De Saint-Blaise - Voyage dans les États scandinaves, 1856/03
VOYAGES DANS LES ÉTATS SCANDINAVES.
SUÈDE ET LAPONIE.
Sir Arthur voulait acheter une voiture à l’anglaise ; l’idée était séduisante ; mais, pour plus d’un motif, je préférai les moyens de transport ordinaires du pays. En voyage, il ne faut éviter, ce me semble, aucune occasion d’entrer le plus intimement possible dans la voie ordinaire des indigènes, surtout dans les habitudes du peuple.
En descendant du sol norvégien vers la Suède, on est bientôt saisi d’un changement notable dans l’aspect de la nature. Le revers des Alpes scandinaves est, du côté suédois, beaucoup moins escarpé ; la route suit une série de petits lacs d’eau douce, dont les bords, moins pittoresques que ceux des fjords norvégiens, sont plus favorables à l’agriculture. Les mœurs des habitants suivent à peu près la même transformation. Le Suédois est moins rude de caractère que son frère le Norvégien. Le véhicule de poste même est d’une construction plus sociale ; la caisse de la carriole suffit aisément à deux personnes, et le postillon en personne conduit son cheval dont la tête et le corps sont plus déliés et plus maniables que ceux du trotteur norvégien.
Nous traversions de vastes forêts d’autant plus activement exploitées qu’elles sont presque toutes placées près de courants d’eau qui les portent aisément à la mer. Par suite, les habitants s’établissent au bord de ces « chemins qui marchent. » Quand les forêts sont coupées, ils les remplacent par des champs et des prairies. Sous le 63e degré de latitude, le sol est très-productif ; le blé mûrit jusque la hauteur de 2 000 pieds au-dessus de la mer, et la récolte est presque toujours heureuse. Ce qui fait le plus de défaut à l’agriculture, ce sont les bras.
On comprend parfaitement, du reste, que les habitants préfèrent à l’agriculture l’exploitation des bois dont le produit est plus sûr et ne les expose à aucun chômage.
En approchant de la montagne d’Areskuta, la plus élevée de ces contrées, nous commençons à nous apercevoir du voisinage des neiges. Les pins deviennent plus rares, les sapins perdent de leur fière tournure et peu à peu courbent chétivement leur tête.
À Stalkjernjtugen, la forme de la montagne se dessine plus nettement. C’est une espèce de tourte arrondie sortant d’une lisière de sapins ; son dôme semble saupoudré de sucre. À ses pieds, dans la petite vallée d’Areelelfven, demeurent quelques paysans. Nous trouvons chez l’un d’eux bon gîte, et nous voilà résolus à gravir le lendemain la montagne jusqu’à son sommet.
Les parois de l’Areskuta sont plus escarpées qu’on ne le suppose de loin ; le sentier suit en zigzags une côte très-rapide. Notre guide, jeune garçon de quinze ans, nous a raconté la prouesse extraordinaire, à son avis, de deux Anglais qui jadis eurent le courage de le monter à cheval. C’étaient les chevaux qu’il aurait dû plaindre.
Après avoir dépassé une forêt de sapins qui couvre la base de la montagne, nous rentrons dans la région des bouleaux. Ces arbres, presque toujours gracieux dans des contrées moins élevées, sont ici petits et tordus ; surchargés de neige pendant la plus grande partie de l’année, ils ne peuvent se développer qu’en rampant. Au-dessus des bouleaux on ne trouve plus aucune végétation, et la montagne ardoisée apparaît triste et nue. À nos pieds, la vallée est à la fois romantique et sauvage. La rivière d’Areelelfven coule en serpentant comme un ruban d’azur dans de vertes prairies ; en face s’élève le mont sombre et aride de Rhanfjells, bien moins élevé mais plus accentué de forme que l’Areskuta.
Une demi-heure après, nous atteignons la région des neiges. Tout à coup un épais brouillard nous enveloppe comme d’un linceul ; à peine nous est-il possible de nous distinguer à quatre pas les uns. des autres. Notre petit guide est infatigable ; de peur de le perdre de vue nous modérons son ardeur et nous grimpons derrière lui en tâtonnant. Nous dominons bientôt les nuages. Au-dessous et autour de nous rien que la neige. Encore trois heures de marche, et nous posons enfin fièrement nos pieds sur la cime. Ce beau mouvement ne dure guère, et la fatigue nous oblige à changer de pose. Nous nous asseyons en grelottant sur le plateau glacé. Nous ne voyons rien autour de nous. Monter si haut pour n’avoir à contempler que des nuages nous paraît une mystification. Il faut, pour ne pas avoir perdu notre peine, que nous attendions le coucher du soleil. Notre petit guide nous promet pour ce moment solennel un merveilleux changement de décoration. En effet, une heure après, le vaste tapis de nuages qui se déroulent au-dessous de nous se fend presque subitement comme en deux, et nous découvrons d’abord un petit coin de lointaine perspective sur la terre, puis trente lieues de paysage ; notre guide nous fait compter une à une seize églises éparses dans ce vaste panorama. Le soleil dorait de ses derniers rayons ces modestes clochers et jetait sur le pays une teinte vaporeuse et mélancolique. En songeant à toutes les privations que les habitants doivent endurer pendant les longs hivers sous ce rude climat, et au peu de chaleur vivifiante qu’un rapide été leur dispense, nous nous demandons comment on se résigne à vivre là et surtout comment on s’y trouve heureux, tandis que, dans des contrées bien plus favorisées, des millions d’individus se disputent un pain difficile à gagner et murmurent contre leur sort.
La végétation septentrionale déploie en quelques jours d’été une puissance de création extraordinaire. Dans l’espace de neuf semaines, on sème, on voit mûrir et on récolte l’orge, le seigle, l’avoine et les pommes de terre. À cette riante époque de l’année, tout ce qui est valide travaille aux champs, nuit et jour. Le soleil, comme pour compenser ses longues absences habituelles, ne quitte presque pas l’horizon ; il éclaire et protége les gais travailleurs. Ceux des habitants qui ne possèdent pas assez de terres pour en tirer leur subsistance, aident leurs voisins plus fortunés ; à ce moment-là, tous les bras disponibles valent de l’or ; car il faut se hâter de tirer le meilleur parti possible du sol.
Nous assistons à la fenaison d’une ferme opulente des environs ; on la nomme Fullus ; c’est la propriété d’un paysan député à la diète de Stockholm. Les bâtiments et leurs dépendances sont entourés d’un beau bois de bouleaux ; à travers leurs branches légères et les espaces que forment entre eux leurs troncs blancs et polis comme des colonnettes de marbre, le brouillard estompe dans le lointain les montagnes neigeuses d’Areskuta et d’Oviksfjaven. Au milieu de la cour jouent une vingtaine d’enfants en bas âge, à l’air gaillard et florissant ; ce sont les petits des journaliers qui, venus de plusieurs lieues à la ronde pour donner un coup de main au voisin, ont amené toute leur famille avec eux ; les femmes ne ménagent pas leurs bras. Le propriétaire de la ferme nourrit tous ces enfants, pendant que leurs parents récoltent ses produits.
