De Paris à Bucharest/Chapitre 25


XXV

DE LINTZ À VIENNE PAR LE DANUBE.

Le losange des montagnes de Bohême. — Importance militaire de Lintz. Le char d’Indra. Le Strudel et le Wirbel. — Les caves de l’abbaye de Mœlk.

Toute la Bohême est enveloppée d’un formidable rempart de montagnes en figure de losange dont les quatre angles regardent les quatre points cardinaux. Ces angles, au lieu d’être, comme dans les bastions de nos ingénieurs, le point où se concentre la force de tout l’ouvrage, est celui où l’assaut a été le plus facilement donné par la nature et par les hommes. Ainsi celui du nord a été emporté par l’Elbe qui s’est frayé un passage au travers des Riesengebirge, malgré leur nom terrible[1] et qui entraîne par là, avec lui, toutes les eaux de la Bohême. À celui du sud, ce sont les hommes qui, au-dessous de Budweis, ont fait passer une route entre le Bohmerwald qui finit et les monts de Moravie qui commencent. Cette route, qui est aussi celle de Prague et de Dresde, aboutit au Danube, en face même de Lintz où arrive, de l’autre côté du fleuve, la route de Salzbourg et du Tyrol. D’Inspruck à Prague s’étend donc comme le chemin de ronde de l’empire autrichien le long de sa frontière occidentale. Or, ce chemin coupe à Lintz le Danube, qui est la grande ligne militaire et commerciale de l’Autriche. Là devait se trouver une ville importante. Elle y est ; l’histoire a répondu à l’appel de la géographie. Placé au milieu de la ligne de défense, et se trouvant être à la fois la porte de la Bohême par le sud, celle de l’archiduché par l’ouest, Lintz était destiné à jouer un grand rôle militaire. Ainsi l’occupation de cette ville par les Franco-Bavarois, dans la guerre de la succession d’Autriche, leur permit d’entrer même à Prague. Ils auraient aussi bien pu aller à Vienne. La reprise de Lintz par les Autrichiens empêcha au contraire les alliés de tenir en Bohême et ouvrit la Bavière aux Talpaches et aux Pandours de Marie-Thérèse. Comme une des clefs de leur empire est là, que plus d’une fois on est venu l’y chercher et l’y prendre, par exemple Moreau, après Hohenlinden, et Napoléon, après Ulm et Eckmühl, les Autrichiens l’ont enfermée sous des fortifications qu’ils estiment formidables. C’est un système de grosses tours rondes, avec glacis et fossés, communiquant entre elles par un chemin couvert et dont chacune peut croiser son feu avec celui de ses deux plus proches voisines. On en compte trente-deux, vingt-trois sur la rive droite, neuf sur la rive gauche, et une forte citadelle, celle du Pöstlingberg. Quelques-unes de ces tours sont à une assez grande distance de la ville ; l’ellipse qu’elles forment autour d’elle a deux grandes lieues de diamètre. Elles enveloppent donc un espace immense et font de Lintz un vaste camp retranché.

Vue de Lintz.

Ce système, imaginé vers 1828 par l’archiduc Maximilien d’Este, et depuis fort employé par les Allemands, a été jugé avec quelque sévérité par nos ingénieurs, qui ne semblent pas désireux de l’imiter. Les tours maximiliennes ont encore leur virginité : aucune n’a été prise ; il est vrai que pas une non plus n’a été assiégée. Puisque celui que les soldats appellent le brutal et qui, en ces choses, décide souverainement, n’a pas jusqu’à présent dit son mot, le champ reste ouvert aux discussions théoriques. Puissent-elles durer longtemps !

La disposition des lieux a été favorable à l’établissement de ces vastes fortifications. Les montagnes viennent des deux côtés du fleuve baigner leurs flancs abrupts dans le Danube qu’elles resserrent : au nord le Pöstlingberg, pointe extrême du Bœhmerwald, au sud les derniers contre-forts des monts du Salzbourg qui, au sortir de la Suisse autrichienne, rejettent la Salza à l’ouest, dans l’Inn, puis se recourbent au nord-est et longent la Traun jusqu’à Lintz. La ville s’étage sur leurs flancs, tandis que les forts se dressent sur leur crête et que des prairies onduleuses descendent vers la Traun.

