De Paris à Bucharest/Chapitre 64
Mon ami le vieux Calugar’u, qui me récita ce chant de malédiction méritée, avait encore présentes les atrocités commises pendant l’occupation de 1828, alors que les Russes venaient, suivant leurs proclamations, protéger leurs frères en religion et les arracher au joug des Turcs. Il avait fait partie des trente mille cultivateurs enlevés à leurs travaux et (les bœufs manquant pour le transport des vivres et des munitions de l’armée) accouplés, hommes et femmes, aux chariots, sous la conduite des cosaques qui activaient leur marche à coups de bâtons et de lances. Ce souvenir rendait rauque et saccadée sa voix ordinairement si douce ; sous le feu d’une colère vieille de trente ans, rajeuni et superbe, il avait des gestes de prophète.
LXIV
à orèzu.
Il m’eût été facile de mener au couvent d’Orèzu une vie véritablement princière. Tout m’y conviait à la paresse ; économe, maître d’hôtel, nombreux serviteurs de tous grades, semblaient prendre à tâche de m’éviter la peine de vivre par moi-même. Dès que je sortais du lit, qu’il fût tôt, qu’il fût tard, Dom’né Nicolas, le maître d’hôtel, fraîchement rasé et paré d’un habit noir, entrait dans ma chambre, d’un pas de funambule, portant sur un plateau oriental un verre, une carafe d’eau fraîche et un compotier rempli de confitures de roses. Pouftiz, domnulé (s’il te plaît, seigneur), me disait-il, et il m’offrait le dulcias. Derrière lui une escouade de quatre novices faisait irruption et m’entourait en me présentant une grande aiguière turque en cuivre ciselé et doré, un bassin large et profond, des serviettes et des pâtes parfumées, destinés à mes ablutions, que l’étiquette en vigueur ne me permettait pas de faire moi-même ; je tendais le cou, je tendais les mains, et les quatre muets attentifs opéraient sous l’œil vigilant de Dom’né Nicolas, qui les tançait d’importance pour une goutte d’eau mal versée, pour un coup de serviette incorrect.
Aux repas, servis avec luxe, abondance et recherche, le cérémonial s’élevait encore et le nombre des serviteurs grandissait, sans ajouter à mon bien-être, car tous ces serviteurs laïques, schismatiques zélés, pratiquant le carême avec ferveur, ne se nourrissaient que d’ail et d’ognons crus et ne s’abreuvaient (mais copieusement) que d’eau-de-vie ; leur haleine, fortement accentuée, me remettait sans cesse en mémoire la juste métaphore des poëtes consolateurs des humbles, l’absinthe qui se mêle au miel dans la vie des puissants.
Inhabile et répulsif à l’exercice du pouvoir absolu, je ne pouvais pas plus en jouir que m’en débarrasser ; pour m’affranchir de l’étiquette hospodarale, il me fallut l’aide du bon Igoumène qui n’avait qu’un souci : contenter ses hôtes et leur rendre agréable le séjour du monastère.
Cette tâche était facilitée par les manières et la politesse parfaite de tout son personnel. J’ai entendu un des balayeurs ordinaires dire à un de ses collègues : « Ta seigneurie a-t-elle encore besoin du balai ? »
La vie des moines me parut être un doux et perpétuel far niente. Leurs exercices pieux sont courts et peu fréquents.
Le matin, l’un d’eux fait le tour extérieur de l’église tenant de la main gauche une longue barre de bois sec et sonore, élargie et amincie aux deux extrémités, et qui ressemble à la pagaie double des Océaniens ; il y frappe, à l’aide d’un maillet de bois, des coups plus ou moins pressés ; le son s’élève à mesure que le maillet s’abat plus près de l’extrémité. Aux appels de cette étrange cloche, les moines descendent de leurs cellules, et vont à l’église, où, debout dans des stalles étroites autour de la nef carrée, ils psalmodient d’une voix de tête assez peu soucieuse d’harmonie pendant une heure.
