De l’Économie (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
De l’ÉconomieHachetteTome 1 (p. 228-230).



CHAPITRE X.


Ischomachus raconte comment il a détourné sa femme de la coquetterie et d’un ridicule amour de la toilette.


« En entendant, reprit Socrate, la réponse de la femme d’Ischomachus, je dis : « Par Junon ! mon cher Ischomachus, voilà qui montre l’âme toute virile de ta femme. — Ce n’est pas tout, répondit-il ; je veux te raconter avec quelle résolution généreuse elle profita de mes avis. — Comment ? lui dis-je, parle ; pour ma part, j’éprouve beaucoup plus de plaisir à contempler la vertu d’une femme vivante, que si Zeuxis me faisait voir une belle femme créée par son pinceau. » Alors Ischomachus : « Un jour, Socrate, je la vis toute couverte de céruse, afin de paraître plus blanche qu’elle ne l’était, et de rouge pour se donner un faux incarnat ; elle avait des chaussures élevées, afin d’ajouter à sa taille[1]. « Réponds-moi, femme, lui dis-je ; me jugerais-tu plus digne de tendresse, moi qui vis en société de fortune avec toi, si je t’en faisais simplement l’exhibition, sans en rien surfaire, sans en rien déguiser, ou bien si je m’efforçais de te tromper en te disant que j’ai plus de bien que je n’en ai, en te montrant de l’argent de mauvais aloi, des colliers de bois recouvert en métal, de la pourpre en mauvais teint que je te donnerais pour vraie ? » Elle alors reprenant aussitôt : « Pas de mauvaises, de funestes paroles ! puisses-tu ne jamais agir ainsi ! car je ne pourrais plus, si tu faisais cela, t’aimer de toute mon âme. — Eh bien ! femme, lui dis-je, en nous unissant ne nous sommes-nous pas fait un don mutuel de nos corps ? — C’est ce que disent les hommes. — Me jugerais-tu plus digne de tendresse, moi qui vis en commerce charnel avec toi, si je m’efforçais de t’apporter un corps soigné, sain et fortifié par l’exercice, et si par conséquent je t’offrais une belle carnation, ou bien si, frotté de vermillon, avec une teinte d’incarnat sous les yeux, je me présentais à toi pour te faire illusion dans nos embrassements, et te donner à voir et à toucher du vermillon au lieu d’un teint naturel ? — Certes, dit-elle, je n’aimerais pas à toucher du vermillon au lieu de toi-même, ni à voir une teinte fausse d’incarnat au lieu de la tienne, ni trouver une couche de peinture sous tes yeux au lieu de l’éclat de la santé. — Eh bien ! pour ce qui est de moi, répondit Ischomachus, sois assurée, femme, que je ne préfère pas la céruse ni le rouge à ton teint naturel ; mais de même que les dieux ont fait les chevaux pour plaire aux chevaux, les bœufs aux bœufs, les brebis aux brebis, de même ils ont voulu que le corps tout simple de l’homme fût agréable à l’homme. Ces supercheries peuvent bien tromper les gens du dehors, qui ne cherchent rien au delà ; mais quand on vit toujours ensemble, on se trahit nécessairement quand on essaye de se tromper. On se surprend au sortir du lit, avant la toilette ; la sueur, des larmes, révèlent l’artifice ; on se voit au bain sans aucun voile. — Au nom des dieux, repris-je, quête répondit-elle ? — Que pouvait-elle faire de mieux que de cesser à tout jamais ces sortes de façons, et de se montrer toujours à moi simple et convenablement parée ? Elle me demanda pourtant, si je pourrais lui indiquer le moyen, non-seulement de paraître, mais d’être vraiment belle.