Entre les relais de Hambre et de Romo, j’avais pour postillon une Laponne très-causante et curieuse comme toute fille d’Ève. Je lui ai raconté notre ascension sur l’Areskuta, ce qui parut la surprendre beaucoup ; elle ne pouvait comprendre qu’on eût l’audace de braver ainsi les sorciers de la montagne. La pauvre femme avait renoncé à sa vie nomade et à son troupeau de rennes pour épouser un riche Lapon renégat, c’est-à-dire un Lapon qui s’était fait agriculteur. Son mari, adonné à l’eau-de-vie, s’était en peu de temps ruiné, et sa jeune femme s’était vue forcée de servir les autres. Tout en me contant son histoire, ma postillonne me prenait mes cigares qu’elle coupait en petits morceaux pour en bourrer sa pipe.
En arrivant au Storsjoer (ce qui signifie grand lac), nous nous trouvâmes en présence d’un large détroit qui nous barrait le passage. Le vent soufflait violemment. On nous avait signalé cet endroit comme étant fort dangereux quand le temps était mauvais. Le conducteur du bac lui-même nous engageait à attendre jusqu’au lendemain pour continuer notre voyage, mais sa cabane était si misérable et la ville d’Ostersund si voisine, que nous nous décidâmes à risquer l’aventure. Mal nous en prit. Il nous fallut d’abord aider laborieusement le batelier et sa femme à embarquer notre voiture sur le bac tout disloqué ; puis, à peine avions-nous gagné le large que la force du vent et un courant rapide nous entraînèrent du côté de l’Indahlselfven, fleuve qui traverse le lac et en sort sous la forme d’une chute fort élevée, à deux lieues de l’endroit où nous étions. Le batelier et sa femme luttaient bravement, il est vrai, contre ces éléments réunis : ils espéraient remonter le courant comme ils avaient l’habitude de le faire. Par malheur l’appui de la rame de la batelière se cassa tout à coup, et pendant que nous cherchions à réparer ce désastre, le batelier ne se sentant plus maître du courant perdit la tête et abandonna aussi sa rame en criant : « Nous sommes perdus ! » Menaces, prières, tout fut inutile ; il courut se cacher sous la voiture en tremblant et en pleurant ; sa femme, de son côté, se mit à réciter ses prières, et notre pauvre bac, abandonné à lui-même, dériva Sans obstacle avec rapidité du côté de la chute. Inquiets, nous saisîmes les rames ; mais la confusion était à son comble : chacun criait et voulait commander la manœuvre ; déjà nous entendions le bruit de la cascade : notre angoisse augmentait. Une idée me vint et nous sauva. Le bac, ramené par un détour rapide du courant du côté de la rive d’où nous étions partis, effleurait presque les bords ; j’avisai de loin une forte branche qui se penchait vers les vagues :
« Alerte ! criai-je à mes compagnons, saisissez-moi par les jambes, lancez-moi sur la branche, et surtout tenez-moi vigoureusement. »
Ainsi fut dit, ainsi fut fait : quatre bras me jetèrent hors de l’embarcation, tout en me retenant avec force. Je me cramponnai convulsivement à l’arbre sauveur, et je parvins ainsi à arrêter le bac ; puis je rapprochai peu à peu mes mains des racines : quelques secondes après nous étions tous à terre, et nous tirions la voiture hors du bac. Même alors notre embarras n’était pas médiocre ; nous nous trouvions avec une voiture sans chevaux, dans un bois de petits sapins, très-marécageux, et à plus de quatre kilomètres du point de notre départ.
« Que faire ? dis-je à sir Arthur.
— Prendre un verre de sherry, » me répondit flegmatiquement l’Anglais.
Nous suivîmes en riant ce conseil, et, sortant de notre cantine une bonne bouteille de cette précieuse boisson, nous en bûmes chacun un grand verre pour célébrer notre délivrance.
Ensuite, nous nous attelâmes à la voiture, et, après des fatigués inouïes et quatre heures d’efforts surhumains, nous réussîmes à la rouler vers la maison dont nous avions dédaigné, le matin même, l’hospitalité. J’avais les membres disloqués : je m’étendis sur la terre, enveloppé de mon manteau, et je m’endormis bientôt profondément.
Le lendemain, le temps était plus calme ; le batelier et sa femme nous firent remonter sans peine le courant. Les bords du Stornjön sont en général fertiles ; nous traversâmes l’île de Fröson, d’où l’on jouit d’une vue magnifique de l’Aveskecta, qui, à cette distance, est tout à fait majestueux. Un pont solide joint cette île à Ostersund, petite cité florissante qui doit sa prospérité aux défrichements successifs des environs ; c’est elle qui fournit à tous les habitants de trente lieues à la ronde leurs ustensiles de ménage, leur eau-de-vie, leur sucre et leur café. Plus la population agricole augmente, plus Ostersund s’enrichit. Pour se rendre à la ville la moins éloignée d’Ostersund, il faut faire soixante lieues : cette ville est Sundswal. Nous arrivâmes sans incidents remarquables à ce petit port situé sur le golfe de Bothnie, et d’où l’on exporte au loin les planches que le fleuve d’Indahl amène de l’intérieur du pays.
D’Hernösand, autre port à une demi-journée au nord de Sundswal, nous fîmes une excursion dans l’intérieur, en suivant jusqu’à Liden la rive gauche du beau fleuve d’Angermanna. On reste surpris à la vue des grands et romantiques paysages qui s’y succèdent sans interruption. Ce fleuve, large comme le Danube, m’a paru le surpasser par la variété de ses sites. Rien n’égale la hauteur des forêts et la fraîcheur des prairies qu’il arrose. À Liden, les chutes de l’Angermanna se précipitent sur tout un archipel de petits îlots qu’elles semblent vouloir emporter dans leur blanche écume. C’est un spectacle ravissant. Ici point de sombres rochers comme en Norvége ; le paysage porte à la gaieté, et l’œil embrasse à la fois toutes les beautés du tableau sans être obligé d’en chercher les limites dans les nues. Tout est vert, frais et gracieux.
