aux arts ; c’est un point sur lequel elle ne disconvient pas qu’elle a le sentiment indépendant et mutin[55]. Ce qu’elle réclame, d’ailleurs, n’a rien que le bon sens de Molière eût réprouvé, rien dont la raisonnable et charmante Henriette eût regardé à se faire honneur. Mme de Lambert traite de l’éducation en moraliste et en femme du monde beaucoup plus qu’en pédagogue. Elle n’a aucun des travers du pédantisme. C’est une mère qui a éprouvé sur elle-même la vertu des conseils qu’elle donne à sa fille[56], et qui voudrait lui inspirer les goûts solides où, dans une vie traversée par des disgrâces de toute nature, elle a trouvé la paix de l’âme et le bonheur. Elle ne recommande point les sciences extraordinaires, elle écarte les sciences abstraites. Les connaissances utiles, c’est-à-dire celles « qui coulent dans les mœurs », voilà ce qu’elle préconise. Elle ne s’opposera donc pas à ce qu’une femme ait de l’inclination pour le latin : c’est l’idiome de l’Église et de l’antiquité ; mais il lui suffit qu’elle possède la langue qu’elle doit parler. Elle aime « l’histoire grecque et romaine, qui nourrit le courage par les grandes actions qu’on y voit » ; elle exige qu’on sache l’histoire de France : « il n’est pas permis d’ignorer l’histoire de son pays ». En tout sujet, elle veut qu’on donne à la jeune fille « une véritable idée des choses », qu’on l’empêche de céder au préjugé, qu’on l’habitue à penser. Au premier rang parmi les études nécessaires elle range la philosophie, « surtout la nouvelle, si on en est capable ». Mme de Sévigné n’a jamais pardonné à l’abbé de La Mousse, un cartésien zélé, d’avoir fait de Mme de Grignan une si merveilleuse écolière ; elle le rendait responsable des froideurs de sa fille. Elle ne se défie pas moins des moralistes. La sagesse de Montaigne et de Charron l’effraie pour la jeunesse de Pauline. « Je ne voudrais point du tout, disait-elle, qu’elle y mît son petit nez (on sait qu’elle l’avait fort long) ; il est bien matin pour elle ». Mme de Lambert, au contraire : sa règle est que, en fait de religion, il faut céder aux autorités ; mais que, sur toute autre matière, on ne doit recevoir que celle de la raison et de l’évidence : « c’est, à son avis, donner des bornes trop étroites à ses idées que de les enfermer dans celles d’autrui ». La philosophie, ajoute-t-elle, « met de la précision dans l’esprit, démêle les idées, apprend à parler juste ». Pénétrée du goût de l’antiquité, elle en conseille la lecture dans les traductions qui ont cours. Ne s’interdisant rien à elle-même, elle entend ne rien interdire aux autres. « La curiosité, écrit-elle avec profondeur, est une connaissance commencée », On sent qu’on a franchi le seuil du dix-huitième siècle[57].

Le programme de Rollin nous ramène un peu en arrière. L’étude de la langue latine convient-elle aux filles ? Telle est la première question qu’il se pose, et il la résout, comme Fénelon, sans trop se décider : ce doit être la faveur spéciale d’une élite. Pour le surplus, il s’en tient à la commune mesure : grammaire, arithmétique, histoire, surtout l’histoire ancienne, travail manuel, éducation domestique, lecture de poésies, musique, danse : ces trois derniers exercices toutefois non sans de grandes distinctions et des précautions à l’infini[58]. L’abbé de Saint-Pierre, dans sa bonhomie, est plus confiant. Il a horreur des savantes et des coquettes : ce sont, à ses yeux, des pestes. Il ne soutient donc pas l’étude du latin ; il préfère donner « aux arts de femme, comme filer, broder, coudre, faire de la tapisserie », le temps qu’on y consacrerait sans grand profit. Mais il fait cas de la lecture pour ouvrir l’esprit. Dès l’âge de neuf à dix ans il estime qu’on peut mettre entre les mains des filles des histoires de leur pays, et leur enseigner les éléments de géographie, les lois de police, les principales lois civiles, quelques notions sur les diverses professions, ce qui leur permettra plus tard d’entendre avec plaisir ce que leur diront les hommes et de s’intéresser aux travaux de leur mari. À quinze ans, son élève prendra connaissance des gazettes, et on lui expliquera les nouvelles publiques ; en même temps, on l’initiera à l’histoire du monde par l’étude de la chronologie universelle et des grandes époques de l’humanité. À ces diverses connaissances, qui n’ont de particulier que la forme piquante sous laquelle il les présente, et à toutes celles qu’acceptait la pédagogie établie, arithmétique appliquée à l’économie, jurisprudence, etc., l’abbé de Saint-Pierre ajoute quelque chose de vraiment nouveau. Il désire qu’on apprenne aux jeunes filles « un peu d’astronomie, pour pouvoir faire usage de l’almanach, pour savoir comment se font les éclipses, ce que ce peut être que les comètes, les impostures des diseurs et des diseuses de bonne aventure ; un peu de connaissance de la machine du corps des animaux, de la nutrition et de l’économie de cette machine, pour admirer la grande sagesse et la grande puissance de l’Être bienfaisant qui l’a composée ; quelque chose sur les causes de plusieurs effets naturels, comme de la pluie, de la grêle, de la neige, du tonnerre, des songes, des impostures des prétendus sorciers où magiciens[59]. » C’est la première apparition de la science[60].

Bientôt tous les esprits s’y portent avec ardeur. Tandis qu’à l’étranger on relève le nom de toutes les femmes qui, depuis le treizième siècle, ont mérité le titre de docteur[61], en France, la docte Uranie (Mme du Châtelet) publie ses Institutions de Physique et sa traduction des Principes de Newton. J.-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre ont mis la botanique à la mode. À côté des leçons de grammaire et de ménage, on introduit ce que, de ce moment, on appelle les leçons de choses[62]. Le programme devient tout à la fois plus substantiel et plus souple, bien qu’un peu confus, comme il était inévitable. C’est en vain que l’auteur d’Émile se jette au travers du courant, et met la mère de Sophie en garde contre les livres. Les jeunes filles ont leurs classiques. On en dresse la liste, liste riche et variée[63]. Dans l’ordre des sciences s’y trouvent, outre les résumés élémentaires qui étaient répandus au dix-huitième siècle (Dictionnaires de physique, de botanique et de chimie), une Histoire du ciel de l’abbé Pluche et les Mondes de Fontenelle. L’histoire compte treize auteurs principaux, parmi lesquels Plutarque, Rollin, Hume et Robertson : on recommande, en outre, les Mémoires les plus estimés. L’antiquité païenne est représentée par « les meilleures traductions d’Homère, de Virgile et d’Horace », et par Ovide (les Métamorphoses), Cicéron (les Offices), Sénèque (les Épîtres). Pour l’étude de la grammaire, de la rhétorique et de la poésie, on joint les traités techniques aux œuvres des maîtres : la Grammaire de Restaut, les Principes de syntaxe et les Synonymes de l’abbé Girard, le Cours des Belles-Lettres de Le Batteux, aux sermons de Bourdaloue et de Massillon, aux oraisons funèbres de Fléchier et de Bossuet, aux lettres de Mme de Sévigné, aux discours de Fontenelle, « à nos meilleurs théâtres ». L’Art poétique de Boileau a sa place à part. Montaigne, La Rochefoucauld, Nicole, La Bruyère, Duclos, sont indiqués pour la morale comme les livres de chevet. Le choix des traités d’éducation dénote un sens plus délicat et plus sûr : Port-Royal et Fénelon occupent le premier rang avec Locke et Rollin ; viennent ensuite Mme de Maintenon et Mme de Lambert, qui avaient bien des droits à ce témoignage. Les interprètes de la religion sont pris en dehors de tout esprit de système : on s’en rapporte à Fénelon (De l’existence de Dieu), à Duguet (l’Ouvrage des six jours), à Fleury (les Mœurs des Israélites et les Mœurs des Chrétiens), à Bossuet (le Catéchisme sur les Fêtes). Des auteurs contemporains, rien ou peu de chose : avec Duclos, d’Alembert seul est cité pour ses Mélanges de Littérature et de philosophie, entre Saint-Lambert et Thomson. Le catalogue est plus libéral pour les étrangers. Les poèmes de Gessner sont mentionnés à côté des fables de La Fontaine ; deux recueils du temps, le Spectateur Français et le Spectateur Anglais, sont signalés concurremment. Enfin on autorise les œuvres romanesques que les pédagogues du dix-septième siècle proscrivaient avec tant de sévérité, — « le bonheur des femmes n’ayant rien de plus contraire qu’une imagination vive et trop allumée[64], » — pourvu que le roman repose sur un fond historique. Cette sorte de bibliothèque scolaire des jeunes filles, un peu naïvement composée sans doute, et déjà si vaste, si on la compare à celle qu’acceptaient les premiers champions de l’éducation des femmes, était encore complétée, dans la suite, par la Bibliothèque des Dames. Destinée à soutenir et à parfaire les premières études, la Bibliothèque des Dames[65] ne comprenait pas moins de dix séries ou classes d’ouvrages : voyages, histoire, belles-lettres, théâtre, romans, morale, mathématiques, physique, astronomie, histoire naturelle, beaux-arts. Rien n’y est omis de ce qui peut contribuer au développement ou à l’ornement de l’esprit. Il ne s’agit plus des éléments d’une instruction générale. En même temps que la culture littéraire est l’objet des perfectionnements les plus délicats, l’étude des sciences est poussée à un degré d’élévation et d’étendue où, à cette époque assurément, il n’était pas donné à tous les hommes d’atteindre. Certains traités sont signés des noms de Parmentier et de Fourcroy.

Nous touchons aux dangers de l’éducation encyclopédique.

Mme de Genlis en est la personnification. À douze ans, elle n’ignore rien de ce que l’on peut savoir ; en outre, elle joue la comédie, elle peint, elle manie les instruments de musique les plus divers, surtout la harpe, dont elle touche supérieurement. Le mariage ne ralentit pas son zèle. La bibliothèque du château lui passe tout entière par les mains. Entre temps, elle se met au courant des travaux des différents métiers, fait la cuisine, botanise, lève des plans, dresse des projets d’architecture, repasse avec un chirurgien de l’endroit son ostéologie, apprend à saigner, donne aux paysans des soins qu’elle paie, il est vrai, pour s’assurer une clientèle. Son programme d’enseignement n’a pas de limites. Elle est pour le latin, sans toutefois en juger la connaissance indispensable. Elle fait une large part aux langues vivantes : à Saint-Leu, ses élèves jardinent en allemand, dînent en anglais, soupent en italien[66]. En même temps, elle invente des appareils de gymnastique : poulies, hottes, lits de bois, souliers de plomb. Rien ne la prend au dépourvu, rien ne coûte à sa plume trop facile ; elle est universelle[67]. Institutrice des filles, puis des fils du duc de Chartres, on lui demande un projet d’école rurale pour les enfants de la campagne, et elle le fournit. Son Cours complet d’Éducation prend aux yeux des contemporains les proportions d’un monument. « Pour exécuter un si bel ouvrage, écrit Grimm, il ne fallait pas moins que l’esprit de Locke, le génie de Rousseau, l’âme de Fénelon et la naïveté de Gessner. » Nous sommes loin des réserves de Fénelon et de cette pudeur qu’après lui Mme de Lambert recommandait à sa fille, comme la condition et la parure du savoir chez les femmes.

Avec Mme Campan, nous rentrons dans la mesure[68]. Si les règles de la première organisation de la Maison de la Légion d’honneur d’Écouen rappellent, sur quelques points, celles de Saint-Cyr, l’enseignement est plus ferme et mieux équilibré[69]. La cosmographie et la botanique usuelle font pendant à la géographie et à l’histoire. Napoléon avait mis la main aux programmes, une main un peu rude, mais sûre en plus d’un point[70] ; et les principes une fois posés, il avait laissé Mme  Campan en faire l’intelligente et large application. C’est, au fond, l’esprit du dix-huitième siècle qui prévaut dans ce qu’il a de conforme au vœu de la sagesse sociale et à la loi de la raison.

La nécessité de donner aux facultés de la jeune fille une nourriture solide, en même temps qu’un développement harmonieux, est énergiquement soutenue par l’école moderne. Avec plus de grâce que de bon sens, Joubert avait dit : « Rien de trop terrestre et de trop matériel ne doit occuper les jeunes filles. Il ne faut, entre leurs mains, que des matières légères… Elles ressemblent à l’imagination et ne doivent qu’effleurer comme elle. » Mme Necker de Saussure rejette de très haut « cet assortiment de toutes petites connaissances », et Mme de Rémusat ne voit aucune raison de traiter l’éducation des filles moins sérieusement que celle des garçons.

Cette règle est devenue celle des programmes d’études élaborés depuis cinquante ans. Nous l’avons vue apparaître, dès 1835, dans les règlements des examens des maîtresses d’institution. Elle se retrouve à la fois dans les cours de la Sorbonne et dans les écrits de ceux qui combattaient l’institution[71]. Elle est la base du plan délibéré par la Société pour l’examen des questions d’enseignement secondaire et de celui que s’est fait le collège Sévigné. Les pays où l’éducation des filles est le plus en honneur n’en ont pas d’autre. Religion, morale, langue nationale et langues vivantes, littérature ancienne et littérature moderne, histoire, géographie, arithmétique, éléments de géométrie, sciences physiques et naturelles, économie domestique et droit usuel, dessin, musique, gymnastique : tel est l’ensemble des connaissances, plus ou moins développées suivant le degré de leur utilité, qui, chez tous les peuples dont nous sommes entourés, constituent le seul fond commun. La loi du 21 décembre 1880 n’a fait que l’adopter.