L’embouchure de cette petite rivière, qui traverse une délicieuse contrée toute semée de lacs et de montagnes, est à quelque distance de Lintz, au village de Zizeiau, autrefois florissant, lorsqu’il était le port d’embarquement des produits des riches salines du Salzbourg que la rivière lui amenait. Un chemin de fer fait aujourd’hui ces transports et a ruiné la batellerie et le village. La locomotive est comme le char du dieu Indra : elle porte la vie avec elle, mais que de victimes elle broie sous ses roues !

Nous étions arrivés à cinq heures par un magnifique soleil. La douane nous fit perdre une heure, et, à l’hôtel où l’on me conduisit, on voulait m’en prendre deux autres pour me faire dîner. Je m’étais, il est vrai, fourvoyé dans un hôtel princier, où fourmillait tout un peuple de kellners habillés de noir et cravatés de blanc, saluant bas quand on arrive, ne saluant plus du tout quand on s’en va. Mais je voulais partir le lendemain matin, car je savais qu’il n’y avait de curieux à Lintz que son admirable situation. Depuis douze heures je regardais les choses d’en bas, du fil de l’eau ; j’étais pressé de les voir d’en haut, de la montagne. Je pris une voiture découverte et me fis conduire par le plus long au point culminant de la ville. De cette manière je vis bien vite qu’il n’y avait rien à voir.

Nous passâmes d’abord sur une place où se dresse une chose en marbre blanc qui tient à la fois de la colonne et de l’obélisque très-chargée de moulures, de sculptures, de personnages, et dédiée à la sainte Trinité, ce qui n’empêche pas qu’on ait mis dans son voisinage deux fontaines surmontées l’une d’un Jupiter et l’autre d’un Neptune. Dans la haute ville je vis l’ancien château royal, un gros bâtiment rouge dont on a fait une caserne et une prison, et qui ne pouvait guère servir à mieux ; plus loin, dans la campagne, sur le Freinberg, la première tour bâtie par l’archiduc Maximilien et qu’on a abandonnée aux jésuites. En Autriche ils héritent volontiers de l’État, à la différence d’autres pays où l’État hérite parfois d’eux.

Mais si l’art est pauvre dans la ville, la nature déploie dans la campagne toutes ses magnificences. Tant que nous avions monté, j’avais été plus sage que la femme de Loth : pas une fois je n’avais regardé en arrière. J’en fus récompensé lorsque je me retournai : le spectacle était éblouissant. Devant moi, sur la rive gauche, les montagnes de Bohême accouraient en moutonnant au bord du grand fleuve, comme un troupeau de buffles gigantesques qui venaient s’y désaltérer. Le roc perçait leurs flancs et çà et là montrait la forte membrure de la montagne dont une épaisse forêt couronnait la tête. Dans une éclaircie, la citadelle et l’église du Pöstlingberg avec la ligne rougeâtre de ses forts détachés ; puis auprès, d’autres collines, celles de la Magdalena, du Pfennig et des Vents, qui s’étendaient circulairement autour d’une fraîche vallée semée d’habitations gracieuses, et dont la tête, s’enfonçant entre deux rangées de hauteurs, allait se perdre dans la pénombre des montagnes.

À l’orient le château d’Ebelsberg montre ses tours de funèbre mémoire, et au delà les Alpes de Styrie détachent sur le ciel les dentelures de leurs cimes neigeuses.

Au-dessous, le fleuve, échappé furieux de la gorge étroite où il coule depuis Aschach, s’épand en un large et tranquille bassin du milieu duquel s’élève une île presque ronde et que traverse un long pont de bois. La ville a donc devant elle un lac aux golfes profonds et aux îles verdoyantes. Elle-même descend du haut des cinq ou six collines qui la portent, comme une naïade nonchalamment étendue qui baigne ses pieds au fleuve.