Ce fut à regret que nous quittâmes la charmante vallée de l’Angermanna-Elfven pour reprendre la grande route qui suit le bord de la mer et conduit à Umea, ville fort triste d’aspect et entourée de pâturages marécageux, sur lesquels on a placé de distance en distance de petits bâtiments de bois noircis par la pluie : ce sont des granges à foin. Quand viennent l’hiver et la neige, quand la gelée a durci la terre, on charge la récolte de l’été sur des traîneaux pour l’abriter dans ces petits chalets uniformes, qui s’étendent à perte de vue dans la plaine et font naître l’idée d’un champ abandonné. Nous visitâmes près d’Umea les chantiers et les scieries de Bagböle, vaste établissement appartenant à M. Dickson, le roi des forêts et le marquis de Carabas de cette contrée ; dès qu’on aperçoit une belle scierie, on peut être sûr qu’elle appartient à M. Dickson. Un canal en bois, supporté par des échafaudages et long d’environ deux kilomètres, conduit par une pente douce les planches à mesure qu’elles sont fabriquées au fleuve d’Umea ; le fleuve charrie les planches, réunies en immenses radeaux, jusqu’à la mer. Nous assistâmes au départ d’un de ces radeaux dont l’équipage se composait de six hommes ; une énorme voile en planches donnait prise au vent et accélérait la navigation.
Nous nous engageâmes de nouveau dans l’intérieur. En sortant de l’Umea, on a, de la côte d’Alidebacken, une fort belle vue sur la ville, le fleuve et la mer dans le fond. Nous longeâmes le lac de Tefvelsjö, triste et désert, et la perspective ne redevint agréable qu’au bord de la jolie rivière de Vendelelfven, où il prit fantaisie à mes compagnons de pêcher à la ligne. Ce fut là que nous fîmes connaissance pour la première fois avec les mousquites, fléau de ces contrées. Ces petits insectes, d’une hardiesse et d’une ténacité incroyables, nous entouraient d’une auréole et nous piquaient à qui mieux mieux.
Nous passâmes le pont de Safvar, jeté sur la rivière de ce nom. En 1809, dans le défilé de Djekneboda, l’avant-garde suédoise battit un corps russe qui avait fait invasion dans le pays. Le soir, on nous accueillit fort bien aux forges de Robertsforpen. Ces usines de fer consomment annuellement vingt-quatre mille tonneaux de charbon de bois ; une douzaine de marteaux y fonctionnent nuit et jour, et tout un petit peuple d’ouvriers vit alentour. Le lendemain, nous parcourûmes un paysage plus varié d’aspect et plus fertile que la veille. Les granges y sont de forme octogone.
En passant à Nyjatra, nous vîmes, à notre grande surprise, des cavaliers en frac et des dames en robes blanches qui dansaient sur l’herbe près d’un joli pavillon peint en jaune. Un de ces messieurs, coiffé d’un chapeau couvert de satin de soie et orné d’un frac brodé d’or, vint gracieusement nous inviter à prendre un verre de « pounch. » — C’était, nous dit-il, la clôture de la saison des eaux, et la jeunesse des environs s’était réunie à cet établissement d’eau minérale, gratifié du nom poétique de Tivoli. — Le gentilhomme qui nous faisait si bien les honneurs de la fête était le médecin de la localité, et j’appris que son chapeau de satin indiquait son grade de docteur. Ce galant Esculape nous parut préférer le « pounch » à son eau minérale ; il en but un grand verre d’un trait à la santé de chacun de nous séparément. Une de ses jolies patientes me raconta en valsant que c’était du reste le meilleur médecin du pays, mais qu’il fallait toujours regarder la position de ses lunettes avant de le consulter : « Quand il les porte à la racine du nez, me glissa-t-elle à l’oreille, c’est qu’il n’a pas bu de « pounch » du tout, alors il ne vaut rien ; quand les lunettes lui tombent vers l’extrémité du nez, il en a trop bu et ne vaut rien non plus. Il faut qu’il les porte sur la bosse même de son nez, parce que c’est le signe qu’il a bu juste assez pour jouir, de sa plus grande force de pénétration. » En regardant avec attention l’Esculape, je vis que ses besicles avaient depuis une demi-heure considérablement glissé et dépassé la bosse… de la perfection.
Heureusement tout le monde m’avait l’air de jouir de la santé la plus parfaite.
En quittant Nyjätra, nous traversâmes une épaisse forêt de sapins : elle était si déserte et si sauvage que nous sentîmes bientôt la tristesse nous gagner ; aussi fut-ce avec un vif sentiment de satisfaction que tout à coup, à un contour de la route, nous découvrîmes un lac charmant, et sur une verte colline une jolie église planant au-dessus d’une centaine d’élégantes habitations rustiques qui se miraient dans l’eau.
Cette petite ville d’aspect si séduisant est Busträk. Nous hâtâmes le pas. « Les habitants doivent être à l’aise et heureux ! » nous disions-nous. Mais, ô déception toutes les rues étaient désertes, les portes et les volets fermés. Rien que du silence. On eût dit que la mort avait passé sur toutes ces maisons. Mon postillon me donna gravement l’avis que ce n’était pas là une ville ordinaire. C’était simplement une « ville de dimanche. » — Qu’est-ce donc qu’une « ville de dimanche ? » — Voici l’explication. Comme les familles de paysans éparses dans les campagnes voisines ont à faire jusqu’à dix à douze lieues pour venir à la messe, elles ont pris le parti de se construire près de l’église un pied-à-terre. Elles arrivent le samedi soir et repartent pour leurs habitations ordinaires, le dimanche soir ou le lundi matin. La ville change, pendant vingt-quatre heures, entièrement d’aspect ; tous les volets s’ouvrent, les fenêtres se garnissent de jolies paysannes qui échangent des nouvelles avec leurs voisines, les écuries se remplissent de chevaux, et les marchands étalent leurs marchandises. Tout est animé et joyeux. J’ai rencontré depuis plusieurs autres de ces villes du dimanche, à travers ces provinces où la population est disséminée sur de si vastes étendues de terrain ; leur aspect est étrange. Nous dinâmes dans la rue, sur l’escalier d’une de ces maisons désertes.
Le soir, nous arrivâmes à la petite ville de Skelleftea, que signale au loin, du haut d’une colline, son temple blanc, surmonté d’une coupole élégante et orné d’un portique de colonnes en bois d’ordre corinthien. Le pasteur, vénérable et opulent vieillard, nous fit jouir dans son presbytère de tout le luxe d’une bonne maison. Il nous donna le conseil de remonter le fleuve de Skelleftea jusqu’à Nordsjö, nous promettant des sites pittoresques et variés. Nous fîmes cette excursion partie en bateau, partie en carriole. Après avoir suivi la côte du midi du fleuve, près des chantiers de Johannisforss et avoir traversé l’eau, nous côtoyâmes le côté nord, bordé de collines fort élevées et couvertes de sapins. À Krangforss nous vîmes une chute imposante par sa masse d’eau. À Lirstrash, nous admirâmes un fort beau panorama, mais il s’en fallut de peu qu’il ne m’arrivât malheur sur la route rapide qui descend des hauteurs de Nordsjô.
