De Paris à Bucharest/Chapitre 5
DE PARIS À BUCHAREST,
V
EN ALSACE.
L’orage d’hier, aux éclats retentissants, s’est changé en une de ces pluies fines et bêtes qui tombent sans rime ni raison, comme il me semblait qu’on n’en voyait qu’à Paris en novembre et à Rouen à peu près toute l’année. C’est à peine si je peux apercevoir la flèche de la cathédrale au travers de nuages sales et sans forme qui emplissent d’ombre et de vapeurs humides toute la vallée du Rhin. Je ne ferai certainement pas le tort à Strasbourg de le visiter par ce ciel sombre et bas ; j’aurais peur de voir la bonne ville en laid.
J’aime mieux revenir un moment en arrière pour vous parler de deux choses que j’ai vues hier bien souvent, puisque je les ai traversées chacune sept et huit fois, mais dont il eût été malséant de prononcer même le nom en chemin de fer : la Marne et le canal de la Marne au Rhin.
Les chemins de fer, en effet, et les rivières sont, pour le quart d’heure, deux mortels ennemis : l’un fier et bruyant, dans l’éclat de la puissance et de la richesse, avec la faveur de l’opinion publique ; l’autre qui continue modestement et sans bruit ses vieux services, allant à petits pas, mais allant toujours, et pourtant dédaigné, parce que, aujourd’hui, il ne suffit plus de marcher, il faut courir. Les chemins de fer ont d’abord tué la messagerie et la poste, ensuite le roulage ; ils voudraient bien tuer encore la navigation et mettre les mariniers à terre, comme ils ont mis les postillons à pied. Ils y travaillent de leur mieux, avec les tarifs différentiels, les tarifs réduits et les tarifs d’abonnement. La marine paye à l’État ou aux compagnies concessionnaires des canaux des taxes de quatre, cinq et six centimes par tonne et par kilomètre. Certains chemins de fer ont réduit ce droit, pour ceux qui usent de leurs wagons, à deux centimes et demi. Remarquez qu’ils vont toujours, hiver comme été ; qu’ils ne connaissent ni le froid, ni le chaud, ni les basses eaux, ni la glace, et qu’ils arrivent à heure fixe, ce qui plaît fort au commerce. Tout cela est donc de bonne guerre et le public y gagne.
Mais, d’autre part, les fleuves sont, comme disait Pascal, des chemins qui marchent tout seuls. Ils peuvent faire circuler presque sans frais des masses énormes de marchandises. Plus un pays en a, moins ses transports lui coûtent, et plus il lui reste d’argent pour ses autres affaires. Il importe donc de ne pas sacrifier un des adversaires à l’autre, et puisqu’on a tant donné depuis vingt ans aux chemins de fer, qui font fortune, il est juste qu’on donne un peu, maintenant, aux rivières qui dépérissent.
Ne vous êtes-vous jamais étonné de voir que le génie de Papin, de Watt et de Stephenson, doublé de celui de dix générations d’ingénieurs en tous pays, aboutisse à faire transporter par une machine, qui est le chef-d’œuvre de l’esprit humain, des pavés, des pierres de taille, des morceaux de bois et de la houille fort peu pressés d’arriver puisqu’on peut les emmagasiner sans perte et que le fleuve ou le canal voisins ne demanderaient pas mieux que de porter.
La France a le plus admirable système hydrographique de l’Europe : cinq grands fleuves descendant à quatre mers. On a fait communiquer ensemble ces fleuves par des canaux, et une tonne de houille venue des charbonnages de la Belgique par Valenciennes, ou d’Angleterre par Dunkerque, peut s’en aller, par nos eaux intérieures, au Havre, à Mulhouse, à Marseille, à Bordeaux, à Nantes ou à Brest. Avant le 10 octobre 1853, elle n’aurait pu aller jusqu’à Strasbourg, le canal de la Marne au Rhin n’ayant été ouvert qu’à cette époque.
