De Québec à Victoria/Chapitre II

Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 21-29).

II

LES PAYS-D’EN-HAUT


Le départ. — Notre char-palais. — L’Outaouais supérieur. — Voyageurs et colons. — Le grand Nord. — Mattawa. — Rivières et lacs. — Le panier d’un Grand-Vicaire.


C’était un spectacle fort animé que notre départ de Montréal, le 16 mai 1892, à 8 h. P. M.

Le char-palais que la Compagnie du Pacifique avait généreusement mis à notre disposition était pavoisé, bien illuminé ; et, sur une draperie tendue à chaque extrémité, on lisait les mots : episcopal excursion, excursion épiscopale. À l’intérieur, une double rangée de pancartes roses, accrochées au plafond comme des pavillons, indiquait les noms des touristes et les compartiments assignés à chacun.

Sur le quai, une foule énorme, composée d’amis et de curieux, attendait l’heure du départ. Les touristes saluaient leurs amis, échangeaient des poignées de mains et des paroles d’amitié, tout en s’occupant de leur installation et de leurs bagages. Les prêtres venaient dire adieu à leurs évêques, et solliciter une dernière bénédiction.

Très affairé, le R. P. Lacombe — notre capitaine — allait de l’un à l’autre, s’occupant du confort de tous, et s’oubliant lui-même.

Enfin, l’heure est arrivée. M. Shaughnessey, l’intelligent et aimable vice-président de la Compagnie vient s’assurer que nous sommes tous bien installés. Il distribue à tous de bons sourires et des shake-hands pleins de cordialité. La cloche sonne, et le train s’ébranle.

D’immenses acclamations nous souhaitent bon voyage, et nous sortons lentement de la gare, en route pour les Pays-d’en-Haut.

Notre habitation, je veux dire notre char-palais, s’appelle Canton. Est-ce pour nous donner l’illusion que nous partons pour la Chine ? — Si nous avions cet espoir, il serait mieux justifié que celui de Champlain, de LaSalle et d’autres, quand ils s’aventuraient vers l’Ouest. Car, une fois à Vancouver où nous courons, il ne nous resterait plus qu’une étape à franchir pour aller voir le vrai Canton chinois.

Pour le moment, nous sommes satisfaits du Canton que M. Van Horne nous a concédé, et nous nous y établissons pour un mois. Pendant trente jours il va être à la fois un hôtel, un presbytère et un évêché.

Ouvrons un peu les journaux du soir. Tous annoncent notre départ, comme un événement, et franchement c’est bien cela. Une excursion comme celle-ci ne s’est pas encore vue, et ne se verra probablement pas de longtemps.

Nous arrêtons une minute à Sainte-Thérèse. Que de souvenirs cet endroit me rappelle ! C’est ici que j’ai passé huit années de ma vie, dont je n’ai pas profité comme j’aurais dû, et que je n’ai pas sû apprécier.

Ah ! si jeunesse savait ?

J’ai le cœur serré en pensant que le collège où j’ai fait mes études classiques a été incendié et démoli, et quand je jette un regard sur le village actuel avec ses nouveaux édifices je ne le reconnais plus. Il n’y a donc pas que l’homme qui change ; les choses aussi subissent des métamorphoses. Mais en changeant elles rajeunissent, tandis que l’homme…

Les stations suivantes, Sainte-Scholastique, LaChute, me rappellent d’autres souvenirs d’enfance, et je crois revoir mon beau lac des Deux-Montagnes aux bords duquel je suis né.

Quand tous les lits sont faits dans notre char-palais-il ressemble au dortoir d’un couvent avec sa double rangée d’alcôves. C’est le moment ennuyeux de la journée à bord d’un train de chemin de fer ; et, lors même qu’on ne s’endort pas, ce qu’on a de mieux à faire est encore de se coucher.

Mais le sommeil arrive bien vite, et c’est en dormant que nous traversons Ottawa et Pembrooke.

Le 17 au matin nous étions arrivés dans la région la plus accidentée de l’Outaouais Supérieur. De hautes montagnes avec leurs cimes boisées, et des blocs de rochers encadrant des lacs sauvages, défilaient rapidement à nos côtés.

Ça et là quelques établissements, des scieries, des fermes, ou des chantiers. À droite la rivière des Outaouais descend, tantôt calme et tantôt rapide, au fond d’un large ravin, et charrie des millions de billots de pin et d’épinette.

Tous les habitants de Canton se sont levés frais et dispos, et consacrent quelque temps à la récitation du bréviaire — excepté moi, bien entendu. Ce n’est pas que le bréviaire soit à mon avis un livre ennuyeux ; au contraire, je le crois plus intéressant que la plupart des récits de voyage — celui-ci compris. C’est même un livre plein de poésie qui chante à la fois les beautés de la nature, et celles de la surnature, les grandeurs de Dieu, et les gloires des saints.

Quand nos arrêts le permettent, nous sortons un peu prendre quelques bouffées d’air frais.

La région que nous traversons est ce qu’on appelait autrefois les Pays-d’en-Haut, et les voyageurs qui la fréquentaient n’y venaient pas en douze heures en char-palais.

Ils remontaient l’Outaouais et ses nombreux affluents en canots d’écorces, maniant joyeusement l’aviron, et chantant à tous les échos des forêts nos vieilles chansons populaires. De distance en distance, ils s’échelonnaient par groupes le long de toutes les rivières flottables, et y construisaient des chantiers dans lesquels ils passaient les hivers, transformés en bûcherons.

Toute cette partie du pays était alors couverte de riches forêts, et pendant tout l’hiver la hache impitoyable abattait les pins, les chênes et les cèdres séculaires, détruisant d’immenses richesses forestières, sans que personne ne se préoccupât du lendemain.

