De l'esclavage des noirs (Schœlcher)/XV

Paulin (p. 101-122).

CHAPITRE XV.

Projet de législation.

Il ne suffit pas de faire des lois, il faut encore en assurer la stricte exécution. — Une loi foulée aux pieds par ceux-là même qui sont chargés de l’appliquer est une monstruosité. — Une loi n’est que de la puissance, ainsi que l’a dit M. C. Comte : or, aux colonies, les blancs sont plus puissans que la loi. — C’est à détruire ce non-sens politique que doivent tendre tous les efforts du législateur ; et pour cela, nous croyons qu’il serait indispensable de faire une charte qui proclamerait les grandes vérités de la société coloniale d’une manière égale, simple et claire. — Tant que, pour gouverner, il faudra connaître des milliers de lois incohérentes, on sera toujours fort mal gouverné. — Le corps actuel de notre jurisprudence civile et criminelle est la plaie de notre organisation sociale ; nous n’arriverons jamais à un état passable que lorsqu’on aura pu réduire ce chaos à l’énonciation d’un petit nombre de notions d’équité. Mais pourquoi n’est-ce pas fait depuis long-temps ? — À considérer les misères qui nous écrasent, malgré les admirables théories que nous avons tous étudiées, et les innombrables systèmes appliqués aux réunions d’hommes depuis quatre mille ans, on finit par croire que la perfectibilité humaine n’est qu’une rêverie. Pour moi, je suis quelquefois tenté de m’abandonner à l’indifférence, quand je considère comme le pauvre genre humain est encore faible, frêle, faillible, infirme, et voisin du genre brut, comme les idées de bien et de mal sont encore incertaines !

Il serait superflu de dire qu’avec ces doutes nous n’avons pas la prétention de construire ici le code des colonies. Il faut pour cette œuvre un immense savoir législatif, une raison profonde et une connaissance intime du pays ; nous nous hasarderons seulement à poser quelques principes fondamentaux et réglementaires, pour les joindre aux propositions de réforme que nous venons d’émettre. On ne doit pas oublier en les lisant, que nos vues se rapportent toutes à l’esclavage. La grande organisation coloniale appartient à de plus habiles que nous ; et, pour ceux qui voudraient notre avis, nous dirons que le projet du gouvernement, présenté le 16 décembre 1831, nous paraîtra bon et sage, s’il se réduit à dire que toutes les lois d’intérieur seront faites par des conseils coloniaux électifs, mais ne pourront être promulguées qu’après avoir été approuvées par la métropole. En cas de conflit, les Chambres d’Europe décideraient.

Ici, M. Sully Brunet, délégué de Bourbon[1] pose cet axiome : « le droit public du colon est l’exercice du pouvoir législatif pour ses intérêts de localité. »

N’hésitons pas à le dire : ce droit, qui paraît d’abord aussi naturel pour le colon que pour nous, doit lui être contesté, puisqu’il possède des hommes sur lesquels la métropole est obligée de veiller. — Nous reconnaissons que les colonies sont autant de départemens français ; mais nous sommes forcés de reconnaître aussi que, se trouvant dans une situation exceptionnelle, il n’y a que justice à leur donner une législation exceptionnelle : c’est la déduction la plus logique du principe le plus équitable. — Lorsque la Charte-vérité, ce monument de mensonge élevé par la peur à la plus franche et à la plus courageuse de toutes les révolutions ; lorsque cette Charte-vérité promit aux îles des lois particulières, les îles se réjouirent ; elles sentaient elles-mêmes le besoin de n’être plus soumises aux règles de la grande famille. Il y aurait donc mauvaise foi de leur part à venir se comparer aujourd’hui à la Corde, par exemple, et à se plaindre de n’être pas traitées comme elle. — Permettons-nous à la Corse de posséder des esclaves ?

Une loi n’est bonne que si elle est appropriée aux usages, aux mœurs et au climat du pays pour lequel elle est faite, et il est essentiellement juste que les colonies, ayant des besoins et des habitudes tous différens des nôtres, soient appelées à la confection de leur code ; mais, comme elles doivent naturellement être bien plus disposées à resserrer les chaînes des esclaves qu’à les relâcher, il est également équitable que nous venions le contrôler.

Plusieurs des délégués blancs ne se persuadent pas assez de cette vérité : « La France ne veut plus d’esclaves ; » et s’ils n’abandonnent leurs airs de droit divin, on ne pourra jamais s’entendre.