La Marne est une gracieuse rivière qui descend du plateau de Langres, très-française par conséquent, puisqu’elle n’a pas, comme le Rhin, le Rhône et même la Garonne, ses sources à l’étranger. Mais les choses les plus charmantes ne sont pas toujours les meilleures. Que de jolies femmes sont revêches, capricieuses, difficiles à vivre ! La Marne est ainsi. Sous les dehors d’une honnête rivière aimant les prés fleuris, les îles verdoyantes et les longs détours au pied des coteaux qui se mirent dans ses eaux limpides, elle a de si brusques emportements et tant de caprices, que le commerce a dû faire divorce d’avec elle de Paris à Épernay. Entre ces deux points les marchandises à destination des ports de la haute Marne sont transportées par le chemin de fer. Elles ne descendent le fleuve qu’à l’époque où les grandes eaux ont fait disparaître seize pertuis qui, en temps ordinaire, sont autant de cataractes.
Ainsi, il est bon de le répéter : faute de quelques millions jetés dans la Marne, ce cours d’eau, qui débouche dans la Seine, reste comme inutile ; et Épernay qui peut envoyer un bateau de vins à Strasbourg, au travers de trois chaînes de montagnes, l’Argonne, l’Ardenne et les Vosges, par-dessus cinq vallées profondes, celles de la Meuse, de la Moselle, de la Meurthe, de la Sarre et du Rhin, ose rarement en confier un au fleuve qui baigne ses murs, pour qu’il le descende jusqu’à Paris.
D’Épernay à Vitry on a construit un canal latéral à la Marne, livré en 1845 à la navigation et de Vitry à Strasbourg le canal de la Marne au Rhin, œuvre magnifique achevée en 1853, au prix de soixante-quinze millions.
Napoléon avait fait commencer en 1809 le grand canal du Nord, qui devait joindre Dusseldorf à Anvers, ou le Rhin à l’Escaut et par conséquent à la Seine, puisque la Seine est liée à ce fleuve par les canaux de l’Oise et de Saint-Quentin. Le canal de la Marne au Rhin est la même pensée reportée plus au sud, comme notre frontière le fut par les traités de 1814. Il coupe à angle droit toutes les rivières de Lorraine, ramasse leurs denrées qui n’avaient d’écoulement qu’au nord, vers les Pays-Bas et la Prusse rhénane, où le plus souvent la douane les arrêtait, et les porte à l’ouest et à l’est, vers le centre de la France et l’Allemagne, en passant à peu près par les mêmes localités que le chemin de fer. Tous deux se suivent comme deux coureurs rivaux, se heurtent, se croisent et se superposent : tantôt l’un, tantôt l’autre est dessous. Parfois ils sautent ensemble par-dessus une rivière, comme ils font à Liverdun pour la Moselle. Ici c’est la locomotive qui regarde de haut le navire ; à Hommarting, le navire le lui rend bien, notre convoi passa à douze mètres en contre-bas du canal. Ils arrivent aussi aux mêmes points à Strasbourg, où rien à peu près ne leur manque, et à Paris, où le service de la voie ferrée a bien tout ce qu’il lui faut, dans la plus belle de nos gares, mais où la marine n’a ni un grand port de déchargement, ni hangars pour abriter les marchandises, ni docks pour les garder, ni cale pour réparer les bateaux, et où l’île Louviers, encore inhabitée, donnerait tout cela si l’on y creusait un vaste bassin, qui serait pour le commerce de la haute Seine et des canaux qui en dépendent ce que le bassin de la Villette est pour celui de la basse Seine et des canaux du Nord[2]. C’est une grande et utile idée que je livre pour rien à ceux qui voudront la prendre.
Mais il y a deux Paris, celui de l’ouest qui est l’objet de toutes les faveurs municipales, et celui de l’est qu’on oublie. Un ancien membre de l’édilité parisienne a calculé que depuis 1760 on a dépensé dans l’un, tout juste autant de pièces de vingt francs qu’il a été donné à l’autre de centimes.
Voilà, mon cher ami, une digression qui court le risque de vous paraître bien maussade. Vous voudriez des aventures, et je vous fais des raisonnements ; de l’inconnu, et je vous parle de choses à votre porte. Prenez-vous-en à la pluie qui m’emprisonne et me fait rêver d’eau. Et puis Strasbourg est une Venise allemande. S’il n’est pas construit dans une lagune, c’est au milieu d’un marais qu’il a été bâti.