III

Nous arrivons à la troisième question que nous nous sommes proposé d’examiner ici, à celle qui touche à la direction même des études. Quel est l’objet propre de l’éducation des filles, et, pour répondre à leur destination naturelle, quels en doivent être la règle et l’esprit ?

C’est ici surtout peut-être qu’il convient de recueillir le témoignage des femmes elles-mêmes, c’est-à-dire des juges tout à la fois les plus autorisés et les plus intéressés.

La théorie de l’égalité absolue des sexes devant l’instruction n’est pas nouvelle.

Le moyen âge a été généralement peu équitable pour la femme. Dans les sermons comme dans les fabliaux, on ne lui reconnaît guère que des défauts, et on lui attribue les pires de tous, les défauts des faibles : l’esprit de ruse et de perfidie. C’est un être inférieur dont l’âme ne pèse pas dans la balance de Dieu le même poids que celle de l’homme[72]. Toute la littérature gauloise vit sur ce fonds. Au quatorzième siècle, un jurisconsulte italien, François de Barberino, soutenait qu’il n’est pas nécessaire d’apprendre aux jeunes filles même à lire. Savoir coudre, filer, faire des bourses, travailler, en un mot, des mains, voilà, selon lui, ce qui leur convient[73]. Chrysale ne dira pas mieux[74]. Des philosophes, Gilles de Rome au premier rang, prennent leur défense. Les femmes elles-mêmes n’étaient pas sans protester. Christine de Pisan consacre un chapitre de sa Cité des Dames à réfuter « ceux qui dient qu’il n’est pas bon que les filles apprennent lettres » ; et sa voix a de l’écho : aux médisances des Cent Nouvelles[75] répondait une apologie en deux mille vers[76].

Mais c’est surtout du mouvement de la Renaissance que date la réhabilitation des femmes. On recueille leurs dits et leurs gestes ; on écrit leurs vies[77] ; on entreprend de prouver que l’homme leur est inférieur, bien loin de l’emporter sur elles en rien. C’est le sujet d’une série de lettres de Marguerite de Valois, et d’un plaidoyer de Corneille Agrippa. Marguerite se joue ; Agrippa argumente, et ses raisonnements ne sont pas toujours du meilleur goût ni d’une solidité irréfutable. Il les emprunte sans grand discernement à la Bible et à la physiologie, à ce qu’il appelle la physique, à la cabalistique et à la théologie. Dans la création, c’est Ève, la femme, tirée de la côte de l’homme, qui représente la vie, la force, la beauté ; dans l’histoire, c’est à elle qu’appartiennent la sagesse et la prévoyance : témoin les prophétesses. Si grands qu’aient été les services de certains hommes, il n’en est pas pour lesquels on ne puisse leur opposer de plus grands services rendus par les femmes. Il est même plus d’un pays où ce sont elles qui dirigent l’agriculture, l’architecture, le négoce, la guerre, les délibérations d’État. Aujourd’hui surtout, si elles n’étaient pas empêchées par toutes les lois qui enchaînent leur liberté, combien ne s’élèveraient-elles pas au-dessus des hommes dans les choses de l’esprit et de l’érudition ? Conservatrices et propagatrices de l’humanité, elles en sont en même temps la lumière. On le voit, Agrippa[78], qui avait dédié son livre à la tante de Charles Quint, régente des Pays-Bas, ne s’interdit pas les exagérations de la chevalerie. Les esprits sages ne se laissent pas emporter si haut. Il suffit à Erasme[79] et à Vivès[80] d’établir qu’il y a lieu « d’élever la femme », au double sens du mot, « qu’une solide éducation n’a jamais perverti aucune âme, tandis qu’elle en a sauvé plusieurs de la contagion du vice ». Mais l’opinion, exaltée par la galanterie, ne se satisfait pas à ce prix. C’est décidément la supériorité de nature qui est accordée aux femmes. Bien plus, sous cette éducation qui leur est offerte, on craint quelque supercherie. « Quand je les vois attachées à la rhétorique, à la judiciaire, à la logique et semblables drogueries, si vaines et si inutiles à leur besoin, dit Montaigne, — qui, au fond, d’ailleurs, ne s’y trompe pas, — j’entre en crainte que les hommes qui le leur conseillent le fassent pour avoir droit de les régenter sous ce titre. Qu’elles fassent valoir leurs propres ct naturelles ressources. C’est grande simplesse d’estouffer cette clarté pour luire d’une lumière empruntée[81]. »

Au dix-septième siècle, la discussion change de caractère. Il ne s’agit plus de précellence. On ne poursuit plus que l’égalité. Et c’est la fille adoptive de Montaigne, Mlle de Gournay, qui, suivant le mot d’un contemporain, mène le chœur. « La plupart de ceux qui prennent la cause des femmes contre cette orgueilleuse préférence que les hommes s’attribuent, dit-elle, lui rendent le change entier, renvoyant la préférence vers elles. Moi qui fuis toute extrémité, je me contente de les égaler aux hommes, la nature s’opposant pour ce regard autant à la supériorité qu’à l’infériorité. » C’est le point de vue auquel elle se place dans l’Égalité des hommes et des femmes et dans le Grief des Dames[82], deux traités dont, malgré les archaïsmes, le tour est resté agréable. Son « grief », c’est que l’on ose dire que la femme manque « de la dignité, de la suffisance, du tempérament nécessaires, pour être élevée tout comme l’homme », ct qu’on lui constitue « pour seule félicité, pour vertus souveraines et seules : ignorer, faire le sot et servir ». Elle en appelle, sur les mérites et les aptitudes de son sexe, au témoignage des philosophes de l’antiquité grecque et latine, au patronage des Pères de l’Église, à « l’autorité de Dieu même ». Elle entend « prendre la plume dans les gazettes et dire son mot dans les conférences, à l’encontre de ces bruyants vautours qui font piaffe de ne jamais s’amuser à lire un écrit ou à entendre un discours de femmes[83] ».

Ainsi posée, la revendication, au fond, n’intéressait guère que les cercles et les ruelles. C’est sa propre cause que défend Mlle de Gournay, la sienne et celle de quelques privilégiées, celle de l’Émilie de Saint-Évremond, « de la femme qui ne se trouve point[84] ». La controverse ne pouvait manquer d’être poussée. Elle prend un ton plus ferme avec une amie de Mlle de Gournay, une érudite hollandaise, — presque aussi célèbre que la reine Christine de Suède, une correspondante autorisée de Spanheim, Huyghens, Saumaise, Gassendi, Voet, Balzac, Mersenne, Conrart, — Anne-Marie Schurman, dont les traités, écrits en hébreu, en grec, en latin, en français, atteignirent de son temps trois éditions[85]. Dans sa thèse, une vraie thèse, rédigée en latin, suivant toutes les règles, avec arguments intrinsèques et extrinsèques, majeures, mineurcs ct conclusions, objections et répliques, Anne-Marie Schurman se propose de démontrer que l’intelligence n’a pas de sexe, que la femme est capable des mêmes efforts que l’homme, qu’aucune loi divine ne lui interdit de développer ses facultés, qu’on ne peut, conséquemment, lui en disputer le complet exercice et l’application à toutes les formes de l’activité humaine. Elle n’y met que trois conditions : de l’esprit, un peu de bien et beaucoup de loisirs ; et ces conditions, qu’elle souhaite à toutes ses pareilles, elle les remplit elle-même. Ce qui lui manque, ce qui du moins fait défaut dans sa dissertation savante et serrée, c’est la grâce. Aux témoignages qu’elle accumule, la jeune érudite a voulu ajouter, comme surcroît de preuves, son propre exemple : l’opuscule pourrait être signé d’un homme[86].

Restait à déterminer l’emploi de cette science acquise et l’usage de ces talents ? C’est à l’agrément de la vie surtout que songeaient Mlle de Gournay et Anne-Marie Schurman. Elles auraient applaudi Molière. Il leur suffit d’avoir des clartés de tout, pour en jouir[87]. Mais autour d’elles l’ambition a gagné les esprits. On revendique l’instruction, non plus comme une concession, mais comme un droit, non plus comme un ornement légitime et nécessaire, mais comme un moyen de disputer à l’homme les fonctions de la vie sociale. Chose piquante, c’est un homme qui se fait le patron de la cause, — Poullain de la Barre, un théologien que la révocation de l’édit de Nantes devait plus tard fixer à Genève. Détail non moins notable, ses Discours et Entretiens, plusieurs fois réimprimés en vingt ans, parurent pour la première (26 juillet 1673) moins de dix-huit mois après la représentation des Femmes savantes, et alors que la cendre de Molière était à peine refroidie[88]. Sa proposition est la même que celle de Mlle de Gournay. Il considère qu’à égalité de nature il doit y avoir égalité d’éducation ; que, si la coutume en a décidé autrement, c’est la faute du vulgaire, qui commet bien d’autres erreurs, peut-être aussi celle des savants, qui veulent se conserver le privilège du savoir[89] ; et ses raisonnements, sur plus d’un point, touchent juste. Il s’élève notamment à des considérations assez hautes, lorsqu’il explique qu’il n’est pas pour l’intelligence humaine de jouissance plus grande que celle de connaître, et de connaissance à la fois plus nécessaire et plus digne pour l’homme que celle de soi-même. Il est plein de verve, mais d’une verve discrète et aimable, lorsqu’il soutient que la plupart des défauts des femmes, — timidité, babil, inconstance, parcimonie, artifice, — ne sont que les effets de l’éducation des couvents. Il ne se borne pas, d’ailleurs, à développer des observations générales de moraliste généreux et avisé. Il a, en matière d’éducation proprement dite, des aperçus originaux, des idées neuves. Mme de Lambert, qui pratiquait ses traités, leur a fait plus d’un emprunt. À la veille de la querelle des anciens et des modernes, prenant en main la cause des modernes avant Perrault, il s’efforce de prouver qu’il n’est pas impossible d’acquérir les plus belles connaissances sans apprendre le grec et le latin, « notre langue nous fournissant, en prose et en vers, tout ce que l’on peut souhaiter de plus beau pour la perfection de l’esprit ». Il conçoit le plan d’un établissement propre à préparer des gouvernantes et des institutrices ; il indique les moyens à prendre pour les recruter, les livres à faire pour les guider, les méthodes à suivre pour assurer les résultats de l’enseignement : on se croirait dans une de nos écoles normales. Il abonde sur cette question en indications intéressantes. C’est, au surplus, un véritable cartésien, n’admettant rien pour vrai qui ne soit appuyé sur des idées claires et distinctes. Malheureusement, ce qu’il y a d’excellent, c’est tout ce qui ne se rapporte qu’indirectement au sujet. Son propos, dès qu’il y arrive ou qu’il y revient, l’entraîne. Il ira jusqu’à dire, par exemple, qu’il n’est pas d’étude de raisonnement (la physique et la mathématique) qui ne demande moins d’esprit et de temps qu’il n’en faut pour apprendre le point et la tapisserie. Et ce qui est plus grave que ces assertions légères, parce que c’est le fond même de son argumentation, il conclut non seulement qu’il n’est pas de science dont la femme ne soit capable, — métaphysique, physique, médecine, logique, mathématique, astronomie, grammaire, éloquence, morale, géographie, histoire profane, histoire ecclésiastique et théologique, droit civil, droit canon, — mais que, la science étant la garantie de la bonne gestion des emplois, il est naturel et légitime que, possédant la science au même degré que l’homme, la femme puisse, comme lui, « remplir les dignités ecclésiastiques, être généralle d’armée, exercer les charges de judicature ».

L’attaque était vive. Elle méritait une riposte. Suivant la mode du temps, c’est Poullain de la Barre qui se l’adresse à lui-même ; mais la discussion ne l’intéresse plus. Il invoque l’Écriture, le sens commun, l’usage ; il s’amuse ou se traîne dans des banalités[90]. La vraie riposte, c’est Joseph de Maistre qui la fournit dans ses lettres à sa fille Constance, cent ans plus tard. Constance avait déclaré solennellement à son père « que les femmes sont capables de faire tout ce que font les hommes ». Et Joseph de Maistre lui répond : « Si une belle dame m’avait demandé, il y a vingt ans : Ne croyez-vous pas, monsieur, qu’une dame pourrait être un grand général comme un homme ? je n’aurais manqué de lui dire : Sans doute, madame, si vous commandiez une armée, l’ennemi se jetterait à vos genoux comme j’y suis moi-même ; personne n’oserait tirer et vous entreriez dans la capitale ennemie au son des violons et des tambourins.. » L’austère écrivain des Soirées de Saint-Pétersbourg excelle à faire tomber d’un mot juste et gai ces aimables et dangereuses chimères[91].