Au départ, en montant dans mon frêle équipage, je m’étais aperçu que mon cheval n’avait point de mors ; on avait seulement attaché une espèce de ficelle autour de son museau et on l’avait nouée aux rênes ; considérant la pente presque verticale que j’avais immédiatement à descendre, j’insistai pour obtenir un mors. La petite fille qui me servait de postillon eut beau protester, j’allai moi-même à l’écurie, et je pris une bride que j’adaptai à ma bête. Mais à peine parti et engagé dans la côte, le méchant animal secoua violemment sa tête et s’emporta comme l’éclair, sans aucun souci de tous mes efforts pour le retenir. Ma légère carriole faisait des soubresauts incroyables ; ma petite conductrice se cramponnait à moi en pleurant ; la rapidité de la course me coupait la respiration. Vingt fois je crus être renversé dans le précipice qui bordait le chemin. Enfin, dans l’impossibilité de retenir le cheval par les moyens ordinaires, je tirai violemment une seule des guides et je cherchai à entrer dans la lisière de la forêt ; c’était le seul moyen d’éviter l’abîme de l’autre côté du chemin. Lancé dans le fourré, mon équipage, retenu par les roues entre deux sapins, s’arrêta en volant en éclats, tandis que le cheval, tout à coup immobile, tremblait comme une feuille. J’en fus quitte pour une légère contusion à mon épaule gauche qui s’était heurtée contre un jeune sapin, et pour une assez grosse indemnité qu’il me fallut payer au propriétaire de la carriole.
Pendant qu’on était allé à la recherche d’un autre équipage et qu’on rendait au cheval indiscipliné son frein naturel, c’est-à-dire une ficelle autour du nez, seul procédé qu’il voulût bien tolérer, je descendis à pied la côte, puis j’attendis en dessinant le beau paysage que j’avais sous les yeux : au premier plan une forêt de sapins ravagée par la tempête, une espèce de chaos de forêt vierge ; plus loin de longues langues de terre s’avançant dans le lac, bien au delà des montagnes bleues et quelques pauvres chaumières à grande distance les unes des autres.
Mon cheval était devenu doux comme un mouton. Ce n’était pas lui qui avait été la cause du mal. Moi seul j’avais imprudemment provoqué le danger. On m’expliqua en effet que, comme on se sert de ces animaux seulement pendant l’hiver (les communications se faisant en été par eau), le froid de l’acier emporterait la peau de leur bouche si l’on employait le mors ; aussi a-t-on l’habitude de les conduire comme les rennes, en agissant à l’aide d’une simple ficelle sur l’endroit sensible du nez.
Dès le commencement de la belle saison tous les chevaux sont lâchés dans les forêts, d’où on ne les rentre qu’aux premières neiges ; par suite, le service obligatoire de fournir chacun à son tour un cheval de poste aux rares voyageurs qui circulent dans ces contrées, gêne beaucoup les habitants obligés souvent de perdre toute une journée pour chercher leur bête dans les bois.
À la ville de Piteå nous nous fîmes donner au bord de la rivière, moyennant une petite rétribution, une représentation de la chasse aux phoques : ce divertissement est l’une des petites industries du pays. Quatre chasseurs vêtus de la tête aux pieds de peaux de phoques et armés de fusils, simulent l’attaque de veaux marins empaillés placés à distance. Cette représentation de scènes qu’on ne voit que sur les mers glacées me parut, au milieu de la verdure, d’un effet quelque peu ridicule.
Nous suivîmes sans interruption notre voyage jusqu’à Luleå, ayant hâte d’entreprendre notre excursion chez les Lapons avant que la fin de la belle saison ne vînt en augmenter les difficultés. Ce voyage devait se faire en grande partie sur des lacs fort dangereux lorsque soufflent les vents d’automne ; nous n’avions donc pas de temps à perdre. Le gouverneur de la province, résidant à Luleå, mit fort obligeamment un courrier à notre disposition, aide bien nécessaire dans ces contrées inhabitées, où il était indispensable de commander à l’avance des bateliers, des porteurs, des chevaux.
Luleå est une des villes les plus septentrionales ; elle est bien bâtie, et ses habitants vivent de l’exportation des bois. Nous fûmes étonnés de tout ce que nous y trouvâmes de ressources ; ainsi nous pûmes garnir un panier de vins, faire confectionner des pâtés de volaille, et nous munir d’une cage pleine de poulets pour suppléer au gibier que nous ne trouverions pas en route.
Nous allâmes d’abord par terre jusqu’au relais de Bredåker. Le pays nous parut assez cultivé le long des rives du fleuve de Luleå, mais sur la dernière partie de la route, qui est toute nouvelle, il nous fallut avancer péniblement à pied, en enfonçant dans le sable jusqu’aux genoux. Toutefois, nous arrivâmes deux heures avant nos équipages à Bredåker, village d’agriculteurs, où de vieilles et hideuses Laponnes gardaient les troupeaux des habitants. On a peine à s’imaginer combien est repoussant l’aspect de cette pauvre race de femmes lorsqu’elles ont passé l’âge de la jeunesse ; aussi sont-elles traitées par les habitants en parias et logées avec les bestiaux. Par contraste, rien de plus gracieux et de plus svelte que les blondes Suédoises de cette province ; leur beauté se rehausse de toute la laideur de leurs bergères.
La cage à poulets que portait un de nos guides excita au plus haut degré l’admiration des habitants de Bredåker ; ces volatiles leur étaient entièrement inconnus. « Ce sont des paons, disaient les enfants. — Non, ce sont des perroquets, répondaient les autres. — Ah ! les sots, ajoutaient les matrones, ne voyez-vous pas que ce sont des dindons ? ça se mange. »
Les cultivateurs de cette contrée à demi sauvage sont logés avec un luxe inconnu dans d’autres pays beaucoup plus riches ; chaque ménage à trois habitations différentes : une pour l’hiver, qui reste ouverte afin d’être bien aérée pendant la belle saison, une autre pour l’été, et enfin une troisième près de l’église la plus rapprochée. Ces logements sont spacieux et d’une grande propreté. Une famille, pour vivre à l’aise, doit posséder de trente à cinquante rennes ; elle les confie à un Lapon des environs, qui les soigne, veille à leur reproduction, et ramène en automne les bêtes bonnes à abattre. La rétribution annuelle de ce gardien vigilant et probe s’élève à 60 centimes par tête de rennes. On sale ou l’on fume la viande ; la langue est le morceau le plus délicat.
De Bredåker nous montâmes en bateau et nous remontâmes le fleuve de Luleå, grand et beau cours d’eau qui traverse de belles forêts coupées à de rares intervalles par quelques établissements agricoles. Le gouvernement suédois favorise les essais de culture ; tout colon nouveau est exempté d’impôt pendant les trente années qui suivent son installation.