« La France a le droit de ne plus vouloir d’esclaves : » voilà ce qu’il faut bien constater. — La mère veille avec sollicitude sur tous ses enfans forts ou infirmes ; et lui nier la faculté de protéger les infirmes contre les fers, d’user de son autorité pour dompter les aînés quand ils oppriment les jeunes, c’est lui nier sa plus noble prérogative.

Que les colon dépouillent toute passion dans ce grand calcul politique, qu’ils réfléchissent sans colère, et ils reconnaîtront que ces idées, dont la première impression les irrite peut-être, ne sortent cependant pas des lignes de la plus stricte justice.

Les Chambres d’Europe, selon nous, auraient donc à faire, avant toutes choses, une déclaration des droits de l’homme colonial, qui servirait de base à la législation, de règle à tout ordre administratif, de digue à tout caprice ministériel, et qui ne pourrait recevoir aucune modification que des lois émanées de la métropole quand la nécessité y obligerait. — La résistance, même à main armée, à tout acte royal ou autre qui violerait ces principes, serait légale et louable.

Il est temps que le régime des lois remplace celui des ordonnances. — L’article 13 du nouveau projet réserve à l’autorité souveraine de France une foule d’attributions qu’il est nécessaire de lui arracher. — En règle générale, il ne faut laisser d’arbitraire à tous les gouvernemens, et au nôtre en particulier, que celui qu’il est impossible de ne pas leur laisser. Il leur en restera toujours trop pour le bonheur du peuple.

Voici notre projet :

Art. 1er. On reconnaîtrait que les esclaves sont hommes, et que, par conséquent, leurs maîtres les doivent traiter comme tels.

Jusqu’ici l’homme et la femme esclaves devant tout à leur maître, ne peuvent, par cette raison, rien se devoir mutuellement ; leurs enfans ne leur appartiennent pas, et ils n’ont d’autorité sur eux, d’amour pour eux, qu’autant que le maître le permet. « Le père et la mère ne sont que des agens physiques employés à la reproduction de l’espèce. » — Il ne doit plus en être ainsi.

Art. 2. Le propriétaire ne pourra plus s’opposer à l’union légitime de ses esclaves, et les ministres du culte, rétribués par l’État, seront tenus d’accorder gratuitement leur ministère à ces mariages.

Il y a ici une observation importante à faire. La loi ne permet pas aux mineurs de contracter mariage sans le consentement de leurs parens ; et elle fait bien. Ne peut-on pas considérer les esclaves comme se trouvant dans un certain état de minorité ? L’expérience d’une sage administration indiquera quelles sont les lenteurs salutaires à opposer à leurs unions.

Art. 3. Le maître ne pourra plus séparer les enfans de leurs parens, à moins que ceux-ci n’y consentent.

Art. 4. Une circulaire de la façon de Bonaparte, prohibe le mariage entre les blancs et les noirs : elle sera rapportée.

Le code noir lui-même autorisait ces mariages qui ont eu fréquemment lieu. Il fallait la démence tyrannique de Bonaparte pour les arrêter.

Art. 5. Un clergé européen sera envoyé aux colonies, et, chaque dimanche, se distribuera sur les plantations pour y faire une instruction morale aux esclaves qui voudront les écouter.

Je sais que jusqu’à présent les esclaves se sont montrés fort peu soucieux d’instruction morale ; mais c’est peut-être qu’on ne leur en a jamais fait sentir le prix.

Art. 6. Toute matière tenant à la politique de l’esclavage serait sévèrement bannie de l’instruction donnée aux noirs, et l’ecclésiastique qui s’y livrerait serait interdit.

Nous n’avons pas besoin de faire comprendre l’éminent danger qu’il y aurait pour les colons à ne pas tenir fermement la main à cette disposition.

Les heures de travail et la nourriture seraient également l’objet de la sollicitude du législateur. Il y a de fort bons antécédans à cet égard ; il suffirait de les mettre en vigueur. Le Code noir défendait déjà, en 1685, aux propriétaires « de se décharger de la nourriture et subsistance de leurs esclaves, en permettant à ceux-ci de travailler certain jour de la semaine pour leur compte particulier. »

Art. 7. L’indemnité pour les esclaves justiciés serait abolie.

Cette indemnité est le plus étrange privilège que jamais caste privilégiée ait obtenu. — Quand vous avez un animal domestique enragé, la société le tue, sans vous donner de prime. Les esclaves ne sont pour leurs maîtres que des animaux domestiques.

