De Paris à Bucharest/Chapitre 16


XVI

SUITE DE MUNICH.

La sculpture et la peinture ; la Glyptothèque et les marbres d’Egine. — La peinture ; la Pinacothèque ; Albert Durer et Rubens. — Les fresques. — Faut-il des fresques à Munich, et l’architecture est-elle la servante de la peinture ? — Munich, une des capitales du nouvel art chrétien. — Origine de cette renaissance catholique.

Je n’ai pas, jusqu’à présent, parlé de deux édifices fameux, moins par eux-mêmes que par ce qu’ils renferment : la Pinacothèque ou galerie de tableaux, et la Glyptothèque ou musée de sculpture. L’un est bien placé, assez près de Saint-Boniface ; l’autre a un vilain voisinage, une caserne : tous deux sont dans le désert, ce qui, du moins, les met à l’abri de la poussière et de la fumée, deux grands ennemis des choses de l’art.

Cette solitude a pourtant son charme, mais à une condition, c’est qu’elle soit complète. Un matin, je me trouvais sur la grande place que forment les Propylées au fond, l’Exposition nationale à gauche, et la Glyptothèque à droite. L’espace est vaste, un large chemin le traverse ; de chaque côté s’étend une pelouse émaillée de fleurs rouges et blanches, et plus loin un champ de folle-avoine qui n’avait pu étouffer une multitude de boutons d’or. Derrière la Glyptothèque de beaux ombrages se marient harmonieusement aux lignes de l’architecture : ormes à la robuste membrure, et tout un bois épais de ces lilas qui jettent dans l’air les premiers et les plus doux parfums que la nature produise, au renouveau, quand la terre, se reprenant à la vie, exhale l’haleine embaumée du printemps. Leurs graines disgracieuses avaient depuis longtemps remplacé leurs fleurs charmantes ; mais les oiseaux chantaient dans leurs branches ; le soleil déjà radieux dorait le marbre blanc des frontons. Aucun bruit, aucune forme ne rappelaient l’Allemagne ni la vie moderne ; et si ce ciel n’était pas encore celui de l’Orient que j’allais chercher, ce silence, ces marbres, ces colonnes faisaient rêver d’art et de la Grèce.

J’étais donc bien loin des bords de l’Isar, quand un bruit et une forme étrange me ramenèrent brutalement à Munich. Le bruit ? c’était la voix d’un affreux rapin 1830, chevelu, barbu, anguleux, sombre, tel que j’en croyais l’espèce perdue. La forme ? c’était une jeune blanchisseuse rapportant au bout d’un bâton deux immenses crinolines qui devaient le lendemain donner à quelque belle dame du voisinage l’envergure d’un condor. Voilà comme une fausse note détruit toute l’harmonie d’un concert.

La place Grecque, à Munich.

Revenons à nos deux musées ; celui de peinture, bâtiment carré et bas, élevé seulement d’un étage, et sans jours pris du dehors, avec un portique grec de douze colonnes ioniques, surmontées d’un fronton qui ressemble à tous les portiques grecs du monde, est lourd et sans caractère ; le second, mieux conçu, est plus monumental, sans mériter toutefois pour ses dehors des éloges particuliers.

Maintenant entrons. La Glyptothèque est pauvre : rien des modernes, si ce n’est un marbre ou deux, sans importance, de Thorwaldsen et de ce Canova qu’on a tant surfait, si j’en juge par ce que j’ai vu de lui à Paris, à Munich et à Vienne ; rien non plus de la Renaissance. On a très-judicieusement disposé les monuments de la Glyptothèque dans l’ordre chronologique, seulement cette histoire a une lacune de seize siècles, depuis le buste de Marc-Aurèle jusqu’à celui du roi Louis. L’art romain est représenté par beaucoup de choses, aucune de haute valeur ; mais pour l’art grec, des joyaux inappréciables : un Niobide mourant, d’une admirable structure ; un Faune endormi, que Bélisaire enfermé au château Saint-Ange jeta, à défaut de projectiles, sur la tête des Goths, et qu’on retrouva neuf siècles après, au fond du fossé ; enfin, les marbres d’Égine, qui feraient à eux seuls la fortune d’un musée.