Une éclaircie s’étant faite, je viens d’en parcourir les rues. Trois bras de l’Ill l’arrosent et on les traverse sur plus de soixante ponts. Trois canaux aussi y arrivent et le Rhin est à deux pas, de sorte que si les chemins de fer n’existaient point, Strasbourg serait dans la plus magnifique position commerciale du continent, au point de rencontre de quatre lignes navigables qui aboutissent par le Rhin à la mer du Nord, par la Marne et la Seine à la Manche, par la Saône et le Rhône à la Méditerranée, par le Mein, le canal Louis et le Danube à la mer Noire.
Il y a quarante ans ces avantages auraient été immenses, aujourd’hui les voies ferrées les réduisent de beaucoup. Toutefois il ne faut point trop écouter les prophètes de malheur qui s’en vont disant : les canaux se meurent ! les canaux sont morts ! En 1857, canaux et rivières ont encore transporté cinquante-deux millions de tonnes, et les chemins de fer douze millions seulement.
Beaucoup de gens, et de ceux à qui l’intérêt ouvre bien les yeux, trouvent même que nous n’en avons pas assez. À la dernière exposition de la haute Marne, on avait construit avec de la houille une falaise au bord d’un lac, et sur ce lac un bateau en miniature qui transportait du charbon : c’était une réclame parlante. La haute Marne a de belles forêts, sa houille est belge et prussienne : elle vient de Mons et de Sarrebruck, en payant gros pour faire sur une de ces routes trois cents, sur l’autre cinq cents kilomètres, mais en payant bien davantage pour faire sur charrettes les quatre ou cinq heures qui séparent Saint-Dizier du canal. Aussi réclame-t-on par tous les moyens l’achèvement du canal de la Sarre qui prendrait le charbon au plateau de la mine, et un embranchement sur Saint-Dizier, du canal de la Marne au Rhin, qui le conduirait aux usines de la Blaise[3]. Le transport ne coûterait plus que cinq à six francs la tonne au lieu de quatorze francs quatre vingt-quinze centimes pour la houille prussienne, et de seize francs quinze centimes pour la houille belge. La différence serait bien plus sensible encore pour les exportations. Les usines de la haute Marne pourraient envoyer leurs fers et leur fonte à Valenciennes et à Lille, moyennant un droit maximum de huit francs, au lieu de trente francs. À ces prix nos forges champenoises pourraient soutenir la concurrence anglaise.
Autre exemple. En 1847 le chemin de fer d’Alsace réduisit ses tarifs pour attirer à lui une partie des transports qu’opérait le canal du Rhône au Rhin. Le mouvement de la navigation tomba soudainement de moitié et l’État qui en avait tiré en 1847 pour onze cent mille francs de droits, n’en reçut plus, en 1848, que la moitié. Les circonstances politiques ne suffisaient pas seules à causer cette différence. Un décret de 1850 réduisit l’impôt dû au Trésor dans une proportion telle (dix et cinq centimes par tonne et par kilomètre) que la concurrence redevint possible, que le canal se remit à travailler, et que le bas prix accroissant, comme toujours, la consommation, dès 1852 l’État percevait avec son tarif réduit un tiers de plus qu’il n’avait gagné avec son tarif élevé, soit un million cinq cent trente-cinq mille cent vingt francs.
Strasbourg ne doit donc pas désespérer de sa fortune, et, du reste, n’en a pas l’air. Avec la ceinture de pierre que la politique lui a donnée et lui impose, l’espace lui manquerait s’il voulait se faire industriel, mais il n’y pense pas et n’a qu’un bien petit nombre de grandes usines, la Chartreuse entre autres, qui est si admirablement installée pour le bien-être des ouvriers. Il se contente d’être la ville de France où, après Paris, l’étude est le plus en honneur, où les sociétés savantes sont le plus occupées, les collections, les bibliothèques le mieux remplies. Son Opéra, du moins l’orchestre, ne le cède à nul autre, grâce à la munificence d’un particulier qui lui légua, il y a dix ans, plus de cent mille francs de rente ; il a même une véritable école de peinture qui a rompu avec la pratique et les théories nébuleuses de l’Allemagne, pour faire de la réalité intéressante, sans faire du réalisme ; témoin les Schlitteurs des Vosges, de M. Théophile Schuler. Voila pour ses intérêts moraux. Quant à ses intérêts matériels, il est déjà le marché de l’Alsace et d’une partie de la Suisse, ce qui met pas mal d’argent dans ses mains. Il travaille à étendre le cercle de ses relations et veut qu’on trouve tout chez lui, même les dernières modes de Paris. Un de mes compagnons de route qui ne voyageait, je crois, qu’à la seule fin de poursuivre des études de dandysme, découvrit dans la rue des Grandes-Arcades un faux col nouveau et s’indigna de n’en avoir pas eu connaissance au boulevard des Italiens.
