De l’Économie (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
De l’ÉconomieHachetteTome 1 (p. 215-221).



CHAPITRE VII.


Comment Ischomachus est le type de l’homme de bien et du père de famille.


« Un jour donc que je le vis assis sous le portique de Jupiter libérateur et qu’il me parut de loisir, je m’avançai près de lui, et m’asseyant à ses côtés : « Pourquoi, Ischomachus, lui dis-je, contrairement à ton habitude, es-tu assis sans rien faire ? Je te vois presque toujours occupé, et perdant bien peu de temps sur l’agora[1]. — Aussi tu ne me verrais pas là aujourd’hui, Socrate, si je n’étais convenu d’y attendre des étrangers. — Mais quand tu n’attends personne, à quoi donc, au nom des dieux, lui dis-je, passes-tu le temps ? que fais-tu ? Je désire vivement savoir de toi quelle occupation te mérite le nom de beau et de bon ; car tu ne vis pas renfermé chez toi et tu n’as point la complexion d’une vie sédentaire. » Alors Ischomachus se mettant à sourire à propos de l’occupation qui lui méritait le titre de beau et de bon, et satisfait, du moins à ce qu’il me parut : « Qu’on me donne ce nom, Socrate, dit-il, quand on te parle de moi, je n’en sais rien ; mais quand il s’agit de me faire venir pour l’échange d’une charge de triérarque ou de chorége[2], personne ne cherche le beau et le bon, mais on m’appelle simplement par mon nom, Ischomachus, comme mon père. Pour répondre maintenant à ce que tu me demandais ensuite, Socrate, je ne reste jamais à la maison : car, ajouta-t-il, pour toutes les affaires du ménage, j’ai ma femme qui est parfaitement en état de les diriger. — Mais alors, Ischomachus, lui dis-je, j’éprouverais un grand plaisir à savoir si c’est toi qui, par tes leçons, as rendu ta femme ce qu’elle est, ou bien si tu l’as reçue de son père et de sa mère tout instruite de ses devoirs. — Eh ! Socrate, comment aurais-je pu la recevoir tout instruite ? Elle n’avait pas quinze ans quand elle entra chez moi ; elle avait vécu tout ce temps soumise à une extrême surveillance, afin qu’elle ne vît, n’entendît et ne demandât presque rien. Pouvais-je souhaiter plus, dis-le-moi, que de trouver en elle une femme qui sût filer la laine pour en faire des habits, qui eût vu de quelle manière on distribue la tâche aux fileuses ? Pour la sobriété, Socrate, on l’y avait tout à fait bien formée ; et c’est, à mon avis, une excellente habitude pour l’homme et pour la femme. — Et sur les autres points, Ischomachus, lui dis-je, est-ce encore toi dont les leçons ont rendu ta femme capable des soins qui la regardent ? — Oui, par Jupiter, dit Ischomachus, mais non pas avant d’avoir offert un sacrifice et prié le ciel de m’accorder à moi la faveur de bien l’instruire et à elle celle de bien apprendre ce qui pouvait le mieux assurer notre bonheur commun. — Ta femme, lui dis-je, sacrifiait donc avec toi et adressait au ciel les mêmes prières ? — Assurément, dit Ischomachus ; même elle promettait solennellement, à la face des dieux, de rester toujours ce qu’elle devait être, et je voyais bien qu’elle serait docile à mes leçons. — Au nom des dieux, lui dis-je, Ischomachus, que commenças-tu donc à lui apprendre. Raconte-le-moi[3] ; j’écouterai ton récit avec plus de plaisir que si tu me faisais celui d’un combat gymnique ou de la plus belle course de chevaux. »

Alors Ischomachus me répondit : « Quand elle se fut familiarisée avec moi et que l’intimité l’eut enhardie à converser librement, je lui fis à peu près les questions suivantes[4] : « Dis-moi, femme, commences-tu à comprendre pourquoi je t’ai prise et pourquoi tes parents t’ont donnée à moi ? Ce n’était pas qu’il nous fût difficile d’en trouver quelque autre avec qui partager un même lit : je suis sûr que toi-même en es convaincue. Mais après avoir réfléchi, moi pour moi, et tes parents pour toi, aux moyens de s’assortir le mieux possible pour avoir une maison et des enfants, je t’ai choisie, de même que tes parents m’ont probablement choisi, comme le parti le plus convenable. Nos enfants, si la divinité nous en donne, nous aviserons ensemble à les élever de notre mieux : car c’est aussi un bonheur, qui nous sera commun, de trouver en eux des défenseurs et de bons appuis pour notre vieillesse. Mais dès aujourd’hui cette maison nous est commune. Moi, tout ce que j’ai je le mets en commun, et toi tu as déjà mis en commun tout ce que tu as apporté. Il ne s’agit plus de compter lequel de nous deux a fourni plus que l’autre ; mais il faut bien se pénétrer de ceci, c’est que celui de nous deux qui gérera le mieux le bien commun, fera l’apport le plus précieux. » À ces mots, Socrate, ma femme me répondit : « Mais en quoi pourrais-je t’aider ? De quoi suis-je capable ? Tout roule sur toi. Ma mère m’a dit que ma tâche est de me bien conduire. — Oui, femme, par Jupiter ! lui dis-je, et mon père aussi me disait la même chose ; mais il est du devoir d’un homme et d’une femme qui se conduisent bien, de faire en sorte que ce qu’ils ont prospère au mieux et qu’il leur arrive en outre beaucoup de biens nouveaux par des moyens honnêtes et justes. — Mais en quoi vois-tu, me dit ma femme, que je puisse coopérer avec toi à l’accroissement de la maison ? — Par Jupiter ! répondis-je, ce pour quoi les dieux t’ont créée et ce que la loi ratifie, essaye de le faire de ton mieux. — Qu’est-ce donc ? reprit-elle. — Je crois, lui dis-je, que ce ne sont pas choses de médiocre importance, ou l’on dira que dans la ruche la mère abeille n’est occupée que des plus viles fonctions. Les dieux, femme, me semblent avoir bien réfléchi, quand ils ont assorti ce couple qui se nomme mâle et femelle, pour la grande utilité commune.