Du système qui fait la femme l’égale de l’homme, si l’on veut passer tout de suite au système opposé, c’est dans J.-J. Rousseau qu’il faut en chercher l’expression. Il l’a développé en perfection. Il n’est personne en France, peut-être, sauf Napoléon, qui ait traité plus sévèrement les femmes, et parlé avec moins de ménagements de ce que l’empereur appelait crûment « la nécessité de leur constante et perpétuelle résignation[92] ». « Toute l’éducation des femmes, dit Rousseau, doit être relative aux hommes. Leur rôle est de plaire. » Le cinquième livre de l’Émile est presque exclusivement consacré à faire la preuve de ce principe. Sophie n’a que des vertus de second ordre, des vertus éducation conjugale. On a dit que le mariage était une seconde naissance pour l’homme, qu’elle relève ou abaisse, selon son choix. Pour la femme, dans la théorie de Rousseau, c’est le véritable avènement à la vie. Suivant la formule expressive de Michelet, qui, d’un mot, résume merveilleusement la doctrine, mais en y attachant un sens qui la poétise, « le mari crée la femme ». Sophie jusqu’à son mariage n’a pas existé. Elle n’a rien appris, rien lu « qu’un Barême et un Télémaque, qui lui sont tombés par hasard dans les mains ». Elle a été d’ailleurs bien prévenue : « Toute fille lettrée restera fille, lorsque les hommes seront sensés. » C’est Émile seul qui doit l’instruire, et qui l’instruira, qui la façonnera à son image, conformément à son propre intérêt, à son besoin. Tandis qu’il n’a reçu lui-même que dans son adolescence les premiers principes du sentiment religieux, Sophie a dû en être pénétrée dès l’enfance pour prendre de bonne heure le pli de la soumission. Il commande, et elle obéit ; la première vertu de la femme est la douceur. Si pendant sa jeunesse elle a librement fréquenté les festins, les jeux, les bals, le théâtre, ce n’est pas tant pour être initiée aux vains plaisirs du monde, sous la tutelle d’une mère vigilante, que pour appartenir davantage, unc fois mariée, à son foyer et à son époux. Elle n’est rien qu’à côté de lui, au-dessous de lui, par lui. Étrange et brutal paradoxe, que Rousseau, il est vrai, corrige et répare, à tout instant, dans le détail, par les plus heureuses et les plus charmantes inconséquences[93]. Mais, après lui, la doctrine sera reprise par d’infidèles disciples sans ces aimables atténuations. Sous son nom on demandera que, destinée à la dépendance, la femme n’apprenne que ce qui lui est indispensable pour écrire une lettre ou faire un compte de ménage[94] ; et de nos jours, dans un de ces emportements de logique déraisonnable, où se retrouve la passion du maître, Proudhon condamnera violemment la petite-fille de Sophie au plaisir ou à la domesticité[95].

Ces divers arguments viennent d’être repris, en Angleterre et en Allemagne, par M. Stuart Mill et par Schopenhauer, avec une autorité et une originalité de vues qui ont, pour ainsi dire, renouvelé la question.

De même que Poullain de La Barre, M. Stuart Mill réclame l’égalité absolue des deux sexes[96] ; il n’admet pour l’homme aucun privilège, pour la femme aucune incapacité[97]. Le régime d’iniquité appliqué à la femme n’a pour lui d’autre origine que la loi du plus fort, comme l’esclavage. Il reproche à l’homme d’avoir abusivement réglé toutes les conditions de la vie sociale de façon à rendre impossible « la révolte » de la femme contre une tyrannie injustifiable ; son éducation même a reçu une direction qui doit éteindre en elle tout désir, toute pensée d’affranchissement ! Compression violente et d’autant plus cruelle qu’elle s’impose, non pas au nom de la raison, qu’il n’est jamais impossible d’éclairer, mais au nom du sentiment, qui ne se laisse guère discuter. Et quoi de plus superficiel, de plus faux que le sentiment ! Pour maintenir la femme dans « son rôle d’odalisque et de servante », on allègue l’infirmité de sa nature, l’impossibilité pour elle de supporter la fatigue, l’étroitesse de son cerveau, son impuissance à concevoir les idées spéculatives, son défaut d’originalité. À quoi il est aisé de répondre que la faiblesse nerveuse de son tempérament ne tient qu’à ce qu’elle est élevée en serre chaude ; que la physiologie n’a rien découvert jusqu’ici qui frappe de déchéance ses facultés ; que si les vues étendues lui manquent, c’est que, s’instruisant elle-même le plus souvent, et au jour le jour, à ses moments perdus, elle n’est pas exercée à embrasser les idées générales ; que si elle n’a rien créé dans la littérature et dans les arts, c’est qu’elle a trouvé les créations toutes faites par l’homme ; qu’en la confinant, en l’absorbant dans le détail de la vie quotidienne, on la prive de l’instrument de développement le plus puissant, la continuité de l’application[98]. Élevée aussi bien que l’homme, elle pourrait faire tout ce que fait l’homme[99] : c’est le mot de Poullain de La Barre et de Constance de Maistre. Stuart Mill ne se contente pas de réclamer l’égalité des droits dans le mariage ; il ne propose rien moins pour la femme que l’accession aux fonctions publiques et l’admission au suffrage pour l’élection de tous les corps délibérants[100]. Ce qu’il attend d’une réorganisation sociale établie sur ce pied, ce n’est pas seulement le moyen d’ouvrir à la femme de nouveaux débouchés au bénéfice de la famille, ou de prévenir, pour elle-même, la déception, le dégoût, le mécontentement de la vie, « cette masse de petites souffrances que produit le sentiment d’une existence inutilisée ou gaspillée dans des occupations vaines ». L’abolition de cette inégalité oppressive supprimera pour l’homme une cause de dépravation et d’abaissement, tout être raisonnable ne pouvant que perdre à s’abandonner sans frein aux suggestions de l’égoïsme satisfait. De l’apport de la femme au trésor de l’activité commune il voit, de plus, sortir un accroissement du fonds général de la pensée, de l’énergie, de la moralité publique. À ses yeux, enfin, l’égalité est la condition nécessaire de la véritable association conjugale, de celle qui se fonde sur cet idem velle, cet idem nolle, en dehors desquels la communion des intelligences et des sentiments ne saurait exister[101]. Tous ces raisonnements sont enchaînés avec une rigueur de logique qui entraîne, et déduits avec une naïveté de sentiment qui séduit. On se laisse porter par ce courant de considérations élevées et généreuses jusqu’aux conclusions du livre, bien assuré que l’auteur, avec sa bonne foi, ne manquera pas de se faire à lui-même les objections que sa thèse soulève. Et il arrive, en effet, à remarquer que, pour recruter ce corps nouveau de fonctionnaires et cette nouvelle Chambre des Communes, il ne faut guère compter, à être sage, que sur les jeunes filles qui n’ont pas de vocation pour le mariage, et mieux encore sur les veuves, ou sur les femmes mariées de quarante ou cinquante ans, c’est-à-dire sur les grand’mères, qui ont préalablement accompli dans la famille leur première et véritable fonction[102].

Rien ne ressemble moins à l’impression de bien-être moral qui reste, malgré tout, de l’étude du traité de M. Mill, que l’état de malaise où nous laisse celle de Schopenhauer[103]. Pour le philosophe allemand, les femmes ne sont et ne peuvent être que de grands enfants[104]. Enfermé dans le présent, l’homme, par la force de sa raison, se reporte vers le passé et s’étend à l’avenir. La femme est affligée d’une myopie d’esprit qui lui permet bien de pénétrer ce qui est sous ses yeux, mais qui ne lui laisse rien voir au delà. D’où les défauts qui la caractérisent : l’injustice, la dissimulation, l’ingratitude, le manque de foi, tout cet ensemble de faiblesses intellectuelles et morales qui constituent le sexus sequior, le sexe fait pour le second rôle et le second plan. L’éducation n’y peut rien. C’est une infériorité de nature. Schopenhauer veut donc qu’on « remette à sa place ce numéro deux de l’espèce humaine, qu’on supprime la dame, ce fruit malsain de la civilisation européenne. » Il s’appuie de l’autorité de lord Byron, qui, ayant vu, en Épire, des jeunes filles travailler avec succès à l’entretien des routes, demandait, dans une boutade, qu’on s’occupât de les bien nourrir, de les bien vêtir, mais sans les mêler à la société ; ajoutant « que, s’il faut instruire la femme de la religion, lui laisser faire un peu de musique, de dessin, de danse et de jardinage, elle doit ignorer la poésie et la politique, ne lire que des livres de piété et de cuisine ». Pour Schopenhauer, dont le pessimisme amer n’admet guère le sourire comme la brillante raillerie de Byron[105], « il ne peut y avoir sur la terre que des femmes d’intérieur appliquées au ménage, et des jeunes filles élevées pour devenir telles, à leur tour, dans le travail et la dépendance. » On voit ce que peut être, dans ces conditions, l’association du mariage. Schopenhauer se raille de notre hémisphère monogame. Il déclare que le mariage est un piège pour l’homme, qui y perd la moitié de ses droits en doublant ses devoirs, tandis que pour les femmes, considérées dans leur ensemble, la polygamie lui paraît un incontestable bienfait. En cela, du reste, il se défend d’introduire un principe nouveau : « Au fond, dit-il, la polygamie existe partout, il ne s’agit que de l’organiser. » Entraînement sincère d’une logique étroite ou boutade de misanthropie, on ne peut pousser plus loin le mépris de la personnalité humaine[106].

Entre ces deux extrêmes se placent les pédagogues et les philosophes qui, ayant vraiment le souci de la dignité de la femme, repoussent également une assimilation chimérique et une injuste et disgracieuse subordination. Élever la femme pour elle-même, la préparer à élever ses enfants, en faire la compagne intellectuelle de son mari, la mettre en état de le suppléer dans la direction de la famille, tel est l’objet qu’ils se proposent. Talleyrand[107], Romme et Condorcet[108] ne font presque, sur ce point, que reproduire les observations de Fénelon[109], de l’abbé de Saint-Pierre[110] et de Rollin[111]. C’est dans la famille qu’ils travaillent à constituer à la femme sa place. S’ils ne lui interdisent aucune des professions qu’elle peut exercer en concurrence avec l’homme, ils la tiennent éloignée des fonctions publiques, pour lesquelles la nature ne l’a pas faite[112].

C’est la doctrine que les femmes soutiennent elles-mêmes, avec une fermeté de jugement remarquable[113]. Les plus engagées dans les revendications, comme Mme de Lambert, interprète à la fois fidèle et hardie de l’ancienne société française, placent avant tout autre soin le gouvernement intérieur de la famille. C’est là qu’elles mettent l’attrait et la dignité de leur existence. Si elles veulent être instruites des principes essentiels de la législation qui les concerne, c’est moins pour y trouver la sanction de leurs droits que l’intelligence de leurs obligations, et elles s’en expliquent avec une simplicité touchante. « Je voudrais, dit l’une d’elles, que des conversations avec un notaire entrassent dans l’éducation des filles ; on leur donne assurément des maitres moins utiles que celui-là[114]. » Dans la pleine association à la vie du chef de la famille elles cherchent un commerce qui les élève, et où elles puissent apporter leur contingent de services. « Si tu veux réussir, consulte ta femme », disait bourgeoisement Franklin. « Les hommes mêmes qui ont toute l’autorité en public, écrit Fénelon, ne peuvent, par leurs délibérations, établir aucun bien effectif, si les femmes ne leur aident à l’exécuter[115]. » Ce concours est tout ce qu’elles prétendent. Elles demandent le droit au devoir. Au fur et à mesure que s’ouvrent des horizons plus larges dans les conditions de l’existence sociale, elles y portent curieusement le regard. Devenues, par la Révolution, mères et épouses de citoyens, — le mot est de Mme de Rémusat, — elles sentent le poids de la responsabilité nouvelle qui leur incombe. Le spectacle de l’exercice des libertés publiques les passionne et parfois les attire, mais sans les entraîner. Elles aiment à se placer à côté du jeu, — c’est encore Mme de Rémusat qui parle, — mais elles ne tiennent pas les cartes. Elles veulent avoir part à l’intérêt, non à l’action[116].

Grave et simple idéal de vie auquel elles rapportent toute leur éducation et qui en marque le caractère.

Certes, nous l’avons vu, ce n’est pas l’ampleur qui manque aux programmes tracés par les femmes du dix-huitième siècle pour l’éducation des femmes. Cependant, la variété des connaissances n’est point le but auquel elles s’attachent. Au-dessus de l’étendue du savoir elles placent la rectitude et la fermeté de la raison. Le premier précepte de Fénelon, c’est qu’on ne saurait parler raison aux enfants ni trop tôt ni trop souvent. La raison est la règle de Saint-Cyr. À ce sujet, Mme de Maintenon est intarissable ; elle a des expansions de raison ; c’est la forme de sa sensibilité. Ce que Mme de Lambert recommande par-dessus tout à sa fille, c’est de « vivre en société avec sa raison ». Mme d’Épinay ne pense pas autrement que Mme Guizot[117]. Pour atteindre ce fond de l’esprit, on compte moins sur l’enseignement lui-même que sur la lecture et la réflexion. Quand Mme de Sévigné a le bonheur d’aller s’enfermer pendant une semaine dans le couvent d’Aix avec Marie-Blanche, elle passe « tout le jour à converser avec elle pour lui façonner et lui nourrir l’esprit ». Mme Geoffrin déclare que ç’a été là presque toute son éducation : dans son enfance, sa grand’mère ne lui a appris qu’à lire ; mais elle la faisait lire beaucoup et raisonner sur tout ce qu’elle avait lu. Bien plus, on s’apitoie sur le sort de ces filles trop livresquement élevées, suivant le mot de Montaigne, qui, rassasiées de ce qu’elles ont appris, sans désir d’apprendre ce qu’elles ignorent, n’ont plus d’activité que pour feuilleter des romans et s’y perdre, ou pour faire de la tapisserie. On veut des intelligences exercées et libres. La trop grande dispersion de l’esprit inquiète les femmes les plus jalouses de la distinction de leur sexe. Mme de Staël n’admet pas qu’on mette en balance « le développement d’une faculté et l’acquisition de quelques connaissances de plus ». Sur les quatorze heures d’occupation que comporte la journée active d’une jeune fille dans le plan qu’elle a dressé, Mme Necker n’en donne que quatre au travail proprement dit ; le reste est partagé entre le repos, la culture des arts, les exercices physiques et les réunions de famille, où l’instruction se complète et s’achève par l’échange réfléchi des observations, des sentiments, des idées[118]. Elle ne craint pas de dire, enfin, elle qui a posé d’une main si sûre les fondements de l’éducation libérale et progressive : « Les femmes, selon nous, doivent avoir du goût et de la facilité pour l’étude, plutôt que beaucoup de savoir : il n’est pas du tout fâcheux que le désir de s’instruire l’emporte chez elles sur l’instruction. Tâchons de leur donner l’habitude de l’application, l’envie de saisir les idées nouvelles ; inspirons-leur même un certain goût pour lutter avec les difficultés, et faisons-leur grâce de la science[119]. »