Nous nous arrêtâmes pour dîner à Svartlå, dépendance de l’immense possession de Gellivara qui a l’étendue d’une principauté et contient une quantité prodigieuse de minerai. Cette propriété a déjà ruiné plusieurs associations de capitalistes séduits par les descriptions féeriques de ses immenses ressources en bois et en fer. On vient de la vendre à une compagnie anglaise qui se propose, dit-on, d’exécuter une voie ferrée nécessaire à son exploitation. Svartlå domine de la hauteur tout le paysage, et ses scies dépeuplent avec une activité prodigieuse les forêts qui bordent le fleuve.
À quelques lieues plus loin nous descendîmes à terre pour aller visiter la chute d’Edforss, dont le bruit s’entend d’une demi-lieue de distance. On y pêchait le saumon. Cette pêcherie appartient à l’État qui l’afferme à une compagnie particulière. La manière de prendre le saumon est fort simple. On oppose aux poissons qui veulent remonter la chute, des paravents en bois fixés à son sommet ; le saumon, après plusieurs vaines tentatives, retombe découragé dans les réservoirs grillés, en forme de cage, fixés au fond de l’eau, au bas de la chute, et dont les ouvertures ont la forme d’entonnoirs. Tous les jours on procède à la visite des réservoirs qui, au moyen d’une manivelle à cric, sont hissés au-dessus de la surface de l’eau ; un homme armé d’une massue s’introduit dans la cage et tue à tour de bras les pauvres saumons ; nous en vîmes massacrer ainsi plus de trente, dont le poids variait de quinze à quarante livres. Le saumon est immédiatement préparé pour la salaison ou la fumigation, et vendu aux marchands de Luleå.
Il était nuit lorsque nous revînmes à nos bateaux ; deux heures après nous descendions à terre. Il nous fallut encore une heure de marche pour trouver un gîte à Wuollrim, chez un colon. Ce brave homme, nommé Sandgoist, donna à chacun de nous de la paille fraîche et un drap de lit. Établi en cet endroit depuis quinze ans il y a déjà défriché assez de terrain pour nourrir dix vaches et douze chevaux. Quoi que réduit à vivre seul, comme un Robinson Crusoé, il nous parut satisfait de son sort. Le lendemain, il nous mena sur son lac à la chasse des canards noirs ; la matinée était splendide et la nature charmante ; des montagnes escarpées, boisées de pins, de bouleaux et de sapins, se reflétaient dans l’eau limpide ; le bruit de nos armes interrompait seul le silence solennel de ce beau paysage dont notre colon était le roi.
Après avoir empli nos carniers de canards, nous fîmes d’abord trois lieues à cheval jusqu’à Payerum, en traversant quelquefois des terrains marécageux sur des trottoirs faits de troncs d’arbres joints deux à deux ; puis il nous fallut remonter en bateau les lacs, les rivières et leurs chutes retentissantes. Ce n’est pas toujours sans un certain saisissement que l’on s’engage dans une frêle embarcation sur ces flots d’écume blanche qui menacent à chaque instant de la faire chavirer et de l’engloutir. Nos quatre rameurs luttaient de toute leur force contre le courant, s’accrochant à toute pierre ou à tout quartier de roc qui, sortant la tête de l’eau, pouvait présenter un appui à la rame ; souvent une vague furieuse venait subitement nous inonder. La prudence veut que, pendant l’ascension d’une chute, on se tienne immobile au fond du bateau ; le moindre mouvement imprudent renverserait tout l’équipage. Quand le fleuve fait de grands circuits, on abrége la route en passant les presqu’îles à pied ; les bateaux doivent alors être traînés ou portés à bras ; on emploie le même procédé lorsque la chute est trop rapide pour être remontée. Cette nécessité de changer à chaque instant de système de transport était d’autant plus rude que notre petite caravane, composée d’une quinzaine de personnes, guides, bateliers et porteurs, n’avait pas les mains libres ; outre le Lapon qui portait la cage à poulets, un autre indigène était chargé d’un saumon réservé au dîner ; celui-ci d’une marmite, celui-là d’un sac de nuit, etc.
La nuit nous surprit avant que nous fussions arrivés à deux chutes qu’il nous fallait remonter. On entrevoyait ou plutôt on devinait devant soi le fleuve mugissant sur son lit pierreux. La lune, qui éclairait cette scène, la rendait encore plus saisissante.
« Ne soufflez mot et ne craignez rien ! » dit le batelier qui gouvernait le bateau ; et, s’engageant bravement dans la cascade, les rameurs luttèrent pendant dix minutes contre elle en silence ; puis tout à coup le calme succéda à la tempête. Du haut de la chute nous apercevions un feu lointain à l’intérieur de la forêt.
« Ce sont les Lapons qui allument ça, nous dirent les bateliers ; c’est pour chasser les mousquites qui rendraient leurs rennes fous. »
Il était minuit, le ciel était splendide, nous résolûmes de mettre pied à terre et d’aller faire une visite au camp lapon, le prendre sur le fait et à l’improviste. Le coup d’œil qui s’offrit à nous en arrivant à cet établissement était des plus pittoresques.
Autour de grands feux se pressaient des centaines de rennes, dont les cornes immenses, se touchant les unes les autres, formaient comme une forêt dans cette autre forêt d’énormes sapins qui faisait le fond du tableau. Deux jeunes Lapons et des chiens faisaient bonne garde autour des rennes. Ces animaux, couchés ou debout, ne semblaient, du reste, nullement songer à faire des escapades. Non loin de là était dressée la tente ; ouverte au sommet pour laisser passer la fumée ; elle était construite avec des troncs d’arbres recouverts de peaux de rennes. Le vieux Lapon et sa femme, avertis par l’aboiement des chiens qu’il se passait quelque chose d’inusité, vinrent nous regarder en se frottant les yeux. Leur toilette avait été bientôt faite ; le Lapon se couche tout habillé et ne connaît pas le linge. Sans montrer beaucoup d’embarras, le vieux Lapon, espèce de nain comme Mme son épouse, nous demanda la permission de nous offrir quelque chose. Un renne fut immédiatement trait, et une jeune Laponne, assez gentille, nous présenta le lait écumant dans un vase d’argent d’une forme tout orientale ; le reste de notre festin se composa d’un fromage de renne et d’un morceau de poisson séché au soleil en guise de pain. Nous étions assis à la turque devant la tente laponne. Le lait de renne est excessivement gras et rappelle celui des chèvres ; le fromage me parut assez fade ; mais le poisson était d’un goût très-agréable.