Art. 8. Le blanc, convaincu d’avoir abusé avec violence d’une esclave, sera tenu de l’affranchir.

L’article de l’édit de 1685 s’exprime ainsi : « Les hommes libres qui auront un ou plusieurs enfans de leur concubinage avec leurs esclaves, ensemble les maîtres qui l’auront souffert, seront chacun condamnés à une amende de deux mille livres de sucre ; et, s’ils sont les maîtres de l’esclave de laquelle ils auront eu lesdits enfans, voulons qu’outre l’amende, ils soient privés de l’esclave et les enfans. N’entendons, toutefois, le présent article avoir lieu lorsque l’homme n’étant point marié à une autre personne durant son concubinage avec l’esclave, épousera, dans les formes observées par l’église, sadite esclave, qui sera affranchie par de moyen, et les enfans rendus libres et légitimes. »

Art. 9. Tout propriétaire ayant maltraité un esclave à un certain degré, sera privé de cet esclave, forcé de vendre tous les autres, et déclaré incapable d’en posséder à l’avenir.

Une telle mesure est indispensable pour adoucir le sort de ces infortunés ; car alors seulement les planteurs auront un véritable intérêt à les ménager. C’est aussi la seule manière de donner force réelle à la loi ; autrement, l’esclave n’osera jamais se plaindre, puisque le maître, pour se venger, pourrait toujours trouver mille moyens de le faire doublement souffrir.

Art. 10. Tout blanc condamné pour délit envers un noir, serait aussi privé de ses droits civils et politiques pendant un certain temps, ou pour la vie, selon la gravité de la faute ou du crime.

Celui qui viole avec connaissance de cause le premier principe social, mérite d’être privé des avantages dont il jouit comme citoyen. — Quelque chose de la jurisprudence dont il est ici question est déjà établi à l’Île Bourbon ; il ne reste qu’à la compléter.

Bourbon pourra souvent servir de modèle : c’est la plus libérale de nos colonies. Elle a consacré depuis long-temps, par des mariages entre les deux classes, l’émancipation morale des hommes de couleur. Le Code de 91 est resté en vigueur jusqu’en 1828, et l’on y peut citer deux ou trois exemples de blancs condamnés et exécutés pour avoir assassiné des esclaves.

Art. 11. Le maître ne pourra être recherché sur l’accusation d’un seul esclave, hors le cas où celui-ci montrerait sur son corps la marque récente d’un mauvais traitement illégal ; mais le protecteur des noirs, qui sera naturellement destiné à recevoir les plaintes des esclaves, pourra, dans tous les cas, se porter partie civile.

Ce terme met une barrière à la perfidie des esclaves et à l’arbitraire des maîtres. Il signale, du reste, la plus haute moralité qui doit caractériser le protecteur de noirs. La législation des colonies anglaises, auxquelles on doit l’institution de ce fonctionnaire, et une étude sérieuse ce de qu’elle a produit, indiqueront quels seront ses devoirs, et comment il pourra les remplir.

M. Lacharrière ne veut pas de protecteurs de noirs. « Le ministère public, dit-il, est composé d’un procureur-général, de trois procureurs du roi, et de quatre substituts. Voilà donc huit magistrats qui ont dans leurs attributions de poursuivre la punition des crimes et délits commis par les maîtres envers leurs esclaves, ainsi que ces contraventions aux arrêts et réglemens qui les concernent. » Oui ; mais ces magistrats ne font pas apparemment leur devoir, puisque tant de crimes et de délits se commettent, qui ne sont ni punis, ni même recherchés ; ils ne représentent d’ailleurs que le ministère public ; le protecteur de noirs représentera la partie civile. — Il sera pour l’esclave ce qu’un tuteur est à un enfant mineur ; — Après tout, on donnera aux blancs des garanties sûres et précises contre l’abus que les protecteurs de noirs pourraient faire de leur autorité. Ceux-ci seraient condamnés à la prison ou à l’amende, dans ce cas, comme dans celui de la prévarication.

Toutes les amendes d’argent formeront une caisse destinée à satisfaire aux dépenses de l’espèce.

Art. 12. Il sera institué aux profit des esclaves une caisse de prévoyance, à l’instar de celle que la Banque de France tient à Paris au profit du peuple.