La Glyptothèque, à Munich.

On a trop parlé de ces marbres pour que j’écrive à leur sujet un nouveau dithyrambe. Je fus très-heureux de les voir. Pour l’historien, ils ont une valeur incomparable ; l’artiste admirera aussi ces corps déjà si bien modelés qui annoncent la venue prochaine de Phidias ; mais tous les raisonnements de l’esthétique transcendante n’empêcheront pas qu’on n’éprouve un sentiment de répulsion à la vue de ces têtes sur lesquelles est sculpté, jusque sur celles des mourants, le même rire imbécile. Les marbres d’Égine causent surtout un plaisir d’archéologue : voilà pourquoi ils ont eu un si grand succès en Allemagne. Les motifs qu’on donne pour nous faire accepter ces figures grimaçantes sont les mêmes qu’on plaide pour faire admirer la roideur des statues égyptiennes et la sculpture informe du moyen âge. Style hiératique tant qu’il vous plaira, mais ce style est dans l’art ce que le genre ennuyeux est dans la littérature : on l’explique, on l’admet, on ne l’aime pas. Pour Dieu ! un peu moins d’explications et un peu plus de vie et de beauté. Que les Allemands rassemblent tous les chefs-d’œuvre du style hiératique de l’Inde, de l’Égypte, de la Grèce et du moyen âge, nous, nous porterons au milieu notre Vénus de Milo, et l’on verra la radieuse déesse qui manifeste si librement toutes les perfections physiques, écraser de sa forte et tranquille beauté ces types déformés par le dogme et comprimés par la servitude. L’art n’est ni la science, ni la religion : il est le beau.

La Pinacothèque est une des plus précieuses galeries du monde : elle renferme cinq cent quatre-vingt-douze grandes toiles, six cent quatre-vingt-neuf petites, en tout mille deux cent quatre-vingt-une. Le Belvédère de Vienne en a davantage, mais beaucoup y sont pour faire nombre. Dresde seule en Allemagne peut rivaliser avec Munich[1], et, par Raphaël, le vaincre.

L’ancienne école allemande y est au complet de ses grands maîtres, Holbein le Vieux, Lucas Kranach, Wohlgemuth de Nuremberg et surtout Albert Durer, dont Munich possède dix-sept toiles. Il manque quelque tableau d’histoire d’Holbein le Jeune, qui vécut en Angleterre et y a laissé son œuvre presque entier. Tout cela est éblouissant de couleurs, quelquefois trop crues, charmant de naïveté, pas toujours de dessin, encore moins de perspective. C’est que cette école ne dépasse pas le milieu du seizième siècle. La Réforme la tua, comme elle avait tué la renaissance littéraire. Albert Durer en est la plus haute expression, en même temps qu’il est le représentant le plus fidèle de l’Allemagne elle-même, avec son fantastique étrange et la profondeur, mais aussi l’indécision de sa pensée ; avec le goût de la réalité qui va jusqu’aux détails grossiers et bas, à côté de la recherche d’un idéal qu’on ne peut toujours saisir : plus de force que de grâce, et moins de calme raison que d’imagination vagabonde[2].