Nous sommes devenus plus exigeants, et cette exigence est l’honneur de notre temps. Le champ des connaissances nécessaires a été approfondi, et nous ne pouvons en rien nous passer de précision. D’autre part, dans une société démocratique incessamment transformée par le travail, et où l’on ne tient compte à chacun que de sa valeur, l’éducation n’a plus de privilèges : ouverte à tous, filles ou garçons, elle doit être pour tous l’école de la vie et se prêter à tous les besoins. Enfin, chaque jour, sous nos yeux, par le mouvement naturel du progrès des idées sociales, la place de la femme dans la famille et hors de la famille s’étend et grandit. Les esprits les plus sages réclament pour elle le développement des droits civils et le libre accès à ceux des emplois professionnels auxquels la prédisposent l’aisance naturelle de son intelligence et la dextérité de ses organes. Si, même parmi les théoriciens, les idées de M. Stuart Mill sur le partage des droits politiques[120] ont rencontré chez nous moins de partisans que de contradicteurs[121], nul ne fait difficulté de reconnaître que notre constitution politique impose à la femme le devoir de ne rien ignorer des graves questions qui s’agitent autour d’elle, de ne se désintéresser de rien. Ce qui était utile du temps de Mme Necker et de Mme de Rémusat est devenu indispensable ; ce que les femmes du dix-huitième siècle réclamaient à juste titre pour elles, c’est pour elles et pour nous aujourd’hui que nous devons le donner. Un programme d’éducation des filles qui, avec l’instruction morale et littéraire, n’embrasserait pas les éléments des sciences et les principes généraux de l’organisation sociale, serait, à bon droit, taxé d’insuffisance ; un enseignement qui ne parcourrait que superficiellement les points essentiels de ce programme serait bientôt décrié.

Mais il faut distinguer entre ce qu’il est possible de savoir et ce qu’il n’est pas permis d’ignorer, entre ce qui peut être la parure de l’esprit et ce qui doit en constituer le fond ; et c’est ici que les conclusions de Mme de Staël et de Mme Necker méritent d’être posées.

Deux choses, en effet, sont à considérer dans l’éducation : l’acquisition des connaissances et le développement des facultés. L’une ne se conçoit pas sans l’autre. Cependant elles diffèrent l’une de l’autre dans une certaine mesure, selon qu’il s’agit des hommes ou des femmes. Indépendamment d’un esprit bien fait, ce que rien ne remplace, l’homme a besoin d’un fonds de savoir solidement établi, entretenu avec soin, souvent renouvelé, toujours prêt, qu’il applique à ses fonctions, à son industrie, aux affaires publiques ou privées, à toute la conduite de sa vie. Il n’en est pas ainsi au même degré pour la femme. Ce qui lui est le plus utile à elle-même et aux autres, ce qui vaut le mieux en elle, ce n’est pas ce qui lui reste du savoir acquis, quel qu’en soit le prix, toujours assurément fort estimable, c’est l’esprit même que ce savoir a contribué à former. Le premier souci d’une éducation bien dirigée doit donc être d’assurer à la jeune fille cette haute culture morale qui crée la personnalité humaine ; de lui inculquer ce respect de la vérité, ce goût de la sincérité, qui font la probité de l’intelligence et du cœur ; de lui constituer enfin, comme la plus précieuse des dots que l’instruction puisse donner, ce qu’on appelle familièrement un bon jugement, capable, dans les conjonctures graves ou délicates, de se résoudre vite et bien. « Instruire un enfant, dit Mme Necker, c’est le construire en dedans, le faire devenir un homme. » Les filles, à cet égard, ont les mêmes titres que les garçons. C’est là que se retrouve la véritable égalité de la femme avec l’homme, l’égalité morale, celle que l’antiquité païenne a reconnue, en termes souvent saisissants de justesse et de grâce, par la bouche de Plutarque[122], de Sénèque[123] et de Musonius[124], celle que les Pères de l’Église ont travaillé à faire passer dans les mœurs, celle que Fénelon et Rollin défendent avec tant de bon sens, celle que, de nos jours, ont éloquemment soutenue MM. Legouvé[125], de Gasparin[126], Jules Simon[127], la seule que revendiquent au fond les femmes, miss Hamilton et miss Edgeworth, comme Mme de Lambert et Mme Guizot[128] ; celle enfin que M. Stuart Mill considère comme la première de toutes[129] et qui, dans sa pensée, doit servir à préparer les autres.

Or pour arriver à ce résultat, quelle est proprement la part à faire aux connaissances ?

Assurément Mme Necker sacrifice trop les connaissances à l’esprit. Pour être instruite, une femme n’est pas nécessairement exposée à devenir une femme savante. Si la pédanterie est un ridicule, parfois un vice, le savoir approprié est pour l’intelligence une force et souvent pour le cœur un auxiliaire de la vertu. Mais, cette réserve bien établie, Mme Necker fait preuve de sagesse, lorsqu’elle craint qu’on ne sacrifie l’esprit aux connaissances. C’est le défaut de l’éducation moderne. Et, sans compter qu’une fois la mesure dépassée, on obtient d’autant moins qu’on exige davantage, on peut craindre que cette surcharge de science ne brise ou ne détende les ressorts qu’on se propose de fortifier. Le mal n’a rien qui nous soit propre. Il est l’effet universel du développement de la civilisition, effet d’autant plus redoutable que, à mesure que les programmes s’étendent, la période d’application qu’on leur consacre se restreint. L’enfant a de moins en moins de temps pour apprendre de plus en plus de choses. Si le danger qui en résulte est à prévenir pour les garçons, à plus forte raison y a-t-il lieu d’en préserver les filles, qui n’ont ni le même tempérament[130], ni les mêmes devoirs, ni les mêmes besoins. C’est pour elles surtout que l’éducation doit être une œuvre de choix. Par là, nous n’entendons pas, est-il besoin de le dire ? supprimer de leurs études l’effort, qui seul est fécond ; nous voudrions le mieux utiliser en le concentrant davantage. Encore moins s’agit-il de faire pour les filles une science moins précise, une science à leur usage, ad usum puellarum, mais seulement de leur rendre la science, la vraie science, plus accessible et plus assimilable, en la dégageant de tout ce qui n’est pas indispensable à l’éducation de l’esprit. Bien du détail de menu savoir et de menus faits peut leur être épargné. Elles n’ont que faire des curiosités[131]. Ce que nous voudrions pour elles, en un mot, c’est un enseignement sobre, bien dépouillé, pour ainsi dire, un enseignement de résultats et de conclusions, qui mette avec exactitude les sentiments, les idées, les inventions, les découvertes, les grands gains de la civilisation humaine en pleine lumière. Les maîtres capables de fournir de telles leçons seront difficiles à former sans doute. Ceux-là seuls savent enseigner exactement ce qu’il faut et dans la mesure où il le faut, qui possèdent de grandes ressources de savoir ct de méthode. L’école normale de Sèvres y pourvoira[132]. Nos élèves savent dès aujourd’hui que tous les sacrifices d’érudition et de haute théorie qu’elles s’imposeront dans leur enseignement selon cet esprit sont de purs profits.

Pour arrêter le cadre même des programmes appliqués à la loi de 1880, il a fallu s’imposer tant d’autres retranchemnents ! Des maîtres autorisés auraient souhaité d’y introduire l’étude des langues anciennes[133]. Quels idiomes mieux faits pour exercer l’esprit à l’analyse des formes du langage, plus propres à le nourrir par l’excellence morale des idées qu’ils ont servi à exprimer ! C’était, en outre, semblait-il, un moyen de plus de rapprocher la femme du mari, la mère de l’enfant. On a dû résister à ces entraînements généreux. On a compris que les secrets de ces langues exquises et fortes n’étaient pas de ceux qui se laissent ravir en quelques heures d’application surmenée, et que, à supposer qu’en cela l’aide de la mère pût vraiment être utile à l’enfant, les exercices de déclinaison et de conjugaison qu’elle balbutierait avec lui ne vaudraient pas le temps qu’elle aurait employé à les apprendre. On a considéré, en outre, que l’étude des langues modernes comparées avec la langue française suffisait pour initier la jeune fille à la philosophie de la grammaire ; enfin, que les traductions ouvraient à toute intelligence sérieuse les trésors de ces littératures sans égales, et que mieux valait lire et relire à l’aise une bonne version de l’Économique de Xénophon que d’en épeler le texte, péniblement, à l’aide d’un dictionnaire. Ne nous plaignons pas de ces décisions. Elles n’empêcheront pas une Mme Dacier de naître ; et, en prévenant chez les autres d’impuissantes ambitions, elles contribueront à sauvegarder la grâce solide de l’esprit français. C’est une erreur, au surplus, de vouloir faire tenir toutes les études dans le travail des quelques années de la jeunesse ; l’éducation est l’œuvre de la vie entière. J.-J. Rousseau, dont les paradoxes contiennent toujours une certaine part de vérité, compte avec raison sur les soins d’Émile, sur le loisir que laisse l’existence la plus active, sur le temps, enfin, pour achever de mûrir chez Sophie les dons de la nature. Mettre l’élève en possession d’elle-même ; allumer dans son esprit le foyer de la vie morale et intellectuelle ; la pourvoir de cet ensemble de principes moraux et d’idées générales qui sont le fondement de la vie : n’est-ce pas tout ce qu’on peut, tout ce qu’on doit demander à un bon système d’études pour les jeunes filles, s’en remettant du surplus sur elles-mêmes, sur leurs propres facultés réglées et affermies ?

À la question de l’étendue des programmes se rattache celle de leur répartition. Dans les pays voisins, en Suisse, en Allemagne, en Italie, les études secondaires des jeunes filles s’étendent sur une période de huit à dix années en général, de sept au moins. L’enfant commence ses classes entre six et huit ans (1). Cette durée de la scolarité permet de distribuer et de

[134] graduer les matières de l’enseignement. On ne craint pas de se maintenir d’abord aux éléments de la culture morale et littéraire, en se bornant à exercer l’esprit de l’élève à l’observation des phénomènes scientifiques par les leçons de choses. Pour l’appliquer aux sciences proprement dites, on attend ; et lorsque le moment de la maturité nécessaire paraît venu, c’est-à-dire vers la fin ou au plus tôt vers le milieu des études, on leur fait leur place, mais en réservant encore aux lettres la part de temps et d’efforts la plus considérable.

Ce n’est pas sur ce plan qu’a été conçue l’application de la loi du 21 décembre 1880. Le décret et l’arrêté exécutits du 14 janvier 1882 n’ouvrent le lycée ou le collège à la jeune fille qu’à partir de douze ans[135]. Jusque-là elle doit suivre l’école primaire, ou faire, soit dans un établissement libre, soit dans la famille, des études équivalentes. De douze à dix-sept ans, la scolarité est partagée en deux périodes : de douze à quinze ans, période d’enseignement commun et obligatoire, embrassant presque dans une égale mesure toutes les matières scientifiques et littéraires ; de quinze à dix-sept, période d’enseignement mi-partie facultatif, portant sur les mêmes matières, revues de plus haut et avec plus de développement. Par ces dispositions, on s’est proposé, d’une part, de faciliter aux élèves de l’école primaire l’accès du lycée, d’autre part d’assurer à la jeune fille. au bout de trois ans, un ensemble complet des connaissances qu’elle doit posséder. Peut-être l’enseignement secondaire, tel que le législateur en avait établi les cadres, aurait-il eu à souffrir de ce compromis, si, par un heureux correctif, on n’avait

autorisé le lycée à s’annexer des classes élémentaires[136], et si l’on n’avait en même temps donné aux études de la deuxième période un caractère semi-facultatif propre à retenir les jeunes filles, en leur offrant le moyen de s’adonner à leurs aptitudes spéciales. La nécessité des classes élémentaires n’a pas besoin d’être démontrée. Compter sur la famille pour y suppléer, c’est se faire illusion sur son impuissance et méconnaître l’objet même de la loi qui a été faite pour lui venir en aide. Qu’on puisse espérer davantage du concours des établissements privés, cela n’est point douteux ; mais serait-il juste et prudent de demander à l’enseignement libre un simple travail de dégrossissement pour des élèves destinées à lui être ultérieurement enlevées ? Quant aux établissements primaires proprement dits, fût-il possible d’y admettre, avec les enfants dont c’est la place, celles qui ne feraient qu’y passer pour arriver aux études secondaires, — alors que l’application de la loi sur l’obligation combinée avec celle de la gratuité va créer tant de charges à l’État, — cette organisation, en obligeant l’école à prendre des enfants qui ne seraient pas faites pour elle, lui serait aussi funeste qu’il serait funeste au lycée de recevoir des élèves qu’il n’aurait pas préparées. L’école, pour rendre les services qu’on lui demande, doit rester l’école, c’est-à-dire s’accommoder aux besoins de la moyenne des intelligences que son rôle est de former. Ce n’est qu’une élite qui en sortira pour entrer au lycée ; et, avec l’aide qu’elles ne manquent jamais de trouver, les élites arrivent toujours à se frayer leur chemin. Que le lycée, de son côté, conserve son caractère d’établissement d’éducation à longue portée. Pour exercer sur l’esprit de l’enfant une action sûre, il faut le soumettre de bonne heure à une forte discipline. Rollin et Mme Necker fixent à huit ans l’âge où la jeune fille est en état d’entreprendre ses études[137], et, de huit à douze ans, sa précocité naturelle peut être singulièrement mise à profit pour l’emmagasinement des premières connaissances et le développement des facultés naissantes. Dans ce système, la douzième année devient, non la date d’un recommencement, — car le programme de l’école primaire ne diffère guère aujourd’hui de celui de l’enseignement secondaire qu’en ce qu’il est plus concentré, — mais l’ouverture d’une ère nouvelle de progrès. Ce qui importe par dessus tout, c’est que l’élève reste dans les mains auxquelles elle a été d’abord confiée, qu’elle voie devant elle clairement et sans impatience le chemin à parcourir ; que, de son côté, le maître puisse compter sur les années, se donner du champ, régler sa marche suivant le besoin, semer au moment propice, donner au germe le temps de fructifier, et ne pas se presser de faire la récolte. Le temps et l’esprit de suite font la force du maître et la sécurité de l’enfant. C’est, nous venons de le voir, le principe sur lequel repose l’organisation de toutes les écoles de l’étranger ; notre collège Sévigné est établi sur les mêmes bases. Un établissement d’enseignement secondaire sans classes élémentaires qui lui soient propres est un édifice sans fondations. Ce qui est prévu comme une tolérance ne peut manquer de devenir la règle.

