De Québec à Victoria/Chapitre XXXI

Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 381-386).

XXXI

LE RETOUR


Deux étapes. — Québec et Montréal. — Château Frontenac. — Entre deux océans.


Pendant que je m’installais pour quelques semaines dans un ranche solitaire au pied des Montagnes Rocheuses, et que je goûtais tous les charmes de la vie pastorale entre deux Réserves de Sauvages, mes compagnons de voyage s’en revenaient vers l’Est.

L’infatigable P. Lacombe ne voulut pas s’en séparer, et les accompagna jusqu’à Montréal. Il se répétait sans doute cette parole fameuse : puisque je suis leur chef il faut bien que je les suive !

Il voulait en outre aller lui-même dire à M. Van Horne : « Voici votre Canton que je vous ramène, et qui a été pour nous une maison d’habitation des plus agréables. Nous gardons son souvenir, comme le vôtre, et s’il vous raconte jamais ses impressions de voyage, je suis sûr qu’il vous intéressera. »

Enfin, le bon missionnaire se rendait à Ottawa pour régler l’affaire du P. Chirouse, qui venait d’être condamné à la prison, parce qu’une jeune fille sauvage avait été fouettée avec son approbation, mais par ordre des chefs de la tribu et suivant leurs lois, pour cause d’immoralité. C’était une grave affaire, et le P. Lacombe réussit à la régler à la satisfaction des zélés missionnaires de l’Ouest.

Au retour, les excursionnistes firent deux étapes : la première à Winnipeg, où la population les fêta de nouveau, et la seconde à Pembrooke, où ils furent l’objet des plus délicates attentions.

Pembrooke est une jolie ville, bâtie en amphithéâtre, dominant le Lac des Allumettes, célèbre dans les récits des Voyageurs, et Mgr Lorrain en fit les honneurs d’une façon charmante avec le concours des principaux citoyens.

Quant à moi, je ne revins que deux mois après, sans m’arrêter nulle part, et c’est avec bonheur que je retrouvai mon vieux Québec, toujours le même. Mais non, j’y remarquai du nouveau. Le vieux château Saint-Louis était démoli, et l’on commençait à en bâtir un autre qui va s’appeller le château Frontenac.

Heureusement le nouveau sera beaucoup plus vieux que le premier, plus vieux même que Québec, avec une porte monumentale flanquée de tours, avec un donjon colossal couronné d’un mirador et d’un toit conique, avec des frontons variés, des pignons aigus, une tour pentagone flanquée de tourelles-vedettes, un beffroi surmonté d’un clocheton, des croisées de toutes dimensions et de toutes formes, des créneaux, de faux mâchicoulis, des mansardes terminées par des flèches, toute une végétation de pierre, de brique et de cuivre surgissant du rocher qui domine le port !

J’en fus ravi. On a beau le décrier, Québec est la ville incomparable, et si j’étais étranger j’en raffolerais. Mais, étant Québecquois, je ne l’aime qu’avec mesure parce que je connais ses défauts. Je le lui dirai quelque jour, mais à lui tout seul, à l’oreille, afin que ses voisins n’entendent pas.

Malgré tout, Québec est encore la ville où l’on prend la vie par le meilleur côté. On n’y fait guère fortune ; on n’y déploie ni faste, ni luxe. Mais on y vit bien, tranquillement, gaiement, sagement. Même sur le chemin de la fortune on n’y court jamais ; on prend le temps de s’asseoir, de causer, et même de dormir. Les seules insomnies que les Québecquois se permettent sont généralement causées par des travaux intellectuels, ou par la politique. Oui, l’amour exagéré de la politique est un défaut québecquois ; j’avais promis de ne pas le dire au public mais l’aveu m’a échappé.

Le talent y est plus considéré que l’argent. L’art y est fort goûté, et estimé. La position sociale y domine la richesse.

Le Québecquois est même accusé par ses voisins de pousser trop loin le culte des idées et le désintéressement. On dit, et je le répète sans affirmer que c’est vrai, qu’il se désintéresse de ses affaires au point d’en laisser la direction à tous ceux qui veulent la prendre. Si nous avons ce défaut nous devrions nous en corriger ; car enfin la pauvreté, sans être un vice, a certainement beaucoup d’inconvénients.

Montréal est supérieur à Québec sous ce rapport, et je suis de ceux qui admirent son esprit d’entreprise, sa puissance d’initiative et son activité. Comme Canadien-français, je suis fier de Montréal, et je l’oppose comme argument à tous ceux qui accusent ma race d’être arriérée. À l’Américain qui me vante ses grandes villes, à l’Ontarien qui prétend que la domination cléricale arrête chez nous tout progrès, je montre Montréal, et j’ajoute : attendez l’avenir, messieurs, et vous verrez qu’en allant plus lentement nous irons plus loin que vous !

Je connais les incertitudes de l’heure présente, et je n’envisage pas sans soucis les problèmes de l’avenir. Mais j’ai des espérances aussi grandes que nos horizons, et une foi absolue dans la prospérité et la puissance futures du Canada. Sa situation géographique, son vaste et riche territoire, les solides qualités des deux races qui l’habitent en sont le gage.

Il semble que ce soit une position dangereuse d’être placé entre deux océans, puisque les océans sont des abîmes ; mais il n’en est rien. Au contraire, cette situation est des plus avantageuses pour un pays.

Les mers sont une protection pour un peuple, parce qu’elles l’isolent dans une certaine mesure, et marquent admirablement ses frontières. Mais en même temps, elles sont des chemins, des chemins immenses qui sont toujours ouverts à tous, qui n’ont pas besoin d’être entretenus, que la circulation humaine ne peut guère obstruer, et qui peuvent livrer passage à plus de peuples que les continents n’en peuvent contenir.

Les mers sont des propriétés libres sur lesquelles aucun homme, fût-il roi, ne peut s’arrêter et dire : cette mer est à moi.

L’océan, voilà le vrai pays de l’indépendance, et dont la liberté est inaliénable. L’océan, voilà l’asile où se réfugient l’égalité et la fraternité, quand elles sont proscrites des continents. Les hommes y sont plus vraiment frères et y possèdent des droits plus égaux. Impossible pour le tyran d’y élever des murailles et des forteresses. Impossible même pour le milliardaire d’y bâtir un château et d’y enclore un domaine.

Les mers sont enfin une grande source de richesses, et elles les versent sans parcimonie sur les rivages qui veulent bien les recueillir.

Heureux donc les pays qui, comme le nôtre, sont placés entre deux mers ; et le Canada doit remercier la Providence de pouvoir baigner sa tête dans l’Atlantique et ses pieds dans l’océan Pacifique.





FIN.