Comme l’esclave n’est pas moins soupçonneux par caractère que par position, le gouvernement sera responsable de cette banque qui encouragera les noirs à mieux travailler, lorsqu’ils verront ainsi leurs économies s’augmenter journellement des intérêts des intérêts.

Sans doute on trouvera d’abord un nombre infiniment petit de noirs disposés à profiter des avantages que nous leur offrons ; la plupart même ne les comprendront point, et aimeront beaucoup mieux dormir que d’aller à l’école, et s’enivrer que de placer à la Caisse de prévoyance. Mais l’expérience du bien se fera peu à peu sentir ; la vue de l’état heureux des premiers intelligens et des premiers affranchis poussera insensiblement les retardataires à l’étude ; à mesure que l’on approchera du terme de la liberté, les bénéfices de nos propositions jailliront aux yeux des plus abrutis ; et puis, en résumé, ceux-là qui ne voudront pas en jouir mourront dans la servitude.

Il est vrai que l’ignorance ou l’avilissement des esclaves est une des conditions de la sécurité de leurs maîtres, mais la marche toujours lente des améliorations doit tranquilliser ceux-ci d’autant plus que les émancipations successives corrigeront ce que pourraient avoir de dangereux les effets de l’éducation versée sur les ateliers.

Art. 13. Le maître sera tenu de libérer son esclave, lorsque celui-ci payera sa rançon en prouvant qu’il l’a légitimement acquise. Cette rançon sera fixée amiablement ou par arbitre. — Les protecteurs sont en toutes circonstances les arbitres naturels et gratuits des esclaves. — En cas de discussion, le tribunal décidera.

Les délégués des hommes de couleur demandent que l’on fixe une somme légale pour la valeur du nègre qui voudrait se racheter. Cela est injuste ! M. Lacharrière, que nous avons combattu tout-à-l’heure, ne veut pas, lui, que les esclaves soient autorisés à se racheter. Encore injuste. « Une pareille loi, dit-il, mettrait en lutte l’intérêt des maîtres et celui des esclaves ; elle serait nuisible au maître, en lui enlevant ses meilleurs sujets, ceux qui étant les plus laborieux et les plus industrieux auraient plus tôt amassé de quoi payer leur rançon. » D’abord, l’expérience a prouvé, dans les colonies anglaises où ce mode est en usage, qu’il n’est pas tant à redouter : il n’a porté préjudice à aucun propriétaire ; mais quand il serait vrai, que répondre ? C’est un malheur que les habitans doivent accepter comme conséquence de leur fausse position, pour concilier leurs intérêts avec les besoins de l’époque ; autrement il n’y a plus de réforme faisable, et l’on peut refuser l’abolition même de la traite. Comment alors se fait-il que M. Lacharrière consente à cette abolition ? L’impossibilité de remplacer les morts d’un atelier serait bien plus dangereuse pour la fortune des colons que la faculté laissée au pauvre esclave de se racheter ou d’être racheté par quelque homme compatissant. — La raison s’offense certainement à vous voir obligé de vendre votre propriété lorsque nous avons confirmé en quelque sorte vos droits sur cette propriété, en déclarant qu’au bout de 60 ans, tout homme blanc ou noir sera libre ; mais, encore une fois, nous marchons sur un terrain mouvant. La mère patrie permet que vous conserviez vos esclaves, puisque vous les avez ; et cependant, comme la liberté est l’essence de sa pensée, le principe dominateur de ses décisions, elle ne peut souffrir que le nègre qui a le moyen de devenir libre en vous remboursant sa valeur, ne le devienne pas. Il est possible sans doute que vous y attachiez une valeur idéale ; mais que voulez-vous ? La France viole la loi suprême en vous accordant des esclaves ; vous devez à votre tour faire des concessions d’ordre devenues indispensables. — Heureusement, en définitive, on n’a pas vu jusqu’ici les maîtres si fort attachés à leurs noirs qu’ils ne voulussent s’en séparer à aucun prix, et puis il le faut !… il le faut ! Cette parole est impitoyable comme le temps qui passe.

Art. 14. Le maître qui voudra transporter son esclave dans un pays étranger, ne sera tenu à aucune indemnité, mais aura besoin du consentement de l’esclave.

Art. 15. Il suffira de la simple volonté du maître pour affranchir un esclave.