Un autre avantage d’une éducation ainsi conduite, avec ensemble et unité, c’est qu’elle permet, à quinze ans, dit le décret, — nous aurions mieux aimé seize, — non pas d’affranchir la jeune fille de tout travail, mais de la laisser suivre la pente de ses préférences particulières, sans renoncer aux études générales. C’est, à nos yeux, en effet, une idée prévoyante et libérale, que le partage établi, pour les deux années de la seconde période, entre les matières scientifiques et les matières littéraires, chaque section ayant un fond commun de cours obligatoires et une série diverse de cours facultatifs[138]. On reproche aux études

universitaires de jeter tous les esprits dans le même moule. Michelet s’en est plaint éloquemment plus d’une fois. Il est bon de ne pas soumettre les jeunes filles à cette uniformité absolue[139]. Nous ne voyons non plus aucun inconvénient à substituer dans cette période le cours à la classe, c’est-à-dire une forme d’enseignement qui, sans cesser d’être réglée, donne à l’élève plus d’aisance. On ne peut guère se le dissimuler : à partir de quinze ans, la jeune fille commence à appartenir à la vie intérieure de la famille, aux soins du ménage, en même temps qu’aux relations du monde[140]. Le moment est venu pour elle, d’ailleurs, de développer la pratique des langues vivantes[141], et de favoriser la culture des arts. Comment oublier, enfin, que, si l’on veut que cette éducation sérieuse profite et plaise, — et elle ne peut profiter qu’en plaisant, — c’est à la condition de ne pas trop peser.

Une institution d’un caractère si nouveau et si délicat n’entrera dans les mœurs qu’à la condition d y être introduite avec une fermeté de vues tempérée par la sagesse. Suivant un dicton anglais, rien n’est impossible au Parlement, sauf de changer un homme en femme[142]. Gardons-nous de paraître vouloir changer les femmes en hommes, et, pour faire entrer dans le ménage plus de force, n’allons pas en faire sortir la douceur et la grâce. Nous ne sommes plus au temps où l’on se demandait si la femme a une âme, ni si l’âme de la femme ne diffère pas de celle de l’homme. Ce qui est incontestable, c’est que ni leur destination n’est la même, ni leur nature. Or le but de l’éducation, c’est le perfectionnement dans l’ordre de la nature. Fortifions donc dans la femme la raison, qui est le bien commun, mais sans porter atteinte aux dons qui lui sont propres. Toutes ses faiblesses ne sont pas des défauts, pas plus que nos énergies ne sont toutes des vertus. Moins riche que l’homme en qualités acquises, la femme l’emporte par les qualités natives, ce que Montaigne appelle les qualités de prime-saut. Son instinct la guide parfois aussi heureusement que la plus rigoureuse logique ; tandis que nous discourons, elle observe : le grand livre du monde lui est familier ; elle devine, elle démêle, elle pénètre ; c’est, dans le détail des choses de l’âme, un merveilleux psychologue. Sa volonté, moins fortement trempée que celle de l’homme, conçoit, quand il le faut, les résolutions les plus vaillantes, les résolutions du sacrifice ; où nous nous décidons par raison, elle écoute son cœur, el la tendresse n’a pas de source plus profonde, le dévouement de plus complet abandon. Sa sensibilité exquise vibre à tous les souffles : mobile, passionnée, ne craignant, n’espérant jamais à demi, elle ressent tour à tour et réfléchit admirablement les émotions diverses. Au bon sens le plus solide elle sait allier les grâces légères. Dans tout ce qui demande du tact, du goût, moins d’application que de génie, l’oubli ou le don de soi-même, — dans la conversation, la correspondance, la critique, — des juges difficiles ne lui reconnaissent pas de supérieur. Elle a la finesse, l’élan, le charme. Ce sont là des richesses incomparables, dont il n’est besoin que de diriger et

de perfectionner l’emploi. On peut régler son imagination et rectifier son jugement, éclairer ses sentiments et assurer sa volonté, discipliner, en un mot, ses facultés, sans en contraindre l’allure naturelle. Dans une page pleine d’humour, Herbert Spencer figure l’éducation, — celle qu’il s’agit de remplacer, l’éducation décorative et des vaines formules, — sous les traits d’une sorte de poupée revêtue d’oripeaux et se mouvant par ressorts[143]. Nous aimons à nous imaginer celle qu’il s’agit de créer sous la figure de ces statues antiques que Fénelon représente dans toute la sève de la vie, le port élégant et ferme, la démarche modeste et aisée, le front éclairé par la pensée, le sourire aux lèvres.