La race des Lapons va toujours en diminuant. Elle est d’origine asiatique ; on le voit bien à la langue et au type de la physionomie de ces petits bonshommes. Ils sont considérés comme les plus anciens habitants de la Scandinavie. Chassés par les Normands des pays cultivés, ils ont continué leur vie nomade dans les contrées que personne ne leur dispute. Les uns sont pêcheurs et habitent le nord de la mer, principalement sur les côtes septentrionales de la Norvége ; les autres sont bergers et parcourent en tous sens les montagnes dont la mousse blanche nourrit leurs rennes et qui sont situées dans ces parages entre les 65e et 71e degrés de latitude. Pendant les trois mois d’été, le Lapon conduit son troupeau sur les hautes régions pour le soustraire aux grandes chaleurs et aux mousquites ; l’hiver, il cherche à se rapprocher des habitations principalement pour mieux se garantir des loups, ses ennemis acharnés, dont il ne parle jamais qu’avec un sentiment de haine profonde. La providence du Lapon est son troupeau, qui le nourrit, l’habille et lui procure, par échange, de l’eau-de-vie et du tabac, seuls objets de sa convoitise. Une famille laponne ne peut cependant subvenir à ses modestes besoins que si elle possède au moins deux cents rennes ; les riches en ont jusqu’à mille. L’hiver, les patins aident les bergers dans leurs courses ; ce sont, comme l’on sait, des planches étroites et relevées aux extrémités, longues de deux mètres. Un bon patineur fait facilement trente lieues ou cent vingt kilomètres en dix heures. La vie indépendante de ce peuple nomade n’est pas sans quelque charme. Habitué, dès son enfance, aux privations, aux fatigues de toutes sortes, le Lapon en souffre peu ; son corps acquiert une vigueur extraordinaire et la plupart de nos maladies lui sont à peu près inconnues. Lorsqu’en voyage une Laponne donne le jour à un enfant, elle le place dans un morceau de bois creux où l’on a seulement ménagé un trou grillé de barres de fer pour y loger la petite tête du nouveau-né ; puis elle met sur son dos cette buche et poursuit sa course : quand elle s’arrête, elle suspend à un arbre sa chrysalide de bois que le grillage protége contre la dent des bêtes féroces.
Le revers de cette destinée si simple est que la vieillesse est presque inévitablement très-malheureuse. On assure que dès qu’un Lapon n’a plus la force de se rendre utile, ses enfants l’abandonnent en route en ne lui laissant d’aliments que pour quelques jours ; on trouve parfois dans la forêt les squelettes de parents morts ainsi dans l’isolement.
Une fort belle poire à poudre était suspendue au côté de sir Arthur ; notre hôte offrit un veau de renne en échange. Le marché fut accepté et l’innocent animal, immédiatement dépecé, fut porté au bateau. Le Lapon eut soin d’en garder la peau. Nous dressâmes nos petites tentes d’abri près de l’habitation nomade, et nous dormîmes malgré les mousquites jusqu’à 5 heures du matin. Le camp lapon était en mouvement. Son départ précéda le nôtre. La tente et les ustensiles furent partagés et placés sur le dos de quelques rennes ; le vieux Lapon ouvrit la marche, suivi de tout le troupeau ; le reste de la famille, composé de trois femmes et de deux hommes, faisait avec les chiens la garde autour des rennes. L’hiver, lorsque le sol est couvert de neige, la marche est des plus pénibles ; il faut être Lapon pour s’en tirer. Le gouverneur de la province nous raconta qu’ayant été appelé par ses fonctions à traverser une forêt semblable pour se rendre à quelques lieues de Jockmock, il se trouva dans un grand embarras, son cheval et son traîneau enfonçant à chaque pas jusqu’au cou ; il n’eut d’autre ressource, pour continuer son voyage, que de louer un Lapon et son troupeau : le premier, monté sur ses longs patins, montrait le chemin ; le renne le plus expérimenté venait ensuite, car il y a toujours un chef à chaque troupeau ; derrière leur capitaine, cinq cents rennes s’avançaient gravement quatre de front sur chaque rang ; enfin, venait le gouverneur sur la route battue et relativement facile. L’indemnité que lui demanda le Lapon pour lui avoir ouvert cette voie sur une étendue de neuf lieues, fut d’environ six francs.
Après avoir perdu de vue la caravane qui allait chercher la fraîcheur dans des régions plus élevées, nous remontâmes le fleuve et une de ses chutes jusque dans les environs de Jockmock, où nous arrivâmes après une heure de marche. Dans ce hameau réside le pasteur du canton ainsi que deux ou trois petits marchands. Deux fois l’année on y tient foire et les Lapons s’y rassemblent pour échanger leurs produits. Le presbytère n’avait à nous offrir qu’une hospitalité bien modeste il est vrai, mais touchante par sa simplicité même. Le pasteur, M. Vesterlund, habite Jockmeck depuis trente ans. Avec son revenu annuel de 1 500 francs il est parvenu à élever dix-sept enfants qui sont tous vigoureux. Un de ses fils est ecclésiastique, deux sont maîtres d’école, un autre colon.
Les filles, fort jolies blondes, aident leur mère aux travaux du ménage ; ce sont elles qui brassent la bière, fument et salent le renne et le saumon, filent les tissus de lin et de laine qui servent à l’habillement de toute la famille. Une d’elles part chaque automne avec quatre ou cinq petits frères qu’elle accompagne au lycée de Pitea, où ils font leurs études, pour tenir leur ménage et les soigner. Elle les ramène aux vacances. Ces voyages se font à pied et durent une huitaine de jours, dans des conditions bien pénibles, car ces enfants n’ont ni guides, ni logis, ni bateaux commandés à l’avance ; ils sont souvent obligés de coucher à la belle étoile, et les provisions qu’ils ont emportées sont en grand danger de ne pas leur suffire.
Notre photographe, épuisé de fatigue, se reposa dans le presbytère de Jockmock pendant la nouvelle course que nous entreprîmes jusqu’à Quockjock, situé à environ soixante lieues plus haut. Le moral du pauvre artiste était fort abattu, et ses instruments, disloqués par les secousses continuelles auxquelles ils avaient été exposés pendant leur transport, ne fonctionnaient plus que bien imparfaitement. Le pasteur désira se joindre à nous pour faire une de ses tournées semestrielles dans la partie de son diocèse que nous allions traverser. Le cercle de sa paroisse s’étend sur un rayon de soixante lieues à la ronde ; le vénérable ecclésiastique, malgré son pied bot, avait fort à faire. Nous marchâmes pendant la moitié de la journée jusqu’à Saskam et ensuite nous traversâmes successivement les lacs solitaires de Purkia et de Randijaner. De loin nous apercevions le glacier de Harevarto. Le paysage est melancolique ; les montagnes, peu élevées, sont couvertes de forêts de sapins d’une couleur sombre, dont la monotonie n’est interrompue que çà et là par de larges taches rougeâtres qui souvent coupent la côte de haut en bas dans toute sa hauteur ; ce sont les traces d’incendies dont on accuse le soleil même : ses rayons embrasent, dit-on, des parcelles d’anciens arbres séculaires passés à l’état d’amadou. Le peu de valeur des bois et la rareté des habitants sont cause qu’on ne s’inquiète pas beaucoup de ces feux immenses qui durent quelquefois pendant des semaines entières. On est habitué à les laisser s’éteindre peu à peu d’eux-mêmes.
