De Québec à Victoria/Chapitre XX

Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 225-238).

XX

WIKASKOKISEYIN — (FOIN-DE-SENTEUR)


Un ami des Blancs. — Missionnaire-médecin. — Une amputation. — Conversion éclatante. — Celui qui n’a pas de nom. — Un héros d’autrefois. — Sa mort tragique.


Parmi les chefs des Cris il n’en est aucun qui ait été plus populaire que celui dont nous allons raconter la dramatique histoire, aucun qui ait été plus regretté par les guerriers de sa tribu aussi bien que par les Blancs.

Il a pris une part importante dans les traités intervenus entre le gouvernement du Canada et les Cris, les Chippewayans, les Assiniboines et les Chippewas.

Nous avons rencontré son nom et ses discours dans plusieurs pages des rapports que le gouverneur Morris a publiés de ses négociations avec les chefs de ces tribus, et nous avons pu y constater quelle sympathie il éprouvait pour les Blancs, et quelle confiance il avait en eux.

Ce fut en septembre 1876 que ces traités furent négociés, et si nous sommes bien informés, il y avait alors environ quinze ans qu’il était devenu chrétien, le plus fervent des chrétiens.

Aussi prêchait-il toujours la conciliation, la paix et la confiance mutuelle. Ses discours au gouverneur, en présence des Indiens assemblés, sont très remarquables, et j’en détache avec plaisir quelques phrases : « Je dis ces choses en présence de l’Être Divin. Tout ce qui nous arrive est pour notre bien, et je n’y vois rien qui puisse nous alarmer. J’accepte les offres qu’on nous fait avec joie, et je tiens votre main sur mon cœur en témoignage de mon désir de voir notre union subsister aussi longtemps que cette terre durera et que cette rivière coulera.

« Le Grand Roi, notre Père, a les yeux fixés sur nous en ce jour ; il nous considère tous comme des égaux. Il étend sa miséricorde à toute la terre, et il a ouvert un nouveau monde pour nous. Je plains tous ceux qui n’ont d’autres ressources pour vivre que le buffle…

« Puisse cette terre ne jamais boire le sang des Blancs !… Je remercie Dieu de pouvoir aujourd’hui lever la tête, et voir l’homme blanc et l’homme rouge se tenir ensemble dans la paix aussi longtemps que le soleil les éclairera… »

C’est en février 1860 que le R. P. Lacombe se trouva en rapports avec ce chef illustre des Cris.

Leur campement s’élevait alors dans la plaine qui s’étend entre la rivière à la Biche et la rivière Bataille, et le vaillant missionnaire était venu s’installer au milieu d’eux.

Il faisait très froid, et une couche de neige, épaisse de deux pieds, couvrait le sol. À son arrivée, les femmes sauvages s’occupèrent de son installation. On sait que selon les mœurs de ces tribus les femmes sont chargées de tous les travaux, qui ne sont pas la chasse ou la guerre.

Elles se mirent donc immédiatement à l’œuvre, enlevèrent la neige, arrachèrent le foin glacé et dressèrent solidement la tente.

Cette tente était en cuir, assez spacieuse pour y dire la messe, et chauffée par un petit poêle.

Quand le missionnaire y fut installé, les Premiers de la nation — qui étaient des amis mais non des chrétiens — vinrent lui souhaiter la bienvenue.

Après les salutations d’usage, tous s’assirent par terre à l’intérieur de la tente — excepté leur chef qui resta debout.

C’était un homme de petite taille, svelte, bien fait, avec une belle tête, des yeux vifs et une expression douce et sympathique. On le nommait en Cris Wikaskokiseyin — Foin-de-senteur.

— As-tu emporté avec toi des médecines ? dit le chef Cris au missionnaire.

— J’ai quelques onguents, répondit le Père.

— Voudrais-tu soigner mon gendre, qui est bien malade ?

— Quel mal a-t-il ?

— Tu vas voir toi-même, je vais le faire venir.

Et pendant qu’on allait quérir son gendre, il raconta le terrible accident dont il avait été victime.

Quelques semaines auparavant, pendant une bataille, son fusil avait fait explosion, et lui avait broyé la main. Alors, il s’était attaché le bras bien serré, au-dessus du poignet, et prenant son couteau de chasse il s’était lui-même amputé la main.

L’inflammation des tissus, la corruption du sang, le manque de soins, le froid, avaient produit dans tout le bras une gangrène affreuse qui arrivait jusqu’à l’épaule.