Aussi plus de costume national. Déjà, dans un salon bourgeois d’il y a quatre-vingts ans, la sœur de Frédérica se désolait d’être seule à porter les longues tresses blondes, le corset écarlate et le petit tablier de soie. De la bourgeoisie les modes parisiennes sont descendues dans le peuple. Les campagnards ont bien encore le gilet rouge, la culotte courte, avec un petit tablier blanc et le tricorne, dont un des côtés se rabat sur les yeux ; mais, à la ville, le jupon écarlate et les larges chapeaux de paille enrubannés s’en vont, tout comme les deux cornettes noires nouées sur la tête et le chignon traversé d’une flèche d’or. Les ouvriers ont la blouse du faubourg Saint-Antoine, et je ne vois qu’une différence, c’est que les cuisinières d’ici ne portent pas encore la crinoline dont les nôtres sont si heureuses ; révolution qui en amènera sûrement une autre : les propriétaires parisiens devant être par là forcés de changer leurs mesures, pour que la cuisinière puisse au moins tenir dans sa cuisine.
Deux choses indigènes se défendent avec opiniâtreté : un pavé détestable, malgré sa régularité apparente, et le patois allemand, ce qui ne veut pas dire le patriotisme allemand, Les Alsaciens sont peut-être, avec les Lorrains, les plus français de nos provinciaux. L’an dernier, on leur eût fait un sensible plaisir de leur donner un Solférino germanique ; et quand les étudiants d’outre-Rhin essayèrent de faire de la propagande, en invoquant leur sang teuton, ils leur répondirent avec, le meilleur français qu’ils purent trouver d’avoir à déguerpir au plus vite.
Voilà de quoi embarrassera les grands docteurs d’outre-Rhin et même ceux de ce côté-ci qui parlent si pertinemment de la race et qui mettent tant d’idées et de sentiments immuables dans les globules du sang. Mais à quoi cela tient-il ? Une garnison permanente de douze mille hommes est un grand moyen de propagande ; ensuite faire partie d’un grand peuple, d’une grande gloire, c’est quelque chose ; et avoir pour acheteurs trente-sept millions d’hommes, comme Mulhouse qui meuble la France, ou l’habille de ses cotonnades, c’est beaucoup.
Dans les âges barbares, les peuples se groupent selon le sol et selon la langue. Ces deux forces gardent longtemps leur puissance, mais les opinions et les intérêts en forment une autre qui domine la première. Strasbourg, resté libre, serait une petite ville d’Allemagne, et c’est une grande cité, l’orgueil et la force de la France, ce qui ne lui laisse aucun regret de n’avoir pas, comme Brême et Lubeck, un quart de voix à porter dans ce conseil de muets et de fantômes qui siégent à Francfort.
Strasbourg touche à l’Allemagne et lui présente bien des bons côtés du caractère français : le patriotisme, l’esprit militaire, le goût des choses de l’intelligence ; mais un des traits les plus marqués lui manque, la grâce. Il faut l’avouer, si Strasbourg est propre, régulier et de tout point convenable, il n’est pas précisément beau.
Il n’a que deux monuments, sa cathédrale et ses fortifications. Pour les voir d’un coup je montai aux tours. Il était de bonne heure, c’est-à-dire trop tôt. La brume, en effet, cachait l’horizon, et les arbres des remparts cachaient la ligne des défenses. Les Vosges semblaient fort modestes ; le Rhin ne se laissait voir que par des échappées ; seule, la Forêt-Noire de l’autre côté du fleuve montrait des hauteurs dignes du nom de montagnes. Je cherchais avidement les Alpes de la Suisse. On ne les voit jamais. Ce que je distinguais bien, c’était la plaine parfaitement unie qui s’étend des Vosges à la Forêt-Noire et que le Rhin coupe en deux. Cette plaine a été évidemment un grand lac qui s’ouvrait à Bâle et se fermait vers le Taunus à Mayence. M. Élie de Beaumont prétend que les deux chaînes ne formaient qu’un seul massif dont le centre s’est effondré pour ouvrir une issue au Rhin ; ce pourrait bien être vrai.