Nous couchâmes dans nos tentes, au bord du Parkijaver, non loin de la Silbo que l’on appelle aussi « rivière des perles » à cause des perles que produisent ses coquillages et que pêchent quelques pauvres Lapons sans troupeaux. Cette industrie est pénible. Le pêcheur plonge dans l’eau glacée jusqu’à mi-corps et enlève les huîtres au moyen d’une pince fixée à une longue perche. Il est souvent obligé d’en ouvrir des centaines avant de trouver une petite perle. Nous en achetâmes de fort belles, rivalisant de blancheur avec leurs sœurs d’Orient ; les plus grosses, qu’on nous vendait de 8 à 10 francs sur place, ont été estimées à Paris 150 à 200 francs. Les petits marchands de Jockmock spéculent sur cette pêche, et revendent les perles à Luleå, d’où elles passent successivement entre les mains des négociants des villes de la côte, augmentant de valeur a mesure qu’elles se rapprochent des centres de civilisation.
Nous nous arrêtâmes le lendemain pendant quelques heures à l’île de Björkholmen, espèce d’oasis au milieu du lac sauvage de Skalka. Cette île produit assez de blé pour permettre aux deux familles qui la possèdent d’en vendre à leurs voisins. Le pain est ici un objet de luxe ; aussi est-il le plus souvent remplacé par la viande de renne fumée ou par le poisson séché au soleil. Un des paysans propriétaires de l’île nous fit visiter avec fierté ses vingt-quatre arpents de terrain ensemencé ; sa moisson promettait d’être abondante. C’était un homme intelligent. Il profita de notre halte chez lui pour se mettre au fait des événements survenus en Europe depuis la visite des derniers touristes qui, l’année dernière, étaient descendus dans son île. Nos victoires de Crimée parurent lui faire le plus grand plaisir ; seulement il avait peine à comprendre qu’on eût laissé à la Russie tout son territoire.
Les journaux sont ici chose inconnue, et on n’y connaît pas encore l’avantage de la poste aux lettres ; de temps en temps on apporte quelques vieux journaux à Jockmock, et quand, à la foire d’hiver, les Lapons viennent des alentours, ils ne laissent à leur pasteur ni trêve ni repos tant qu’il ne leur a pas raconté tous les incidents remarquables arrivés depuis l’année précédente, non-seulement dans le pays, mais dans le reste du monde. Durant leur séjour à la foire, ils font enregistrer sur le livré d’église les décès de l’année ; ils font aussi baptiser les enfants ; puis ils s’informent avec grande curiosité de l’âge qu’ils ont eux-mêmes, car c’est un détail que chacun d’eux a l’habitude d’oublier au bout de deux ou trois mois. Le bon prêtre passe des journées entières à feuilleter son registre pour leur rappeler l’année de leur naissance ou de leur mariage. Son presbytère est alors rempli, de la cave au grenier, d’une nuée de Lapons ; les plus généreux lui offrent un jambon de renne en arrivant. Après leur départ, toute la famille du pasteur est occupée, pendant quinze jours, du matin au soir, à purifier la maison des traces du séjour de ces demi-sauvages dont la malpropreté est au-dessus de toute description.
À partir de Björkholmen, le pays devient plus pittoresque ; les montagnes ont des formes alpestres et varient continuellement d’aspect. Jusqu’à Quockjock, le voyage est des plus intéressants.
Nous avons traversé Granudden. Il a fallu naviguer et marcher toute la nuit. À quatre heures du matin nous sommes arrivés au hameau de Njawivi.
Pendant qu’on nous préparait du café, dans une des habitations, je m’étais endormi sur un banc ; tout à coup je m’éveillai au bruit que faisaient plusieurs personnes. Le pasteur, notre compagnon de route, orné d’un rabat et d’un petit manteau de soie fanée flottant sur sa grossière soutane de voyage, tenait d’une main un livre d’office, de l’autre un mouchoir blanc ; il était entouré d’un groupe d’hommes et de femmes. Je compris qu’il s’agissait d’un baptême ; on s’était hâté de saisir le pasteur au passage. Arrivé à la formule d’usage, il se tourna vers les témoins en disant : « Promettez-vous en cas de mort des parents de les remplacer auprès de cet enfant et de veiller à ses besoins physiques et moraux ? » Les deux parrains répondirent : « Oui, nous le promettons. » L’ecclésiastique garda le silence : il fixait sur moi un regard interrogatif comme s’il attendait aussi ma réponse. Encore à moitié endormi et comme en rêvant, je répondis de même : « Oui, je le promets. » On me prit au mot et je me trouvai ainsi le troisième parrain de la jeune Brita et inscrit comme tel sur le registre. Mon offrande pécuniaire fut acceptée avec reconnaissance par la mère de ma filleule. Je lui donnai de plus un gros baiser.
Au lever du jour, nous remontâmes le Sagat dont le courant forme des chutes assez élevées, et nous pénétrâmes dans le lac de Lagatjaner, splendide nappe d’eau que la nature semble avoir voulu entourer de toutes ses beautés pour faire oublier au voyageur ses fatigues. Jusqu’à Quockjock, situé à l’extrémité du lac, on marche de surprise en surprise, d’extase en extase. La ceinture du lac forme un marchepied sinueux de verdure derrière lequel s’élèvent à pic des glaciers aux contours hardis et variés qui se reflètent dans une eau d’une transparence merveilleuse et se découpent sur le ciel du plus vif azur.
C’était un dimanche. Dès que les pauvres habitants de Quockjock eurent de loin reconnu le pasteur, ils firent sonner immédiatement les cloches de leur petite église pour appeler les fidèles au service divin. Ces sons clairs et perçants interrompant tout à coup le profond silence de ces solitudes grandioses, nous émurent profondément.