L’école des Pays-Bas, née aux mêmes lieux, à Cologne, et sous l’influence des mêmes maîtres, les Byzantins, plus vivace puisqu’elle ne s’interrompit jamais ; coloriste aussi, mais d’une autre manière, surtout par le jeu opposé des lumières et des ombres, par cet art du clair obscur que nul autre n’a si bien possédé ; plus réaliste, parce que le dogme calviniste interdit aux peintres hollandais la symbolique chrétienne ; plus sensuelle, parce que la population flamande, riche et active, est exubérante de sang, de vie et de chair ; familière enfin, même triviale, pour se mettre au goût d’une société bourgeoise, cette école brille à Munich, comme nulle part ailleurs, même en Flandre. Avec van Eyck ou Jean de Bruges, l’inventeur de la peinture à l’huile, et le gracieux Hans Hemling, elle tient encore au style byzantin. J. Gossaert, van Orley, Michel Coxcie et Hemskerck marquent sa seconde époque, celle de l’union à l’art italien ; elle triomphe avec Rubens, le plus grand des peintres de la chair, avec van Dyck, Rembrandt, Jordaëns, Hobbema, Ruysdaël, et elle se continue jusque vers nous par la foule de ceux que l’histoire appelle les petits flamands et que les enchères font aujourd’hui si grands. Rubens, à lui seul, a quatre-vingt-quinze toiles. Paris, Madrid et Anvers mettant en commun leurs tableaux du maître en réuniraient à peine davantage. Un d’eux, un Jugement dernier, fut un défi avec Michel-Ange ; et le peintre d’Anvers n’a pas fléchi devant le peintre redoutable de la chapelle Sixtine. Si la science anatomique est plus faible et l’audace du dessin moins grande, la couleur est plus riche, et le Dieu de l’Évangile plus miséricordieux. Dans le groupe des élus, je vois un pauvre nègre. Merci à vous, artiste heureux et puissant, le favori des rois, merci pour cette bonne pensée, en un tel temps, de la fraternité humaine !

Mais voyez l’inconvénient d’être dans un pays où les artistes mettent dans leurs tableaux plus d’idées que de dessin. M. Lancelot, à qui j’ai montré ce qu’on vient de lire, me répond : « Ce nègre est placé à l’extrémité d’un groupe de figures nues, étincelantes de sang et de lumière, qui viennent s’éteindre en une demi-teinte violacée, brillante encore, sur un fond de ciel crépusculaire à lueur orangée. Le grand coloriste a senti, sans tant philosopher, qu’un nègre seul pouvait lui donner la tache noire bleue qui était l’opposition légale et la liaison forcée entre ces deux nuances. Il n’a été que peintre, mais comme toujours grand peintre, et c’est bien assez, n’en déplaise aux esthétiques allemands qui ne sont pas peintres du tout. »

La nouvelle Pinacothèque.

Voilà une raison de métier ; et vous êtes sans doute dans le vrai, mon cher artiste, mais je vous dirai toujours : dans le groupe de ses élus, Rubens a mis un nègre.

Les écoles de France et d’Espagne sont toutes deux contenues dans une seule salle, tandis que l’Allemagne et la Flandre en remplissent cinq, l’Italie trois, celle-ci avec beaucoup d’œuvres secondaires. Rien de grand, en effet, de Vinci, de Michel-Ange, de Raphaël et du Titien. Aussi je vous laisse avec les musées d’Allemagne de M. Viardot, si vous êtes désireux de faire, sous la conduite d’un guide aimable et sûr, un plus long voyage dans la Pinacothèque. Pour moi, qui ne suis venu chercher à Munich, ni l’Italie, ni l’Espagne, ni la France, mais l’Allemagne, je vous emmène devant les fresques de Gornélius, devant les chefs-d’œuvre du nouvel art chrétien et de la renaissance allemande.

C’est ainsi, je vous l’ai dit déjà, qu’on parle à Munich. Des fresques, il y en a partout, au dedans et au dehors des monuments, sur la muraille extérieure de la nouvelle Pinacothèque, tout le long de la courtine de l’Isarthor, au Bazar, sous les portiques du Palais, au jardin du Séminaire, comme dans la chapelle du château, à Saint-Louis, à Saint-Boniface, à Notre-Dame de Bon-Secours et du haut en bas de la Nouvelle-Résidence.