Cet ensemble magnifique présente l’aspect d’un cirque immense préparé pour une fête ou une bataille. La fête, en ce moment, le soleil la faisait. Ses derniers rayons semaient de larges plaques d’argent la surface du lac et rebondissaient en chaude lumière sur le flanc et la crête des montagnes qu’ils doraient, tandis que déjà dans les bas-fonds roulaient lourdement des ombres bleuâtres qui allaient s’élever et s’étendre comme un linceul sur cette belle nature, à qui son époux et son maître donnait, par une dernière caresse, l’adieu du soir.

Depuis Ratisbonne, le Bœhmerwald a obligé le Danube à s’infléchir au sud-est ; à partir de Lintz, cette direction change : le fleuve court droit à l’orient et remonte même vers le nord jusqu’à Krems, où il reprend sa direction première pour se retrouver, à Vienne, à peu près sous le parallèle de Lintz. La belle partie de ce trajet commence à Grein, une des plus pauvres villes de la haute Autriche, mais une des plus charmantes à cause de sa situation sur une masse rocheuse qui borde la rive[2]. Le Danube s’y enferme de nouveau dans une gorge étroite formée des deux côtés par les montagnes granitiques des Alpes Styriennes et des monts de Moravie. Comme un vigoureux athlète qui rassemble ses forces pour un effort suprême, le fleuve ramasse ses eaux naguère épandues sur les rives, lutte, écume et bondit, mais passe à travers l’issue qu’il s’est ouverte. « À mesure qu’on avance, l’aspect devient plus triste et plus sauvage, les rochers se groupent en masse et se projettent sur les bords d’une manière effrayante ; tout annonce le célèbre passage autrefois si dangereux du Strudel. À une demi-lieue au-dessous de Grein, on entend déjà le bruit du fleuve. Dans cette gorge étroite et obscure, au milieu du Danube, est une île de rochers nommée Werder, de quatre cents toises de longs sur deux cents de large, qui sépare le fleuve en deux parties. Le bras droit est à peu près impraticable par les bas-fonds au moment de l’étiage et par la violence du courant dans les hautes eaux. C’est donc le bras gauche seulement qui sert à la navigation et qu’on appelle le Strudel. Ce passage, resserré entre des rochers énormes, est en même temps parsemé d’autres rochers entassés les uns sur les autres, et à fleur d’eau. Il n’a de large que quatre-vingt-dix toises, et il est encore partagé en trois parties, dont une seule, à droite, est praticable. Il faut même beaucoup d’habileté dans le pilote pour le passer sans danger. Au sortir de ce mauvais pas, tout n’est point fini : cent toises au dessous du Strudel, on trouve le Wirbel, un autre tournant du Danube, espèce de tourbillon que forment les eaux en raison de la pression qu’elles ont éprouvée et de la résistance que leur oppose immédiatement après une masse de rochers du côté du sud et nommée le Haustein. Ce passage est encore plus dangereux que l’autre ; en deux minutes on est lancé avec une extrême vitesse du côté opposé. Cependant les travaux qui ont été faits depuis 1778 ont diminué beaucoup le danger de cette navigation. Il n’en reste plus que ce qui est nécessaire pour inspirer le sentiment de crainte qui s’accorde à merveille avec les beautés de ce lieu sauvage et majestueux[3]. »

Le Wirbel.

Les travaux commencés par l’impératrice Marie-Thérèse ont été continués, et, la poudre aidant, le Strudel aura un minimum de six pieds de profondeur dans les plus basses eaux. Mais le courant y reste toujours d’une violence extrême, parce que la pente y est de quatre pieds par cent brasses de longueur et la vitesse de dix pieds par seconde. Le granit même n’y résiste pas : un des rochers du Haustein, formé de la pierre la plus dure, a été creusé par le choc des vagues jusqu’à huit pieds de profondeur. S’il n’est donc plus besoin au pilote que d’un œil sûr et d’une main ferme, il faut du moins qu’il les ait, surtout quand il s’agit de ces immenses radeaux de bois ou de planches où toute une colonie d’hommes, de femmes et d’enfants est embarquée, car pour peu que le navire dévie à droite ou à gauche, il se brise, ce qui arrive encore de temps à autre. À l’entrée du Strudel, un des écueils porte une grande girouette de tôle ou l’on a écrit les noms des bateaux auxquels il est arrivé malheur en ces derniers temps. Est-ce un charitable avis donné au capitaine pour qu’il redouble de prudence, ou une délicate attention pour le voyageur, flatté dans son orgueil de passer là où d’autres ont péri ?