À peine débarqués, nous nous dirigeâmes vers la chapelle sur les traces de pauvres gens qui gravissaient le sentier escarpé. Le pasteur eut bientôt revêtu son petit manteau de soie et accroché son rabat. Après avoir fait une prière en langue laponne, il commenta en suédois le texte : « Là où deux ou trois personnes se trouvent réunies en mon nom, je me trouve au milieu d’elles. »
Après le prêche, je m’installai sur l’herbe pour faire un dessin de la chapelle. Une jeune fille m’observait de loin avec curiosité, je la priai d’aller me puiser de l’eau dans un gobelet à un ruisseau dont j’entendais le murmure à peu de distance ; après me l’avoir rapporté, elle me demanda la permission de regarder comme je m’y prenais pour « faire le portrait » de son église. Elle s’appelait Lisa Maria. J’exprimai le désir de connaître sa vie ; elle ne se fit pas prier et me raconta avec simplicité qu’elle était l’un des douze enfants de l’ancien chantre de la paroisse. Après la mort de son père, elle était restée, seule de toute la famille, à Quockjock ; ses frères et ses sœurs avaient tous été gagner leur pain dans es environs. Sa sœur la plus chère habitait Calix, à quelque soixante lieues de là. Lisa Maria ne l’avait pas vue depuis trois ans, et elle regrettait bien de ne pas avoir appris à écrire. Comme je devais aller à Calix, je lui proposai d’écrire à sa sœur sous sa dictée ; toute joyeuse, Lisa Maria courut chercher une écritoire et une plume. Je me fis de grand cœur l’interprète de ses naïves pensées. Elle signa la lettre d’une petite croix grecque, et je lui promis non-seulement d’aller voir sa sœur, mais de lui faire parvenir la réponse par l’entremise du gouverneur de la province. Entre autres passages de cette épître ingénue, j’ai noté celui-ci : « La personne qui t’écrit ma lettre est un bien gentil jeune homme, qui tire en portrait les églises, et qui sait conter toutes sortes d’histoires ; tu feras tout ce qui dépendra de toi pour qu’il se plaise à Calix, et tu m’écriras ce qu’il t’aura dit de moi. » Cette jeune fille, dont je m’étais fait avec tant de plaisir le secrétaire, avait eu pour père un Suédois et pour mère une Laponne ; sa taille était élancée, son teint suédois, ses yeux et ses cheveux étaient du plus beau noir. Les mariages entre Suédois et Laponnes ne sont pas très-rares ; mais une Suédoise n’épouse jamais un Lapon.
Après le dîner chacun alla se promener selon son goût, les uns pour pêcher, les autres pour chasser des mouettes et des canards noirs. Plus oisif, j’escaladai la montagne de Wallaberg, à deux mille pieds au-dessus du lac, et de là je contemplai les glaciers environnants. Sur ces montagnes arides, au-dessus desquelles mon regard planait à perte de vue, je ne découvris aucun autre vestige de végétation que la mousse blanche ; à mes pieds, le lac de Quockjock me semblait enfermé tout entier dans un petit nid de mousse verte.
Le lendemain, avant de partir, nous fûmes invités à une noce. On l’avait arrangée au plus vite pour mettre à profit la visite du pasteur. Cette fois, j’eus soin de ne pas m’endormir pendant la cérémonie. Qui sait si au réveil je ne me serais pas trouvé marié malgré moi ? La messe terminée, chacun donna son offrande à la mariée : la collecte fut assez abondante.
Notre intention n’était pas d’aller plus loin. Nous nous mîmes en route pour revenir en arrière. Jusqu’alors nous avions remonté les fleuves ; maintenant il fallait les descendre. La rapidité avec laquelle les chutes entraînent le bateau donne des émotions différentes de celles qu’on éprouve en les remontant : le danger est plus grand. Selon la disposition d’esprit où l’on est, il y a des moments où l’on est heureux et ravi de se sentir ainsi emporté, et il y en d’autres où on aimerait mieux être tranquillement chez soi assis au coin de son feu dans un bon fauteuil.
Nous nous étions fait une voile avec une couverture de laine fixée à l’avant du bateau. Vers la nuit nous arrivâmes à Björkholmen. Notre hôte insulaire nous donna, comme à notre première visite, de la paille et des draps. Ces couches nous parurent d’abord sinon voluptueuses, du moins meilleures que celles dont il avait fallu nous contenter sous les tentes ; mais une armée innombrable de mousquites se précipita sur nous, et nous tint en éveil malgré les sacs de tulle où nous avions caché nos têtes et nos mains. Il nous arriva plus d’une fois, à sir Arthur et à moi, étendus sur la même paille, de nous assener mutuellement de formidables coups de poing destinés à nos insaisissables ennemis : ce fut une nuit horrible ! Notre hôte nous consola le lendemain en nous promettant de nous confier un moyen sûr de nous mettre. désormais à l’abri des piqûres de ces ennemis nocturnes. Il apporta un vilain pot de terre et en sortit un pinceau noir ; puis il enduisit nos visages d’une couche d’huile de goudron ; c’était là son remède souverain contre le sesky et le mekara, jolis noms donnés en ce pays du Nord à ces enragés mousquites. L’odeur du goudron était telle que je me surpris plusieurs fois à faire les essais les plus ridicules pour me fuir moi-même ; heureusement on s’habitue à tout, ou du moins à beaucoup d’assez mauvaises choses, et j’avoue que, dans la suite, je trouvai ce singulier préservatif réellement préférable au voile de tulle qui gêne la respiration et échauffe le teint.
On nous montra, comme une rare curiosité, un renne dressé à tirer une voiture à roues.
Avant de partir, nous achetâmes des chaussures laponnes qui devaient faciliter notre marche sur les terrains difficiles que nous avions encore à parcourir. Ce sont de vastes bottes qu’on a soin de doubler à l’intérieur de foin très-fin ; elles sont de peau de renne et sans semelles.
Nous suivîmes en sens inverse l’itinéraire que nous avions pris pour venir à Quockjock. Au presbytère de Jockmock, nous retrouvâmes notre photographe qui parut fort aise de nous revoir. Le pauvre homme n’avait pas même goûté au vin que nous lui avions laissé pour se fortifier pendant notre absence ; il ne se trouvait pas de tire-bouchons dans la contrée, et l’innocent artiste n’avait pas eu l’idée de casser le cou aux lagènes. De plus, la cuisine de Jockmock n’avait eu pour lui aucun attrait ; les demoiselles de la maison avaient, en vain, pour le fêter, épuisé tout leur répertoire culinaire, confectionnant un jour quelque poudding, un autre jour un quartier de renne ou bien un saumon, toujours, il est vrai, avec assaisonnement de groseilles et framboises sauvages : le pauvre homme, bien reconnaissant, avait avalé le tout en silence et le sourire sur les lèvres, mais avec un secret désespoir de palais et d’estomac.
Après une journée de repos chez notre excellent pasteur où nous remplaçâmes le poudding national par le produit de notre pêche et de notre chasse, nous nous remîmes en route par Luleå qui nous parut une capitale luxueuse en comparaison des deux ou trois seuls pauvres villages que nous avions vus en Laponie.
- ↑ Suite. Voy. tome III, page 161.