De là-haut je voyais la citadelle construite par Louis XIV autant contre Strasbourg que contre l’Allemagne, et la double enceinte de la cité, les écluses à l’aide desquelles on inonde les fossés, l’île enfin qu’enveloppent deux des bras de la rivière et qui forment à l’intérieur de la forteresse un réduit pour une résistance désespérée. Il y a pourtant quelque chose qui vaut mieux que tout cela pour la défense de Strasbourg ; c’est que l’ennemi ne pourrait aux environs donner un coup de pioche, sans faire jaillir l’eau ; il se noierait dans ses tranchées.
Je ne vous parlerai pas du Münster, de la fameuse horloge de Schwilgué et de cette flèche à jour, qui monte plus haut qu’aucun des monuments que l’homme ait bâtis ; la gravure en est partout. Mais je noterai que Strasbourg soigne sa cathédrale, comme une ménagère hollandaise soigne sa maison. Elle est lavée, brossée, frottée du haut en bas. Je défie qu’on y trouve six pouces carrés de muraille accessible à la brosse où l’œil et la main des surveillants ne passent point, chaque semaine, peut-être chaque jour. Sur la plate-forme de la petite tour, à trois cent soixante marches de hauteur, deux gardiens veillent en permanence, avec un immense porte-voix, pour crier à la ville, dès qu’ils voient briller une étincelle, qu’un incendie s’allume. Afin de les obliger à rester là, la municipalité leur y a bâti une maisonnette, et, pour être bien sûre qu’ils tiennent les yeux ouverts, elle leur fait sonner toutes les quinzes minutes la grande cloche. Que la ville dorme ou veille, ils sonnent toujours. Voilà une drôle d’existence, passée à cent mètres en l’air, à remuer un battant d’horloge ! En décembre et en janvier il ne doit pas faire bon là-haut, vers les quatre heures du matin, par une jolie brise de l’est. Ils ont la ressource de faire comme Castor et Pollux qui étaient alternativement au ciel et aux enfers : chacun à tour de rôle, gèle sur la plate-forme et ronfle auprès du poêle.
Strasbourg, je vous l’ai dit, a le culte de son Münster. La ville d’ailleurs ayant pris la place d’un marais, on n’y voit rien que le ciel : donc, on monte souvent à la plate-forme de la tour, pour respirer à l’aise, regarder au loin et se laisser aller à cette vague et douce rêverie qui vous prend si vite sur les hauts lieux. Mais Strasbourg aime aussi à dîner et à boire ; la plate-forme n’est pas toujours le théâtre d’une contemplation inactive : on y festoie largement. Goethe raconte qu’il venait souvent y goûter, et un goûter allemand, même de poëte, serait un solide dîner ailleurs. Une inscription gravée sur la tour rappelle qu’en 1842 le congrès scientifique siégeant dans la ville fut convié par la municipalité à un grand banquet qui eut lieu sur la plate-forme. Le Münster, vous le voyez, sert à tout. La montée, la chaleur et le grand air avaient donné bon appétit et grande soif : l’inscription ne dit pas comment se fit, ensuite, la descente des trois cent soixante marches.
On dit que les rues de Strasbourg, comme certaines rues de Rouen, gardent leur cachet du moyen âge. J’ai vu peu de vieilles maisons en bois, quoiqu’il y en ait encore bon nombre à étages surplombant. On remarque quelques constructions modernes faites avec la pierre rose des Vosges, et presque partout ces grands toits qui vont si bien à notre climat et qui se prêtant à des combinaisons variées, finissent mieux l’édifice.