Le Strudel.

Avant d’arriver à Lintz, je regrettais de ne pas voir éclore le printemps et les premières fleurs dans cette gracieuse vallée ; ici c’est l’hiver qu’il faudrait venir, au moment de la débâcle, quand les glaces resserrées par l’espace se précipitent et se heurtent avec fracas, plongent les unes sous les autres, se soulèvent, se redressent, et retombent en se brisant. Malgré tous ses bouillonnements et toutes ses colères, le fleuve est dans les temps ordinaires une force calme et cachée. On n’en mesure bien la puissance qu’en le regardant entraîner, sans effort visible, l’immense plaine de glace qui avait voulu l’enchaîner, et que tour à tour, comme en se jouant, il soulève, submerge et rompt, ou amoncelle en débris gigantesques sur les rochers de ses rives. C’est le seul spectacle qui puisse aujourd’hui nous donner une idée des agitations convulsives de nos continents, quand l’œil de Dieu voyait les montagnes bondir, les terres se tordre, se briser ou se replier sur elles-mêmes comme les feuillets d’un livre.

Dans la croyance populaire, le Wirbel est un gouffre sans fond, par lequel une partie des eaux du Danube s’échappent et vont reparaître un jour en Hongrie, dans le lac de Neusiedl. Il y a de nombreux exemples de rivières poursuivant ainsi sous terre une partie de leur cours. En Grèce, en Italie, on en connaît plusieurs ; en France même, le Loiret n’est qu’une infiltration de la Loire. Mais il ne se passe rien de pareil pour le Danube. Ce qui a donné lieu à ce conte des communications souterraines entre le fleuve et le lac, c’est qu’au Wirbel, en un certain endroit, on a descendu la sonde jusqu’à la très-respectable profondeur de quatre-vingt-dix pieds. La cause de tout le mal est ce rocher du Haustein. Aussi les tourbillons n’existent plus dans les très-basses eaux, où le fleuve trouve assez de place entre les rochers de l’île et ceux de la rive gauche, ni dans les grandes crues, parce qu’alors il passe par-dessus le Haustein, comme cela eut lieu le 31 octobre 1787. Ce jour-là, le Danube atteignit sa plus grande élévation connue, cinquante pieds au-dessus de l’étiage. On ne vit plus au-dessus de l’eau que la tête du saint Jean Népomucène en fer-blanc que les mariniers ont placé sur l’extrême pointe du Haustein ; mais le Wirbel avait disparu.

Radeau sur le Danube.

Le problème à résoudre pour donner toute sécurité a la navigation dans ce passage redoutable est donc bien simple : il faut supprimer le Haustein. Autrefois on n’aurait osé concevoir cette pensée titanique. Aujourd’hui ce sera un jeu pour les ingénieurs qui percent les Alpes ou arrachent du fond de la mer les roches granitiques qui les gênent, comme ils viennent de le faire à Brest. Ils sont à l’œuvre. Au commencement de 1857, le rocher avait déjà été coupé jusqu’au pied du mur de la vieille tour du Diable, Teufelsthurm, que porte le Haustein, et le chenal du fleuve étendu jusqu’à une largeur de cent brasses. En même temps, on a comblé le petit golfe de Freidhof, sur la rive gauche. Les sinuosités du fleuve, si gracieuses à l’œil, mais si dangereuses au marin, sont donc peu à peu redressées. Le Danube devient un canal ; la ligne droite triomphe, et le pittoresque s’en va, mais aussi le péril.

