De Paris à Bucharest/Chapitre 31


Vue de la vallée du Danube prise par-dessus les ruines du château de Presbourg. — Dessin de Lancelot.


DE PARIS À BUCHAREST,

CAUSERIES GÉOGRAPHIQUES[1],


PAR M. LANCELOT.
1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




M. V. Duruy a commencé le récit de ce voyage : personne n’ignore les circonstances qui l’ont mis dans la nécessité de l’interrompre. Nous l’avons attendu plus d’une année : les loisirs ne lui sont pas revenus, et rien ne nous les laisse prévoir dans un avenir prochain. Du moins les gravures étaient faites, et M. Lancelot qui, sur notre invitation, a suivi les traces de M. Duruy le crayon à la main, avait pris de son côté quelques notes. M. Lancelot les livre de bonne grâce aux lecteurs, en les priant seulement de ne pas oublier que pour peindre ce qu’il voit et exprimer ce qu’il sent, son instrument le plus ordinaire n’est pas la plume.




XXXI

DE PRESBOURG À PESTH.


Vue du Danube. — Les deux Schutt. — Raab. — Comorn. — Souvenirs de la guerre austro-hongroise. — La vierge de Comorn. — Gran. — Saint-André. — Waïtzen. — Arrivée à Pesth.

Au sortir de Presbourg, le Danube roule dans une plaine immense dont nul accident n’interrompt la monotonie, jusqu’à ce qu’il rencontre, entre Grau et Waïtzen, les montagnes qui ferment son deuxième bassin. Le courant principal détache à gauche et à droite deux bras qui se grossissent sur leur parcours de plusieurs affluents et enserrent les deux îles de Schutt, appelées par les Hongrois le grand et le petit Csalókoz. Dès que l’on a pénétré sur le territoire hongrois, on ne rencontre pas une rivière, pas une montagne, pas une ville qui ne porte à la fois trois ou quatre noms, quelquefois cinq (dans le Banat), latin, allemand, magyar, slave, roumain (valaque), ce qui donne lieu à de fréquentes méprises. La plus grande des deux îles formée par le bras septentrional, Ou Neuhaeusel (en magyar, Ersekújvar), ne mesure pas moins de quarante-quatre milles en longueur sur une largeur de vingt milles. Son extrême fertilité l’a fait surnommer par les Hongrois, le Jardin-d’Or. La petite île de Schutt est formée par le bras méridional qui reçoit le Raab, et coule à peu de distance de la ville et de la forteresse du même nom. Raab ou Gyór, comme l’appellent les Magyars, a joué un rôle important dans la guerre de Hongrie de 1849. Quarante ans auparavant (1809) cette ville avait été prise par les Français, après une bataille gagnée par le prince Eugène sur les Autrichiens.

Le Danube avant Raab. — Dessin de Lancelot.

À six milles de Raab, sur l’autre rive, au confluent du Neuhaeusel, s’élève la fameuse citadelle de Komarom ou Comorn, dont la reddition, le 2 octobre 1849, six semaines après la capitulation de Gœorgey à Vilagos, fut le dernier épisode de cette guerre dans laquelle les Hongrois déployèrent tant d’héroïsme en pure perte. Ancienne ville royale, bâtie au quinzième siècle par Mathias Corvin, qui l’avait entourée de larges fossés et de remparts formidables, réparée en 1805, Comorn n’avait jamais capitulé. Lorsque M. Thouvenel la visita, en 1839, les habitants montraient avec orgueil une vierge emblématique incrustée dans la muraille, et, au-dessous de la statue, cette inscription, défi ironique jeté à tous les conquérants : Kom morn (reviens demain).

Au delà de Comorn, la rive droite du fleuve laisse apercevoir une succession de collines recouvertes de vignobles qui produisent les meilleurs vins de la Hongrie, sans en excepter même le fameux Tokay. La Hongrie est, après la France, le premier pays de l’Europe pour la qualité et l’abondance des vins. La production totale est évaluée de dix-huit à dix-neuf millions d’hectolitres, presque entièrement absorbés par la consommation locale. Le Hongrois est épicurien. Il préfère le vin à l’eau-de-vie, dont l’usage est surtout répandu en Turquie et en Valachie. Il le chante sur tous les tons et dans toutes les langues, voire en latin qui était, naguère encore, la langue usuelle en Hongrie. Témoin l’ode, dans le goût d’Horace, qu’un voyageur a recueillie en 1834, à Pesth, et dont voici la traduction. À cette époque elle était dans toutes les bouches :

« Réjouissons-nous, — puisque nous sommes Hongrois. — Car voici que le bienfaisant soleil et la terre — nous donnent un vin généreux — dans des grappes glorieuses.