On exigeait dans ce cas que le maître assurât des moyens d’existence à son affranchi. Cette disposition est rayée. J’ai lu, sans être convaincu, tout ce qu’ont écrit M. Foignet et ses amis pour son maintien. — Il n’y aurait pas un colon dans les colonies, si on avait demandé à eux ou à leur père de faire preuve de moyens d’existence pour y être reçus. — Ne craignons pas qu’un maître libère un mauvais sujet, il le vendra. — L’esclave auquel on accorde la liberté est nécessairement un homme qui l’a méritée par de longs services ou un grand dévouement, et je ne crois pas que ceux qui s’opposeraient encore à ce que nous demandons, puissent citer beaucoup de noirs affranchis par leurs maîtres, qui se soient montrés indignes de la liberté. — Dans tous les cas, les émancipations de ce genre ne seront jamais assez nombreuses pour être à craindre, parce que l’atelier national recevrait les noirs libres qui manqueraient de travail. — Quant aux mauvais sujets que l’on émanciperait pour s’en débarrasser, de sévères ordonnances de police contre les vagabonds obvieraient aux danger de leur présence, sans parler de la déportation à laquelle un jugement pourrait condamner les incorrigibles.

Rien certainement ne paraît plus naturel que de laisser au propriétaire la faculté de se dépouiller de sa propriété. Cependant la Chambre de commerce du Havre, dans ses observations adressées au ministère sur le nouveau projet, a trouvé de très-grands inconvéniens dans ce libre exercice du droit. « Un homme malveillant, dit-elle, peut avoir recours à ce moyen pour anéantir les espérances de ses héritiers. La mauvaise foi d’un débiteur peut chercher à s’en servir pour frustrer des créanciers de leur gage. » Ceux-ci ne seront nullement frustrés une fois qu’ils sauront que le noir n’est plus une matière imposable, un immeuble que l’on puisse hypothéquer. — Et quand même il n’en serait pas ainsi, quelle est donc la loi, par tels sages qu’elle soit faite, qui n’ait ses inconvéniens ? Ne voyez-vous pas combien il y a d’écueils cachés sous cette mare de Charte de 1830, qui paraissait à quelques-uns devoir être un port de salut à l’abri de tout danger ? — En vérité, il faut avouer que la loi qui n’aura d’autre tort que celui de permettre à un homme de ne rien laisser à ses héritiers, si cela lui convient, sera un des moins mauvaises lois qui ait été promulguée depuis Moïse jusqu’à nous.

Faisons donc céder enfin les petites considérations locales et pratiques aux plus nobles sentimens du cœur humain.

C’est la disposition de loi écartée par nous en ce moment, qui a produit cette malheureuse classe de patronés, ces hermaphrodites politiques, comme les appelle M. Fabien, auxquels on dispute aujourd’hui la liberté. Disons, à ce sujet, que tout individu jouissant de la liberté de fait, doit être regardé comme libre de droit. C’est à celui qui le revendique à prouver sa propriété.

Art. 16. Tout homme est présumé libre jusqu’à témoignage du contraire.

La liberté est le principe ; l’esclavage, l’exception.

Art. 17. Le protecteur des noirs sera autorisé à poursuivre le maître qui donnerait la liberté à un esclave devenu incapable de travail. En attendant, celui-ci serait recueilli dans un hospice aux frais de l’État, jusqu’à ce que le maître ait été condamné, non pas à le reprendre, mais à payer sa pension dans cet hospice.

Art. 18. L’enregistrement sur les livres de la municipalité suffira pour constater l’affranchissement. Cet enregistrement sera gratuit.

Il ne doit point y avoir d’intermédiaire entre la société et celui qui vient à elle. — Plus de cartes de libre !

Art. 19. L’esclave étranger qui se réfugiera sur une colonie française sera fait libre dans les conditions d’un nouvel affranchi.

Art. 20. L’homme affranchi ne pourra jamais posséder un ni plusieurs esclaves. Il lui est facultatif néanmoins de racheter l’esclave qu’il voudra libérer.

En disant que le maître est tenu d’abandonner le noir qui payera rançon, nous déclarons implicitement qu’il est tenu de vendre tout esclave que l’on s’engagerait à libérer. Si le Code ne s’expliquait pas à cet égard, il serait facile de fournir sous main l’argent nécessaire au nègre auquel on voudrait donner la liberté. — La loi doit se garder de prêter à la fraude.