Quand le missionnaire le vit, il fut épouvanté.

— Mon cher frère, dit-il au chef Cris, les plus grands médecins dans mon pays seraient embarrassés dans un cas semblable : que veux-tu que je fasse, moi qui ne suis pas un homme de l’art ?

Foin-de-senteur baissa la tête, et dit d’un air soupçonneux à ses camarades :

— « Si nous étions des siens, il le soignerait bien, et le guérirait. »

Puis, jetant au Père un regard suppliant, il ajouta :

« Soigne-le, toujours ; fais ce que tu pourras. Et quand tu auras fait ce que je te demande, je ferai, moi, ce que tu demanderas pour ton Dieu ! »

La situation du missionnaire était terrible. Entreprendre la guérison d’un mal aussi affreux était encourir une responsabilité pleine de périls ; et le pauvre prêtre n’avait ni les instruments, ni les médicaments, ni les connaissances nécessaires.

Mais, d’autre part, s’il refusait d’agir, Foin-de-senteur croirait que c’était mauvaise volonté, et serait moins disposé que jamais à se faire chrétien.

Le P. Lacombe éleva son esprit vers Dieu, et prit la détermination hardie de tenter une opération tout à fait nouvelle pour lui.

— Puisque tu le veux, dit-il à Foin-de-senteur, je vais faire ce que je pourrai. Mais, s’il meurt, ne pense pas mal de moi.

— Non, certes.

— Ton gendre est-il prêt à souffrir ?

— Ne t’inquiète pas de cela. La souffrance ne lui a jamais fait peur.

Le Père Lacombe examina le bras du pauvre malade. La corde de peau qui faisait la ligature était profondément enfoncée dans les chairs et invisible ; et les tissus en putréfaction tombaient en lambeaux. Puis il considéra son propre bras, pour en étudier un peu l’anatomie et bien choisir l’endroit où il pourrait faire une entaille profonde sans toucher aux principales artères.

Enfin, il prit son rasoir, et, résolument, en priant Dieu de diriger sa main, il pratiqua dans les chairs une incision profonde, atteignit la corde et la coupa.

Un flot de sang et de pus jaillit et le malade poussa un soupir de soulagement. Des murmures d’approbation se firent entendre parmi les sauvages ; et le missionnaire, encouragé par ce premier succès, enleva du mieux qu’il put la plus grande partie des chairs gâtées, et brûla le reste avec un bâton de nitrate d’argent qu’il avait. Puis il enveloppa le bras dans une couche d’onguent composé de saindoux, de camphre et d’un extrait de bourgeons de liard.

Il recommanda au malade la diète et le repos ; et trois fois par jour il renouvelait, le brûlement des tissus gangrénés et la couche d’onguent.

Après quelques jours, le malade était en pleine voie de guérison, et au bout de trois semaines il était tout à fait guéri.

On peut s’imaginer la joie du missionnaire, et avec quelle effusion il remerciait Dieu de lui avoir accordé ce succès. En même temps, il espérait que Foin-de-senteur se rappellerait sa promesse, et il cherchait une occasion propice de l’en faire souvenir.

Quel ne fut pas son bonheur lorsqu’un soir, à l’heure que sa petite cloche appelait à la prière les quelques sauvages qui étaient chrétiens, il vit tout à coup entrer dans sa tente Foin-de-senteur avec quarante de sa parenté et de ses amis !

Après la récitation d’une prière et le chant d’un cantique par le prêtre et ses fidèles, Foin-de-senteur se leva, et demanda au P. Lacombe la permission de parler — ce qui lui fut accordé avec empressement.

— « Mes parents, amis, et vous tous qui m’écoutez, dit-il, vous devez être bien étonnés de me voir ici, ce soir ! Vous m’avez toujours connu comme un grand ami des croyances de nos pères, et, comme votre chef, vous m’avez toujours vu à la tête de nos grandes médecines (solennités religieuses). Aujourd’hui, en présence du Maître de la Vie, et devant notre ami l’homme de la Prière, je renonce à toutes nos superstitions (croyances) et j’embrasse la Prière (religion chrétienne) ! »

Se jetant alors aux genoux du P. Lacombe, Foin-de-senteur lui demanda de le marquer du signe de la croix ; et le missionnaire se rappelant Clovis et saint Denis, lui prit la main, lui fit faire le signe de la croix et lui dit : « brave chef, adore ce que tu as brûlé, et brûle ce que tu as adoré. »

Tous ceux qui accompagnaient Foin-de-senteur voulurent suivre son exemple, et pendant plusieurs mois le missionnaire les instruisit et les prépara à recevoir le baptême.