La vendange ravit dans le ciel les vignerons. — « Buvons le vin vieux — pour faire place au vin de l’année, » — s’écrient les buveurs.

Nous avons passé tout l’été — brûlés par le soleil, — mais l’automne rétablira — nos forces et Bacchus donnera — Une nouvelle vigueur — à nos corps abattus.

Réjouissons-nous, — puisque nous sommes Hongrois. — À la mode de nos aïeux, buvons, — et répétons en chœur : le reste n’est que fumée !  »

La Hongrie abonde également en céréales. Le blé fournit de soixante-quinze à quatre-vingts millions d’hectolitres par an ; le tabac, — un tabac excellent, qui vaut presque celui de la Turquie, — plus de vingt-cinq millions de kilogrammes. Bien gouvernée et bien administrée, la Hongrie serait une des plus riches contrées de l’Europe.

Bientôt l’on découvre, toujours sur la droite, la ville de Gran (Esztérgom, en magyar ; Strigonium, en latin), siége de l’évêché primatial du royaume. Le titulaire jouissait autrefois de priviléges considérables : à la fois primat, cardinal, légat-né du saint-siége, prince de l’empire, chef du comitat de Gran, chancelier du royaume. Aujourd’hui il se contente d’être le prélat le mieux renté de l’empire et probablement de toute la catholicité. Ses revenus dépassent, dit-on, un million de francs.

Vue de Gran. — Dessin de Lancelot.

À partir de Gran, le pays prend une physionomie sévère. À droite et à gauche, les collines, dernières ramifications des Alpes-Noriques et des Carpathes, s’élèvent, se rapprochent du Danube dont elles resserrent peu à peu le cours, et finissent par l’enfermer dans une sorte de défilé qu’il franchit un peu au-dessus de Vissegrade. Au sortir de ce défilé, le fleuve tourne brusquement à angle droit et coule directement du nord au sud, dans un vaste lit coupé de grandes îles et de canaux. Il est déjà assez profond pour porter des vaisseaux de quarante canons. La plaine recommence, plus unie, plus monotone encore que celle que nous venons de traverser. Nous entrons dans la puzsta.

Une grande île, l’île de Saint-André, partage le cours du Danube en deux branches : la première, à droite, longe la ville de Saint-André, peuplée en grande partie de Serbes orthodoxes, et qui fut la première résidence de leur patriarche lors de la grande immigration de 1690 ; la seconde, à gauche, baigne Waïtzen (Vacz), ville de douze mille habitants, siége d’un évêque catholique, suffragant de l’archevêque-primat de Gran.

Vue de Waïtzen. — Dessin de Lancelot.

L’aspect des deux rives est toujours aussi triste. Ce n’est plus ce paysage gai et riant qui charmait nos regards durant le trajet de Ratisbonne à Vienne. Cependant, aux approches de Pesth, il s’anime un peu. Les villages plus rapprochés, les champs mieux cultivés, un certain mouvement de va-et-vient dans la campagne, sur le fleuve une navigation plus active, annoncent le voisinage de la capitale. Nous côtoyons de petites îles de verdure, qui semblent émerger du sein de l’onde. L’une d’elles, la plus grande, nous masque Bude, dont nous commencions à apercevoir les hauteurs, et nous envoie galamment au passage des bouffées de musique éclatante. Nous voyons, au travers de l’épais feuillage, tournoyer des jupes blanches et roses. Ici l’on danse. Nous doublons la pointe de l’île, et voici qu’un magnifique spectacle se déploie à nos regards : devant nous le fleuve, sillonné de barques et de vapeurs au panache flottant ; à droite, Bude, l’ancienne ville turque, « aussi fièrement assise sur sa montagne qu’un pacha sur son divan ; à notre gauche, un large quai bordé de maisons blanches à hautes arcades, à pilastres et à colonnes, qui supportent de grands entablements et des toits en terrasse, et forment une perspective sévère, interrompue seulement par les campaniles de deux ou trois églises qui se profilent hardiment en pleine lumière sur un ciel bleu, digne de l’Italie. Nous sommes à Pesth.

  1. Suite. — Voy. t. III, p. 337, 353, 369 ; t. V, p. 198, 209 ; t. VI, p. 177, 193 ; t. VII, p. 145, 161 et 177.