Une première question. L’architecture n’est-elle que, l’humble servante de la peinture ? À Munich, on répondrait volontiers oui, à voir tant de murailles cachées sous la couleur et les lignes architecturales réduites à n’être que des cadres de tableaux. Jusqu’à présent je croyais la proposition inverse la bonne, et il me semble encore que ces deux arts mis ensemble pêle-mêle doivent se nuire. Qu’une teinte discrète adoucisse la blancheur mate de la pierre ; que des ornements de bronze ou d’or et un peu de couleur donnent du relief et de la vie aux personnages d’une frise ; que l’architecte enfin mette un diadème au front de son monument, comme il est certain à présent que les Grecs l’ont fait pour le Parthénon, je le comprends. Mais de grandes compositions sur les murs extérieurs attirent tout aussitôt les yeux ; elles provoquent le regard et le retiennent, même quand elles ne le méritent pas ; le monument disparaît, il ne reste qu’un tableau. Un des deux arts est supplanté par l’autre, la forme par la couleur.

En outre, ces peintures en plein vent ne sont-elles pas bien exposées ? On en fait beaucoup en Allemagne. Berlin rivalise, à cet égard, avec Munich. Mais Munich et Berlin ont-ils la sèche et douce atmosphère de l’Égypte et de la Grèce. Déjà en Italie, sous un ciel splendide et clément, elles meurent, même à l’intérieur des édifices. Où en sont à Rome les loges et les chambres de Raphaël ; à Milan, la fameuse Cène de Vinci ? Les Stanze ont déjà reçu le bienfait dangereux d’une double restauration. Aux loges, il a fallu placer des vitrages dans les arcades immenses, et défigurer l’édifice pour sauver les derniers restes des peintures. Une église, à Florence, est déshonorée par un auvent de bois qui abrite une fresque, et le voyageur qui revoit, après quelques années, le Campo-Santo de Pise, mesure avec effroi la rapidité des ravages. Toutes les fresques sont destinées à périr ; combien plus vite dans un climat humide et rigoureux, où les changements de température sont extrêmes. Le granit n’y résiste pas ; la couleur sera-t-elle plus forte ?

La réponse est déjà faite. Les peintures exécutées par Cornélius de 1827 à 1829 sous les portiques de la Nouvelle-Résidence, celles de ses élèves à l’Isarthor et de Rottmann sous les arcades du Bazar s’altèrent et commencent à tomber par place. Un même homme aura pu les voir naître et presque mourir.

L’Isarthor, à Munich.

S’il en doit être ainsi, pourquoi cette inutile dépense de talent et d’argent ? Il est vrai que quelques-unes n’ont coûté beaucoup ni de l’un ni de l’autre, et sont de la peinture évidemment faite à tant la toise, comme on nous en a trop fourni à Versailles, il y a vingt ans[3]. « Celles de la nouvelle Pinacothèque, dit un critique anglais, rappellent assez exactement, pour la conception et l’exécution, ces toiles enluminées qui ornent les devantures des baraques de foire. »

Remarquez bien que ce n’est pas moi qui dis cela, mais un Anglais. Vous allez juger s’il a raison. Voici, par exemple, la description très-exacte d’une de ces fresques : « Les artistes du roi Louis combattant l’hydre du mauvais goût. »

Sur un plateau élevé, au bord de la mer, est posé un autel antique qui forme le centre de la composition. Dans la niche de l’autel, les trois Grâces accroupies, et la tête sur leurs genoux, attendent l’issue du combat. Leur pose tourmentée et sans noblesse a grand besoin du livret pour révéler leur qualité. Une lampe antique brûle près d’elles d’une lumière douteuse, comme leur beauté. Au-dessus de la niche, et pour en interdire l’approche, un monstre vert, à corps de chien, décoré de colliers, de médailles, et dont les têtes coiffées de perruques poudrées sont cravatées de blanc. Avec ses griffes et sa queue, le monstre se défend contre les attaques des régénérateurs de l’art, divisés en deux groupes : celui des peintres et celui des sculpteurs.

