De l’Économie (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
De l’ÉconomieHachetteTome 1 (p. 237-238).



CHAPITRE XIII.


Suite des qualités d’un bon contre-maître.


« Quand tu auras, repris-je, parfaitement inculqué dans l’âme de quelqu’un la conviction qu’il faut être vigilant dans tout ce que tu lui confies, sera-t-il dès lors bon contre-maître, ou bien lui faudra-t-il encore apprendre comment on devient bon contre-maître ? — Par Jupiter, reprit Ischomachus, il lui reste encore à savoir ce qu’il doit faire, quand et comment ; autrement le régisseur, sans ces connaissances, serait-il plus utile qu’un médecin qui viendrait matin et soir visiter son malade, sans savoir ce qu’il convient d’ordonner ? — Mais quand il saura les travaux qu’il doit faire, lui manquera-t-il quelque chose, ou sera-t-il dès lors un contre-maître accompli ? — Il faut, en outre, qu’il sache commander aux travailleurs. — Est-ce encore toi qui montres à tes contre-maîtres l’art de commander ? — Je l’essaye, reprit Ischomachus. — Comment, au nom des dieux, t’y prends-tu pour rendre des hommes capables de commander ? — Bien simplement, Socrate ; aussi tu vas sans doute rire en m’écoutant. — Mais non, repris-je, ce n’est point là une chose risible, Ischomachus ; car celui qui peut rendre des hommes capables de commander, peut évidemment enseigner aussi l’art d’être maître, et celui qui peut enseigner l’art d’être maître, peut enseigner également l’art d’être roi. Il n’est donc point permis de rire d’un tel homme ; on lui doit plutôt de grands éloges. — Eh bien, Socrate, les autres animaux apprennent à obéir grâce à deux mobiles : le châtiment, quand ils essayent de désobéir, et, quand ils se prêtent au service, le bon traitement. Ainsi les poulains apprennent à obéir aux dresseurs, parce qu’on leur donne quelques douceurs quand ils obéissent ; puis, quand ils désobéissent, on leur donne fort à faire, jusqu’à ce qu’ils se prêtent à la volonté du dresseur. De même les petits chiens, qui sont si inférieurs à l’homme sous le rapport de l’intelligence et du langage, apprennent cependant par le même moyen à courir en rond, à faire des culbutes, et le reste. Dès qu’ils obéissent, ils ont tout ce qu’il leur faut ; quand ils se négligent, on les punit. Les hommes peuvent devenir plus obéissants au moyen de la parole[1], si on leur fait voir que c’est leur intérêt d’obéir ; et, quant à l’éducation des esclaves, qui se rapproche de celle de la bête, ils sont très-faciles à plier à l’obéissance. En satisfaisant les appétits de leur ventre, on se fait bien venir auprès d’eux[2]. Les âmes généreuses sont aiguillonnées par la louange. Certaines natures ont tout aussi besoin de louanges que de boire et de manger.

« Tels sont donc les moyens que je crois devoir employer pour rendre les hommes plus obéissants ; je les indique à ceux dont je veux faire des contre-maîtres, et je les seconde, en outre, de cette manière. Lorsque je dois fournir des vêtements ou des chaussures aux travailleurs, je ne les fais pas faire tous de même qualité : j’en ai d’inférieurs et de meilleurs, afin de donner les meilleurs aux bons travailleurs, à titre de récompense, et les plus mauvais aux moins bons. Je vois en effet, Socrate, que les bons esclaves se découragent quand ils remarquent que tout l’ouvrage se fait par leurs mains, et que cependant on a les mêmes procédés pour ceux qui ne travaillent pas, et qui, au besoin, ne veulent point partager les périls. Aussi, moi, je me garde bien de mettre la même égalité entre les bons et les mauvais travailleurs, et, si je vois les contre-maîtres distribuer le meilleur aux meilleurs esclaves, je les en loue ; mais quand je vois quelqu’un obtenir des préférences par des flatteries ou par de vaines complaisances, loin de fermer les yeux, je gronde le régisseur, et j’essaye de lui prouver, Socrate, qu’en cela même il va contre mes intérêts. »



  1. Le mot grec λόγῳ est bien plus expressif que le mot parole en français, λόγος signifiant à la fois raison et discours. La force de ce double sens n’a point échappé à Cicéron qui, dans ses ouvrages philosophiques, rapproche continuellement ratio et oratio. Mais Montaigne est encore plus heureux dans sa langue originale, où il emploie très-souvent le mot discours dans le sens de raison.
  2. Pour l’honneur de l’antiquité, et comme contre-partie à ces lignes désolantes, lisez la belle Épître XLVII de Sénèque.