Quand nous retirons aux affranchis le droit de posséder des esclaves, nous les plaçons, il est vrai, hors du droit commun des colons ; nous faisons pour eux une distinction injuste en apparence ; nous détruisons l’égalité. Mais ici encore on doit se soumettre à l’impérieuse nécessité ; ici encore nous sommes obligés de dire : Il le faut ! — Un père, dans sa tendre sollicitude, traite-il tous ses enfans de la même manière ? Ne mesure-t-il pas l’exercice de leur liberté sur la différence de leur âge, de leur caractère, et ne devra-t-il pas souvent défendre au plus jeune ce qu’il peut, sans danger, permettre à l’aîné ? Personne assurément n’appellera cette conduite injuste. — La loi, après tout, n’est que la tyrannie en permanence, on l’a bien dit ; à chaque pas elle exige de nous individuellement des sacrifices nécessaires à la tranquillité du plus grand nombre ; le droit naturel est forcé de céder parfois au droit commun. — La législation qui donnerait toute garantie à la société, sans demander aucun sacrifice à ses membres, serait le chef-d’œuvre de l’esprit humain, et l’on pourrait en espérer la paix et le bonheur universel. Jusque-là les affranchis auraient aussi grand tort de se plaindre de ne pas être admis à posséder des esclaves, que les propriétaires d’être obligés de céder l’esclave dont la rançon est offerte.

Comme l’impôt de capitation sera aboli, cette circonstance ne donnera, quant au cens électoral, aucun désavantage aux affranchis.

Nous ne sommes nullement arrêtés par la crainte de diminuer le revenu du fisc en supprimant la capitation. Dût la réduction des droits coloniaux amener un déficit de la moitié de l’impôt, nous nous réjouirions en pensant qu’elle serait peut-être forcément suivie de la suppression d’une quantité semblable dans des dépenses extravagantes. — Quand la France dire qu’elle ne veut définitivement plus solder un budget d’un milliard, soyez sûr que les faiseurs trouveront bien vite un moyen de la gouverner à moins d’un milliard, et pas un de tous ces affamés qui la dévorent, depuis le roi jusqu’au mouchard, ne quitteront leurs places, même lorsque les gages seront réduits de moitié !

Art. 21. L’homme libre, de quelque couleur qu’il soit, jouira des droits civils et politiques de tout citoyen payant cent cinquante francs d’impôt.

Il est indispensable de baisser le cens colonial à cette somme, si l’on ne veut rendre illusoire pour les affranchis le titre de citoyen.

Art. 22. Le cens doit se composer de tous les impôts, directs ou indirects, de toutes les contributions payées annuellement à l’État de quelque manière que ce soit.

Art. 23. Les affranchis jouiront des droits de l’homme libre, immédiatement après leur libération.

Toute catégorie parmi eux serait fâcheuse en principe, et très-difficile à constituer en fait. Nous ne demandons d’ailleurs ici que le rétablissement de l’article 10 de l’édit de mars 1685 : « Déclarons l’affranchissement des esclaves dans nos îles leur tenir lieu de naissance dans nos dites îles, et ceux affranchis, n’avoir pas besoin de nos lettres de naturalité, pour jouir des avantages de nos sujets naturels dans notre royaume, terres et pays de notre obéissance, encore qu’il soient nés dans les pays étrangers. Octroyons aux affranchis les mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les personnes libres. »

Art. 24. Le droit de défense personnelle pour tous, hors pour l’esclave envers son maître, sera proclamé.

Rien de plus absurde, comme dit M. Dufau, ni logique, en fait, en politique et en justice, que ces divers poids et mesures pour chaque classe qui habite les colonies. Le temps est venu de détruire cette maxime de petits tyrans coloniaux : « Un blanc ne peut jamais avoir tort vis-à-vis d’un noir. » Sitôt que les blancs verront les noirs et les hommes de couleur égaux à eux devant la loi et la raison, leur orgueil s’écroulera faute d’aliment, comme celui de nos gentilshommes. — L’aristocratie de la peau, suivant la pittoresque expression de l’abbé Grégoire, tombera devant le ridicule. — Une fois que les noirs et les hommes de couleur auront obtenu leurs bénéfices de citoyen, ils attendront sans impatience et sans colère que les blancs veuillent bien se mettre en harmonie avec l’époque.

Art. 25. Tous les enfans libres, à quelque degré qu’ils le soient, seront admis indistinctement dans les écoles publiques.