Au delà de cette gorge fameuse, les montagnes s’abaissent et s’éloignent, principalement sur la rive droite, qui, depuis Ratisbonne, a toujours été moins pittoresque que la gauche, par la raison bien simple que de cette ville jusqu’à Krems, les monts de Bohême et de Moravie tiennent fidèle compagnie au Danube, et le bordent presque partout de leurs derniers mamelons. À droite, au contraire, les chaînes étant perpendiculaires et non parallèles au fleuve, ne touchent ses rives que de loin en loin.

Krems.

La haute Autriche, dont Lintz est la capitale, finit sur la rive droite, à l’Enns, qui débouche dans le Danube, en face du gros bourg de Mauthausen ; mais sur la gauche, elle s’étend beaucoup plus à l’est jusque vers Hirschenau, « à la rivière des Saules, » Weidenbach. Près de là s’élève, sur une roche granitique qui domine le fleuve, le vieux château de Persenbeug, devenu une des résidences favorites de l’empereur François. Il n’y a pas longtemps qu’au pied de la résidence impériale s’étendaient de vastes chantiers où un seul constructeur, Feldmüller, occupait sans relâche cent chevaux, trois cents ouvriers, et lançait chaque année sur le fleuve vingt de ces gros bateaux appelés des kelheimer[4]. Aujourd’hui les chantiers sont presque déserts ; les bons compagnons sont partis, et la rive ne retentit plus de bruits joyeux. Je ne serais pas étonné que quelque ouvrier resté là, cassé par l’âge, ne croie voir de temps à autre le vieux Feldmüller jeter du haut des rochers sa malédiction sur le dampschiff qui passe et qui a tué son industrie.

Persenbeug.

Le Persenbeug est aussi appelé le Bosenbeug, « le mauvais tournant,  » à cause d’un coude dangereux que le fleuve y forme ; mais des gens qui arrivent du Strudel n’ont plus d’émotion pour un pareil passage. On jette un regard sur les ruines du Sausenstein que nous avons faites en 1809, sur l’église de Maria-Taferl, que cent mille pèlerins visitent chaque année, et d’où l’on découvre toute la chaîne des Alpes Noriques ; sur Pechlarn, la vieille ville du bon margrave Rudiger, un des héros du poëme des Niebelungen[5], et l’on arrive enfin au pied du promontoire de granit qui porte à cent quatre vingts pieds dans les airs la grande et magnifique abbaye de Mœlk, couronnée d’une coupole de cuivre qui, sous les rayons du soleil, étincelle de mille feux[6].

Maria-Taferl.

Les moines ont toujours été fort habiles à choisir leur résidence, et ils ont eu bien raison. Un site imposant n’est pas seulement la plus douce des distractions d’une vie solitaire, c’est une communion avec la nature et Dieu. L’âme y est plus libre que dans ces grandes prisons qu’on appelle des cités. Dernièrement, assis sur le banc du pauvre jardin des capucins de Nice, au-dessus de la vallée du pavillon, et aspirant à pleine poitrine un air tiède et parfumé, je ne pouvais détacher mes yeux du spectacle splendide que me donnaient ces montagnes où une chaude lumière développait une végétation puissante, et cette mer dont chaque vague étincelait, sous le soleil, de mille feux. À mes pieds, une ville prospère ; près de la côte, les balancelles des pêcheurs ; à l’horizon lointain, un vaisseau de Toulon qui passait fièrement ; et je me disais que, sans nos attaches à la vie sociale et de famille, c’est bien là qu’il faudrait vivre et mourir.