« Alors, Socrate, continua Ischomachus, je lui conseillai de ne pas rester continuellement assise comme les esclaves, mais de s’efforcer, en bonne maîtresse, avec l’aide des dieux, de se tenir debout devant la toile, pour enseigner ce qu’elle savait le mieux, ou pour apprendre ce qu’elle savait le moins : elle aurait l’œil à la boulangerie, serait présente aux mesurages de l’intendante, ferait sa ronde pour examiner si tout est bien en place[2]. À mon avis, ce serait là tout ensemble une surveillance et une promenade. Je lui dis que ce serait aussi un bon exercice de détremper le pain et de pétrir, de battre et de serrer les habits et les couvertures. Un tel régime, ajoutai-je, lui ferait trouver plus de charme aux repas, lui procurerait une meilleure santé, et lui donnerait réellement un plus beau teint. Son air même comparé à celui d’une servante, son extérieur plus propre et sa parure plus décente, n’en seront que plus engageants, surtout si c’est d’elle-même qu’elle cherche à plaire et non contre son gré. Quant à ces femmes continuellement assises avec un air de fierté, qu’on les range dans la classe des coquettes et des trompeuses. Et maintenant, Socrate, sache bien que ma femme, formée par ces leçons, se conduit comme je le lui ai montré, et vit comme je viens de te le dire. »



  1. Voici un passage des Recherches philosophiques de de Pauw, qui peut servir de commentaire à ce chapitre : « Ce qu’il y a de fort remarquable et de fort surprenant, c’est que le territoire d’Athènes, où l’on vit naître uni d’hommes en qui les facultés corporelles étaient portées à un si haut degré de perfection, ne produisit en aucun siècle, ni en aucun âge, des femmes célèbres par leur beauté. Si, au peu de grâces qu’elles avaient reçues de la nature, s’était joint encore le mépris des ornements, alors l’attrait qui devait réunir les sexes se serait de plus en plus affaibli. Et voilà ce qu’on tâcha de prévenir à Athènes, en y établissant cette magistrature si singulière (gynécosme) qui forçait sans cesse les femmes à se parer d’une manière décente. La rigueur de ce tribunal était extrême : il imposait une amende énorme de 1000 drachmes à des personnes qui étaient ou mal coiffées ou mal vêtues. Ensuite on inscrivait leur nom dans un tableau exposé aux yeux du peuple, de façon que l’infamie de la chose excédait la grandeur même du châtiment ; car les femmes dont le nom avait paru dans un tel catalogue étaient à jamais perdues dans l’esprit des Grecs. La sévérité de cette magistrature, au lieu de faire le bien qu’on en avait espéré, produisit un grand mal, auquel on ne s’était pas attendu : car les Athéniennes, pour se mettre à l’abri d’une censure si flétrissante, donnèrent dans un excès opposé, c’est-à-dire qu’elles se paraient trop, introduisirent dans les familles un luxe ruineux, adoptèrent les modes les plus extravagantes, et finirent par faire un abus si révoltant du fard, qu’on n’en a jamais vu d’exemple chez aucune nation civilisée, sans qu’on pût distinguer à cet égard les courtisanes les plus profanes d’avec les matrones les plus respectables, telles que celle dont il est fait mention dans l’Économique de Xénophon. Elles se noircissaient les sourcils et les paupières, se peignaient les joues et les lèvres avec le suc exprimé d’une plante que les botanistes nomment l’orcanette, qui donne un incarnat plus faible que le carmin ; et enfin elles portaient toutes sans distinction une couche de céruse sur le sein et le visage, hormis en temps de deuil ; encore voit-on par un plaidoyer de Lysias que souvent on n’y respectait pas les lois du deuil même. » T. I, 114 et suivantes.

    Et plus loin : « Les femmes, de leur côté, portèrent tous les objets relatifs à leur parure à ce degré outré qui, loin d’augmenter leurs charmes, les éclipsa totalement. Vous n’avez jamais soupçonné, leur disait un philosophe, que le grand éclat des rubis et des émeraudes qu’on attache à vos colliers, efface l’éclat même de vos yeux ; de sorte qu’il vous en coûte beaucoup pour être moins belles, que vous ne le seriez avec des ornements de fleurs cueillies sur le mont Hymette, et dans les bosquets de la Diacrie, où les bergers vous offriraient des guirlandes et des couronnes, qu’on fait sans peine et qu’on donne avec plaisir. » Id., t. I, p. 318.

  2. Cf. Cicéron dans Columelle, XII, iii.