De l’Économie (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
De l’ÉconomieHachetteTome 1 (p. 234-236).



CHAPITRE XII.


Qualités d’un bon contre-maître : de l’œil du maître : le roi de Perse et l’écuyer.


« Mais, lui dis-je, Ischomachus, que je ne te retienne pas, si tu veux t’en aller. — Par Jupiter, Socrate, reprit-il, je ne m’en irai pas que la séance ne soit levée. — Par Jupiter, dis-je à mon tour, tu as grand’peur de perdre ton surnom de beau et bon. Mais tu as sans doute beaucoup d’affaires, tu as donné parole à des hôtes, et tu les attends pour ne pas fausser compagnie. — Cependant, Socrate, répondit il, je ne néglige pas pour cela les affaires que tu dis : j’ai des contre-maîtres à la campagne. — Dis-moi, Ischomachus, quand tu as besoin d’un contremaître et que tu sais qu’il y a quelque part un esclave intelligent, fais-tu des démarches pour l’acheter, comme tu en fais quand tu as besoin d’un bon ouvrier, et que, sachant qu’il y a quelque part un ouvrier adroit, tu essayes de te le procurer ? ou bien est-ce toi-même qui formes tes contre-maîtres[1] ? — C’est moi, par Jupiter, qui essaye de les former. Celui, en effet, qui doit me représenter en mon absence, a-t-il besoin de savoir autre chose que ce que je sais moi-même ? Si je suis capable de surveiller les travaii, je puis bien apprendre cette science à d’autres. — Avant tout, repris-je, c’est de l’attachement à ta personne et aux tiens que doit avoir ton remplaçant : car sans attachement, à quoi servirait la science, quelle qu’elle fût, de ton contre-maître ? — À rien, par Jupiter, reprit Ischomachus ; aussi, c’est cet attachement à moi et aux miens que j’essaye d’abord de lui inspirer. — Et comment, au nom des dieux, peux-tu inspirer à qui tu veux cet attachement à toi et aux tiens ? — En faisant du bien, dit Ischomachus, toutes les fois que les dieux m’accordent à moi-même quelque faveur. — C’est-à-dire, repris-je, que ceux qui ont pris part à tes bienfaits se montrent attachés à toi et te souhaitent du bien. — Je ne vois pas, Socrate, de meilleur procédé pour provoquer l’attachement. — Eh bien, Ischomachus, repris-je, dès qu’un esclave se montre attaché, est-il par cela même un bon contre-maître ? Ne vois-tu pas que tous les hommes ont de l’attachement pour eux-mêmes, mais que pourtant un grand nombre d’entre eux ne veulent pas se donner de peine pour se procurer les biens qu’ils désirent ? — Par Jupiter, dit Ischomachus, quand je veux avoir des contre-maîtres tels que nous disons, je m’attache à les rendre soigneux. Aussi, Socrate, ne sont-ils pas tous capables de devenir soigneux. — Quels sont donc ceux avec qui l’on peut réussir ? Indique-les-moi clairement. — D’abord, Socrate, tu ne pourras jamais rendre soigneux les gens adonnés au vin : l’ivrognerie engendre l’oubli de tous les devoirs. — N’y a-t-il que les ivrognes, lui dis-je, qui ne soient point capables de devenir soigneux, ou bien y en a-t-il d’autres ? — Par Jupiter, reprit Ischomachus, il y a encore les dormeurs : le dormeur ne saurait faire son devoir ni le faire faire aux autres. — Eh bien, repris-je, sont-ce là les seuls que l’on ne puisse rendre soigneux, ou bien y en a-t-il encore d’autres ? — Il me semble, reprit Ischomachus, que les gens trop passionnés pour l’amoureux plaisir sont incapables de s’intéresser à autre chose qu’à leur passion ; il n’y a point, en effet, d’espoir ni de soin plus doux que la recherche de l’objet aimé, ni de supplice plus cruel que quand la nécessité du devoir nous arrache à ce que nous aimons. Quand je rencontre de pareilles gens, je n’essaye même pas de les rendre soigneux. — Maintenant, lui dis-je, ceux qui sont épris du gain, les crois-tu donc incapables de devenir soigneux et versés dans les travaux agricoles ? — Non, par Jupiter, dit Ischomachus, en aucune façon ; au contraire, je les crois dans d’excellentes dispositions pour soigner ces sortes de travaux. Il n’y a qu’une chose à leur prouver, c’est que le soin conduit au gain. — Quant à ceux, repris-je, qui, doués de la sagesse que tu exiges, sont pourtant peu sensibles à l’appât du gain, comment leur apprends-tu à devenir soigneux en ce que tu désires ? — Tout simplement, Socrate. Quand je les vois prendre quelque soin, je les loue et j’essaye de les honorer ; et quand ils se négligent, j’essaye de dire et de faire des choses qui puissent les piquer. — Voyons, Ischomachus, repris-je, laissons un peu de côté la discussion relative à l’éducation de ceux que tu veux rendre soigneux, et dis-moi s’il est possible qu’un homme négligent puisse en rendre d’autres soigneux. — Non, par Jupiter, répondit Ischomachus, pas plus qu’un homme qui ne sait pas la musique ne peut en rendre d’autres musiciens. Il est difficile, quand un maître montre mal, d’apprendre à bien faire ce qu’il montre, et, par suite, quand un maître apprend à être négligent, il est difficile au serviteur de devenir soigneux. Pour tout dire en un mot, je ne crois pas avoir jamais vu de bons serviteurs à un mauvais maître ; tandis que j’ai vu de mauvais serviteurs à un bon maître, et cependant ils étaient châtiés pour cela. Donc, quiconque veut s’entourer de gens soigneux, doit avoir l’œil à tous les travaux et se rendre compte de tout ; s’empresser, quand une chose est bien, d’en savoir gré à l’auteur, et ne point hésiter à punir comme il le mérite celui qui semontre négligent. Je trouve parfaite, continua Ischomachus, cette réponse d’un barbare. Le roi de Perse ayant rencontré un bon cheval et désirant l’engraisser en peu de temps, demanda à un habile écuyer quel était le moyen d’engraisser en peu de temps ce cheval, et celui-ci, dit-on, répondit : « L’œil du maître[2] ! » De même, Socrate, tout le reste, avec l’œil du maître, me paraît en état de devenir bel et bon. »



  1. Cf. Cicéron dans Columelle, XI, i.
  2. Cf. Aristote, Économiq., I ; Columelle, IV, xviii ; Pline l’Ancien, XVIII, viii, et la charmante fable de La Fontaine.