Une de ces décorations m’intrigua longtemps. À force de regarder, je reconnus des nids, mais des nids à y coucher George et Baby. C’étaient des nids de cigogne établis sur les cheminées les plus élevées de la ville. Chaque année au printemps, elles arrivent ; elles partent à l’automne avec leurs petits, dont elles laissent beaucoup en route, car elles reviennent l’année suivante en nombre égal : il ne paraît pas s’accroître. Sur cinq ou six maisons j’en comptai treize perchées au plus haut des toits, où la bonhomie alsacienne les aide à construire leur édifice. Comme jamais on ne les inquiète, elles ne sont point farouches et on les voit faire gravement leur toilette du bout de leur long bec, au milieu du bruit de la ville, ou voler au-dessus du marché à un demi-jet de pierre.
Entre sept et huit heures, Strasbourg se couche ou plutôt se souvient qu’il est allemand. Il ferme ses boutiques, mais ouvre ses brasseries. Alors les pipes s’allument, les voix s’élèvent et la bière coule à flots. Je n’ai pas attendu qu’il allât dormir pour venir causer avec vous, de sorte que je ne saurais vous dire jusqu’à quelle heure sa veillée se prolonge. Une chose certaine, c’est qu’à sept heures du matin, il bâillait encore et se frottait les yeux, comme quelqu’un qui n’a pas assez dormi.
Mais ces brasseries, refuge des vieilles mœurs allemandes, elles-mêmes se transforment. La modes s’y glisse. J’en ai vu où les fumeurs laissaient une somme suffisante d’air respirable ; où l’on servait des glaces sous des verandas et des galeries à jour peintes en blanc et or. Tortoni et le style Pompadour au pied du Münster !
Le temps me manquait cette fois pour visiter l’Alsace. Mais je l’ai vue, il y a quelques années et je puis vous assurer qu’aucune de nos vieilles provinces n’est à la fois aussi pittoresque et aussi industrielle.
Si vous suivez les bords du Rhin, c’est la chaîne des Vosges dont vous voyez se découper sur le ciel les ballons mollement arrondis. Ils sont tous accessibles et couverts à peu près partout de terre végétale, de sorte que si l’on n’y trouve pas les belles horreurs des grandes montagnes, on n’y rencontre pas non plus leur nudité et leur misère. Au sommet, les pâturages ; quelquefois même à mille mètres de hauteur des moissons ; sur les pentes élevées d’épaisses forêts de hêtres et de sapins, coupées de riches vallons où des cascades se précipitent, comme celle du Nidock qui tombe de trente mètres de haut. Au-dessous la zone des châtaigniers ; plus bas, les vignes, enfin la plaine féconde. Ici des lacs tranquilles entourés de sombres bois de pins ; là une forteresse féodale fièrement posée sur un rocher abrupt, et si vivante encore sous le lierre et les clématites qui montent à l’assaut des tours, qu’on s’attend volontiers à voir sortir du pont-levis la longue file des chevaliers, et la dame châtelaine sur sa blanche haquenée, et leur pompeux cortége, tout ce moyen âge enfin si beau à voir… de loin à travers les siècles et l’imagination des poëtes. Avant la guerre de Trente ans on comptait en Alsace trois cents de ces châteaux. Que de larmes et de sang avaient été versés autour de ces murs de granit !
Êtes-vous dans la montagne ? Le plus riche tapis de verdure se déroule à vos pieds, semé de nombreux villages qui de là-haut paraissent de blanches fleurs émaillant la prairie ; plus loin, les eaux miroitantes du Rhin, avec leurs îles innombrables, vertes émeraudes sur un ruban d’argent. De l’autre côté du fleuve, les sombres teintes de la Forêt-Noire ; plus haut encore dans le sud-est, les géants des Alpes qu’on n’aperçoit pas de Strasbourg à cause d’une colline qui les cache, mais qu’on voit très-bien du Donon ou du ballon d’Alsace, avec leurs neiges éternelles qu’à certains jours le soleil couchant dore de couleurs ardentes, comme s’il allumait un immense incendie sur leurs cimes.
L’industrie est venue ajouter ses richesses à celles du sol, et une population forte, patiente, laborieuse, cultive le blé, le tabac et la garance dans la plaine, tisse et teint le coton à Mulhouse, forge le fer à Sainte-Marie-aux-Mines, exploite les laiteries des Vosges et donne de braves recrues à notre grosse cavalerie.
