De l’Économie (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
De l’ÉconomieHachetteTome 1 (p. 225-227).



CHAPITRE IX.


Suite de l’organisation de la maison d’Ischomachus.


« Eh bien ! Ischomachus, lui dis-je[1], ta femme parut-elle faire attention aux leçons que tu avais à cœur de lui donner ? — Pouvait-elle faire autrement que de me promettre tous ses soins et de laisser éclater toute la vivacité de sa joie en trouvant la facilité au sortir de l’embarras ? Aussi me pria-t-elle de ranger tout au plus tôt comme je l’avais dit. — Et comment, Ischomachus, lui dis-je, fis-tu pour elle ce rangement ? — Comment le faire mieux qu’en lui montrant d’abord tout le parti qu’elle pouvait tirer de la maison ? En effet, Socrate, cette maison ne brille point par les ornements[2] ; mais les différentes pièces en sont distribuées dans la prévision que chaque objet y soit mis dans la place la plus avantageuse qu’il puisse occuper : de telle sorte qu’on eût dit que chaque lieu appelait l’objet qui lui convenait. La chambre nuptiale, qui est dans la partie la plus sûre du logis, demandait naturellement ce qu’il y a de plus précieux en tapis et en vaisselle ; la partie la plus sèche voulait le blé, la plus fraîche le vin, la plus claire les travaux et les objets qui exigent de la lumière[3]. Je lui montrai ensuite les appartements réservés aux hommes : ce corps de logis plein d’ornements est frais l’été et chaud l’hiver ; je lui fis remarquer aussi que, dans sa partie méridionale, la maison se développait de manière à avoir évidemment du soleil en hiver et de l’ombre en été. Je lui fis voir après que le gynécée n’est séparé de l’appartement des hommes que par la porte des bains, de peur que l’on ne sortît rien de prohibé, et que nos esclaves ne fissent des enfants à notre insu : car, si les bons domestiques auxquels il vient de la famille redoublent de bons sentiments envers nous, les mauvais, en se multipliant, acquièrent de nouveaux moyens de nuire.

« Après cette inspection, continua Ischomachus, nous faisons un triage[4] par groupes de tous nos effets. Nous commençons par réunir tout ce qui est utile aux sacrifices, puis les parures de femme pour les jours de fête, et les habits d’hommes pour les fêtes et pour la guerre ; tapis pour le gynécée, tapis pour l’appartement des hommes, chaussures d’homme et chaussures de femme : dans un groupe les armes ; dans un autre les instruments pour le lainage ; dans celui-ci les ustensiles de boulangerie ; dans celui-là ceux de cuisine ; ici tout ce qui sert au bain, là tout ce qui concerne la pâtisserie et la table ; le tout divisé suivant l’usage journalier ou le service des galas. Nous séparons également les provisions affectées au mois et celles qui, d’après ce calcul, doivent durer l’année : excellent moyen de savoir au juste jusqu’où elles conduisent. Après ce triage par groupes de nos effets, nous les faisons porter à la place qui leur convient ; puis, les ustensiles qui doivent chaque jour servir aux esclaves, tels que ceux de boulangerie, de cuisine, de lainage, et autres semblables, nous en indiquons la place exacte aux gens qui doivent s’en servir, nous les leur livrons, et nous leur enjoignons de les bien conserver. Quant à ceux dont nous ne nous servons qu’aux jours de fête et de réception, ou dans des circonstances rares, nous les confions à l’intendante, nous lui montrons la place qu’ils doivent occuper, nous les comptons, et nous en gardons le nombre écrit, en lui commandant de ne donner à chaque domestique que le strict nécessaire, et de bien se rappeler ce qu’elle donnait, à qui elle donnait, et, quand on le lui rapportait, de le remettre où elle l’avait pris.

« Nous établîmes intendante celle qui, après examen, nous parut le plus en garde contre la gourmandise, le vin, le sommeil, la hantise des hommes, douée en outre de la meilleure mémoire, et capable soit de prévoir les punitions que lui attirerait de notre part sa négligence, soit de songer aux moyens de nous plaire et de mériter des récompenses[5].

« Nous lui apprîmes à avoir de l’affection pour nous, en la faisant participer à notre joie quand nous étions joyeux, et en nous affligeant avec elle quand elle avait du chagrin. Nous l’instruisîmes à désirer d’accroître notre fortune en lui faisant connaître notre position, et en partageant notre bonheur avec elle. Nous développâmes en elle le sentiment de la justice en plaçant dans notre estime l’homme juste au-dessus de l’injuste, en lui montrant que le premier vit plus riche et plus indépendant que l’autre : voilà le pied sur lequel nous l’avons mise dans notre maison.

Après tout cela, Socrate, je dis à ma femme que tout cet appareil ne nous servirait de rien[6], si elle ne veillait point elle-même au maintien de l’ordre. Je lui appris que, dans les villes bien policées, les citoyens ne croient pas suffisant de se donner de bonnes lois ; ils choisissent pour conservateurs de ces lois des hommes qui, sentinelles vigilantes, approuvent ceux qui les observent et punissent ceux qui les transgressent. Je recommandai à ma femme de se considérer comme la conservatrice des lois dans notre ménage, de passer, quand elle le jugerait bon, la revue de tout notre mobilier, comme un commandant de garnison passe la revue de ses troupes ; d’examiner si chaque objet est en bon état, comme le sénat fait l’inspection des chevaux et des cavaliers ; de louer et d’honorer, en sa qualité de reine, tout ce qui relève de son autorité ; de gourmander et de punir tout ce qui en est digne. Je lui fis sentir encore qu’elle aurait tort de m’en vouloir de ce que je lui donnais dans notre ménage plus d’occupation qu’aux domestiques, attendu que ceux-ci ont en maniement les biens de leurs maîtres pour porter, soigner, garder, mais rien à leur usage, à moins d’une permission expresse ; tandis qu’un maître peut user de tout ce qu’il possède comme il l’entend. Celui donc qui gagne le plus à ce que son avoir se conserve, et qui perd le plus à ce qu’il se détériore, est le plus intéressé à le surveiller : voilà ce que je lui fis comprendre. — Eh bien ! repris-je, Ischomachus, ta femme, après t’avoir écouté, a-t-elle fait ce que tu désirais ? — Socrate, reprit-il, qu’avait-elle à me répondre, sinon que j’aurais d’elle une fausse opinion, si je croyais qu’elle acceptât à regret les fonctions et les soins dont je lui faisais voir la nécessité ? Elle ajouta que ce serait pour elle une peine beaucoup plus grande, si je lui enseignais de négliger son avoir au lieu de soigner notre bien commun. « De même, dit-elle encore, qu’il est naturel et plus facile à une bonne mère de soigner ses enfants que de les abandonner, de même c’est un plaisir plus grand pour une femme raisonnable de prendre soin des provisions qui lui agréent que de les négliger. »



  1. C’est Socrate qui reprend la conversation.
  2. Pour ces bariolages, cf. Mémoires, III, viii.
  3. Cf. Cicéron dans Columelle, XII, ii.
  4. Cf. Cicéron dans Columelle, XII, ii.
  5. Cf. Id., Ibid., i.
  6. Cf. Cicéron dans Columelle, XII, iii.