Du reste, les bénédictins de Mœlk ne se contentaient pas d’admirer leur beau fleuve et ses rives chargées de villages et de châteaux. Ils avaient pour les joies de l’esprit une bibliothèque de vingt-six mille volumes, et pour les joies du corps de ces caves comme on n’en sait faire qu’en Allemagne. « Elles sont immenses, dit un de ceux qui les visitèrent en 1809 : on y circule en voiture. Elles renferment une quantité considérable de foudres remplis d’excellent vin blanc. Pour se faire une idée de l’abondance qui règne dans cette maison du Seigneur, il suffit de savoir que pendant le passage de notre armée, qui a duré quatre jours, on a distribué aux troupes cinquante à soixante mille pintes de vin par jour, et que cela n’a pas diminué de moitié la provision du couvent. »

De Mœlk jusqu’à Vienne, il ne reste à voir que les châteaux d’Aggstein et de Durrenstein : l’un à cause de ses vieilles murailles croulantes, les plus creuses du Danube autrichien, et pour ses légendes, ces fleurs des ruines que le peuple y sème à pleines mains ; l’autre à cause des souvenirs de la campagne de 1805. C’est là que Mortier, enveloppé avec cinq mille hommes par trente mille Austro-Russes, lutta contre eux tout un jour, et fit au travers de leurs masses profondes une trouée sanglante, ce qui n’empêcha pas les écrivains allemands de compter ce combat au nombre de leurs victoires. À partir de Krems, les bancs de sable, les îles à demi noyées se succèdent sans interruption. À gauche s’étend l’immense plaine du Marchfeld, que le fleuve recouvrait quand il ne s’était pas encore ouvert, à Presbourg, la route de la Hongrie. À droite on aperçoit le Wienerwald, dont l’extrémité, le Kahlenberg, vient mourir au fleuve qu’il domine d’une hauteur de mille cinquante-sept pieds. Aussi a-t-on de son sommet une vue immense sur Vienne et le Marchfeld jusqu’aux montagnes de Hongrie et aux Alpes Styriennes. Un couvent des Camaldules y avait été bâti par Ferdinand II en 1628. Il fut supprimé en 1782, et un village prit sa place. C’est dans l’auberge de ce bourg que Mozart composa sa Flûte enchantée.

Dürrenstein.

Cependant les rives se peuplent de villages, de maisons particulières, et la capitale de l’Autriche s’annonce par les fiacres, qui viennent déposer au pied du Kahlenberg quelque bande joyeuse de Viennois en partie de campagne. Enfin, on débarque à Nussdorf, mais on est encore à près d’une heure de la capitale de l’Autriche, les grands bateaux à vapeur ne pouvant pénétrer dans le bras du fleuve qui vient toucher la ville et qu’on appelle le canal de Vienne. Il n’y a point d’année où l’on ne puisse le passer à gué. On y trouvait plus d’eau autrefois ; mais le Danube se porte au nord. Au-dessous de Vienne, on voit distinctement, à quelque distance dans les terres, la berge élevée qui lui servait de rivage.

  1. Montagnes des Géants. Leur altitude ne leur permet pourtant pas d’avoir des glaciers. Leur cime culminante, la Riesenkoppe, n’a que cinq mille pieds ; il lui en faudrait mille de plus pour avoir des neiges perpétuelles.
  2. Ces rochers descendent jusque dans le fleuve et y forment un rapide, le Greiner Schwall, qui exige déjà de la précaution de la part des bateliers. Le fleuve, en cet endroit, est encore à six cent quatre-vingt-dix-huit pieds viennois au-dessus du niveau de la mer, ou deux cent vingt mètres cinq centimètres.
  3. Le comte Alexandre de Laborde, Voyage pittoresque en Autriche, trois volumes in-folio.
  4. Voy. ci-dessus, tome VI, page 207, note 2.
  5. Voy. ci-dessus, tome V, page 211.
  6. Dans un livre allemand imprimé en 1861, je trouve que le nom de Mölk ou Mœlk vient d’une exclamation de César qui, durant son expédition (auf seinen Eroberungszuge), arrivé sur ce rocher, n’aurait pu retenir ce cri d’admiration : Mea dilecta ! d’où le nom Medlik usité au moyen âge et celui de Mœlk employé aujourd’hui. Voilà pour un livre allemand une érudition bien légère. César n’est point allé dans le Noricum, qui ne fut conquis que longtemps après lui ; je crois même qu’il n’a jamais vu le Danube.