  1. Cette étude est extraite d’un Mémoire sur l’enseignement secondaire des filles, lu au Conseil académique de Paris et à l’Académie des sciences morales et politiques. Après avoir fait l’historique des efforts tentés en France, et notamment à Paris, pour établir cet enseignement, l’auteur examine les principes sur lesquels repose la loi du 21 décembre 1880.
  2. Il s’agit de la loi qui institue les lycées et collèges de jeunes filles.
  3. Voir les substantiels rapports de M. Camille Sée, dans l’intéressant volume où il a réuni tous les documents, discours, projet, arrêtés, qui se rapportent à la loi (Hetzel, 1881).
  4. À Port-Royal, on n’admettait pas les jeunes filles au-dessous de dix ans, sauf les orphelines qu’on prenait dès trois ou quatre ans. Voir les Constitutions du monastère de Port-Royal du Saint-Sacrement, par la mère Agnès Arnauld, chap. xvi.
  5. Règlement pour les enfants de Port-Royal, composé par sœur Sainte-Euphémie, en 1657, et imprimé en 1665, à la suite des Constitutions. — Voir V. Cousin, Jacqueline Pascal, appendice no 2.
  6. Avis à une dame de qualité sur l’éducation de sa fille.
  7. Racine, Prologue d’Esther ; Boileau, Satire des femmes. — Cf. Sainte-Beuve, Port-Royal, liv. V.
  8. Voir l’Instruction chrétienne pour l’éducation des jeunes filles, par le P. La Chaise (1687).
  9. V. Cousin, Jacqueline Pascal, déjà cité, chap. I, p. 52, 60.
  10. Les amis de Port-Royal avaient eux-mêmes le sentiment de la rigueur de ces règles. « Il se peut faire, écrivait M. de Pontchartrain, que tous les enfants ne soient pas capables d’un si grand silence et d’une vie si tendue sans tomber dans l’abattement et dans l’ennui, ce qu’il faut éviter sur toute chose ; et que toutes les maîtresses ne puissent pas les entretenir dans une si exacte discipline, et gagner en même temps leur affection et leurs cœurs, ce qui est tout à fait nécessaire pour réussir dans leur éducation. »
  11. Voir la Correspondance, les Conseils aux demoiselles, les Entretiens
  12. C’est la pensée que Napoléon reprend et exprime militairement dans le décret du champ de bataille d’Austerlitz sur la fondation des maisons de la Légion d’honneur : « Tous les enfants seront élevés et entretenus à nos frais. Les garçons seront placés, et les filles mariées par nous. » (Art. 2.)
  13. Saint-Marc Girardin, Étude sur J.-J. Rousseau t. II, chap. xii.
  14. « Quelques abbayes s’étaient particulièrement dévouées à l’éducation des filles de qualité, écrit Mme Campan. Penthemont et le Port-Royal ont réuni dans leurs murs tous les noms illustres de la France et plusieurs princesses : les filles des riches créoles y étaient aussi envoyées dès leurs plus jeunes années. Il y régnait un luxe extrême, auquel aucune loi ne pouvait mettre de frein. Les pensionnaires en chambre, qui, n’étant point soumises à la règle de la maison, avaient des femmes de chambre, un parloir particulier, et vivaient dans leur intérieur avec une grande liberté, attiraient trop facilement les élèves, qui, par la volonté de leurs parents ou la médiocrité de leur fortune, étaient astreintes à la règle de la maison et en portaient l’uniforme. La superbe abbaye de Marquel, en Flandre, recevait toutes les filles riches des provinces environnantes. Chaque demoiselle y avait un appartement ; les visites des hommes abondaient à toutes les grilles, le luxe y était porté à un tel degré, que les marchands de nouveautés s’y transportaient souvent, de Paris même ; les demoiselles se donnaient réciproquement des thés, des soupers ; on luttait de magnificence, et les Flamands regardaient cette école comme nécessaire au bon ton et au bon goût de leurs filles. Saint-Cyr, admirable par la sagesse de son règlement, par le zèle des dames et par la soumission des élèves, avait été placé par une main supérieure au-dessus de tous les dangers qui s’étaient introduits dans les autres monastères. Malheureusement, le respect des dames de Saint-Cyr pour leur première constitution avait trop entravé la marche de l’enseignement. Tout était changé dans le monde, et, du moment que l’on ajoutait quelques talents à l’instruction solide et pieuse des élèves, il était ridicule de les entendre, en 1789, chanter la musique de Lulli et de les voir danser le passe-pied et la forlane, vêtues en habits retroussés, comme du temps de Louis XIV. » (Lettre à Son Excellence le comte de L., 1812.)
  15. Mme Campan, Mémoires.
  16. Mémoires, édit. de F. Barrière, 1831, p. 21 à 23.
  17. Projet pour perfectionner l’éducation des filles, préface.
  18. Locke, vers le même temps, condamne formellement l’éducation publique. (Quelques Pensées sur l’Éducation, sect. VII.) C’est aussi le sentiment de J.-J. Rousseau, qui traite les collèges « d’établissements risibles. »
  19. Avis d’une mère à sa fille. — Avis d’une mère à son fils.
  20. Traité des Études, liv. I, chap. ii.
  21. Projet pour perfectionner l’éducation, chap. xiii.
  22. Dialogue X.
  23. Jacques le Fataliste ; la Religieuse.
  24. Essai sur le Caractère, les Mœurs et l’Esprit des femmes dans les différents siècles.
  25. Lettre à Mme de Graffigny sur les Lettres Péruviennes.
  26. Discours sur cette question : Comment l’éducation des femmes pourrait contribuer à rendre l’homme meilleur ; Études de la nature, étude XIV.
  27. Dictionnaire de l’Encyclopédie, V° Femme, article de Desmahis.
  28. Lettres à mon fils, réimprimées sur l’édition de 1759, avec une introduction par M. Challemel-Lacour. — Cf. Dupuy, Instructions d’un père à sa fille (1707).
  29. Émile, liv V.
  30. Le sujet traité par Bernardin de Saint-Pierre avait été mis au concours par l’Académie de Besançon (1777).
  31. De l’Éducation physique et morale des femmes, avec une notice alphabétique de celles qui se sont distinguées dans les différentes carrières des sciences et des beaux-arts ou par des talents et des actions mémorables, par Ambroise Riballier, 1 vol. in-12, Bruxelles et Paris, 1779. — Système moral et physique de la femme, par Roussel, in-12, 1175. — Traité de l’Éducation des femmes et cours complet d’instruction, par Mme la comtesse de Miremont, 1779. — Le Legs d’un père à ses filles, du docteur Gregory, traduit de l’anglais, 1774. — Le Plan de lecture pour une jeune dame, par de Lezai-Marnezia, 1784. — L’École des jeunes demoiselles, par l’abbé Reyre, 1786 ; etc.
  32. Les Conversations d’Émilie (1775).
  33. « Depuis l’époque où Fénelon écrivait, dit Mme Campan, les couvents étaient successivement tombés dans un grand discrédit, Les jeunes filles n’y entraient plus, à moins d’être orphelines ou incommodes à leurs mères ; elles y séjournaient seulement six mois ou un an pour leur première communion. » (Lettre au comte de L…) Et plus loin : « On ne passait ordinairement dans les couvents que les deux dernières années de l’éducation. »
  34. Avis à une dame de qualité.
  35. Mme Campan.
  36. « Quelques soins que l’on prenne de l’éducation des enfants, elle est toujours très imparfaite, dit de son côté Mme de Lambert, au début de l’Avis d’une mère à son fils : il faudrait pour la rendre utile avoir d’excellents gouverneurs, et où les prendre ? À peine les princes peuvent-ils en avoir et se les conserver. Où trouve-t-on des hommes assez au-dessus des autres pour être dignes de les conduire ? »
  37. Lettres sur les principes élémentaires d’éducation (1801).
  38. L’éducation familière ou Séries de lectures pour les enfants (1828).
  39. L. Aimé Martin, De l’Éducation des Mères de famille ou de la Civilisation du genre humain par les femmes, tom. I, liv. I, chap. {{rom|xiv|14. — Cf. Bonnin, Lettres sur l’Éducation (1823).
  40. Décret du 31 décembre 1853, art. 11.
  41. De l’institution du mariage chrétien, Œuvres complètes, tome VI.
  42. Voir Charles de Ribbes, La Vie domestique. — Les Familles et la Société en France avant la Révolution.
  43. Le Livre du Chevalier de la Tour Landry à l’enseignement des dames. — Cf. la Cité des Dames, les Troys Vertus à l’enseignement des dames, le Triomphe des dames.
  44. Voir les Enseignements d’Anne de France, duchesse de Bourbonnois et d’Auvergne, à sa fille Suzanne de Bourbon, par A.-M. Chazaud, archiviste de l’Allier ; Moulins, 1878. — Cf. les Enseignements de saint Louis à sa fille Isabelle, et le Rosier des Guerres, rédigé par ordre de Louis XI pour son fils Charles VIII.
  45. De l’éducation des filles, ch. xii, p. 91 de l’excellente édition de M. Armand Gasté, professeur à la faculté des lettres de Caen ; Paris, E. Belin, 1882.
  46. Voici comment les Constitutions de la mère Agnès, plus modestes encore que le Règlement de sœur Sainte-Euphémie, résument ce programme : « On enseignera aux enfants à lire, à écrire, à travailler au linge et à d’autres ouvrages utiles, et non de (sic) ceux qui ne servent qu’à la vanité. »
  47. Conseils et Instructions aux demoiselles de Saint-Cyr, t. I, p. 98.
  48. Traité du choix et de la méthode des études, chap. xxxviii. — Le traité fut publié en 1686 ; mais il était écrit dès 1674. Cette date le rapproche de la première représentation des Femmes savantes.
  49. Artamène ou le Grand Cyrus, portrait de Sapho.
  50. Voir également sur ce point l’Avis d’un homme de qualité à sa fille, par le marquis d’Halifax, traduit de l’anglais (1698).
  51. De l’Éducation des filles, chap. xi et xii.
  52. « Vous m’avez appris, écrit-elle à Fénelon, que mes premiers devoirs étaient de travailler à former l’esprit et le cœur de mes enfants… J’ai trouvé dans Télémaque les préceptes que j’ai donnés à mes fils, et dans l’Éducation des filles les conseils que j’ai donnés à la mienne. »
  53. Avis d’une mère à sa fille. — Cf. Réflexions sur la femme ; la Femme ermite ; Avis d’une mère à son fils, édition de 1748.
  54. Réflexions sur les Femmes ; Lettre au R. P. B***, jésuite, sur Homère.
  55. « Je n’ai jamais pensé qu’à être ignorée et à demeurer dans le néant où les hommes ont voulu nous réduire… On n’attend rien de nous et l’on ne nous demande que des agréments ; on nous quitte du reste… Nous autres femmes, nous ne sommes faites que pour être ignorées… Les hommes nous ont imposé la loi d’être belles et ne nous ont donné que cela à faire… Les hommes, qui ont toujours fait leur partage entre nous avec inégalité et injustice, ont étendu leurs droits et resserré les nôtres… Quand les femmes seraient capables de se donner un mérite solide, il est à craindre que peu d’hommes seraient capables d’en être touchés… Nous ne pouvons faire aucun usage de notre liaison avec les hommes ; l’usage les a si bien servis que tout est pour eux et contre nous. Ils ont étouffé notre droit sous la force. Ils ont beau faire : ils n’ôteront point aux femmes la gloire d’avoir formé ce que nous avons eu de plus honnêtes gens dans le temps passé », etc. Ailleurs, s’adressant à son fils avec le juste sentiment du devoir qu’elle a rempli : « J’ai fait ce que j’ai pu pour mettre quelque ordre à nos affaires où l’on ne laisse aux femmes que la gloire de l’économie (elle avait perdu son mari très prématurément). J’ose dire qu’après ln perte que nous avons faite, si vous aviez eu une autre mère, vous seriez encore plus à plaindre ».
  56. Avis d’une mère à sa fille.
  57. Du programme de Mme de Lambert on peut rapprocher celui du P. Buffler, un des hôtes les plus assidus de son salon. Voir le Cours général et particulier des Sciences sur des principes nouveaux et simples, pour former le langage, le cœur et l’esprit ; la Pratique de la Mémoire artificielle pour apprendre et retenir la chronologie, l’histoire et la géographie, etc.
  58. Traité des Études, liv. I, chap. II, art. 2.
  59. Projet pour perfectionner l’éducation des filles, sixième moyen.
  60. Consulter la série entière des projets de l’abbé de Saint-Pierre sur les questions d’éducation : Projet pour perfectionner l’éducation (1728). — Projet pour perfectionner l’éducation domestique des princes et des grands seigneurs (1730). — Projet pour perfectionner l’éducation des filles (1730). — Observations sur le dessein d’établir un Bureau perpétuel pour perfectionner l’éducation publique des enfants dans les collèges et dans les couvents (1730). — Projet pour multiplier les collèges de filles (1730).
  61. Voir dans les Acta eruditorum de Leipzig, ann. 1724, p. 239, la Dissertation intitulée : Bitisia Gozzadina, seu de Mulierum Doctoratu.
  62. Conversations d’Émilie. — L’Ami des femmes, 1758. — Essai sur l’éducation des demoiselles, par Mme de P…, 1769.
  63. Nous empruntons cette liste au plan d’études de Mme de Miremont.
  64. Mme de Lambert, Avis d’une mère à sa fille
  65. Voir plus haut, p. 507.
  66. Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. III. — « Je donnai à mes jeunes princesses, dit Mme de Genlis elle-même, une femme de chambre anglaise et une autre qui savait l’italien ; de sorte qu’à cinq ans, elles entendaient trois langues et parlaient parfaitement bien anglais et français. » Mémoires, p. 184.
  67. Voir Adèle et Théodore ou Lettres sur l’Éducation.
  68. Lettre au comte de L……
  69. « Le but de ces éducations, écrivait Mme Campan à l’empereur, doit être porté : 1o vers les vertus domestiques ; 2o vers l’enseignement, à un tel degré de perfection, pour la connaissance de la langue, des calculs, de l’histoire, de l’écriture, de la géographie, que toutes les élèves soient assurées du bonheur de pouvoir instruire elles-mêmes leurs filles. L’éducation publique pour les femmes finira par devenir l’éducation maternelle. » (Lettre inédite du 20 octobre 1809) — L’histoire embrassait l’histoire sainte et l’histoire profane ; à l’étude de la langue française était jointe celle de l’anglais et de l’italien ; au calcul, le grand-chancelier de Lacépède avait ajouté (7 avril 1803) le système décimal et la nomenclature des nouveaux poids et mesures, qu’on commençait à peine à enseigner dans les collèges ; la géographie mathématique faisait partie de la géographie. Le programme comprenait enfin les arts d’agrément : dessin, peinture, musique, danse.
  70. Voici comment Napoléon avait jeté, en quelque sorte, les bases du programme d’Écouen : « L’emploi et la distribution du temps, écrivait-il de Finkenstein au grand-chancelier (15 mai 1809), sont des objets qui exigent principalement votre attention… Je n’ai attaché qu’une importance médiocre aux institutions religieuses de Fontainebleau (école militaire), etje n’ai prescrit que tout juste ce qu’il fallait pour les lycées. C’est tout le contraire pour l’institution d’Écouen. Il faut que les élèves fassent chaque jour des prières régulières, entendent la messe et recoivent des leçons sur le catéchisme. Cette partie de l’éducation est celle qui doit être la plus soignée. Il faut ensuite apprendre aux élèves à chiffrer, à écrire, les principes de leur langue, afin qu’elles sachent l’orthographe. Il faut leur apprendre un peu de géographie et d’histoire, mais bien se garder de leur montrer ni le latin, ni aucune langue étrangère. On peut enseigner aux plus âgées un peu de botanique et leur faire un léger cours de physique et d’histoire naturelle, et encore tout cela peut-il avoir des inconvénients. Il faut se borner, en physique, à ce qui est nécessaire pour prévenir une crasse ignorance et une stupide superstition, et s’en tenir aux faits, sans raisonnements, qui tiennent directement ou indirectement aux causes premières. On examinera s’il serait possible de donner à celles qui sont parvenues à une certaine classe une masse pour leur habillement. Elles pourraient s’accoutumer à l’économie, à calculer la valeur des choses et à compter avec elles-mêmes. Mais, en général, il faut les occuper toutes, pendant les trois quarts de la journée, à des ouvrages manuels : elles doivent savoir faire des bas, des chemises, des broderies, enfin toute espèce d’ouvrage de femme… Je ne sais s’il y a possibilité de leur montrer un peu de médecine et de pharmacie, du moins de cette espèce de médecine qui est du ressort d’une garde-malade. Il serait bon aussi qu’elles sussent un peu de cette partie de la cuisine qu’on appelle l’office. Je n’oserais plus, comme j’ai essayé pour Fontainebleau, prétendre leur faire faire la cuisine ; j’aurais trop de monde contre moi ; mais on peut leur faire préparer leur dessert, et ce qu’on voudrait leur donner, soit pour leur goûter, soit pour leurs jours de récréation. Je les dispense de la cuisine, mais non pas de faire elles-mêmes leur pain. L’avantage de tout cela est qu’on les exerce à tout ce qu’elles peuvent être appelées à faire, et qu’on trouve l’emploi naturel de leur temps en choses solides et utiles. Il faut que leurs appartements soient meublés du travail de leurs mains, qu’elles fassent elles-mêmes leurs chemises, leurs bas, leurs robes, leurs coiffures. Tout cela est une grande affaire dans mon opinion. Il faut dans cette matière aller jusqu’auprès du ridicule. Je veux faire de ces jeunes filles des femmes utiles, certain que j’en ferai par là des femmes agréables. Je ne veux pas chercher à en faire des femmes agréables, parce que j’en ferais des petites-maîtresses. On sait se mettre, quand on fait soi-même ses robes : dès lors on se met avec grâce. La danse est nécessaire à la santé des élèves ; mais il faut un genre de danse spécial, et qui ne soit pas une danse d’opéra. J’accorde aussi la musique, mais la musique vocale seulement… Si l’on me dit que l’établissement ne jouit pas d’une grande vogue, je réponds que c’est ce que je désire, parce que mon opinion est que, de toutes les éducations, la meilleure est celle des mères ; parce que mon intention est principalement de venir au secours de celles des jeunes filles qui ont perdu leurs mères, et dont les parents sont pauvres… ; qu’enfin si ces jeunes personnes, retournant dans leurs provinces, y jouissent de la réputation de bonnes femmes, j’ai complètement atteint mon but, et je suis assuré que l’établissement arrivera à la plus solide, à la plus haute réputation. » Voir A. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, t. VII, liv. xxvi, p. 427.
  71. Mgr Dupanloup, Femmes savantes et Femmes studieuses.
  72. C. Lenient, De la Satire en France au moyen âge, chap. v et xxii. — Dans un opuscule imprimé en 1641, mais inspiré de la même doctrine, Simon Gadie, docteur en théologie, établit que les femmes n’étant pas hommes, le Christ n’est pas mort pour elles, et que, conséquemment, elles ne peuvent être sauvées : « Mulieres scilicet non esse homines, Christum ergo pro iis non esse passum, nec eas salvari. » Il faut ajouter que, dans une deuxième partie du même livret, l’auteur se réfute lui-même victorieusement. — Voir E. Deschanel, le Mal et le Bien qu’on a dit des femmes. p. 73.
  73. Du Gouvernement et du Costume des femmes. — Voir, sur l’auteur, un article de M. Delécluze, Revue française, août 1838, p. 110. — Cf. L’Éducation des Femmes, par M. Charles Jourdain, de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, fragment lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies, le 25 octobre 1871.
  74. « Puer bibens vinum et mulier loquens latinum nunquam facient finem bonum. » Cette sentence du jurisconsulte Accurse avait cours comme un proverbe.
  75. Voir également les Quinze Joies du mariage et le Blason des dames.
  76. Le Champion des Dames, poème de Martin Franc, chanoine de Lausanne, ancien secrétaire du pape Félix V.
  77. Boccace, Le Labyrinthe d’amour ; Des Femmes illustres : — Brantôme Vies des Dames illustres.
  78. Henrici Cornelii Agrippæ ab Nettesheym, De Nobilitate et Præcellentia feminini sexus ejusdemque supra virilem eminentiâ libellus (1509).
  79. De l’institution du Mariage chrétien.
  80. De l’Éducation de la femme chretienne. — Cf. De l’Éducation des jeunes garçons et des jeunes filles de qualité.
  81. Essais, 3. — C’est dans le même sentiment que G. Naudé dit, dans le Mascurat : « Tout le blâme qu’on donne à celles qui sont savantes sera attribué à la crainte qu’ont les hommes qu’elles les surmontent quelque jour. » Jugement de tout ce qui a été imprimé contre le cardinal Mazarin, depuis le sixième janvier jusques à la déclaration du premier avril mil six cent quarante-neuf, in-4o, 1650, ouvrage ordinairement désigné sous le nom de Mascurat, parce que Mascurat est un des interlocuteurs du dialogue ouvert par Saint-Ange (Naudé) sur la question.
  82. L’Ombre de la Damoiselle de Gournay, œuvre composée de mélanges ; Paris, 1626, p. 445.
  83. Id., p. 556. — Cf. De l’Éducation des enfants de France, id., p. 1. — Voir L’honneste femme. par le sieur Dubosq (1635) et L’honneste fille, par le sieur de Grenaille (1639).
  84. L’idée de la femme qui ne se trouve point et qui ne se trouvera jamais. La conclusion de la dissertation mérite d’être relevée dans le sujet qui nous occupe : « … Voilà le portrait de la femme qui ne se trouve point, si on peut faire le portrait d’une chose qui n’est pas. C’est plutôt l’idée d’une personne accomplie. Je ne l’ai point voulu chercher parmi les hommes, parce qu’il manque toujours à leur commerce je ne sais quelle douceur qu’on rencontre en celui des femmes, et j’ai cru moins impossible de trouver dans une femme la plus forte et la plus saine raison des hommes que dans un homme les charmes et les agréments naturels aux femmes. »
  85. Nobilissimœ virginis Ann Mariœ A’Schurman Opuscula Hebrœa, Grœca, Latina, Gallica. prosaica et metrica. Editio tertia auctior et emendatior, 1652. Les deux premières éditions sont de 1648 et de 1650. Une quatrième a été publiée en 1754. On en fait encore des traductions au dix-huitième siècle. Voici dans quels termes Naudé parle de Mlle Schurman dans le Mascurat (pag. 71-72) : « Le mesme peut se dire aussi de ce miracle de nos jours, Mlle Anne-Marie de Schurman, qui n’excelle pas moins sur toutes les femmes savantes que les deux Scaliger ont fait tous les hommes doctes. »
  86. Le titre de la thèse est celui-ci : Problema praticum num feminœ christianœ convenial studium litterarum ? Mlle Schurman reprend la question avec ou contre quelques-uns de ses amis dans un certain nombre de lettres adressées à André Rivet. à Saumaise, à Spanheim et à Mlle de Gournay elle-même. La thèse avait paru pour la première fois sous ce titre expressif : De ingenii muliebris ad doctrinam et melibres litteras aptitudine ; Leyde, 1641 ; opuscule traduit en 1646 par Guillaume Colletet.
  87. Il n’y a pas à chercher l’opinion du dix-septième siècle dans la Satire des Femmes de Boileau ni dans l’Apologie des Femmes de Perrault : l’une n’est qu’une imitation de Juvénal, avec quelques allusions contemporaines, généralement forcées et peu heureuses ; l’autre, une œuvre de polémique personnelle, où le morceau capital est la préface. — Malebranche (Recherche de la Vérité, 2e partie, chap. i), après avoir établi que, « pour l’ordinaire les femmes sont incapables de pénétrer les vérités un peu difficiles à découvrir », ajoute : « Il y a des femmes savantes, des femmes courageuses, des femmes capables de tout… Quand nous attribuons quelques défauts à un sexe, nous ne l’entendons que pour l’ordinaire, en supposant toujours qu’il n’y a point de règle sans exception. » — Bossuet ne faisait que céder à un mouvement d’impatience provoqué par la coquetterie et la vanité des femmes, lorsqu’il leur rappelait qu’après tout elles sortent « d’un os complémentaire de l’homme ».
  88. De l’Égalité des deux sexes. Discours physique et moral où l’on voit l’importance de se défaire des préjugés ; Paris, 1673, 1691, — De l’éducation des dames pour la conduite de l’esprit dans les sciences et dans les mœurs. Entretiens ; Paris, 1679.
  89. Voir le Mascurat, p. 68.
  90. De l’Excellence des hommes contre l’égalité des sexes ; Paris, 1679, 1692.
  91. Lettres et opuscules inédits du comte Joseph de Maistre, tom. II, Lettres à Mlle Constance de Maistre, nos 41, 42, 44, 49, 112. — Cf. t. II, Cinq Paradoxes à Mme la marquise de Nav… Deuxième paradoxe : Les Femmes sont plus propres que les hommes au gouvernement des États. — J. de Maistre résume, d’ailleurs, son opinion dans le passage suivant : « Le mérite de la femme est de régler sa maison, de rendre son mari heureux, de le consoler, de l’encourager et d’élever ses enfants, c’est-à-dire de faire des hommes. Au reste, il ne faut rien exagérer : je crois que les femmes, en général, ne doivent point se livrer à des connaissances qui contrarient leurs maris, mais je suis fort éloigné de croire qu’elles doivent être parfaitement ignorantes. » (Lettre no  41.)
  92. Lettre sur l’organisation d’Écouen déjà citée, 15 mai 1809.
  93. Voir le Dialogue sur les Femmes de l’abbé Galiani. L’un des interlocuteurs y soutient la même thèse : il définit la femme « un être naturellement faible et malade ». Le dernier mot, qui appartient à l’avocat de la partie adverse, est sans grande énergie : « Si on laissait faire la nature sans la contrarier sans cesse, les femmes vaudraient autant que nous, à la différence près qu’elles seraient un peu plus délicates et un peu plus gentilles… »
  94. L’abbé Blanchard, Préceptes pour l’Éducation des deux sexes à l’usage des familles chrétiennes, 1803.
  95. Si, dans une revue générale des opinions sur l’égalité des sexes devant l’éducation, il serait difficile de donner une place à la doctrine des Saint-Simoniens, on ne peut cependant passer sous silence leur rêve généreux et les aberrations étranges qu’il a enfantées. Les Saint-Simoniens n’ont jamais traité de l’éducation de la femme au sens pédagogique du mot. Ils ont seulement cherché à déterminer sa fonction dans la société qu’ils se proposaient de fonder. Voici comment ils la définissaient, à l’origine, en termes assez vagues, dans l’introduction des Conférences de 1829 (p. 28 de la 2e édition publiée en 1830) : « Il nous fallait découvrir quelle a été l’influence constante des femmes sur l’adoucissement de nos mœurs, et à quelle élévation morale, d’esclaves avilies qu’elles étaient, elles sont parvenues ; il nous fallait, surtout, faire sentir le sort que leur réserve un avenir qui, après les avoir complètement affranchies du joug barbare que des passions brutales leur ont imposé, reconnaîtra en elles le type de cette puissance sympathique qui excita d’abord l’horreur pour les sacrifices humains, brisa plus tard les chaînes de l’esclave et prononça enfin ce mot sublime de philanthropie. » En 1829, trois conférences (9o, 10o, 11e) sur dix-sept furent consacrées à l’éducation, mais à l’éducation générale. Ce qui en ressort, c’est que, pour les Saint-Simoniens, l’éducation est le moyen « d’inspirer à tous les hommes, de développer, de cultiver en eux les sentiments, les connaissances, les habitudes, qui doivent les rendre dignes d’être les membres d’une société aimante, ordonnée et forte, de préparer chacun d’eux, selon sa vocation, à lui apporter son tribut d’amour, d’intelligence et de force ». Le développement de ce principe les amène, dès 1830, quelques jours avant la révolution de Juillet, à proclamer que la femme est le type de la perfection saint-simonienne, parce qu’elle « sait se faire obéir en se faisant aimer ». La femme est ainsi élevée au même rang que l’homme. « L’homme et la femme, dit Enfantin, voilà l’individu social ; l’ordre moral nouveau appelle les femmes à une vie nouvelle. Il faut que la femme nous révèle tout ce qu’elle sent, tout ce qu’elle désire, tout ce qu’elle veut pour l’avenir. Tout homme qui prétendrait imposer une loi à la femme n’est pas Saint-Simonien, et la seule position du Saint-Simonien à l’égard de la femme, c’est de déclarer son incompétence à ce sujet. » Enfantin, grand-prêtre du saint-simonisme, imagine alors le couple prêtre, et laisse à côté de son fauteuil un fauteuil vide pour la femme. L’individu social, composé du couple de l’homme et de la femme, est la base de la société. Au couple prêtre appartient de discerner les capacités et d’assigner les rôles. La fonction propre de la femme prêtresse est d’éveiller les vocations par l’impulsion sympathique, sa sympathie pouvant et devant se porter partout où la loi d’amour l’appelle. De là le monstrueux idéal de la femme libre. C’est ainsi qu’en voulant, au moins dans la première donnée de leur système, relever la femme, les Saint-Simoniens n’aboutissaient qu’à la dégrader.
  96. L’Assujettissement des Femmes, par John Stuart Mill, traduit de l’anglais par É. Cazelles. — Cf. Mes Mémoires, histoire de ma vie et de mes idées, traduit par le même.
  97. L’Assujettissement des Femmes, chap. i, p. 2.
  98. Id., chap. iii.
  99. Id., chap. iii, p. 122.
  100. L’Assujettissement des femmes, chap. ii.
  101. Id., chap. iv
  102. Id., chap. iv, p. 244.
  103. Essai sur les Femmes, tiré des Parerga und Paralipomene. traduction de J. Bourdeau.
  104. Id., p. 130.
  105. Voir le Pessimisme au XIXe siècle, par E. Caro, de l’Académie française ; Hachette. 1878.
  106. Voir l’étude pénétrante et piquante sur la Vie et les Opinions de Schopenhauer, placée par M. J. Bourdeau en tête de sa traduction.
  107. » Le but de toutes les institutions, dit Talleyrand, doit être le bonheur du plus grand nombre. Tout ce qui s’en écarte est une erreur, tout ce qui y conduit, une vérité. Si l’exclusion des emplois publics prononcée contre les femmes est pour les deux sexes un moyen d’augmenter la somme de leur bonheur mutuel, c’est dès lors une loi que toutes les sociétés ont dû reconnaître et consacrer. Toute autre ambition serait un renversement des destinations premières ; et les femmes n’auraient jamais intérêt à changer la délégation qu’elles ont reçue. Il me semble incontestable que le bonheur sérieux, surtout celui des femmes, demande qu’elles n’aspirent point à l’exercice des droits… Loin du tumulte des affaires, ah ! sans doute, il reste aux femmes un beau partage dans la vie !… S’il était encore quelques femmes que le hasard de leur éducation ou de leurs talents pût appeler à l’existence d’un homme, elles doivent en faire le sacrifice au bonheur du grand nombre, se montrer au-dessus de leur sexe en le jugeant, en lui marquant sa véritable place, et ne pas demander qu’en livrant les femmes aux mêmes études que nous, on les sacrifie toutes pour avoir peut-être dans un siècle quelques hommes de plus… »
  108. Voir Condorcet, Éducation des Femmes, et Romme, Rapport à la Convention. Ces deux documents ont été réimprimés récemment dans un recueil publié par M. Hippeau sous ce titre : L’Instruction publique en France pendant la Révolution ; Paris, 1881.
  109. De l’Éducation des filles, chap. xi.
  110. Projet pour perfectionner l’éducation des filles, préface et premier discours.
  111. Traité des Études, ii.
  112. Voici le texte de Condorcet : « Si le système complet de l’instruction commune, de celle qui a pour but d’enseigner aux individus de l’espèce humaine ce qu’il leur est utile de savoir pour jouir de leurs droits et pour remplir leurs devoirs, paraît trop étendu pour les femmes, qui ne sont appelées à aucune fonction publique, on peut se restreindre à leur faire parcourir les premiers degrés, mais sans interdire les autres à celles qui auraient des dispositions plus heureuses et en qui leur famille voudrait les cultiver. S’il est quelques professions qui soient exclusivement réservées aux hommes, les femmes ne seraient point admises à l’instruction particulière qu’elles peuvent exiger ; mais il serait absurde de les exclure de celle qui a pour objet de les préparer aux professions qu’elles doivent exercer en concurrence. »
  113. Ici encore les témoignages sont à recueillir textuellement. « Il faut qu’une solide instruction rende les femmes dignes d’apprécier les talents et les vertus de leur mari, de conserver leur fortune par une sage économie, de partager leur élévation sans une ridicule ostentation, de les consoler dans la disgrâce, de former leurs filles dans toutes les vertus inséparables de leur sexe, et de diriger les premières années de leurs fils. » (Mme Campan, De l’Éducation.) — « Des intérêts considérés en grand occupent l’homme ; il défend ceux de la famille entière, de la cité, de la patrie. Quel est le rôle particulier des femmes ? Selon nous, elles sont appelées à perfectionner la vie privée dans les limites imposées par la loi de Dieu, » (Mme Necker de Saussure, l’Éducation progressive, Étude de la vie des femmes, I, 3.) — « Nous n’avons, nous ne voulons avoir d’empire que par les mœurs et de trône que dans les cœurs. Je ne réclamerai jamais rien au delà. Il me fâche souvent de voir les femmes disputer aux hommes quelques privilèges qui leur seyent si mal : il n’est pas jusqu’au titre d’auteur, sous quelque petit rapport que ce soit, qui ne me semble ridicule en elles… Ce n’est jamais pour le public qu’elles doivent avoir des connaissances et des talents. Faire le bonheur d’un seul et le bien de beaucoup, par les charmes de l’amitié, de la décence, je n’imagine pas un sort plus beau que celui-là. » (Mme Roland, Lettres.) — « On a raison d’exclure les femmes des affaires publiques ; rien n’est plus opposé à leur vocation naturelle que tout ce qui leur donnerait des rapports de rivalité avec les hommes, et la gloire elle-même ne saurait être pour une femme qu’un deuil éclatant du bonheur. » (Mme de Stael, De l’Allemagne.) — Mme de Lambert, pour qui la considération est d’un si grand prix, ne disconvient pas elle-même que le rôle de la femme est nécessairement modeste. « Les vertus des femmes, dit-elle, sont difficiles, parce que la gloire n’aide pas à les pratiquer. Vivre chez soi ; ne régler que soi et sa famille ; être simple, juste et modeste : vertus pénibles, parce qu’elles sont obscures… Les vertus d’éclat ne sont point le partage des femmes, mais bien les vertus simples et paisibles. La renommée ne se charge point de nous. » (Avis d’une mère à sa fille.) — C’est dans le même sens que Gœthe dit : « La femme la plus digne du titre de femme de mérite est celle qui, si ses enfants viennent à perdre leur père, serait capable de le remplacer. »
  114. Le vœu ne paraîtra que trop justifié, si l’on considère que, sur 3 007 194 cas de veuvage constatés en France d’après le recensement de 1836 (les résultats du dénombrement de 1881 ne sont pas encore connus), on comptait 986 129 veufs et 2 021 065 veuves, soit 205 veuves pour 100 veufs.
  115. Un homme sans femme, dit un proverbe annamite, est comme un cheval sans bride.
  116. « Les femmes, écrit de son côté Mme Guizot, sont dans la société comme ces religieux qui, ayant renoncé à toute influence immédiate sur les affaires, n’y peuvent prendre part qu’en obtenant de l’empire sur ceux qui les conduisent. »
  117. « Les femmes auraient besoin, dit Mme Guizot, qu’on leur parlât raison de bonne heure. »
  118. « Un quart d’heure de réflexion étend et forme plus l’esprit que beaucoup de lectures. » Mme de Lambert, Avis d’une mère à sa fille.) — « Pourquoi s’en prendre aux hommes de ce que les femmes ne sont pas savantes ? dit La Bruyère. Par quelles lois, par quels rescrits leur a-t-on défendu d’ouvrir les yeux et de lire, de retenir ce qu’elles ont lu, et d’en rendre compte ou dans leurs conversations ou par leurs ouvrages ? » (Des femmes, 49.)
  119. L’Éducation progressive, Étude de la vie des femmes, liv. II, chap. 3.
  120. Sur l’historique de la question de l’affranchissement des femmes en Angleterre, on consultera utilement, dans la Revue politique et littéraire (2 et 9 mai 1874), l’intéressant travail de Mme C. Coignet, une des femmes de notre temps qui s’est vouée avec le plus de passion et de talent à l’étude des grands problèmes de l’éducation moderne. — Voir, dans le même ordre d’idées, un article de la Revue Britannique (janvier 1877), sur le collège pour les femmes du professeur Holloway. — Voir également, dans la Revue des Deux-Mondes (15 mars 1873), une remarquable étude de M. Alfred Rambaud sur l’Éducation des filles en Russie et les gymnases de femmes.
  121. Dans un récent congrès, le congrès socialiste de Bordeaux (séance du 5 septembre 1882), voici, d’après un compte-rendu autorisé, les opinions qui ont été émises sur le rôle propre à la femme.