Le reste du temps, le plus grand nombre erre dans la campagne ou dans les jardins du couvent ; quelques-uns passent leur jour à la fenêtre de leur cellule à moitié endormis. Dans ces cellules que je visitai en partie, rien qui indique un travail manuel ou intellectuel quelconque ; dans l’une pourtant je trouvai un peintre. Ses œuvres ne témoignaient pas de l’influence du recueillement et des pratiques pieuses. Elles ne reflètent guère la simplicité et la naïveté émue des peintres primitifs chrétiens.
Il se rapprochait d’eux dans les procédés matériels, employant, pour fixer ses couleurs, l’encollage aux blancs d’œufs ; c’est tout ce qu’il avait de commun avec les prédécesseurs de Cimabuë. Je recueillis autour d’Orèzu bon nombre d’images pittoresques ou curieuses ; quelques-unes que je présente au lecteur sont des traits du caractère général du pays ; il est inutile de leur attribuer une situation topographique. À l’entrée de tout village, à proximité de chaque monastère, on voit la forge tzigane avec ses mêmes petites enclumes enfoncées en terre, les outils peu nombreux et ses deux soufflets dont le système me paraît remonter à la plus haute antiquité. Ce n’est pas une traction de bas en haut qui les fait souffler, mais un balancement d’avant en arrière imprimé à deux bâtons croisés dont chacun communique à un ventail par une corde. Ce système convient à l’indolence du tzigane qui travaille accroupi devant l’enclume, et d’un mouvement d’épaule ranime le feu de la forge.
Les meules de foin, que l’on rencontre souvent très-loin de toute habitation, sont protégées contre les indiscrétions des animaux par une haie d’osier. Quelquefois on entasse des masses de fourrage entre les branches d’un vieux saule. La forme des meules de foin reproduit avec une grande pureté le galbe des dômes byzantins. La ligne géométrique du profil me paraît la meilleure pour empêcher l’eau des pluies de pénétrer dans la masse.
J’ai vu enterrer la tzigane dont j’ai dessiné la tombe ; c’était une pauvre vieille peu accompagnée ; les deux hommes qui portaient sa bière découverte la déposèrent avec assez d’indifférence dans la fosse, la recouvrirent et placèrent une grosse pierre ronde à sa tête, puis au devant un tesson de poterie dans lequel brillaient quelques charbons allumés. Ils plantèrent auprès de la pierre un bâton surmonté d’une poignée d’herbe et s’éloignèrent, laissant près de la pauvre morte deux jeunes filles de huit à dix ans, qui se lamentaient échevelées. Sur un rhythme traditionnel, elles chantaient leurs regrets et leurs plaintes par strophes entrecoupées de grands cris modulés, qui se répétaient comme un refrain. La douleur est la seule inspiration de ces strophes. Le sens intime du peuple roumain, doux et poétique, les rend souvent touchantes.
Je me liai à Orèzu avec un jeune Valaque, élève distingué d’un des grands collèges de Bucharest et parlant français. Sa sœur, mariée à un paysan propriétaire, et son jeune frère habitaient un joli village voisin ; leur vieux père veuf, sans quitter sa famille, avait pris l’habit monastique. Il vivait en méditations dans une petite case enfouie sous les pommiers. Mes plus agréables souvenirs me reportent au milieu de ces braves gens, qui me reçurent en ami sur la présentation du jeune étudiant. Leurs manières franches et ouvertes contrastaient dignement avec la soumission forcée et farouche des seuls paysans corvéables que j’avais vus jusque-là. Peu aisés, ils étaient simplement hospitaliers et appréciaient noblement la liberté. Ils lui étaient reconnaissants surtout de ce qu’elle leur donnait le droit d’offrir ce que les pauvres serfs font que le devoir de laisser prendre, et comprenaient que la dignité de l’homme est entre ce devoir et ce droit. En m’initiant aux aspirations politiques de la jeune Roumanie, l’étudiant m’éclaira sur le régime féodal encore en vigueur. Il serait trop long et inopportun de remonter aux différentes phases de remaniements de la constitution de la propriété ; d’ailleurs, une révolution a abrogé ces lois. Elle n’a pu encore réparer leurs désastreuses conséquences : — l’état précaire du paysan et du pays.