Les colons ne sont pas des hommes plus méchans que d’autres ; on n’est pas sans foi et sans pitié, précisément parce qu’on est venu au monde à la Guadeloupe ou à Bourbon. Ce sont des préjugés pernicieux dont ils sont nourris dès leur enfance, qui leur gâte le cœur à leur insu. — Sans compter sur les amitiés de collège, auxquelles nous ne croyons malheureusement pas, nous sommes persuadés qu’une éducation libérale, reçue en commun, contribuera mieux que les lois à les ramener à des sentimens plus raisonnables. Toutefois, entendons-nous, mon but n’est pas de changer le despotisme de place, en contraignant les blancs à mêler leurs enfans avec ceux des noirs ; je veux seulement ouvrir à tous les établissements publics, afin que tous puissent jouir des bienfaits d’une instruction commune, égale et fraternelle.

Art. 26. Toutes choses ainsi réglées, les limites de la puissance du gouverneur seront strictement renfermées dans le Code.

L’homme est naturellement enclin au despotisme, et l’arbitraire est plus dangereux encore dans nos possessions maritimes qu’en Europe, car il faut bien du temps, bien du courage et bien de l’argent, pour venir chercher justice en France.

Il est facile de concevoir qu’aux colonies plus que partout ailleurs, les besoins du moment et des circonstances, exigeront des arrêtés particuliers d’ordre et de police, dont l’application aura lieu avant que la métropole les puisse juger. Aussi est-il important de n’envoyer que pour gouverneurs que des hommes d’honneur, de probité et de talent, de sang-froid surtout et d’expérience ; personnes fort rares, nous en convenons, par le temps qui court, mais que l’on ne trouvera jamais, je le déclare d’avance, dans les antichambres des ministres.

En général, on ne doit envoyer comme mandataires du pouvoir et administrateurs de la justice, que des hommes d’une intégrité reconnue et d’un caractère éprouvé : les séductions et les menaces ne leur manqueront pas.

Art. 27. Tout fonctionnaire serait responsable de ses actes.

Art. 28. On proclamera la liberté de la presse, avec les restrictions que la connaissance des lieux ou des choses indiquera. Tout imprimé, journal ou mémoire, ne sera justiciable que du ministère public.

On ne nous reprochera pas de demander des droits exorbitans pour la presse des colonies, puisque le parquet pourra, comme à Paris, saisir trois jours de suite la feuille qui le blesserait. En voyant le ministérialisme trouver dans la charte une autorisation à de telles iniquités, on peut juger de ce qui arriverait aux colonies, si on laissait à une espèce de vice-roi la faculté de commissionner les imprimeurs et les journalistes.

Du moment où le pouvoir se constitue l’ennemi du peuple, il faut que la loi donne au peuple toutes les garanties imaginables.

Art. 29. Les fonctions municipales seront indépendantes de l’autorité.

Art. 30. Le ministère public (je ne dis pas les juges) sera exclusivement composé de magistrats européens.

Il serait peut-être même nécessaire, si la chose est possible, comme le veut M. Santo-Domingo, que ces magistrats fussent renouvelés de temps à autre, afin qu’ils ne puissent s’identifier aux blancs, et finir par être imbus de leurs préjugés, comme cela arrive journellement. Ce système de mutations mettra les blancs dans l’impossibilité de séduire toutes ces nouvelles consciences qui viendront successivement résister à l’influence de leurs passions, et alors seulement on pourra compter sur de véritables organes de la loi. Alors M. Duquesne ne sera plus chassé de la Martinique pour avoir dîné avec des hommes de couleur[2] ; alors on ne verra plus se renouveler cette hideuse flagellation d’une jeune fille pourvue en grâce, dont nous avons parlé au commencement de ce livre. Convenons qu’un tel abus de pouvoir ne saurait être trop sévèrement châtié. Pour moi, je tiens que dans ce cas, la peine du talion serait juste et applicable, car il y a là une basse méchanceté, une lâche et infâme cruauté. Que le fonctionnaire ainsi criminel soit donc pendu s’il a fait pendre, fouetté s’il a fait fouetter, emprisonné s’il a fait emprisonner. Nous dirons à ce propos qu’il serait bien de tâcher de former à Paris un conseil des colonies composé d’Européens, devant lequel seraient portées les réclamations des condamnés, et toute discussion entre l’administration et les administrés. Comme ce conseil, dont les fonctions seraient gratuites et les délibérations publiques, jugerait immédiatement, il est peu probable que la faiblesse ou la complicité des autorités locales résistassent long-temps à un si grand jour ; et assurément beaucoup de victimes, dont les cris sont étouffés aujourd’hui par les lenteurs de la Cour de cassation ou du Conseil-d’État, et par la crainte des frais énormes que coûte cette justice, viendraient porter leurs plaintes devant ce tribunal accessible à tous.