À droite, Cornélius, dont le vêtement a cette couleur verte que l’oie compose et que nous n’osons plus nommer ; monté sur Pégase, il brandit de toute sa force une épée à deux mains. Après le vaillant et fougueux champion de l’art nouveau, le doux et extatique Overbeck qui prie au lieu de combattre, en robe de chambre, pour annoncer ses habitudes solitaires ; la raie au milieu du front, comme il convient au peintre des chérubins. Sur son cœur, il presse le bâton d’une bannière lambrequinée où est peinte la Vierge immaculée. Derrière le mystique, un autre batailleur, le troisième régénérateur de l’art allemand, l’auteur même des fresques, Kaulbach. Il empoigne de la main gauche une espèce de bandit, mal habillé d’une redingote verte, dont on ne voit que la barbe, et qui veut, lui aussi, se hisser à la gloire en se faisant un marchepied d’une tortue. De sa poche, qui rappelle celle de notre trop illustre Bertrand, sort un pistolet, dont je n’ai pas compris le rôle artistique.

Sous les pieds du cheval de Cornélius, on voit un carton auquel il ne manque pas un cordon. Un vieux en perruque de travers, à jabot, à culotte courte et en souliers à boucles, s’y appuie en pressant amoureusement contre sa poitrine un mannequin nu. Ce pauvre vieux signifie sans doute la chute de cette vieillerie, les études d’atelier.

Fresque de Kaulbach, à l’extérieur de la nouvelle Pinacothèque, à Munich.

Passons à l’autre groupe. Voici encore un vaillant. De la main gauche il tient un bouclier et de la droite un glaive. Une grande draperie rouge ne laisse voir qu’un peu de son pantalon vert olive et ses souliers lacés ; sur sa tête, un casque ou une casquette, je ne sais lequel.

Le second personnage frappe d’un maillet de sculpteur. Le troisième n’a pas d’arme : il repousse le monstre de sa main nue. Une plume dressée en aigrette derrière ses oreilles indique un écrivain en esthétique allemande.

En arrière et au-dessus d’eux, sur un petit nuage qui fait office de banc, Minerve menace de sa lance le pauvre monstre. Enfin un monsieur gras, en beau linge, à chevelure abondante et favoris bien peignés, en robe de chambre encore, verte toujours, un portefeuille sous un bras, une équerre en fer sous l’autre, un pied dans la mer, le second posé sur le tertre, arrive je ne sais trop d’où, guidé par une chouette qui vole au-dessus de sa tête, tandis que par en bas trois grenouilles lui coassent la bienvenue.

Voilà pour l’idée. Le dessin et la couleur ne valent pas mieux. Tous les vêtements ont des plis qui leur feraient une dimension impossible ; les chairs sont couleur de brique, et chaque figure est sèchement placardée près de l’autre, à ce point qu’à distance on ne voit que des taches qui ne se fondent pas dans une forme.

Ce n’est pas assez d’appeler cette fresque, comme l’a fait M. Th. Gautier, une charge d’atelier. Elle mérite un blâme plus sévère, venant d’hommes qui critiquent de si haut et souvent nient les talents acceptés des autres pays, qui ont érigé leur pratique en dogme et ont eu pour chef de coterie le chef de l’État[4].

Ces mêmes peintres, en effet, et les journaux, les docteurs en toute faculté qui les applaudissent si bruyamment ont été très-sévères pour nous à la grande exposition de 1856. Ils accusent nos artistes de n’avoir pas d’idées, comme notre littérature de manquer de sérieux. C’est très-vrai. Dans l’art nous cherchons d’abord la beauté, dans les lettres le vrai, et nulle part nous ne cultivons avec amour le genre ennuyeux. Notre front se déride volontiers, même au milieu des choses graves, et bien de nos jeunes soldats, comme leurs pères de la vieille Gaule, sourient à la mort.

Mais, très-chers voisins, vous qui réfléchissez tant, réfléchissez donc qu’à nous reprocher notre légèreté d’enfant vous nous donnez le droit de compter qu’il nous sera aussi beaucoup pardonné.

Pour vous, gens graves et penseurs profonds, n’agissant qu’avec préméditation, qui pourra, si vous vous trompez, vous accorder le bénéfice des circonstances atténuantes ?