Dans les deux principautés, les paysans cultivateurs se divisaient en deux classes, les petits propriétaires au nombre de cent dix mille et les corvéables, établis sur les domaines des boyards, de l’État et du clergé, qui étaient trois millions. Dans la Valachie seule, deux mille familles nobles avaient deux millions de corvéables ; en Moldavie, soixante mille familles cultivaient les biens des monastères,
Les conditions faites au paysan n’avaient d’analogie en aucune contrée de l’Europe. Le règlement organique de 1831 (œuvre du protectorat russe) établissait trois classes de paysans ; la plus favorisée recevait du propriétaire environ neuf arpents de terres cultivables ainsi divisés : un arpent pour maison et jardin, trois arpents en terre de labour, trois arpents de prairie à foin, deux arpents de pâturages.
Le paysan devait, pour loyer de ses terres, quatorze journées de travail, dont une de labour et une de transport de bois, et quatorze jours d’iobagie ou corvée. Il était de plus soumis à la dîme sur tous les produits, et à un droit de monopole sur tout objet de consommation, y compris le pain, le vin et l’eau-de-vie. Des calculs établissent que le paysan payait le loyer de ces terres à raison de vingt-cinq pour cent du prix de leur valeur. Le manque de débouchés ne lui permettait guère de tirer parti de ses produits, et il restait encore seul à supporter les impôts de l’État, le service militaire et la corvée des routes.
Si le paysan s’absentait plus d’un an, sa maison, ses plantations, appartenaient de droit au propriétaire. Il ne pouvait changer de domicile avant d’avoir déposé le montant de sa captation pour les années, à courir jusqu’au prochain recensement, qui n’a lieu que de sept ans en sept ans, et d’avoir payé au propriétaire les redevances de l’année courante.
Le propriétaire, lui, avait le droit de l’expulser et n’était tenu que de le prévenir une année d’avance. Quelque oppressives qu’elles paraissent, c’étaient là les conditions légales ; on comprendra ce que la force et l’abus surent en faire, en lisant le discours d’un paysan roumain, membre en 1848 d’une commission d’examen et de réforme de la constitution de la propriété :
« … Si le ciocoï (boyard) avait pu mettre la main sur le soleil, il s’en serait emparé et aurait vendu au paysan, contre de l’argent, la lumière et la chaleur de Dieu ! Si le siocoï avait pu prendre possession des eaux de la mer, il en eût fait un objet de spéculation, et il aurait asservi le paysan par les ténèbres, par le froid, par la soif, comme il l’a asservi par la faim, en s’emparant de la terre !
« Direz-vous, boyards, que vous avez acheté la terre avec de l’argent ? Mais votre richesse n’est pas le fruit de votre travail, elle est faite au prix de la sueur de nos fronts, sous les coups de votre fouet, joint au fouet gouvernemental. Voudriez-vous dire que vous avez conquis cette terre avec le glaive, dans les siècles passés et oubliés ? Mais nous, où étions-nous donc alors ? N’étions-nous pas par hasard avec vous et dans vos rangs ?
