De l'esclavage des noirs (Schœlcher)/XIV

CHAPITRE XIV.

Avec la liberté les colonies deviendront florissantes, et l’homme colonial deviendra meilleur.

Les colonies sont aujourd’hui le séjour de maîtres et d’esclaves, ennemis les uns des autres, vivant dans les inquiétudes de l’oppresseur et dans les angoisses de l’opprimé. — Avec la liberté, elles changeront promptement d’aspect ; leurs besoins de toute espèce doubleront naturellement, en raison de l’accroissement de la population libre ; l’industrie ne tardera pas à y prendre pied, et les arts, cette source féconde de tout ce qui est grand et beau, les arts qu’elles n’ont jamais connus, viendront les embellir ; car les arts sont fils de la liberté ! — Avec l’agriculture indépendante, le propriétaire n’aura plus à craindre la paresse, la fuite, la mort des cultivateurs. Ceux-ci trouveront leur propre avantage à bien faire ; les uns et les autres deviendront meilleurs ; et bientôt tous, riches ou pauvres, fiers, comme en Europe, du titre de citoyen, forts de leur accord commun, de leur dévouement à la chose publique, mettront la nouvelle patrie en état de se suffire à elle-même. Je laisse à penser de quelle ressource seraient alors pour nous des colonies qui auraient puisé dans l’amour et le respect de la sainte égalité la puissance de se défendre seules contre nos ennemis. Cette dernière considération devient très-grave, quand on examine que nos établissemens d’outre-mer coûtent, dit-on, encore chaque année de si grosses sommes, que des économistes trop ardens ont proposé de les abandonner. Ils oubliaient qu’un tel abandon, sans parler des dangereuses conséquences commerciales et politiques qu’il pourrait avoir dans l’avenir de la France, porterait le dernier coup à notre marine, privée alors d’école-pratique de matelots et d’abri, pour relâcher, pour se sauver de la tempête, ou se garder d’un ennemi supérieur. Mais, sans nous appuyer sur de telles vues d’intérêt, disons que l’honneur fait un devoir à la métropole de garder ses colonies, coûtassent-elles encore plusieurs millions annuels. Malgré les plaintes qu’elles croient devoir élever contre la commune patrie, elles s’enorgueillissent d’être françaises ; il y aurait dans l’abandon que nous en ferions quelque chose d’offensant pour elles qu’elles n’ont jamais mérité, et une lâcheté de notre part, dont, j’espère, nous ne sommes pas capables. — Nous avons vendu la Louisiane. Assez de honte !

C’est donc dans le seul but de se rendre compte qu’il est nécessaire d’examiner si elles sont ou ne sont pas à charge, et nous formons le vœu que les hommes spéciaux tâchent à la fin de s’entendre à ce sujet.

La commission du budget de 1828 a établi que notre système colonial coûte annuellement trente millions à nos douanes ; et voilà que M. Foignet, de la Guadeloupe, publie un travail dans lequel il démontre, au contraire, et cela par des chiffres, que la balance du commerce présente un solde annuel en faveur de la France de seize millions et demi. M. Sully Brunet, lui, ne fait monter ce solde, dans sa dernière brochure, qu’à six millions, et il s’appuie également sur des chiffres clairs et nets. Il est évident pour lui que la France coûte aux colonies' ; et cependant M. Sully Brunet est un homme sérieux, dont l’ouvrage est plein de judicieuses observations sur notre état commercial. — Qui devons-nous croire devant cette différence totale de quarante-six millions et demi ?

Je ne m’aviserai pas de chercher le vrai : cela serait trop long, et d’ailleurs assez inutile en ce moment pour nous ; mais je ne puis m’empêcher de faire remarquer que les chiffres prennent depuis quelque temps une élasticité vraiment déplorable. Si, dans un seul chapitre du budget, on peut jouer aussi légèrement avec quarante-six millions, que deviendront les contribuables ? Le gouvernement n’aura donc plus besoin que d’un petit groupeur de chiffres, bien coquin et bien habile, pour nous sucer légalement, comme on dit, le meilleur de notre sang.

C’est affreux à penser !

J’ai avancé tout à l’heure qu’avec la liberté, l’homme des colonies deviendrait meilleur. Cette assertion est d’un tel poids, et peut faire tant d’impression sur l’esprit public, que j’éprouve le besoin de citer quelques graves autorités pour lui donner toute sa puissance.

« L’esclavage endurcit le cœur du maître ; il avilit le cœur de l’esclave. Celui-là contracte avec ses esclaves toutes sortes de mauvaises habitudes, et s’accoutume insensiblement à manquer à toutes les vertus morales ; celui-ci ne peut rien faire par vertu[1]. »

« L’habitude de vivre avec des esclaves donne aux maîtres un goût pour la tyrannie et la mollesse, qui les rend incapables d’aucun de ces sentimens élevés qui font la gloire des nations et le bonheur des individus. Le peu d’humanité qu’on observe communément dans la conduite de ces hommes accoutumés dès leur enfance à exercer une autorité despotique sur leurs semblables, doit être suffisante pour nous dégoûter de cette autorité. On ne peut expliquer d’une manière plus plausible la barbarie des anciens temps qu’en l’attribuant à l’esclavage domestique par lequel tout homme d’un certain rang devenait un petit tyran, élevé au milieu de la flatterie, de la dépendance et de la dégradation de ses esclaves. Tout ce que je prétends inférer de ces raisonnemens, c’est que l’esclavage est, en général, funeste, soit à la population, soit au bonheur du genre humain[2]. »

« Là où l’esclavage est établi, tous les vices sont communs[3]. »

« Comment resterait-on modéré dans ses désirs quand on peut tout exiger, continent quand on n’a pas même la peine de séduire, humain quand on a si fréquemment sous les yeux des châtimens dont la plus vile populace de l’Europe pourrait à peine endurer le spectacle ? Nous le demandons, n’y a-t-il pas là une cause nécessaire et perpétuelle de dépravation[4] ? »

Après s’être imbu de telles vérités, il n’est plus possible de douter que l’esclavage soit aussi nuisible au maître qu’à l’esclave. — C’est à l’esclavage qu’il faut s’en prendre, si les colonies n’ont jamais produit un homme supérieur, en quoi que ce soit ; et c’est encore à l’esclavage qu’il faut accuser de la cruauté, tant et si justement reprochée aux propriétaires ; car les colons, une fois hors de leur rôle de maîtres, conservent toujours, il est vrai, beaucoup d’orgueil, mais sont généralement des hommes braves, serviables, et qu’on aime à connaître. Chez eux s’est réfugiés la belle et pure hospitalité des temps antiques, si complètement oubliée dans notre Europe froide, vaniteuse et avare comme une vieille femme.

Il faut bien croire enfin que l’esclavage gâte le cœur, quand on voit les jeunes gens, naturellement généreux, ne l’être pas aux colonies, et mettre à perpétuer la servitude le même acharnement que nous mettons en Europe à travailler pour l’abolir. Faisons remarquer, à cette occasion, que les esclaves ont trouvé partout et en tout temps des esprits éclairés, disposés à les défendre, sans aucun intérêt personnel, et dominés seulement par l’amour du bien et du vrai, tandis que les colons sont obligés de se défendre eux-mêmes. N’est-ce pas là leur première condamnation ?

  1. Esprit des Lois.
  2. Hume.
  3. La Rochefoucault.
  4. Dufau.