Quelques-unes de ces fabriques alsaciennes sont des modèles de bonne installation hygiénique et d’administration paternelle. On s’efforce d’y retenir l’ouvrier dans la famille et dans le mariage, en même temps qu’on le pousse à la propriété par une combinaison heureuse qui lui assure au bout de quelques années la possession d’une maisonnette et d’un jardin, en échange de quelques francs retenus chaque jour de paye sur son compte. Si je pouvais disposer seulement de deux fois vingt-quatre heures, je vous mènerais à Mulhouse, non pour vous faire admirer les prodiges de la science appliquée au travail des manufactures, mais, ce qui m’importe bien davantage, pour vous montrer un lieu où l’industrie ne fait pas payer aux mœurs une trop forte rançon, où, sous l’éclat des produits et la grandeur des fortunes, on ne voit pas l’abîme du paupérisme et la plaie hideuse de la débauche. Votre ami et le mien, Jules Simon, que toute belle question attire, a dit de Mulhouse : « Nous lui devrons peut-être un jour la régénération de nos mœurs industrielles. »
Trois fois béni sera le lieu où le problème duquel dépend la civilisation moderne aura été résolu ; où il sera démontré que notre société, tout en ayant plus de bien-être physique, peut avoir aussi plus de bien-être moral que ses aînées[5].
- ↑ Suite. — Dessins de M. Lancelot. Voy. page 337 et la note.
- ↑ Le quai de l’île Louviers est très-insuffisant et constamment encombré des marchandises les plus diverses, ce qui y-produit un affreux pêle-mêle. Les bateaux y sont amarrés en triple et parfois quadruple rang ; et la ville n’y entretient aucun service de police. Sans l’octroi, tout y serait à l’abandon, et les employés des douanes ne peuvent empêcher de gros vols de s’y commettre. Enfin, chose étrange, il n’existe pas à Paris une seule cale pour la réparation des bateaux ; ceux qui veulent réparer leurs avaries, sont obligés de retourner à leurs ports respectifs, au risque de couler en route.
- ↑ On y compte 50 usines dans un parcours de 40 kilomètres.
- ↑ Notre gravure des vieilles maisons de Strasbourg est empruntée à une planche du Strasbourg illustré, ou panorama pittoresque, historique et statistique de Strasbourg et de ses environs, par Frédéric Piton, 1855. C’est un livre qui contient de curieux renseignements sur l’ancien Strasbourg, avec des lithographies aussi belles de dessin et d’impression que ce qui se fait de mieux à Paris. Du reste, l’imprimerie Silbermann a une réputation européenne. Pour la gravure des vieilles maisons de Strasbourg, je dois dire qu’elle reproduit plutôt ce qui existait jadis que ce qu’on voit aujourd’hui.
- ↑ La Société industrielle de Mulhouse travaille à cette œuvre avec la plus louable ardeur. M. Ch. Thierry-Mieg vient de lui communiquer un très-remarquable écrit : Réflexions sur l’amélioration des classes ouvrières, dont la donnée est celle-ci l’industrie, en appelant dans les villes par l’appât du travail et du salaire, au sein de grands ateliers, de nombreuses familles, y a rassemblé des misères profondes. Cependant, ce serait une erreur de croire que le mal est inhérent au régime manufacturier, il en est tout à fait distinct ; il tient aux circonstances entre lesquelles l’industrie s’est développée dans les États européens. Pour s’en convaincre, il suffit d’opposer au spectacle que présentent trop souvent les villes de fabrique en Europe et surtout en Angleterre, un exemple pris au sein d’un état social plus dégagé que le nôtre des legs du passé. Cet exemple, l’auteur le choisit dans la confédération de l’Amérique du Nord, dans une ville du Massachusetts, celle de Lowell, sur le Merrimack, où l’on a institué dès l’origine, sur une large échelle, de fortes garanties préventives contre ces influences pernicieuses qu’en Europe on est réduit à combattre après les plus cruelles expériences. Les exigences de l’industrie, les nécessités du régime manufacturier ne s’y sont nullement opposées, et il reste démontré que la philosophie ne poursuivait pas une utopie en soutenant que la dignité de la vie, au point de vue moral, peut s’allier parfaitement à la pratique du travail industriel.