Au printemps, les bûcherons devenaient des hommes de cage, rassemblaient les bois coupés, en confectionnaient de vastes radeaux ou cages, y construisaient de jolies cabanes bien groupées, et ces villages flottants descendaient la rivière Outaouais et le fleuve Saint-Laurent jusqu’à Québec.

Aujourd’hui, le nombre des voyageurs a bien diminué, et leur vie n’est plus la même. Des moulins à scies s’élèvent partout le long des rivières, et le bois scié est expédié par les chemins de fer.

Les pessimistes disent toujours que nous ne progressons pas. Mais quel ne serait pas l’étonnement de nos pères s’ils revoyaient aujourd’hui ces contrées ! Quels développements et quels changements se sont opérés depuis 25 ans, surtout depuis la construction du chemin de fer du Pacifique !

Que d’établissements nouveaux ? Que d’exploitations forestières, minières, agricoles sont en voie de transformer ce grand Nord, que M. Buies décrivait comme insaisissable dans son livre intitulé « L’Outaouais supérieur !

« On ne peut, s’écriait-il dans son style imagé et pittoresque, ni le saisir ni l’embrasser dans un cadre. Ses horizons sont trop vastes ; et pendant que le regard cherche à le fixer et à le retenir, il grandit incessamment devant lui, s’élève et gagne de plus en plus la nue, comme une lente et solennelle gravitation de notre planète vers un espace toujours plus reculé. Les vagues de ses forêts, de ses collines et de ses montagnes flottent et montent dans un ciel sans limites, vers des rivages dont nul ne voit la trace, et dont la ligne de l’horizon lointain ne peut donner qu’une illusion passagère… »

Aujourd’hui, notre grand Nord n’a plus cet aspect de l’inconnu sans limites et du rêve insaisissable. On l’explore, on le sillonne, et on l’exploite, non pas encore dans toute son étendue, mais graduellement.

Voici Mattawa, qui n’était, il y a vingt-cinq ou trente ans, qu’un simple poste de traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson, et qui est resté une pauvre mission jusqu’à la construction du chemin de fer. Mais aujourd’hui, c’est une petite ville de plusieurs milliers d’âmes et qui se développe rapidement.

Elle occupe un site très pittoresque au confluent de la Mattawan et de l’Outaouais, sur une espèce de promontoire rocheux. Elle domine la grande rivière qui s’élargit en face d’elle pour la mirer toute entière ; et en même temps elle s’adosse à une montagne sombre qui sert de repoussoir à sa belle église à deux clochers.

L’un des Pères Oblats qui desservent cette église est venu à la gare saluer les évêques, et il se joint à l’expédition.

Si nous remontions plus haut l’Outaouais nous arriverions au lac Témiscaming, où la colonisation a fait de grands progrès. C’était autrefois un long et difficile trajet ; aujourd’hui, grâce aux efforts et à l’habileté de notre compagnon de voyage, le R. P. Gendreau, nous pourrions atteindre le lac en quelques heures, par un service alternatif de petits bateaux et de tramways.

Mais c’est vers l’Ouest et non vers le Nord que nous tendons, et nous quittons l’Outaouais derrière nous en prenant la direction du lac Nipissing.

La voie suit d’abord la rivière Mattawan ; puis elle longe le lac La Tortue, et le lac La Truite, et nous conduit ainsi jusqu’à la hauteur des terres. De là, une autre petite rivière nous indique la route à suivre pour arriver au lac Nipissing.

Tout ce pays est très accidenté, et en pleine voie de colonisation. Il ne faut pas oublier que nous avons traversé la frontière provinciale, et que depuis Mattawa nous sommes entrés dans la province d’Ontario.

L’établissement le plus considérable de ceux que nous touchons jusqu’au lac Nipissing est Callendar. C’est le chemin de fer qui a créé ce grand village qui compte déjà près de 2,000 âmes et qui grandit rapidement. Là, comme dans la plupart des centres qui prennent de l’importance, il y a une école et une chapelle catholique. La majorité de la population est d’ailleurs canadienne-française.

L’air des lacs et des montagnes nous ouvre l’appétit, et nous soupirons après le déjeuner. Les paysages sont beaux, mais les rivières qui scintillent au soleil ne nous offrent que de l’eau claire, et si elles réjouissent nos yeux, elles ne rassasient pas nos estomacs qui crient famine.

Nous rejoindrons bientôt, à North-Bay, un char à dîner qui embellira considérablement le point de vue. Mais en attendant ce réfectoire ambulant, qui fuit devant nous, un de nos plus gais compagnons de voyage, M. Séguin, me propose de dévaliser l’un de nos Vicaires Généraux, qui a près de lui un panier des plus appétissants.

Ce sont les Dames Religieuses d’un couvent dont il est le Bienfaiteur qui ont préparé ce panier, et c’est un vrai chef-d’œuvre. Nous lui proposons d’en faire l’inventaire ; et quand vient le moment de la prisée des articles inventoriés, il en est plusieurs que nous nous déclarons incapables d’évaluer sans les goûter.

L’excellent Grand-Vicaire sourit, et nous laisse faire. Naturellement nous vantons et évaluons très haut les précieuses victuailles. Mais, notre estimation faite, voici que le Révérend Monsieur nous réclame le prix de celles que nous avons consommées, suivant la prisée de l’inventaire.

Un procès devenait menaçant lorsque l’attention de tous fut attirée par la vue du lac Nipissing. L’immense nappe d’eau s’étendait à perte de vue à notre gauche, et notre train en côtoyait le rivage. Un coup de sifflet prolongé nous annonça North-Bay.