« Et d’abord, afin d’empêcher l’extinction de la race animale, ce couple est destiné à engendrer l’un par l’autre ; ensuite il résulte de cette union, du moins chez l’homme, des appuis pour la vieillesse ; puis, les hommes ne vivant pas en plein air comme le bétail, il est évident qu’il leur faut des abris. Cependant il faut aussi, pour avoir de quoi rentrer sous des abris, que quelques-uns travaillent en plein air. Ainsi le défrichement, les semailles, les plantations, la pâture, sont tous travaux à ciel ouvert, et qui procurent les nécessités de la vie. Puis, les provisions une fois placées sous les abris, il faut quelqu’un qui les conserve et s’occupe des travaux qui ne peuvent avoir lieu que sous ces abris mêmes : abris nécessaires encore pour nourrir les nouveau-nés ; abris nécessaires pour préparer les aliments que fournit le sol, et pour convertir en habits la laine des troupeaux.

« Or, comme ces doubles fonctions, de l’intérieur et de l’extérieur, demandent de l’activité et du soin, la divinité a d’avance approprié, selon moi, la nature de la femme pour les soins et les travaux de l’intérieur, et celle de l’homme pour les travaux et les soins du dehors. Froids, chaleurs, voyages, guerres, le corps de l’homme et son âme ont été mis en état de tout supporter, et la divinité l’a chargé pour cela des travaux du dehors ; quant à la femme, en lui donnant une plus faible complexion, la divinité me semble avoir voulu la restreindre aux travaux de l’intérieur. C’est pour une raison semblable que la femme ayant le penchant et la mission de nourrir ses enfants nouveau-nés, la divinité lui a donné bien plus qu’à l’homme le besoin d’aimer ces petits êtres. Et comme c’est aussi la femme qui est chargée de veiller sur les provisions, la divinité, qui sait que, pour surveiller, la timidité de l’âme n’est point un mal, a donné à la femme un caractère plus timide qu’à l’homme. Mais la divinité sachant aussi qu’il faudra que le travailleur du dehors repousse ceux qui tenteraient de lui nuire, elle a donné à l’homme une plus large part d’intrépidité. En même temps, l’un et l’autre ayant à donner et à recevoir, elle a pourvu également l’un et l’autre de mémoire et d’attention ; si bien que, sous ce rapport, on ne saurait décider lequel l’emporte, de la femelle ou du mâle.

« Pour ce qui est de la tempérance, la divinité les en a rendus également susceptibles, et elle a permis que celui des deux qui porterait le plus loin cette vertu, soit l’homme, soit la femme, en reçût une plus belle récompense. Cependant, comme la nature d’aucun d’eux n’est parfaite en tout point, cela fait qu’ils ont besoin l’un de l’autre, et leur union est d’autant plus utile que ce qui manque à l’un l’autre peut le suppléer. Il faut donc, femme, qu’instruits des fonctions qui sont assignées à chacun de nous par la divinité, nous nous efforcions de nous acquitter le mieux possible de celles qui incombent à l’un comme à l’autre.

« La loi ratifie cette intention d’en haut en unissant l’homme et la femme. Si la divinité les associe en vue des enfants, la loi les associe en vue du ménage : c’est elle aussi qui déclare honnête tout ce qui résulte des facultés accordées par le ciel à l’un et à l’autre. Il est, en effet, plus honnête pour la femme de rester à l’intérieur que d’être toujours en courses, et il est plus honteux pour l’homme de rester à l’intérieur que de soigner les affaires du dehors. Si donc l’un agit contrairement aux desseins de la divinité, ce désordre n’échappe point aux regards des dieux, et l’on est puni d’avoir négligé ses propres devoirs ou accompli les actes de la femme.

