De l’Économie (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
De l’ÉconomieHachetteTome 1 (p. 213-215).



CHAPITRE VI.


Résumé des précédents. — Exemple d’Ischomachus.


« Oui, tu as bien raison, Socrate, répondit Critobule, quand tu me conseilles de n’entreprendre aucune œuvre sans implorer la protection des dieux, maîtres souverains de tout, soit en paix, soit à la guerre. Nous essayerons donc d’agir ainsi. Mais le point où tu en es resté au sujet de l’économie, essaye donc d’y revenir, et d’achever ce qu’il en restait ; il me semble maintenant, après avoir entendu ce que tu as dit, que je vois plus clair qu’auparavant à faire ce qu’il faut pour vivre dans l’aisance. — Que veux-tu, dit Socrate ? Faut-il revenir sur tout ce que nous avons établi d’un commun accord, afin de nous trouver du même avis, s’il est possible, sur le reste de la discussion ? — S’il est agréable, dit Critobule, quand on est en société d’intérêts, de se rendre des comptes exacts, il l’est aussi, quand on est en société de pensées, d’être bien d’accord dans la discussion. — Eh bien, dit Socrate, le nom d’économie nous a paru être celui d’une science, et cette science, nous l’avons définie celle par laquelle les hommes font prospérer une maison. Une maison est pour nous la même chose que toute espèce de possession, et nous avons appelé possession ce qui pour chacun est utile à la vie ; enfin le mot utile, nous l’avons appliqué à tous les objets dont on sait user. Il nous a paru impossible d’apprendre tous les autres arts, et nous avons dit que les États méprisent les arts appelés manuels parce qu’ils semblent dégrader le corps et briser l’âme. On en aurait, disions-nous, une preuve convaincante, si, dans une invasion des ennemis, l’on partageait les laboureurs et les artisans en deux sections, et qu’on demandât aux uns et aux autres s’il faut défendre les campagnes ou sortir des champs pour garder les murs. Nous pensions bien qu’ainsi les cultivateurs voteraient pour se défendre et les artisans pour ne point combattre, mais pour demeurer fidèles à leur éducation, c’est-à-dire assis loin des fatigues et des dangers.

« Nous avons ensuite prouvé qu’il n’y a pas pour un homme beau et bon de profession ni de science au-dessus de l’agriculture, qui procure aux hommes le nécessaire. Car cette profession est la plus facile à apprendre et la plus agréable à exercer ; elle donne au corps la plus grande beauté, la plus grande vigueur, et aux âmes assez de loisir pour songer aux amis et à la chose publique. L’agriculture nous a paru encore exciter les hommes à devenir courageux, vu que c’est en dehors des remparts qu’elle fournit le nécessaire et la nourriture à ceux qui l’exercent. Voilà pourquoi, dans tous les États, c’est la profession la plus honorée, parce qu’elle donne à la société les citoyens les meilleurs et les mieux intentionnés. » Alors Critobule : « Que l’agriculture, Socrate, soit le plus beau, le meilleur et le plus agréable genre de vie, c’est ce dont je suis pleinement convaincu. Mais ce que tu prétends avoir remarqué, c’est-à-dire qu’il y a des cultivateurs qui travaillent de manière à se procurer abondamment par l’agriculture tout ce dont ils ont besoin, et d’autres qui s’y prennent de façon à ne tirer de l’agriculture aucun profit, c’est ce que j’entendrai de toi avec un double plaisir, afin de faire ce qui est bon et de ne pas faire ce qui est mauvais. — Eh bien, dit Socrate, cher Critobule, je vais tout d’abord te raconter comment un jour j’abordai un homme, qui me parut être réellement un de ceux auxquels on a justement donné le nom de beaux et de bons[1]. — Je désire d’autant plus t’entendre, Socrate, que moi-même je souhaite vivement devenir digne de ce titre. — Je te dirai donc, reprit Socrate, comment j’entrai en rapport avec lui. Pour les bons architectes, les bons graveurs, les bons peintres, les statuaires et les autres artistes, j’avais fort peu de temps à donner à leurs visites et à la vue de leurs œuvres jugées belles ; mais considérant ceux qui possèdent le titre respectable de beau et de bon, et me demandant par quel moyen ils avaient été jugés dignes de l’obtenir, le penchant de mon cœur me poussait à nouer une relation avec quelqu’un d’entre eux. Et d’abord, comme le mot beau se joignait au mot bon, dès que je voyais un homme beau, je l’abordais et j’essayais de démêler si je trouverais quelque part en lui le beau en compagnie du bon. Mais il n’en allait point ainsi : je crus découvrir que beaucoup, sous de belles formes, avaient des âmes tout à fait dépravées. Je résolus donc de ne plus faire attention à la beauté du visage, mais d’aller droit à l’un de ceux qu’on appelle beaux et bons ; et comme j’entendais Ischomachus surnommé le beau et le bon par tout le monde, hommes et femmes, étrangers et citoyens, je résolus de faire effort pour lier connaissance avec lui. »



  1. Cicéron avait traduit ce dialogue de Xénophon. Nous trouvons dans se » fragments la traduction d’une partie de cette phrase : « Homo ex eo numero hominum qui apud nos hoc nomine dignantur. » (Priscien, VIII, iv, § 19.) Au fond, l’épithète καλός τε κᾀγαθός s’applique aux gens vertueux, aux gens de bien ; mais on perdrait souvent toute la délicatesse de la pensée de Xénophon, si on ne la traduisait pas littéralement, et dans ce passage entre autres.