Un soir, après une abondante chasse de buffles et un grand souper, dans les prairies que la rivière à la Biche arrose, le P. Lacombe les assembla et leur fit faire la prière en commun.

Ce pieux devoir accompli, les Anciens de la tribu se mirent à fumer, et à causer. Alors, Foin-de-senteur prit la parole :

— « Mon associé, dit-il au P. Lacombe, tu t’apprêtes à me baptiser ; mais tu ne le ferais peut-être pas, si tu connaissais ce que j’ai été autrefois et tout le mal que j’ai fait. »

Le Père lui montra son crucifix et dit : « C’est pour sauver les pécheurs qu’il est venu sur terre ; et si tu regrettes tes fautes, il te pardonnera. »

— Eh ! bien, reprit Foin-de-senteur, je veux te raconter ma vie passée, et ceux qui sont ici diront si je parle la vérité.

« Je n’ai pas connu mon père, ni ma mère. Resté orphelin très jeune, je fus recueilli par une vieille femme qui m’adopta pour son fils. Dans nos tribus, les orphelins sont les rebuts du camp et sont traités comme des chiens ; mais la vieille avait grande pitié de moi.

« Je grandis ainsi ; mais je n’étais considéré par personne. Je n’avais pas de nom, comme en ont tous nos guerriers ; et l’on m’appelait « celui qui n’a pas de nom. » Cela m’humiliait, et j’en souffrais grandement.

« De temps en temps, j’étais témoin du départ de quelques braves. Leurs jeunes femmes, ou leurs fiancées, ou leurs sœurs, les armaient, les équipaient, et ils partaient pour des expéditions lointaines, en poussant le cri de guerre, avec les encouragements des Vieillards, et les acclamations de la tribu.

« Quand j’eus dix-sept hivers je résolus de me faire un nom, et de partir aussi pour la guerre ; mais je ne communiquai mon projet à personne, car je n’avais ni sœur, ni fiancée, ni aucun homme qui s’intéressât à moi.

« Je me procurai un vieux fusil, et quelques provisions. Je me fabriquai moi-même un arc, un carquois plein de flèches, et un lasso ; et je partis à l’improviste, tout seul, au milieu de la nuit. Mon absence ne fut guère remarquée, parce que personne ne s’occupait de moi.

« Pendant cinq jours et cinq nuits, je cheminai dans la prairie, cherchant un camp ennemi, dormant quelques heures dans des cachettes comme une bête fauve.

« Un soir, je découvris au loin, au bord d’une rivière, un vaste camp de Pieds-Noirs. Je m’embusquai dans un ravin, au milieu des broussailles, et j’attendis l’aurore.

« Au point du jour, j’examinai les alentours et les mouvements du camp. Je remarquai un grand troupeau de chevaux qui s’en allaient paître dans la plaine.

« Tout à coup, j’aperçus un guerrier de haute taille, drapé dans une ample couverte rayée de rouge, et se dirigeant vers moi. J’étais sûr qu’il ne m’avait pas aperçu, et je compris que c’était un des Anciens qui s’en allait au haut d’une colline pour adorer le Soleil, qui allait se lever, et pour bénir le camp qui dormait encore.

« Je vis qu’il allait passer auprès de ma cachette, et je résolus de le tuer. Mais, en déchargeant mon fusil sur lui, j’allais réveiller le camp, et tomber entre les mains des ennemis.

« Je bandai mon arc, je pris une flèche que je baisai, et visai l’homme au cœur.

« La flèche vola droit au but, et l’homme tomba.

« Comme le tigre des montagnes, je m’élançai vers lui, et comme il respirait encore je lui enfonçai mon couteau dans la poitrine.

« Sa chevelure était une des plus belles que l’on pût voir ; je la lui arrachai, après avoir décrit un cercle sanglant autour de sa tête.

« En laissant retomber son crâne dépouillé sur l’herbe verte, j’y remarquai des touffes de foin odoriférant. J’en arrachai une poignée que je mis dans mon sein, pendant que j’attachais à ma ceinture la superbe chevelure du chef ennemi.

« À ce moment, j’observai quelque mouvement dans le camp, et je pris ma course vers la troupe de chevaux, mon lasso à la main. Un grand nombre s’enfuirent ; mais un bel étalon, moins effrayé, se laissa approcher assez pour que je pusse lancer à son cou mon lasso. Il se cabra ; mais je réussis à l’arrêter, sautai sur son dos, et poursuivis les autres chevaux qui s’enfuyaient devant moi, de manière à les diriger vers mon pays.