    Le citoyen Barré, délégué des typographes de Bordeaux, dit : « …Quant à la femme, mûre pour les droits civils et sociaux, elle ne l’est pas pour les droits politiques. Elle peut conseiller, inspirer ; mais son véritable rôle est d’assurer aux enfants une éducation virile, et de donner à la République des hommes prêts à combattre pour la défense du droit et de la liberté. » Le citoyen Marty déclare que, pour la femme, l’instruction (instruction laïque, obligatoire et gratuite à tous les degrés) est encore plus nécessaire que pour l’homme. « Il faut, ajoute-t-il, l’émancipation de la femme au point de vue social, c’est-à-dire qu’il faut à tout travail égal salaire égal ; mais la femme ne doit travailler que quand elle ne peut pas faire autrement ; l’homme doit gagner assez pour que la femme ne soit pas obligée de quitter son foyer et d’abandonner l’éducation de ses enfants. Au point de vue politique, il ne faut pas de l’émancipation de la femme. Comment ! vous voudriez donner à la femme des droits politiques dont vous n’avez pas encore appris à vous servir vous-mèmes ? Cela n’est pas raisonnable. Et si vous rendiez la femme électeur, elle serait par ce fait éligible ; vous la nommeriez député, président de la République même. Concevez-vous un parlement mi-partie hommes et femmes ? Donc accordons à la femme la liberté sociale, demandons la suppression du travail des femmes, mais, quant à la question politique, attendons de savoir nous guider nous-mêmes. » Le citoyen Aufant est d’avis qu’on doit accorder à la femme, au point de vue civil, les mêmes droits qu’à l’homme ; au point de vue politique, il ne comprend pas qu’on veuille donner aux femmes le droit de voter, quand les trois quarts des électeurs ne savent même pas pourquoi ils votent. Le citoyen Bernard, de la société des tailleurs d’habits de Saint-Martin, ne veut pas pour les femmes des droits politiques. « Impossible, dit-il, de leur accorder ces droits sans causer de graves avaries à la société. Veut-on les laisser aller aux réunions publiques ? Pendant qu’elles y seraient, elles ne raccommoderaient pas nos culottes, et nous ne porterions bientôt que des haillons. » Le dernier orateur, le citoyen Roussel, « est de l’avis de ceux qui demandent que ce soit l’homme qui travaille pour la femme. Tout au moins voudrait-il que la femme, si elle était forcée de travailler, pût travailler chez elle. Ici la loi ne peut rien, l’initiative individuelle peut tout. Le père de famille qui a une fille doit faire des sacrifices pour lui donner un métier, qui, une fois mariée, lui permettra de travailler chez elle ; il ne doit pas lui en donner un qui, momentanément plus lucratif, la forcera plus tard à aller dans les usines, par exemple, et à abandonner le foyer de la famille. Il aura ainsi sauvegardé l’intérêt, la moralité, et, dans une certaine mesure, la paix du futur ménage. » Au point de vue politique, il n’est pas du tout partisan des droits donnés à la femme.