Pour en finir avec le côté ridicule de ces peintures bavaroises, il faut que je cite encore une facétie du grand et sérieux Cornélius aux loges de l’ancienne Pinacothèque : c’est Michel-Ange taillant, la nuit, à grands coups de maillet, son Moïse, la tête coiffée d’un appareil à gaz portatif. Rien n’arrête le puissant artiste dans son élan, ni son étrange coiffure, ni sa pose impossible, ni l’immense tablier de serge verte qui lui forme par derrière une roide et inutile draperie, ni l’indiscret visiteur qui tire le rideau pour laisser voir les étoiles qui rayonnent dans un ciel indigo, au-dessus d’un petit arbre rouge !

Michel-Ange dans son atelier ; peinture de Cornélius.

Heureusement que tout n’est pas de cette force ; dans les douze fresques de la Basilique, dans les salles des Niebelungen et les peintures de la Nouvelle-Résidence, surtout dans le Jugement dernier, de Cornélius, à Saint-Louis, il se trouve de fort belles choses. Mais si, dans les meilleures, l’esprit est satisfait par la grandeur des idées et les yeux par l’exactitude minutieuse des costumes et la science parfaite des accessoires, si les peintres de Munich sont bien à la hauteur de la métaphysique et de l’érudition allemandes, on est trop souvent blessé par le dessin violent et incorrect de Cornélius, qui vise à être Michel-Ange, par l’afféterie et l’ascétisme des élèves d’Overbeck, qui veut être Fra Angelico, enfin, par cette couleur terne et sombre que l’école de l’art chrétien substitue aux couleurs de la vie. Telle de ses figures semble être un pâle rayon de la lune.

Munich est une des capitales de ce nouvel art chrétien, Dusseldorf est l’autre. Nous sommes forcé d’en discourir un peu.

Au dix-huitième siècle, par toute l’Europe l’art se mourait. David lui donna une secousse violente qui le fit renaître virilement. Il rompit brusquement avec la mignardise, les bergeries et les nudités provoquantes de Boucher et de Watteau ; il le remit sur la route du beau et du vrai, route encore étroite, mais que ses successeurs élargirent. L’art moderne a donc en France et dans l’atelier de David sa véritable origine. Ce qu’on appelle la renaissance allemande est de vingt ans postérieur.

Comme la réaction contre le convenu dans la société et l’art avait conduit les philosophes et les artistes à l’étude des anciens et de la nature, la réaction contre la Révolution et les idées nouvelles ramena quelques esprits à leur contraire, l’adoration du passé. On inventa alors, en politique, la légitimité, en religion, le néo-catholicisme, en histoire, le moyen âge. Au lieu de marcher en avant, on ne regarda qu’en arrière. On se vieillit de six siècles, on s’appela les fils des croisés ; on fut dévot et royaliste et on n’eut plus d’admiration que pour les gargouilles des cathédrales et les saints au nimbe d’or des vitraux gothiques. Le nouvel art chrétien naissait. Il eut pour parrains en France, Chateaubriand[5], en Allemagne, Overbeck, avec cette différence que pour l’écrivain ce fut affaire d’art seulement[6], mais pour l’artiste, affaire de conviction. Overbeck abjura le protestantisme et a toujours vécu et pensé comme le plus pieux des anachorètes.

V. Duruy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Dresde a environ deux mille toiles, autant que le Louvre et que le Musée del Rey de Madrid.
  2. En écrivant ces lignes, je pense moins aux tableaux du maître, à Munich, qu’à ses belles mais étranges gravures : l’Ange de la Mélancolie, le Chevalier dans la forêt enchantée, etc., etc.
  3. J’y ai vu de grands tableaux payés à de vieux maîtres trois mille francs.
  4. On conserve au musée les esquisses des fresques de la nouvelle Pinacothèque très-soigneusement faites par Kaulbach lui-même, ce qui prouve bien qu’on ne les considère pas comme une plaisanterie d’atelier. En outre, au-dessous de chaque personnage est son nom en lettres d’or, comme dans les tableaux officiels.
  5. Cf. L. Simond, Voyage en Italie, p. 399 et suiv.
  6. Voy. la récente étude de M. Sainte-Beuve sur Chateaubriand.