« Il me semble, dis-je encore, que, soumise aux desseins de la divinité, la mère abeille remplit des fonctions semblables aux tiennes. — Et quelles sont donc, dit ma femme, ces occupations de la mère abeille qui ressemblent à ce que j’ai à faire ? — Elle a, lui dis-je, à rester dans la ruche, et à ne point permettre aux abeilles de demeurer oisives : mais celles qu’elle doit envoyer au dehors, elle les fait sortir pour l’ouvrage, voit et reçoit ce que chacune d’elles apporte, et conserve avec soin les provisions jusqu’au moment de s’en servir. Quand le temps d’en user est arrivé, elle fait à chacune une distribution équitable. Dans l’intérieur, elle préside à la confection des cellules, elle veille à ce que la construction en soit régulière et prompte ; elle prend soin de la nourriture des essaims qui viennent d’éclore. Les petites abeilles une fois élevées et capables de travailler, elle envoie en colonie avec un chef toute cette jeune postérité. — Et moi, dit ma femme, faudra-t-il donc que je fasse la même chose ? — Il faudra, lui dis-je, que tu restes à la maison, que tu fasses accompagner ceux de tes serviteurs chargés des travaux du dehors, et que tu surveilles toi-même le travail de ceux qui travaillent à l’intérieur : tu auras à recevoir ce qu’on y apportera et à distribuer les provisions qui doivent être employées : à l’égard du superflu, tu devras veiller et prendre garde à ce qu’on ne fasse pas dans un mois la dépense affectée à l’année tout entière. Lorsqu’on t’aura apporté des laines, tu auras à faire filer des vêtements pour ceux qui en ont besoin : tu auras également à veiller à ce que les provisions sèches soient bonnes à manger. Il est toutefois, lui dis-je, une de tes fonctions qui peut-être t’agréera moins : c’est que, si quelqu’un de tes esclaves tombe malade, tu dois, par suite des soins dus à tous, veiller à sa guérison. — Par Jupiter ! dit ma femme, rien ne m’agréera davantage, puisque rétablis par mes soins ils me sauront gré et me montreront plus de dévouement encore que par le passé. » Cette réponse m’enchanta, reprit Ischomachus, et je lui dis : « N’est-ce point, femme, parce que la mère abeille fait preuve du même intérêt à l’égard des essaims, que les abeilles témoignent pour elle une certaine affection si tendre, que, quand elle abandonne la ruche, aucune ne croit pouvoir y rester, toutes la suivent ? » À cela ma femme répondit : « Je suis surprise que les fonctions de chef ne t’appartiennent pas plutôt qu’à moi. Car ma surveillance et ma distribution à l’intérieur paraîtraient, je crois, ridicules, si tu ne veillais à ce qu’on apportât quelque chose du dehors. — Et mes soins à moi, lui dis-je, ne sembleraient-ils pas ridicules, s’il n’y avait personne pour conserver ce que j’apporte ? Ne vois-tu pas ceux qu’on dit vouloir remplir un tonneau percé, quelle pitié ils inspirent, parce qu’on sait l’inutilité de leurs efforts ? — Oui, par Jupiter ! dit ma femme ; ils sont malheureux d’agir ainsi. — Mais toi, femme, lui dis-je, tu auras d’autres soins agréables à prendre, quand d’une esclave que tu auras reçue incapable de filer tu auras fait une bonne fileuse, qui doublera de prix pour toi ; quand d’une intendante ou d’une femme de charge incapable, tu auras fait une servante capable, dévouée, intelligente, d’un prix inestimable ; quand tu seras en droit de récompenser les gens sages et utiles à ta maison, et de punir les mauvais.

« Mais le charme le plus doux, ce sera lorsque, devenue plus parfaite que moi, tu m’auras rendu ton serviteur ; quand loin de craindre que l’âge en arrivant ne te fasse perdre de ta considération dans ton ménage, tu auras l’assurance qu’en vieillissant tu deviens pour moi une compagne meilleure encore, pour tes enfants une meilleure ménagère et pour ta maison une maîtresse plus honorée. Car la beauté et la bonté, lui dis-je, ne dépendent point de la jeunesse ; ce sont les vertus qui les font croître dans la vie aux yeux des hommes. » Tel est, Socrate, si j’ai bonne mémoire, mon premier entretien avec ma femme. »



  1. Le temple de Jupiter libérateur était situé près de l’Agora : il avait deux portiques, l’un qui portait le nom même du dieu, l’autre dit portique royal, parce que les magistrats d’Athènes y venaient rendre la justice.
  2. Lorsqu’un riche Athénien, requis pour une prestation publique, répondait par un refus, parce que son bien ne lui paraissait pas suffisant, il en désignait un autre plus riche que lui et auquel on allait alors s’adresser. Cette désignation, que suivait un échange, s’appelait ἀντίδοσις.
  3. Cette phrase se trouve dans les fragments de Cicéron : « Quid igïtur, proh Deum immortalium, primum eam docebas, quœso ? » (Donat, notes sur le Phormion de Térence, acte II, scène iii, v. 4.)
  4. Nous n’avons pas besoin de dire tout ce qu’il y a d’admirable, d’exquis, et en même temps de positif et de pratique, dans cette conversation : le reste de l’antiquité n’a rien, selon nous, de comparable à ce morceau. — Cf. Columelle, livre XII, préface, § 1-7.