    Ces discours ont donné lieu finalement aux propositions suivantes, que nous empruntons au procès-verbal officiel du Congrès :

    Deuxième question. — « De l’émancipation des deux sexes au point de vue politique et social. »

    1o Formation dans toutes les localités de France de chambres syndicales, par corporation, si c’est possible, qui se fédérent aux chefs-lieux, d’abord, et, de là, à l’union syndicale de France ;

    2o Instruction gratuite et laïque à tous les degrés pour les deux sexes ;

    3o Droits civils et sociaux absolus pour les deux sexes ;

    4o Égalité des salaires pour la femme qui produit le même travail que l’homme ;

    5o Réduction de la journée de travail des femmes dans les manufactures de l’État à une durée de huit heures.

  122. Préceptes de mariage. — Cf. Les Vertueux Dits des femmes.
  123. Consolation à Helvia et à Marcia ; Épîtres.
  124. S’il faut élever les filles comme les garçons.
  125. Histoire morale des femmes (1849).
  126. Les Réclamations des femmes. — Cf. Louis Legrand, Les mœurs et le mariage en France (1879).
  127. L’École ; l’Ouvrière. — Voir aussi le discours de M. F. Passy sur l’Introduction de l’économie politique dans l’enseignement des femmes.
  128. Mme Guizot ne traite que de l’éducation morale. C’est la partie fondamentale des traités de Mme Necker et de Mme de Rémusat. Mme de Lambert, qui s’étend davantage sur l’instruction proprement dite, va jusqu’à dire : « Ce n’est pas la privation des connaissances qui est à craindre, c’est l’erreur et le faux jugement. Nous croyons avoir beaucoup avancé, quand nous nous chargeons la mémoire d’histoire et de faits ; cela ne contribue guère à la perfection de l’esprit. Il faut s’accoutumer à penser. » (Avis d’une mère à sa fille.)
  129. De l’assujettissement des femmes, chap. IV, p. 233 et suiv.
  130. Voir l’Éducation physique des jeunes filles ou Avis aux mères sur l’art de diriger leur santé et leur développement, par J.-B. Fonssagrives, professeur d’hygiène à la faculté de Montpellier.
  131. « En France, disait une femme qui s’y connaissait (Mme de Girardin), toutes les femmes, sauf les bas-bleus, ont de l’esprit. »
  132. Voir dans le Bulletin administratif du 18 février 1882 (no 480, p. 475) le discours de M. E. Legouvé, inspecteur général, directeur des études.
  133. Voir les discussions du groupe de l’enseignement des jeunes filles dans les procès-verbaux de la Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire et le substantiel Rapport de {M. Maurice Vernes sur les Programmes d’un lycée de jeunes filles. — Le programme du collège Sévigné n’admet les notions élémentaires de latin qu’à titre d’auxiliaires de l’étude du français (p. 14). C’est en ce sens et dans cette mesure que ces notions ont été inscrites dans la série des matières du cours facultatif de la 4e et de la 5e année des lycées et collèges (arrêté du 14 janvier 1882).

    On sait que la création et l’organisation du collège Sévigné sont dues, pour la plus grande part, à l’initiative et à la direction de l’éminent philologue, M. Michel Bréal, qui, depuis dix ans, consacre aux intérêts de l’éducation nationale tous les loisirs que lui laisse la science.

  134. Voici l’organisation de quelques établissements étrangers :
    Établissements.  Nombre de classes.  Âge d’entrée.
       
    Genève. 8 10 ans
    Berne. 12  6 à 7
    Lausanne. 7  9
    Berlin, École Louise. 10  6 à 7
    Berlin, École Sophie. 9  6 à 7
    Berlin, École Victoria. 9  6 à 7
    Berlin, École Charlotte. 10  7
    Munich. 6  10
    Établissements.  Nombre de classes.  Âge d’entrée.
       
    Cologne. 7 »
    Elberfeld. 10  6 à 7
    Breslau. 10  6 à 7
    Nymphenbourg. 10  6
    Leipzig. 10  6 à 7
    Dresde. 10  6 à 7
    Heidelberg. 10  6 à 7
    Darmstadt. 10  6 à 7
    Turin.  7  6 à 7
    Naples.  8  6 à 7
  135. Décret. art. 1 ; Arrêté, art. 1.
  136. Décret du 28 juillet 1881, art. 14 ; Arrêté du 28 juillet 1882. Le soin d’établir les programmes des classes élémentaires est laissé à la directrice de l’école, assistée du conseil des professeurs, sous le contrôle du recteur de l’académie.
  137. C’est également l’avis de l’abbé de Saint-Pierre, de Mme de Miremont, de Mme Campan. L’abbé de Saint-Pierre propose de prendre les petites filles à cinq ans, Mme de Miremont à sept. « La nature, dit-elle, n’est jamais neutre ; elle semble même parler plus tôt chez les femmes. » — « Dès cinq ans, dit Mme Necker, l’enfant est en possession de toutes ses facultés naturelles. » — Mme de Maintenon recevait à Saint-Cyr dès six ans. Mme d’Épinay veut qu’on ne commence l’éducation des enfants, filles ou garçons, qu’à douze ans. C’est sa manière de rendre hommage à Rousseau. Mme de Genlis et Mme de Staël posent la même règle. « À douze ans, écrit Mme de Genlis, Adèle n’aura pas d’idées, mais elle n’en aura pas de fausses. » Plus tard elle s’est écartée, et Mme de Staël encore plus qu’elle, des doctrines de l’éducation négative.
  138. Voir le Rapport présenté au Conseil supérieur de l’Instruction publique au nom de la Commission chargée d’examiner le projet d’organisation de l’enseignement secondaire de jeunes filles, par M. Marion, membre du Conseil.
  139. Ce principe est suivi à l’école de Genève. « Les élèves régulières de deuxième année de la division supérieure ne sont astreintes qu’à un minimum de quinze heures par semaine au lieu de vingt-trois. Elles pourront compléter ces quinze heures par d’autres leçons du même programme laissées à leur choix. » Arrêté du Conseil d’État, 9 octobre 1877.
  140. Parmi les 10 768 jeunes filles qui, au 1er janvier 1882, composaient l’effectif des pensionnats du département de la Seine, 779 seulement avaient plus de 16 ans. Les autres se répartissaient ainsi :
    De moins de 6 ans………1 048 ;    de 10 à 13 ans……3 194
    De 6 à 10 ans……………3 338 ;    de 13 à 16 ans……2 409
  141. M. Dreyfus-Brisac remarque avec raison que, dans presque tous les pays d’Europe et d’Amérique, les jeunes filles connaissent deux langues étrangères et souvent trois : le français, l’anglais ou l’allemand et l’italien. (L’Éducation nouvelle, p. 114.) — La loi du 21 décembre 1880 dit : « Une langue vivante au moins » ; l’arrêté du 14 janvier 1882 en indique deux {l’anglais ou l’allemand) en laissant le choix. « Chaque élève, dit M. Marion dans son Rapport, pourra apprendre deux ou plusieurs langues, mais successivement, plutôt qu’à la fois. »
  142. « Les femmes ne sont nullement condamnées à la médiocrité, écrit avec beaucoup de sens et d’enjouement J. de Maistre à sa fille ; elles peuvent même prétendre au sublime, mais au sublime féminin. Chaque être doit se tenir à sa place et ne pas affecter d’autres perfections que celles qui lui appartiennent. Je possède ici un chien nommé Biribs, qui fait notre joie ; si la fantaisie lui prenait de se faire seller et brider pour me porter à la campagne, je serais aussi peu content de lui que je le serais du cheval anglais de ton frère, s’il s’avisait de sauter sur mes genoux ou de prendre le café avec moi. L’erreur de certaines femmes est d’imaginer que, pour être distinguées, elles doivent l’être à la manière des hommes. Il n’y a rien de plus faux… La femme ne peut être supérieure que comme femme ; mais dès qu’elle veut émuler l’homme, ce n’est qu’un singe. Adieu, petit singe. Je t’aime presque autant que Biribi, qui a cependant une réputation immense à Saint-Pétersbourg. » (Lettres, 1808.)
  143. De l’Éducation intellectuelle, morale et physique, chap. i.