« Depuis que vous l’avez conquise par le sabre, l’avez-vous si bien gardée avec le sabre, que le pied d’un ennemi ne l’ait foulée ?… Non, messieurs ; vous avez, pour sauver lâchement votre vie, abandonné au sabre cette terre que vous aviez gagnée par le sabre. Vous avez fui sans penser au pays, sans penser à nous. Qui a gardé vos propriétés, qui a empêché qu’un autre ne vînt s’en emparer et en prendre possession en votre lieu et place ? Elles ont été gardées par le vigneron, par le laboureur, par le pâtre et par tout le peuple avec le sabre de la sagesse et à la sueur de son front. Avec la sagesse le peuple a émoussé le sabre de l’ennemi, avec sa sueur et la fatigue de ses bras il a nourri l’ennemi qui lui passait sur le corps. »
Ce paysan de l’Olto, qui rappelle le paysan du Danube, se nommait Nègou.
C’est avant tout sur les Russes que les paysans roumains rejettent la responsabilité de ces lois de propriété. Le souvenir des méfaits iniques et sanglants accumulés pendant deux siècles par les armées et les généraux du czar a engendré et légitimé la haine vigoureuse et vivace dont une de leurs poésies les plus populaires est l’expression.
Pruth ! rivière maudite !
Puisses-tu devenir large
Comme le déluge aux eaux troubles !
Que le rivage ne puisse voir le rivage,
Ni la voix entendre la voix,
Ni les yeux rencontrer les yeux
À travers ta vaste étendue !
Quand les sauterelles passeront,
Qu’elles se noient dès l’autre bord ;
Quand les choléras passeront,
Qu’ils se noient au milieu de ton cours ;
Quand les ennemis du pays passeront,
Qu’ils se noient près de notre rive !
Et toi, Pruth, sur tes libres eaux,
Puisses-tu les porter encore
Jusqu’au Danube, jusqu’à la mer
Et jusqu’à l’entrée des enfers !
Son fils me conta, sur un mode plus gai, la première apparition des Russes sur le territoire roumain ; elle mérite d’être répétée.
Lors de la lutte de Charles XII et de Pierre le Grand, les deux hospodars de Moldavie et de Valachie, humiliés et amoindris, cherchaient un appui pour les aider à résister à la Porte et surtout à ses incessantes exactions qui menaçaient de les ruiner.
Après la bataille de Pultawa, ils négocièrent avec le czar, comme ils eussent négocié avec Charles XII, s’il eût été vainqueur.
Pierre promit de les affranchir de la Turquie et, peu après, se mit en campagne.
L’aspect gai et fertile des plaines de la Moldavie, qui annonçait l’abondance aux Russes, les charma d’abord. En approchant de Iassy, les brillants costumes des boyards, leurs superbes chevaux, leurs armes étincelantes ravirent en extase les officiers de Pierre. Un coup d’œil jeté sur leurs grossiers équipements moscovites mêla bien l’envie à leur admiration, mais la pensée des joies que leur promettait la capitale, et surtout le splendide festin offert par l’hospodar Cantimir, et servi avec tout le luxe oriental dissipa ce nuage. On fraternisa largement ; le jour surprit l’hospodar et ses boyards, le czar et ses généraux encore attablés, mais endormis. Les Moscovites, plus aguerris, s’éveillèrent les premiers.
En pleine possession d’un projet né de la veille et qui n’avait cessé de flotter comme un rêve gracieux au milieu de leur ivresse, ils se levèrent et doucement, sans bruit, sans secousse, tirèrent des jambes des boyards les grandes bottes chamarrées d’or qu’ils chaussèrent immédiatement.
Le czar les regardait et les laissa faire.
L’histoire ne dit pas qu’il les imita, mais il est permis de penser que dans cette action spontanée de ses lieutenants il puisa le germe de l’idée de protectorat qu’il n’a cessé de nourrir jusqu’à sa mort et qu’il a transmise à ses descendants.
- ↑ Suite. — Voy. t. III, p. 337, 353, 369 ; t. V, p. 193, 209 ; t. VI, p. 177, 193 ; t. VII, p. 145, 161, 177 ; t. XI, p. 33, 49, 65, 81 ; t. XIII, p. 177, 193 et 209 ; t. XVIII, p. 289 et 305.