« De grands cris retentissaient dans le camp où l’alarme était donnée, et des centaines de guerriers couraient après les chevaux qui restaient, pour les monter et me poursuivre.

« Mais pendant ce temps-là je m’enfuyais comme l’antilope poursuivie par des chasseurs ; et, quand je regardais en arrière, à travers les nuages de poussière que soulevait ma troupe de chevaux, je voyais se dessiner au loin plusieurs cavaliers qui galoppaient en poussant des hurlements de rage sans réussir à diminuer la distance qui nous séparait. Au contraire, je m’aperçus bientôt que je les distançais toujours davantage, et quand il fut l’heure de midi, ils avaient renoncé à ma poursuite.

« Je me reposai alors, et fis boire mes chevaux dans une rivière que j’avais à traverser. Je voyageai tout le reste du jour et toute la nuit. Quand l’aube se leva j’avais sous les yeux le camp encore endormi de ma nation bien-aimée, et j’y rentrai, monté sur mon superbe coursier et emmenant devant moi quarante-deux beaux chevaux enlevés aux Pieds-Noirs.

— « Levez-vous ! Levez-vous ! criai-je. Il est revenu de la guerre, celui qui n’a pas encore de nom ! Que les orphelins et tous ceux qui n’ont pas de chevaux s’approchent, et je leur donnerai des coursiers —

« Au milieu de l’émoi du camp, j’entonnai le chant de guerre, et tous les guerriers, en croyant à peine leurs yeux, m’entourèrent en poussant des acclamations.

« Un des Vieillards s’approcha, et me dit : mon petit-fils, descends de ton cheval que je t’embrasse !

« Je pris alors le foin d’odeur que j’avais gardé sur ma poitrine, et je l’offris au vieillard en l’embrassant.

— Merci, dit-il, tu es un brave », et s’adressant à la foule il ajouta : Foin-de-senteur sera son nom !

« C’est, alors que je fus élu un des chefs de la nation.

— Et maintenant que tu sais combien j’ai été méchant, est-ce que tu peux encore me baptiser, homme de la Prière ? »

Pour toute réponse, le P. Lacombe, en proie à la plus vive émotion, le serra sur son cœur et l’embrassa.

Quelques jours après, il le baptisa, ainsi que sa femme ; puis il célébra leur mariage. Plus tard, il accompagna le P. Lacombe à Saint-Boniface, et il y fut solennellement confirmé dans la cathédrale, en présence d’une foule de fidèles.

Nous avons dit en commençant ce chapitre quelle influence bienfaisante il a exercé sur les autres Indiens, et quelle grande part il a prise dans la négociation des traités avec le gouvernement du Canada.

Pour lui témoigner sa reconnaissance, et la haute estime qu’il avait conçue pour lui, le gouverneur Morris lui avait fait présent d’un magnifique revolver, que Foin-de-senteur montrait avec orgueil à ses amis.

Un jour qu’il le faisait admirer à son beau-frère, assis dans sa tente, celui-ci manipula le revolver de telle façon qu’il le déchargea presqu’à bout portant dans la figure de notre héros.

La balle avait pénétré jusqu’au cerveau, et il tomba mort.

Ce fut un deuil universel dans toutes les tribus, et parmi les missionnaires qui le regardaient comme un de leurs plus puissants protecteurs.

Le Père Lacombe le pleura comme un frère, et il pleurait encore en me racontant sa fin tragique.

Étrange fatalité qui s’attache à ces races malheureuses, et qui semble les vouer à la destruction. Tout ce que la civilisation leur apporte pour améliorer leur sort semble contribuer à hâter leur décadence, et les armes mêmes qui leur sont données pour se protéger servent souvent à les faire mourir.

Ce sont elles qui pourraient peut-être, en parlant des Blancs, répéter avec vérité la parole des Troyens : « timeo Danaos, et dona ferentes », je crains les Grecs, même quand ils nous apportent des présents !

La civilisation a certainement pour ces pauvres sauvages un côté mauvais et sombre ; mais il est juste de dire qu’elle a aussi son côté lumineux. Elle ouvre le ciel à ceux qui veulent y entrer ; et ils peuvent dire dans une certaine mesure en parlant des Blancs qu’ils regardent toujours un peu comme des ennemis : salutem ex inimicis nostris, le salut nous vient de nos ennemis !