Nous avons dit plus haute que tous les enfans d’esclaves qui naîtraient à partir de la promulgation de la loi seraient payés aux planteurs, et recueillis par le gouvernement. On les placerait, dès qu’ils auraient été sevrés sur l’habitation, dans des maisons à peu près semblables à nos hospices d’enfans-trouvés ; leurs mères pourraient les y venir visiter ; et on les élèverait aux frais de la nation, en divers métiers, pour être utilement répandus ensuite dans la société, où ils jouiraient des droits de leur condition.

On consacrera les amendes prononcées pour les crimes de l’espèce, à tous ces établissemens que les amis de l’humanité enrichiront probablement de leur souscription et de leurs legs.

Si vous administrez bien les colonies, elle coûteront la moitié moins qu’aujourd’hui. Appliquez pendant quelques années ces bénéfices aux institutions philanthropiques que nous vous proposons, et vous n’aurez rien à demander à l’État ; mais avouons que si elles venaient à lui causer quelques dépenses, jamais il n’en aurait fait de moins regrettables.

M. Dufau, dont le travail sérieux et logique éclairera tous ceux qui le consulteront, voudrait que, pour rendre encore plus active dans sa marche la réforme coloniale, les protecteurs de nègres, les commissaires, les agens du gouvernement, ainsi que tous les propriétaires et délégués de propriétaires prêtassent serment, non pas d’être fidèles au roi, ce qui est très-inutile, mais d’exécuter et de faire exécuter fidèlement la loi. Ce point nous paraîtrait de haute importance dans une mesure qui, toute juste qu’elle soit, trouvera de nombreux ennemis prêts à arrêter ses effets ; mais encore faudrait-il, pour en obtenir un résultat satisfaisant, trouver le moyen de faire mieux comprendre dans les colonies que chez nous la valeur d’un serment. — Il arrive aujourd’hui que nos hommes les plus dévoués et les plus honnêtes acceptent avec une merveilleuse facilité certaines restrictions mentales, certaines compositions intérieures dont ils ont flétri long-temps l’invention. Je ne sais quels beaux raisonnemens ils ne font pas pour prouver qu’ils ne s’engagent à rien lorsqu’ils prêtent un serment obligatoire ; ils ne redoutent plus de s’abaisser au niveau de ces députés libéraux de la restauration qui protestaient de leur amour pour Charles X, en conspirant avec les républicains. Ils semblent ignorer que le mépris de la foi jurée démoralise les nations, et retarde les révolutions utiles au peuples. — Si vous vous soumettez volontairement à une loi quand vous pouvez protester légalement contre elle, en vous abstenant, vous reconnaissez la loi bonne ; c’est à cause de ces coupables faiblesses qu’il a fallu quinze ans pour chasser la restauration, et qu’il en faudra quinze encore peut-être pour regagner les institutions que le peuple a payées de son sang. — Accoutumons-nous donc à être de bonne foi, et ne regardons plus le serment politique comme une vaine formalité. — Autrement nous perdons le droit de tuer les traîtres.

Qu’espérer d’un pays où l’on peut prêter treize sermens sans être marqué au front du nom d’infâme ; où un ministre ne craint pas d’envoyer aux nations, pour représentant de notre puissance, pour symbole de notre loyauté et de notre honneur, un homme treize fois parjure !

Pour avoir ainsi donné à connaître les mesures qui nous paraissent bonnes, nous ne voulons pas dire qu’en les adoptant les colonies entreront dans une ère nouvelle de prospérité infinie ; toute loi d’exécution est nécessairement vicieuse en quelque endroit, parce qu’il n’est pas donné à l’homme de produire une œuvre absolument bonne. Aussi devons-nous le déclarer d’avance : Nous n’avons pas prétendu construire le meilleur code, mais seulement indiquer l’ébauche du moins mauvais selon nous.

En un mot, nous offrons notre travail comme un progrès vers le bien, et non comme la réalité même du bien que nous cherchons. — Si nous nous sommes trompés, on nous trouvera prêts à reconnaître nos erreurs.

  1. Considérations sur le système colonial.
  2. Voir dans la Gazette des Tribunaux du 20 octobre 1831 les détails de cette affaire, qui serait très-ridicule, si elle n’était odieuse.